Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 6/8)
TABLEAU
HISTORIQUE ET PITTORESQUE
DE PARIS.
QUARTIER SAINT BENOIT.
Ce quartier est borné à l'orient par la rue du Pavé-de-la-Place-Maubert, le marché de ladite place, les rues de la Montagne-Sainte-Geneviève, Bordet, Moufetard, et de Lourcine exclusivement; au septentrion, par la rivière, y compris le Petit-Châtelet; à l'occident, par les rues du Petit-Pont et de Saint-Jacques inclusivement; et au midi, par l'extrémité du faubourg Saint-Jacques, jusqu'à la rue de Lourcine.
On y comptoit, en 1789, cinquante-neuf rues, trois culs-de-sac, deux abbayes, deux églises collégiales, quatre paroisses, trois chapelles, quatre séminaires, six communautés d'hommes, quatre de filles et six couvents; deux écoles, dix-neuf colléges, un hôpital, deux places, etc.
PARIS SOUS LOUIS XIII ET SOUS LA MINORITÉ DE LOUIS XIV.
Il faut suivre avec attention le règne de Louis XIII: il n'a pas été, selon nous, moins étrangement jugé par ses nombreux historiens que les règnes qui l'ont précédé. La révolution, qui nous a appris à nous tenir en garde contre leurs censures passionnées, nous apprendra de même à nous méfier de leurs admirations niaises et de leurs jugements superficiels. Comment en seroit-il autrement? Nous voyons de nos yeux des catastrophes qu'ils n'avoient pas su prévoir, qu'il ne leur appartenoit pas même de pouvoir imaginer. Il nous est donné de saisir dans leur ensemble des faits qu'ils isoloient sans cesse les uns des autres, qu'il leur arrivoit souvent de considérer comme de grands et heureux résultats des vues purement humaines selon lesquelles la société chrétienne étoit depuis si long-temps gouvernée; tandis que, les considérant selon l'ordre de la Providence et dans les justes rapports où ils sont placés, nous y découvrons à la fois et les effets nécessaires de ces fausses doctrines que nous avons tant de fois signalées, et les causes non moins fatales d'événements réservés aux âges suivants, et dont nous étions destinés à subir les dernières conséquences.
(1610.) Une partie de la grande chambre du parlement étoit assemblée dans une des salles du couvent des Grands-Augustins, située dans cette partie méridionale de Paris que nous décrivons maintenant[1]; et le président de Blanc-Mesnil y tenoit l'audience du soir, lorsque le bruit s'y répandit que Henri IV venoit d'être assassiné. Pendant ce temps, les conseillers les plus intimes de la reine délibéroient déjà avec elle sur les moyens de lui assurer la régence. Le moment étoit favorable et même décisif, car le prince de Condé et le duc de Soissons, les deux princes du sang qui avoient le plus de puissance et de crédit, étoient alors absents de la cour. Aussi sut-elle en profiter; et le parlement étoit encore dans le premier trouble où l'avoit jeté cette fatale nouvelle, lorsque le duc d'Épernon, celui de tous ces conseillers de Marie de Médicis qui, dans cette circonstance, montra le plus de présence d'esprit et de résolution, y entra tout à coup, et demanda avec hauteur, même d'un ton presque menaçant[2], que cette princesse fût déclarée régente, séance tenante et sans délibérer. Elle le fut en effet à l'instant même. Le lendemain, le roi vint tenir son lit de justice où la régence fut confirmée; et aussitôt commencèrent les troubles de cette orageuse minorité.
On forma un conseil de régence; et d'abord la plupart des grands seigneurs et des officiers de la couronne prétendirent y avoir entrée. Tandis que les ministres de la reine étoient occupés à satisfaire ou à repousser ces prétentions, le comte de Soissons arriva à Paris, se plaignant hautement qu'une affaire d'une aussi grande importance que la régence du royaume eût été terminée sans sa participation, et soutenant qu'un arrêt du parlement ne suffisoit point pour la conférer; qu'elle ne pouvoit l'être que par le testament des rois, ou par une déclaration faite de leur vivant, ou par l'assemblée des états-généraux. Il fallut apaiser ce prince hardi et entreprenant: les ministres y parvinrent en lui donnant une pension de cinquante mille écus et le gouvernement de la Normandie.
Il fallut aussi calmer les alarmes des huguenots, qui n'avoient point dans les conseillers de la régente la confiance qu'avoit fini par leur inspirer le feu roi, et qui surtout étoient loin de les craindre autant qu'ils l'avoient craint. On se hâta donc de publier une déclaration qui confirmoit l'édit de Nantes dans toutes ses dispositions. L'arrivée du duc de Bouillon dans la capitale avoit suivi de près celle du comte de Soissons: son crédit étoit grand dans le parti religionnaire dont il étoit considéré comme un des chefs principaux; sa souveraineté de Sedan, ses alliances et ses intelligences avec un grand nombre de princes étrangers, l'activité de son esprit et son habileté, en faisoient un personnage considérable et capable de se faire redouter. Il étoit arrivé assez tôt pour assister au conseil dans lequel fut agitée la grande question de savoir si l'on suivroit la politique du feu roi, qui n'avoit rassemblé deux armées en Champagne et en Dauphiné, que pour soutenir les entreprises des princes protestants contre la maison d'Autriche et les projets de conquête du duc de Savoie sur le Milanois; ou si, abandonnant un tel système, on conclueroit avec l'Espagne une alliance solide, si nécessaire au repos de la chrétienté. Cet avis prévalut et fit voir qu'il y avoit de bons esprits dans cette assemblée[3]. L'armée du Dauphiné fut dissoute; on conserva celle de Champagne; et le duc de Bouillon, à qui l'on avoit promis, trop légèrement sans doute, le commandement de cette armée[4], ne vit point sans un dépit profond ses espérances trompées, et la préférence que l'on donna, dans cette circonstance, au maréchal de la Châtre.
Mais ce qui inquiéta la régente plus vivement que tout le reste, ce fut le retour du prince de Condé de l'exil volontaire où il s'étoit condamné sous le feu roi[5]. Elle craignoit qu'il ne fût rentré en France pour lui disputer la régence et s'emparer du gouvernement. Ses craintes et celles de ses ministres furent telles à cet égard, qu'à l'occasion de ce retour, l'ordre fut donné d'armer les bourgeois de Paris, et que l'on créa pour les commander de nouveaux officiers qui prêtèrent serment de fidélité à la reine[6]. De son côté, le prince n'étoit pas sans méfiance et sans alarmes: il ne voulut entrer à Paris que bien accompagné; sur l'invitation secrète qu'il leur en fit faire, un grand nombre de seigneurs et de gentilshommes allèrent au-devant de lui et lui formèrent un cortége imposant, qui l'accompagna jusqu'au Louvre, où il se rendit au moment même de son arrivée. Telles étoient les dispositions des esprits, signes précurseurs et manifestes des discordes qui alloient bientôt éclater.
Dès ces premiers moments de la régence, on commença à s'apercevoir de l'empire absolu qu'exerçoient sur l'esprit de la reine Concini et sa femme Éléonore Galigaï. Leur faveur sembloit croître de jour en jour; rien ne s'obtenoit que par eux, rien ne se faisoit que par leur avis. Tout plioit devant ces deux étrangers, et les princes du sang étoient réduits eux-mêmes à rechercher leur amitié. Des querelles de cour, des jalousies, des méfiances nouvelles furent les premiers résultats de cette affection aveugle et impolitique de Marie de Médicis; et nous en verrons bientôt de plus tristes effets.
(1611) Cette année fut remarquable par la disgrâce du duc de Sully, depuis long-temps odieux à la cour, disgrâce que quelques-uns de son parti, et même des plus considérables, avouèrent qu'il avoit bien méritée[7]. Le plus grand nombre des protestants n'en jugea pas ainsi. Ces sectaires qui savoient si bien mettre à profit ou les malheurs de l'état ou la foiblesse de ceux qui le gouvernoient, ne pouvoient laisser échapper l'heureuse occasion que leur offroit une minorité pour recommencer leurs insolences et leurs mutineries. Cette même année étoit justement celle où il leur étoit permis de se réunir en assemblée générale afin de procéder à l'élection de deux députés qui résidoient constamment pour eux auprès de la cour, et qu'ils renouveloient tous les trois ans; elle se tint, comme à l'ordinaire, à Saumur, et indépendamment des délégués de chaque église, qui devoient légalement la former, on y vit arriver les ducs de La Trimouille, de Bouillon, de Sully, de Rohan, MM. de Soubise, de La Force, de Châtillon, et un grand nombre d'autres seigneurs des plus considérables du parti. L'alarme se répandit bientôt à la cour, lorsqu'on les vit, oubliant qu'ils n'étoient assemblés que pour procéder à la nomination de leurs députés, proposer de nouvelles formules de serment, répondre aux déclarations de la régente par des cahiers de plaintes, et refuser de nommer ces députés jusqu'à ce que l'on eût fait droit à leurs réclamations, dans lesquelles les intérêts du duc de Sully ne furent point oubliés. La France entière partageoit les alarmes de la cour, et craignoit de se voir replonger dans les horreurs de ces guerres civiles si peu éloignées d'elle, et dont les traces sanglantes n'étoient point encore effacées; et en effet, si l'on en eût cru les plus violents, le parti entier eût, à l'instant même, repris les armes et commencé les hostilités. Mais plusieurs autres, qui exerçoient aussi une grande influence, étoient plus modérés; quelques-uns même entretenoient des intelligences avec la cour, entre autres le duc de Bouillon; et ce fut particulièrement à ses efforts et à son habileté que l'on dut d'arrêter, au moyen de quelques concessions nouvelles, leurs pernicieux desseins. Son zèle toutefois étoit loin d'être désintéressé: la récompense qu'il en reçut ne lui paroissant pas suffisante[8], il se repentit bientôt de ce qu'il avoit fait; et c'est alors qu'on le vit, se tournant du côté du prince de Condé, s'insinuer, par mille artifices, jusque dans sa confiance la plus intime, et employer tout ce qu'il avoit de ressources dans l'esprit pour aigrir ses mécontentements.
(1612) Ils commencèrent à se manifester à l'occasion du mariage de Louis XIII avec une infante d'Espagne: le contrat en fut signé le 22 août de cette année. Ce mariage, vivement désiré par le pape, et dont les effets naturels devoient être de changer toute la politique de la chrétienté, ne pouvoit être vu d'un bon œil par le parti protestant; et du reste, les esprits étoient, dès lors, tellement faussés sur tout ce qui touchoit aux véritables rapports des sociétés que le christianisme avoit réunies sous une loi commune, que plusieurs, même parmi les catholiques, blâmoient aussi ce mariage comme ne devant amener d'autre résultat que de fortifier en Allemagne la puissance de la maison d'Autriche, et d'ôter à la France la confiance et l'appui des princes protestants. Le prince de Condé et le comte de Soissons adoptèrent ces idées: ce n'étoit qu'avec une extrême répugnance qu'ils avoient donné leur consentement à ce mariage; la faveur de Concini, qui n'avoit plus de bornes, aigrissoit encore leur mécontentement; elle continuoit à remplir la cour de cabales et de divisions; et le duc de Bouillon, attentif à profiter de toutes les fautes de la régente, ne cessoit de répéter au prince de Condé qu'elle perdoit l'état, et qu'il lui appartenoit, comme premier prince du sang, de porter remède à un aussi grand mal; il lui montroit tous ces mécontents qu'avoit faits l'aveugle prévention de Marie de Médicis pour ce qu'il appeloit un faquin de Florentin, prêts à se réunir à lui dans une si noble et si juste cause, lui offrant en même temps le secours et l'appui du parti protestant, c'est-à-dire une armée de cent mille hommes et les places fortes de France les mieux pourvues de munitions et d'artillerie. Tout cela produisit enfin l'effet qu'il en attendoit. (1614) Cette intrigue, conduite habilement et avec un tel mystère que la reine et ses ministres n'en saisirent pas le moindre fil et n'en eurent pas même le soupçon, éclata tout à coup par la retraite des deux princes, que suivirent bientôt les ducs de Nevers, de Longueville, de Mayenne, de La Trimouille, de Luxembourg, de Rohan, et un grand nombre d'autres seigneurs. Le duc de Bouillon partit le dernier; le duc de Vendôme, arrêté au moment où il se disposoit à sortir de Paris, trouva bientôt le moyen de s'échapper; et tandis que les autres confédérés se rassembloient dans la ville de Mézières, il courut en Bretagne dans le dessein de faire soulever cette province dont il étoit gouverneur.
Dans la situation critique où cette fuite des princes mettoit la régente, le duc d'Épernon donna le conseil vigoureux de faire prendre, à l'instant même, les armes à la maison du roi; de mettre le jeune monarque à la tête de cette petite armée, et de poursuivre les princes et seigneurs fugitifs avant qu'ils eussent eu le temps de rassembler des troupes et d'organiser leur parti. De l'aveu même du prince de Condé, ils étoient perdus si ce conseil eût été suivi; mais on préféra négocier lorsqu'il falloit combattre. Aux manifestes du prince de Condé, la reine répondit par des apologies; et sans que l'on eût tiré l'épée de part et d'autre, cette première guerre fut terminée par le traité de Sainte-Ménéhould, dans laquelle on accorda aux mécontents à peu près tout ce qu'ils demandoient, ce qui ne produisit de leur part et ne devoit en effet produire qu'une feinte soumission. Il fallut même que le jeune roi fût mené en Bretagne pour forcer le duc de Vendôme à mettre bas les armes; et il ne fût point rentré dans le devoir, si une partie de la province n'eût refusé de se faire complice de sa rébellion.
Quant aux protestants, ils se conduisirent, en cette circonstance, et ceci est très-remarquable, comme s'ils eussent été réellement une puissance indépendante, qui auroit eu des intérêts propres et entièrement étrangers à ceux de l'état. Après avoir promis aux princes d'être leurs auxiliaires contre la régente, ils avoient fait savoir à celle-ci que, si elle vouloit les satisfaire, ils l'aideroient à réduire les mécontents; puis, voyant que les deux partis vouloient la paix, ils s'étoient retournés du côté de ceux-ci pour rallumer la guerre. Renfermé dans la ville de Saint-Jean-d'Angeli dont, deux ans auparavant, il avoit eu l'audace de s'emparer sans que la cour eût osé lui demander raison d'un tel attentat, le duc de Rohan, protestant de bonne foi et l'un des chefs les plus ardents de ce parti, dirigeoit toutes ces manœuvres, et étendant ses vues dans l'avenir, espéroit, à la faveur de ces discordes intestines, lui faire regagner tout ce qu'il avoit perdu.
Jusqu'à cette époque, la ville de Paris n'avoit pris aucune part à ces divisions: elle étoit demeurée soumise à l'autorité de la régente; et le parlement, que les princes avoient tenté d'entraîner dans leur rébellion, n'avoit pas même voulu ouvrir les missives qu'ils lui avoient adressées. La majorité du roi, déclarée dans un lit de justice tenu le 20 octobre de cette année, sembloit devoir accroître encore cette confiance du peuple et de ses magistrats dans une administration qu'avoit confirmée, au milieu de cette grande solennité, la volonté suprême du monarque. Les états-généraux, dont la convocation étoit un des principaux articles du traité de Sainte-Ménéhould, indiqués d'abord à Sens, transférés ensuite à Paris, ne produisirent rien qui mérite d'être remarqué. Les princes essayèrent vainement de s'y rendre maîtres des délibérations: ils n'y purent obtenir aucun crédit, et le temps s'y passa en vaines altercations qui tournèrent au profit de l'autorité.
(1615) Ce fut pendant ces états, les derniers que l'on ait tenus en France, que commencèrent à paroître deux hommes destinés à jouer avant peu et successivement le premier rôle dans le gouvernement, le sieur Charles d'Albert de Luynes, qui entroit alors dans la faveur du roi et à qui fut donné le gouvernement d'Amboise, dont un des articles du traité de pacification obligeoit le prince de Condé à se démettre; et Armand-Jean Du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon, qui, dans la présentation des cahiers, harangua le roi au nom du clergé[9].
Déçus des espérances qu'ils avoient fondées sur cette assemblée des états-généraux, les princes recherchèrent l'appui du parlement et l'excitèrent à demander des réformes dans l'administration. Cette compagnie qui les avoit repoussés lorsqu'ils étoient en révolte ouverte, les accueillit dès qu'ils lui offrirent les apparences d'une résistance légale à l'autorité, résistance dans laquelle elle se voyoit appelée à paroître au premier rang, et qui alloit confirmer ses anciennes prétentions à s'immiscer dans les affaires publiques.
S'étant donc assemblé le 28 mars, le parlement prit un arrêté par lequel les princes, ducs, pairs et officiers de la couronne ayant séance en la cour, étoient invités de s'y rendre pour donner leur avis sur les propositions qu'il avoit résolu de faire «pour le service du roi, le soulagement de ses sujets et le bien de l'état.»
On n'a pas besoin de dire que la reine, jalouse comme elle l'étoit de son autorité, se trouva offensée au dernier point de cet arrêt. On défendit aux princes de se rendre aux assemblées du parlement; la démarche de cette compagnie fut déclarée attentatoire à l'autorité royale; et les gens du roi, mandés le lendemain au Louvre, reçurent l'ordre d'y apporter son arrêt et le registre de ses délibérations.
En donnant son registre, le parlement fit porter au roi quelques paroles de soumission, protestant qu'il n'avoit prétendu ordonner la convocation dont on se plaignoit que sous le bon plaisir de sa majesté. Cependant, comme il ne cessa point de demander une réponse à ce sujet, et que cette demande devint même l'objet d'un nouvel arrêté rendu solennellement le 9 avril suivant, l'ordre lui fut intimé d'envoyer des députés au Louvre. Ces députés y furent très-mal reçus. Le jeune prince, endoctriné par sa mère, débuta avec eux par des paroles pleines d'aigreur. Le chancelier de Silleri, parlant ensuite au nom du roi, leur défendit expressément de se mêler du gouvernement de l'état, et surtout de faire désormais la moindre démarche pour l'exécution de leur arrêt. Les députés répondirent par des protestations d'une entière obéissance; et le lendemain, les chambres assemblées n'en arrêtèrent pas moins qu'il seroit fait des remontrances au roi sur les désordres de l'état. Ni les efforts ni les menaces de la reine ne purent empêcher l'effet du nouvel arrêt. Leurs remontrances, dressées par des commissaires, examinées dans plusieurs séances tenues exprès par les chambres assemblées, furent lues le 26 mai dans une audience que le parlement demanda au roi. Dans ces remontrances, où cette compagnie établissoit d'abord le droit qu'elle avoit de prendre connoissance des affaires de l'état, elle attaquoit indirectement l'alliance et le double mariage conclu avec l'Espagne, et d'une manière plus marquée, la faveur extraordinaire dont jouissoit un étranger, le maréchal d'Ancre[10], au préjudice des propres sujets du roi, demandoit une meilleure administration des finances, proposoit quelques dispositions favorables aux princes, et du reste répétoit une partie des remontrances contenues dans les cahiers du tiers-état, lors de la dernière assemblée des états-généraux. Toutes ces choses furent écoutées avec beaucoup d'impatience de la part de la reine; et lorsque la lecture en fut achevée, sa colère éclata sans mesure. La députation fut renvoyée avec de grandes menaces; le lendemain 27 mai, un arrêt du conseil, rendu contre les remontrances du parlement, ordonna qu'elles seroient biffées de ses registres, en même temps que son arrêté du 28 mars; et des lettres-patentes lui furent expédiées pour qu'il eût à enregistrer à l'instant même cet arrêt.
Cependant cette affaire, qui occupoit alors tous les esprits et qui sembloit devoir être poussée aux dernières extrémités, n'eut point les suites fâcheuses qu'on auroit pu en attendre. Le parlement, voyant la cour irritée à ce point, s'humilia sous l'autorité royale, ainsi que c'étoit son usage quand il sentoit qu'il n'étoit pas le plus fort, satisfait d'ailleurs d'avoir ainsi empêché de tomber en désuétude ses anciennes prétentions à s'immiscer dans le gouvernement de l'état, et retira ses remontrances. De son côté, la cour, sachant l'affection que les peuples portoient à cette compagnie, ne parla plus ni de l'enregistrement ni de l'exécution de son arrêté; mais, dès ce moment, l'opinion publique, sur laquelle le parlement exerçoit une grande influence, fut ébranlée; et la haine qu'inspiroit aux grands l'extrême faveur du maréchal d'Ancre, se communiqua à toutes les classes de la société, qui commencèrent à le considérer comme le seul auteur de toutes les divisions de la cour, et de tous les maux dont la France étoit affligée.
Un démêlé très-vif qu'il eût avec le duc de Longueville[11], dans lequel celui-ci succomba, accrut encore cette haine générale dont il étoit l'objet. Alors les princes, indignés de cet outrage, s'éloignent une seconde fois de la cour, publient un manifeste sanglant, particulièrement dirigé contre le favori, font traîner en longueur les négociations que l'on a la foiblesse d'entamer avec eux, afin de se donner le temps de rassembler des troupes, passent la Loire à la tête d'une armée, font un traité avec les protestants, dont les alarmes croissoient à mesure que l'époque du mariage du roi devenoit plus prochaine; et la guerre civile semble prête à renaître. Du côté de la cour, deux armées sont formées: l'une commandée par le maréchal de Bois-Dauphin, et destinée à poursuivre celle des princes; l'autre sous les ordres du duc de Guise, et couvrant la marche du roi, qui traversa ainsi son royaume en bataille rangée pour aller à Bordeaux recevoir et épouser l'infante d'Espagne. Le duc de Rohan, à la tête d'un corps de protestants armés, osa s'avancer jusqu'à Tonneins, et, dans une conférence qu'il eut avec des députés du roi, qui lui demandoient raison de sa conduite, s'emporta en plaintes et en reproches dans lesquels l'esprit de son parti se montroit tout entier[12]. Le conseil de la régente sembla en cette circonstance recouvrer quelque vigueur: il fut décidé que le duc de Rohan seroit déclaré ennemi de l'état; on ôta à M. de La Force, qui s'étoit joint à lui, le gouvernement du Béarn; les protestants reçurent l'ordre de mettre bas les armes, sous peine d'être poursuivis comme rebelles et criminels de lèse-majesté; enfin les deux armées royales furent réunies en une seule sous les ordres du duc de Guise, pour aller à la rencontre de celle des princes, qui étoit déjà entrée dans le Poitou, et l'accabler ainsi sous des forces supérieures.
(1616) Toutefois, au milieu de ces démonstrations guerrières qui sembloient devoir annoncer des résultats décisifs, on négocioit toujours; et la cour, toujours foible, étoit encore disposée à acheter la paix. Des conférences ne tardèrent donc point à s'établir pour parvenir à cette paix si vivement désirée; et elles le furent dans la ville de Loudun. Les confédérés s'y rendirent, chacun avec des intentions différentes, et uniquement occupé de ses intérêts particuliers. Les princes et la plupart des mécontents catholiques vouloient sincèrement la fin des troubles, et n'y mettoient d'autre prix qu'un changement dans l'administration qui leur permît d'y prendre part: là se bornoit leur ambition. Les chefs protestants avoient des vues plus profondes: la paix ne leur convenoit point; ou du moins s'ils consentoient à la faire, ce n'étoit qu'à des conditions qu'on ne pouvoit leur accorder sans affoiblir l'autorité royale et en avilir la majesté. Ne pouvant obtenir ces conditions insolentes, il n'étoit point d'efforts qu'ils ne fissent auprès du prince de Condé et de séductions qu'ils n'employassent pour le déterminer à rejeter les propositions de la cour; mais celui-ci étoit las de la guerre civile, et ce n'étoit point au profit des protestants qu'il avoit prétendu la faire. Il signa donc un traité de paix qui lui assura ce qu'il désiroit depuis long-temps, la place de président du conseil; et les chefs protestants se virent ainsi dans la nécessité de le signer après lui, bien qu'ils n'y trouvassent ni les avantages ni les sûretés qu'ils prétendoient obtenir. Or, à moins de leur accorder l'indépendance absolue, il étoit impossible de jamais les satisfaire.
Le roi prit la route de Paris immédiatement après la signature du traité, et s'arrêta un moment à Blois, où il se fit dans le ministère quelques changements attribués à l'influence du maréchal d'Ancre, qui ne vouloit dans le conseil que des hommes qui lui fussent entièrement dévoués[13]. Cependant les princes, retirés dans leurs terres ou dans leurs gouvernements, ne sembloient pas fort empressés de reparoître à la cour, comme s'ils eussent conçu quelques inquiétudes sur l'exécution du traité. Enfin le duc de Longueville consentit à s'y rendre sur les invitations pressantes de la reine; mais ce fut pour y recommencer ses cabales contre elle et contre ses ministres, et avec une telle violence, que cette princesse ne vit d'autre parti à prendre que de tâcher de lui opposer le prince de Condé, qu'elle engagea plus vivement encore à y revenir. Ce fut l'évêque de Luçon qui fut chargé de cette négociation. Le prince y revint en effet, mais pour cabaler aussi de son côté; et l'on put bientôt reconnoître que le traité de Loudun loin d'apaiser les ressentiments les avoit accrus. De même que les protestants n'étoient point satisfaits et ne pouvoient l'être, parce qu'ils prétendoient à l'égalité avec les catholiques; de même rien ne pouvoit contenter les princes, s'ils ne devenoient entièrement maîtres des affaires; et ils se montrèrent bientôt, à l'occasion de cette faveur extrême dont continuoit de jouir le maréchal d'Ancre, plus susceptibles et plus jaloux qu'ils n'avoient encore été. Ils ne manquoient aucune occasion de lui faire quelque affront, et cherchoient par toutes sortes de moyens à accroître la haine populaire dont il étoit déjà l'objet. L'autorité de la régente étoit attaquée de toutes parts; et les appuis les plus fermes de son parti l'abandonnoient peu à peu pour se ranger du côté des mécontents. Ceux-ci tenoient des assemblées nocturnes[14] dans lesquelles ils méditoient une révolution entière dans le gouvernement de l'état; et le maréchal, instruit qu'on y avoit délibéré de le faire assassiner, en fut alarmé au point de s'enfuir en quelque sorte de Paris. Mais en s'éloignant de cette ville il conseilla à Marie de Médicis de faire arrêter le prince de Condé que les factieux désignoient ouvertement pour la remplacer dans la régence, et d'attaquer ainsi le mal dans sa source. La reine vit en effet qu'elle n'avoit pas un moment à perdre, et fit un effort sur elle-même pour prendre ce parti vigoureux. Le prince, que la retraite du maréchal avoit rendu tout puissant et auprès de qui se pressoit déjà la foule des courtisans, fut arrêté dans le Louvre même, où l'on avoit su adroitement l'attirer; mais on manqua les ducs de Vendôme, de Mayenne, de Bouillon, et leurs principaux partisans. Presque tous s'échappèrent de Paris avec la plus grande facilité; et telle étoit l'anarchie qui régnoit alors dans le gouvernement, que plusieurs d'entre eux, s'étant rassemblés à la porte Saint-Martin, y tinrent une espèce de conseil, dont le résultat fut de rentrer dans la ville pour essayer d'y exciter un soulèvement en leur faveur; mais le peuple n'y paroissant point disposé, ils se virent enfin forcés de se retirer au nombre d'environ trois cents cavaliers, qui allèrent se cantonner dans la ville de Soissons.
Toutefois la haine des Parisiens pour le favori de la régente, et par conséquent pour l'administration actuelle, s'étoit si souvent manifestée, et par des signes si peu équivoques, que la princesse, mère du prince de Condé, dès qu'elle eut appris le malheur arrivé à son fils, crut pouvoir seule et malgré le départ des chefs du parti, exciter une sédition; elle monta sur-le-champ en carrosse et parcourut toutes les rues de Paris, accompagnée d'un groupe de gentilshommes à cheval qui crioient: «Aux armes, messieurs de Paris, le maréchal d'Ancre a fait tuer monsieur le prince de Condé, premier prince du sang; aux armes, bons François, aux armes.» Elle alla ainsi jusqu'au pont Notre-Dame, sans que sa présence ni les cris de ses gentilshommes produisissent aucun effet. Les marchands fermèrent leurs boutiques, mais le peuple demeura tranquille; on aperçut seulement une femme qui essayoit de commencer une barricade auprès de Sainte-Croix-de-la-Cité. Un cordonnier, nommé Picard, entièrement dévoué aux princes, et ennemi déclaré de Concini, tenta aussi d'ameuter la populace, sur laquelle il avoit beaucoup de crédit, et malgré tous ses efforts ne parvint à réunir qu'une petite troupe mal armée, qui se dissipa d'elle-même en un instant. Cependant quelques domestiques du prince, envoyés à dessein dans les environs de la maison du maréchal, parvinrent à y former un rassemblement, échauffèrent la multitude, et la poussèrent à en briser les portes et à la piller. Le guet qui se présenta pour arrêter le désordre fut repoussé; et le pillage, interrompu seulement par la nuit, fut recommencé le lendemain, jusqu'à ce que la maison eût été entièrement dévastée.
Ce fut alors que l'évêque de Luçon entra au conseil: le maréchal d'Ancre, que le mauvais succès de cette confédération avoit rendu plus puissant que jamais, mécontent de quelques ministres[15] dont l'avis n'étoit pas que les princes fussent éloignés des affaires et qu'on les traitât avec cette rigueur, avoit obtenu de la régente qu'ils fussent renvoyés pour être remplacés par ses propres créatures; et Richelieu étoit du nombre de ceux qui lui avoient montré le plus de dévouement. Celui-ci fit voir d'abord ce qu'il étoit; et attribuant avec raison à la foiblesse et à l'indécision du gouvernement, et les troubles précédents et ceux qu'avoit fait naître cette nouvelle rébellion, il conseilla de montrer plus de vigueur et d'employer pour l'étouffer tout ce que la puissance royale avoit de force et de majesté. Son conseil fut suivi: on commença par des exemples de sévérité dans Paris même, où il se fit plusieurs exécutions de ceux qui cherchoient à y enrôler des soldats pour le parti des princes. (1617) Trois armées furent mises en campagne: l'une étoit sous les ordres du duc de Guise, qui venoit de faire sa paix, et du maréchal de Themines; le maréchal de Montigny commandoit la seconde, et la troisième avoit pour chef le comte d'Auvergne, que l'on tira de la Bastille, où il étoit depuis long-temps renfermé[16], pour l'opposer aux rebelles, et qui justifia la grâce qu'on lui avoit accordée et la confiance que l'on avoit mise en lui, en les battant partout où il les rencontra. Ces trois armées agissoient simultanément sur tous les points où les princes avoient établi leurs moyens de résistance[17]. Ainsi poursuivis de toutes parts, ceux-ci se virent bientôt réduits aux dernières extrémités; mais au moment où ils étoient prêts de succomber, une révolution de cour les sauva.
Et en effet, pour profiter de semblables succès, il auroit fallu un autre caractère que celui de Marie de Médicis: il n'y avoit en elle que foiblesse et imprévoyance; les apparences de résolution qu'il lui arrivoit quelquefois de montrer, n'étoient autre chose que l'entêtement d'un esprit capricieux et borné; et elle le fit bien voir dans cette obstination qu'elle mit à soutenir contre l'animadversion publique ce Concini et sa femme, qu'elle avoit pour ainsi dire tirés de sa domesticité, et qu'elle opposoit aveuglément, et en les comblant sans cesse de nouvelles faveurs, à tant d'ennemis dont ces faveurs scandaleuses accroissoient de jour en jour le nombre, et qui, grands et petits, s'élevoient contre elle de toutes parts. On s'indignoit à la fois et des richesses prodigieuses amassées par ces deux étrangers aux dépens de la substance des peuples, et de voir les princes du sang sacrifiés à de tels favoris; et de ce pouvoir sans exemple que s'étoit arrogé un Italien de faire et défaire les ministres en France, selon qu'ils étoient plus ou moins soumis à ses caprices, et des instruments plus ou moins serviles de sa fortune et de ses volontés. Ainsi prenoit sans cesse de nouvelles forces le parti opposé à la régente; et ses ennemis les plus dangereux n'étoient pas dans le camp des princes, mais à la cour même et jusque dans la société la plus intime de son fils. Luynes possédoit toute la confiance du jeune roi, et s'en servoit avec beaucoup d'adresse pour discréditer sa mère auprès de lui et le déterminer à sortir enfin de tutelle, à secouer un joug dont il devoit se sentir humilié, et qui étoit devenu insupportable à ses sujets. Louis avoit pour le maréchal d'Ancre une aversion naturelle qui ne contribua pas peu à lui faire recevoir les impressions que vouloit lui donner son favori; celui-ci venoit de former avec les princes une union secrète dont l'objet étoit de perdre la reine et ses deux créatures: en même temps qu'il disposoit le roi à voir ces princes d'un œil plus favorable, il continuoit de l'aigrir et de le prévenir contre sa mère, jusqu'à lui persuader que ses jours n'étoient pas en sûreté auprès d'elle; et lui montrant dans le maréchal d'Ancre le principal artisan des complots qui s'ourdissoient contre son autorité et peut-être contre sa vie, il parvint à en obtenir un ordre de le faire arrêter. Mais, n'ignorant pas combien Concini s'étoit fait de partisans par ses bienfaits et ses prodigalités, il jugea qu'en une telle entreprise, il n'y avoit de sûreté pour lui que dans un assassinat, et fit ajouter à l'ordre de l'arrêter celui de le tuer en cas de résistance, bien décidé à interpréter ainsi le moindre mouvement ou la moindre parole qui lui échapperoient au moment où l'on se saisiroit de lui.
Cette intrigue, bien que tramée dans le plus profond mystère, n'avoit pu demeurer si secrète que quelques vagues indices n'en fussent parvenus jusqu'à la reine et au maréchal. Elle en conçut des alarmes assez vives pour avoir avec son fils plusieurs explications dans lesquelles elle lui offrit d'abandonner entièrement la conduite des affaires, et même de se rendre au parlement pour y faire une abdication solennelle du pouvoir qu'elle exerçoit en son nom. Louis fit voir en cette circonstance cette disposition naturelle qu'il avoit à dissimuler ses vrais sentiments, l'un des traits les plus marquants de son caractère: loin d'entrer dans les vues de sa mère, il lui donna tous les témoignages de confiance et de satisfaction qui pouvoient la rassurer, combattit le dessein qu'elle paroissoit former de ne plus prendre part au gouvernement, et l'invita fortement à vouloir bien continuer de servir de guide à sa jeunesse et à son inexpérience. De son côté le maréchal avoit par intervalles de tristes pressentiments: il songeoit quelquefois à se retirer de cette cour orageuse où il n'avoit qu'un seul appui qui, d'un jour à l'autre, pouvoit lui manquer, et à mettre hors de France sa vie et sa fortune en sûreté. L'ambition de sa femme l'empêcha, disent les historiens, de céder à cette heureuse inspiration.
Luynes toutefois ne précipita rien: il vouloit que le roi fût bien affermi dans les résolutions qu'il lui avoit fait prendre. Le voyant enfin tel qu'il désiroit qu'il fût, il s'occupa de chercher l'homme propre à frapper un coup aussi hardi. Le baron de Vitri, capitaine des gardes-du-corps, jouissoit d'une grande réputation de courage et faisoit hautement profession de haïr et de mépriser le maréchal: ce fut sur lui qu'il jeta les yeux. Vitri, sur l'ordre du roi qui lui fut montré, accepta la commission de s'emparer de Concini, mort ou vif, et s'étant associé quelques amis aussi déterminés que lui[18], l'exécuta avec beaucoup de sang-froid et de résolution. Cette scène tragique se passa le 24 avril, à six heures du matin, sur le petit pont du Louvre, où le maréchal alloit entrer. Vitri l'arrêta de la part du roi; et d'après ses instructions, regardant comme un acte de résistance un mouvement que celui-ci fit en arrière et une exclamation qui lui échappa, il le fit tuer sur-le-champ de trois coups de pistolet[19]. Montant aussitôt dans la chambre du roi, il lui dit ce qui avoit été fait; de là il se rendit dans l'appartement de la maréchale, qui étoit voisin de celui de la reine, et lui signifia l'ordre qu'il avoit de l'arrêter. Marie de Médicis fut à l'instant même confinée dans son appartement; on lui ôta ses gardes, qui furent remplacés par ceux du roi: celui-ci refusa de la voir, quelques instances qu'elle pût faire pour obtenir cette entrevue; et elle demeura seule et abandonnée, tandis que, dans l'appartement de son fils, tout respiroit la joie et retentissoit d'acclamations[20]. À l'exception de l'évêque de Luçon, dont la conduite, dans cette position difficile, avoit été aussi adroite que mesurée, tous les ministres nouveaux furent disgraciés et les anciens rappelés; à force d'outrages et de mauvais traitements, on détermina la reine à demander elle-même à se retirer de la cour; la ville de Blois fut désignée pour le lieu de son exil; et tout fut réglé d'avance pour son entrevue d'adieux avec son fils, et jusque dans les plus petites circonstances. Les princes revinrent aussitôt à la cour, et justifièrent leur révolte «par la nécessité où ils s'étoient trouvés de prendre les armes pour s'opposer aux violences et pernicieux desseins du maréchal d'Ancre, qui se servoit des forces du roi contre l'intérêt de sa majesté et dans l'intention de les opprimer.» On souffrit que le corps de celui-ci fût déterré par la populace, et qu'elle exerçât sur ce cadavre les plus indignes outrages[21]; et la maréchale, condamnée à mort par arrêt du parlement, fut exécutée en place de Grève le 8 juillet suivant[22]. Ainsi finit d'elle-même la guerre civile; et cette révolution de cour fut aussi complète qu'il étoit possible de la désirer.
(1618) Le gouvernement prit dès ce moment une allure plus ferme; et le pouvoir de celui qui succédoit au maréchal venant immédiatement du roi, imposa davantage, fut d'abord moins envié et moins contesté. Mais cela dura peu: le même esprit de mutinerie continuoit d'animer tous ces grands impatients du joug. Peut-être s'étoit-il accru par l'impunité et par cette espèce de triomphe qu'ils venoient de remporter sur l'autorité. La reine-mère avoit été pour eux un objet de haine, tant qu'elle avoit eu entre les mains cette autorité, qu'elle refusoit de partager avec eux: ils devinrent ses partisans dès qu'elle eut été abattue, et qu'ils eurent reconnu que par cet événement leur position n'étoit point changée. Blessé des hauteurs de Luynes, contrarié par lui dans quelques-unes de ses prétentions, le duc d'Épernon écouta le premier les propositions que lui fit faire Marie de Médicis, de former un parti pour la tirer de sa captivité, car elle étoit véritablement prisonnière à Blois; et les protestations qu'elle faisoit de vivre désormais entièrement éloignée des affaires, les engagements solennels qu'elle offroit même de prendre à cet égard, ne rassuroient point assez le roi et son favori, pour qu'ils cessassent un seul instant d'exercer à son égard la plus rigoureuse surveillance. L'intrigue fut conduite avec beaucoup de mystère et d'habileté: pour en assurer le succès, d'Épernon feignit même un moment de se réconcilier avec Luynes; et bientôt il eut rallié autour de lui assez de mécontents pour tenter l'entreprise audacieuse de délivrer la reine et de s'attaquer à l'autorité même du souverain.
(1619) Tout étant préparé, il sort de Metz, malgré l'ordre exprès que le roi lui avoit donné d'y rester, et en même temps la reine se sauve de Blois. Aussitôt tous les ennemis de Luynes se déclarent ses partisans; on lève des troupes de part et d'autre; la mère et le fils éclatent réciproquement en reproches, en plaintes, en récriminations; la guerre commence. Mais à peine commencée, elle tourne en négociations, grâce aux soins de l'évêque de Luçon, qui, par sa conduite également adroite et mesurée, avoit su inspirer de la confiance au favori sans manquer à ce qu'il devoit à la reine, de reconnoissance et d'attachement[23]. L'accommodement se fit, le roi vit sa mère à Tours, et tout s'y passa de manière à faire croire que la réconciliation étoit sincère des deux parts. Quant au duc d'Épernon, il y reçut, non des lettres de grâce pour sa révolte, mais en quelque sorte des remerciements pour avoir levé des troupes et augmenté les garnisons des places fortes de son gouvernement; et il fut déclaré que, «l'ayant fait dans la persuasion que c'étoit pour le service du roi, il n'y avoit rien qui ne dût être agréable à sa majesté.» «Suppositions chimériques, dit un écrivain contemporain[24], incapables de faire illusion à personne, et toutes propres à rendre le gouvernement méprisable.» «Mais il y avoit long-temps, ajoute le continuateur du père Daniel, que l'on étoit dans l'habitude d'en user ainsi. C'étoit le style et l'usage du temps. Les seigneurs révoltés n'auroient pu se résoudre à poser les armes, si on ne leur eût offert que des lettres d'abolition. Ils ne vouloient pas être traités en criminels dans les actes mêmes où on leur accordoit le pardon de leurs crimes[25].»
Malgré les apparences de bon accord qu'avoit offertes leur entrevue, la mère et le fils se séparèrent conservant au fond du cœur autant d'aigreur et de méfiance l'un contre l'autre qu'auparavant. Le roi retourna à Paris; la reine se retira dans son gouvernement. Ce n'étoit point l'avis de l'évêque de Luçon: il vouloit qu'elle allât à la cour pour y tenir tête à ses ennemis et essayer de regagner l'amour et l'affection de son fils; d'autres, lui rappelant l'exil et la captivité de Blois, lui conseilloient de demeurer dans un lieu où elle pouvoit se faire craindre et se défendre si elle étoit attaquée: ce fut ce dernier conseil qui fut suivi. Marie de Médicis continua de correspondre avec son fils par des lettres où elle se montra plus susceptible et plus jalouse que jamais. Luynes, craignant alors de sa part quelque nouvelle entreprise, résolut de tirer enfin de sa prison le prince de Condé, qui n'avoit point été jusqu'alors compris dans l'amnistie accordée aux mécontents, parce qu'on avoit jugé plus prudent de ne point rejeter encore au milieu d'eux un personnage de cette importance: il l'en fit donc sortir dans l'intention de l'opposer à la reine, et de la contenir au moyen d'un si puissant auxiliaire. La nouvelle qu'elle en reçut ne parut pas d'abord lui être désagréable; mais la déclaration qui accompagna sa délivrance et que l'on publia quelques jours après[26], fut faite dans des termes qui l'offensèrent au dernier point, et ce ne fut pas sans beaucoup de peine que le roi et son favori parvinrent à l'apaiser.
Cependant celui-ci étoit arrivé plus rapidement encore que le maréchal d'Ancre au comble de la faveur. Le roi venoit d'ériger pour lui en duché-pairie, et sous le nom de Luynes, la terre de Maillé en Touraine; lui et les siens étoient pour ainsi dire accablés de biens et d'honneurs: aussi commença-t-il à devenir, de même que celui à qui il avoit succédé dans ce pouvoir emprunté, un objet de haine et d'envie pour les courtisans; et au milieu de cette cour turbulente et séditieuse, plusieurs tournèrent de nouveau les yeux vers la reine-mère, regardant la ville d'Angers, où elle exerçoit une sorte d'autorité souveraine, comme un refuge contre ce qu'ils appeloient la tyrannie du nouveau favori.
(1620) Le duc de Luynes, qui voyoit l'orage se former contre lui, conçut le dessein d'attirer cette princesse à Paris, afin de la surveiller de plus près. Des démarches furent faites auprès d'elle, pour la déterminer à y revenir: elles furent inutiles, et Marie de Médicis les repoussa avec d'autant plus de hauteur que son fils s'étoit avancé jusqu'à Orléans avec toute sa maison, comme s'il eût voulu employer la force pour l'y contraindre, dans le cas où l'on n'auroit pu réussir par la négociation. Le duc de Luynes, qui désiroit éviter la guerre civile, ne voulut pas pousser les choses plus loin, et le roi revint à Fontainebleau.
Ce n'étoit au fond qu'un acte de modération: on crut y voir de la foiblesse, et l'audace des mécontens s'en accrut. Enfin un complot fut formé en faveur de la reine-mère, et éclata tout à coup par la retraite ou la fuite de plusieurs princes du sang et d'un grand nombre de seigneurs les plus considérables de la cour. Le duc de Mayenne fut le premier qui sortit brusquement de Paris, sous prétexte qu'il n'y étoit point en sûreté et qu'on avoit formé le projet de l'arrêter. Le duc de Vendôme le suivit de près; le duc de Longueville se retira dans son gouvernement de Normandie; le comte et la comtesse de Soissons prirent la route d'Angers[27]; les ducs de Retz, de la Trémouille, de Roannez, de Rohan, d'Épernon, de Nemours, etc., s'allèrent cantonner dans les terres ou places fortes qu'ils possédoient en Bretagne, en Normandie, en Poitou, en Saintonge, dans l'Angoumois. Presque toute la noblesse de ces provinces s'étant déclarée pour la reine, son parti parut d'abord formidable, et ses conseillers, dont la présomption s'accroissoit encore par ces apparences si prospères, furent d'avis que dans la position où elle se trouvoit et avec les espérances qu'elle pouvoit concevoir, elle devoit faire la guerre et repousser toute négociation.
L'évêque de Luçon ne partageoit point cette confiance: son coup d'œil, plus perçant et plus sûr, avoit reconnu d'abord que tout céderoit invinciblement à l'ascendant de l'autorité royale; que la reine-mère, vis-à-vis de son fils, étoit dans une position bien moins favorable que ne l'avoient été les princes vis-à-vis de la régente; et que si ceux-ci n'avoient pu réussir dans leurs desseins, elle avoit encore de moindres chances de succès. On ne l'écouta point; et l'événement le justifia bientôt dans tout ce qu'il avoit pressenti. Avec une rapidité qui rendit presque ridicule ce qui avoit d'abord causé tant d'alarmes, le roi parcourut la Normandie à la tête de son armée, sans y rencontrer la moindre résistance: partout les portes des villes, que les mécontents avoient fermées, s'ouvrirent pour ainsi dire d'elles-mêmes à son approche; et il entra ainsi en Anjou, comme il auroit pu le faire au milieu de la paix la plus profonde. La confusion se mit aussitôt dans le conseil de la reine; à peine ses troupes firent-elles quelque résistance au pont de Cé; elles résistèrent plus foiblement encore à l'attaque de la ville d'Angers, qui fut emportée en quelques heures; et les négociations, qui n'avoient été interrompues qu'un moment, devenant alors la seule ressource de Marie de Médicis, un traité fut signé presque aussitôt entre elle et son fils, dans lequel la cour commença à se montrer plus ferme à l'égard des princes et des seigneurs révoltés[28], et dont le résultat fut de la faire revenir enfin à la cour, ce que le duc de Luynes vouloit par-dessus tout. L'évêque de Luçon fut un de ceux qui contribuèrent le plus à la conclusion de ce traité.
La reine étoit réduite à désirer cette réconciliation: le duc de Luynes, qui la lui faisoit accorder comme une faveur, la désiroit plus ardemment encore. Ainsi étoit étouffée dans son germe une guerre civile peu dangereuse sans doute, si l'on ne considère que ceux contre qui on la faisoit, mais dont les conséquences lui causoient de justes alarmes: car les protestants avoient toujours les yeux ouverts sur ce qui se passoit. Ces intraitables factieux n'attendoient que de nouveaux désastres pour lever l'étendard de la rébellion; et bien qu'ils fussent également ennemis de tout ce qui portoit le nom de catholique, ils étoient prêts à traiter avec tous les partis dès qu'ils y trouveroient l'avantage du leur. Déjà en 1618, et au moment où l'évasion de la reine du château de Blois sembloit leur offrir la perspective de longs troubles, ils s'étoient soulevés dans le Béarn et avoient insolemment refusé de restituer au clergé les biens dont ils l'avoient dépouillé dans les anciennes guerres civiles, quoique l'édit qui ordonnoit cette restitution leur assignât sur les domaines du roi un revenu égal à celui des biens qu'on leur redemandoit. L'année suivante, leur assemblée, qu'ils avoient tenue à Loudun, ne s'étoit pas montrée moins violente et moins audacieuse que celle de Saumur; et les choses y furent même poussées si loin, qu'on crut devoir les menacer, s'ils ne se hâtoient de nommer leurs députés, de les traiter comme criminels de lèse-majesté. Cette menace les effraya fort peu; et ce qui prouva qu'ils avoient raison de ne s'en point effrayer, c'est que l'on fut obligé d'en venir à négocier avec eux, et à employer, pour les déterminer à se séparer, le crédit des principaux seigneurs de leur parti[29]. Ils se séparèrent enfin, mais pleins de méfiance dans les promesses de la cour et déterminés à résister, à opposer la force à la force si l'on tentoit d'exécuter l'édit de Béarn, que, depuis deux ans, la cour étoit obligée de suspendre. Le duc de Luynes jugea très-bien qu'il étoit impossible de supporter plus long-temps de semblables insolences sans que la majesté royale en fût dégradée, et l'autorité souveraine en péril. Il étoit donc résolu d'humilier les protestants. L'occasion de cette paix paroissoit favorable; il ne la manqua pas: au lieu de retourner à Paris, le roi prit la route de Bordeaux, et se rendant de sa propre personne dans le Béarn, il y fit enregistrer son édit au parlement de Pau, et termina dans l'espace de cinq jours et avec beaucoup de hauteur, tout ce qui avoit rapport à ces contestations scandaleuses.
(1621) Ce fut pour les protestants le signal d'une révolte ouverte: instruits qu'on ne s'arrêteroit point là, et que le dessein étoit pris de les réduire enfin par la force, à peine le roi étoit-il parti, qu'ils prirent les armes et commencèrent les hostilités dans le Béarn même et dans le Vivarais. On les réprima, mais toutefois de manière à les persuader qu'on les craignoit et qu'on n'osoit se porter contre eux aux dernières extrémités. Pendant ce temps, le duc de Luynes, poussant sa fortune aussi loin qu'elle pouvoit aller, se faisoit nommer connétable de France, et avec une rare habileté, déterminoit Lesdiguères, non-seulement à lui céder ses prétentions sur cette dignité suprême de l'armée, mais encore à y accepter le second rang après lui[30]. Ayant ainsi attaché cet illustre guerrier à la cause royale et par des nœuds qu'il lui devenoit impossible de rompre, le nouveau connétable cessa de feindre; et il fut décidé que l'on feroit enfin sentir aux protestants révoltés tout le poids de l'autorité royale.
Il étoit temps en effet d'arrêter leur audace; et il étoit devenu impossible de la supporter plus long-temps. Ces sectaires avoient formé une nouvelle assemblée à La Rochelle; et cette assemblée y continuoit ses délibérations, malgré les défenses du roi plusieurs fois réitérées. Instruits des mesures de rigueur que l'on étoit résolu de prendre contre eux, ils s'étoient déjà préparés à résister, ainsi qu'on l'eût pu faire de puissance à puissance; et dans un réglement qu'ils firent pour régulariser leurs préparatifs de défense, tout le royaume fut partagé en cercles, dont chacun avoit son commandant particulier, lequel devoit correspondre avec le commandant supérieur de toutes les églises, essayant ainsi de constituer au sein de la monarchie une sorte de république fédérative. L'assemblée de La Rochelle poussa même l'insolence jusqu'à se créer un sceau particulier avec lequel elle scelloit ses commissions et ses ordonnances; enfin tout prit au milieu d'eux, non-seulement le caractère de la révolte, mais celui de l'indépendance la plus absolue.
Toutefois ils étoient loin de pouvoir soutenir par des moyens suffisants d'aussi grands desseins et des prétentions aussi hautaines: leurs chefs étoient divisés entre eux; leur parti n'avoit réellement de prépondérance que dans le Poitou, en Guienne, dans le Languedoc, et généralement dans le midi de la France; partout ailleurs les catholiques étoient les plus forts. Aussi, dès que Louis se fut mis en campagne, rien ne résista; partout les protestants furent désarmés, et dans le Poitou même sa marche ne fut arrêtée que par les villes de La Rochelle et de Saint-Jean-d'Angely. Celle-ci fut bientôt forcée de se rendre à discrétion, et M. de Soubise, qui y commandoit, se vit réduit à la nécessité humiliante de venir demander pardon au roi à deux genoux. Il étoit bien autrement difficile de s'emparer d'une place telle que La Rochelle; mais du moins le duc d'Épernon, qui en commandoit le siége, força-t-il les Rochellois à n'oser tenir la campagne et à demeurer renfermés dans leurs murailles. Cependant le roi continuoit sa marche victorieuse; tout plioit devant lui, et il arriva à Agen le 10 août, n'ayant été de nouveau arrêté un moment que par le siége de la petite ville de Clérac. Ce fut à ce siége que l'on commença à faire des exécutions sur les rebelles. La place ayant été forcée de se rendre sans condition, quatre de ses habitants furent pendus, que l'on choisit parmi les plus considérables et les plus mutins.
Ce fut à Agen que l'on décida que Montauban seroit assiégé; et c'étoit devant cette ville que les armes du roi devoient recevoir leur premier échec. Le siége en fut long et meurtrier: il y périt beaucoup de noblesse; le duc de Mayenne y fut tué; et le duc de Luynes ayant vainement tenté de ramener au roi le duc de Rohan, qui étoit alors dans le Midi le chef suprême de son parti[31], il fallut lever ce siége où l'armée royale s'étoit fort affoiblie, où surtout elle fut humiliée; ce qui releva d'autant le courage et l'ardeur des protestants, qui remuèrent aussitôt dans toutes les provinces et attaquèrent sur plusieurs points, où d'abord ils n'avoient songé qu'à se défendre. Le nouveau connétable montra, dans cette opération militaire, le peu d'expérience qu'il avoit de la guerre; et pendant tout le reste de cette campagne, dont les résultats n'eurent rien de décisif, sa faveur commençant à baisser, peut-être une disgrâce entière étoit-elle le dernier prix que son maître lui réservoit, lorsqu'il mourut, le 14 décembre, d'une fièvre maligne qui l'emporta en peu de jours, devant la petite ville de Monheur, dont le siége est devenu mémorable par ce seul événement.
Plusieurs ont présenté ce personnage comme un homme de peu de mérite et fort au-dessous de sa fortune. Nous en jugeons tout autrement: il nous est impossible de ne pas reconnoître en lui, pendant le peu de temps qu'il disposa du pouvoir, des vues, de l'adresse, de la fermeté; et rien ne le prouve davantage que de voir ses plans suivis par Richelieu, qui, dans tout ce qui concerne les protestants, ne fit qu'achever ce que le duc de Luynes avoit commencé[32].
Aucun des ministres qui marchoient à sa suite, n'avoit, ni dans son caractère ni dans ses rapports avec le roi, ce qu'il falloit pour le remplacer[33]: aussi firent-ils de vains efforts pour demeurer les maîtres des affaires. Dirigée par l'évêque de Luçon, qui seul avoit toute sa confiance, la reine-mère ne tarda point à rentrer dans le conseil, où elle se conduisit avec une prudence et une modération qui la remirent entièrement dans les bonnes grâces du roi. La cour étoit alors de retour à Paris, et l'on y délibéroit sur le dernier parti à prendre à l'égard des protestants: la question étoit de savoir si l'on continueroit la guerre, ou s'il étoit plus avantageux de leur accorder la paix. Le prince de Condé fit prévaloir le premier avis, vers lequel le roi étoit naturellement porté; et en effet leur audace, depuis la levée du siége de Montauban, n'avoit plus de frein: à Montpellier ils s'étoient déclarés en révolte ouverte; ils avoient repris l'offensive en Languedoc et en Guyenne, où ils assiégeoient les villes, pilloient les églises, ravageoient les campagnes, et résistoient avec acharnement aux troupes royales partout où elles se présentoient pour les comprimer. M. de Soubise dévastoit le Poitou avec une armée de six mille hommes; et la ville de La Rochelle, centre et boulevard de tout le parti, levoit des soldats en son propre nom, et exerçoit insolemment tous les droits de la souveraineté.
(1622) La guerre étant donc résolue, le roi partit, accompagné de sa mère, qui, ne voulant pas exposer à de nouvelles chances périlleuses le crédit que les circonstances venoient de lui rendre, croyoit prudent de ne point rester éloignée de lui. Le projet de Louis avoit d'abord été de se rendre par Lyon dans le Languedoc: la désobéissance du duc d'Épernon, qui refusa de sortir de ses gouvernements[34] pour porter des secours aux troupes royales dans le Poitou, força ce prince de prendre sa route par cette province. Il y trouva plus de résistance que jusqu'alors les rebelles ne lui en avoient opposé: il lui fallut livrer de nombreux combats; il assista de sa personne à plusieurs siéges très-meurtriers, dans lesquels il commença à donner des preuves de cette intrépidité extraordinaire qui lui étoit naturelle; et que l'on doit encore considérer comme un des traits frappants et singuliers d'un caractère où tant de foiblesses et si étranges se laissoient apercevoir[35]. Tout cédant enfin à son courage et à la supériorité de ses armes, il arriva avec son armée victorieuse devant la ville de Montpellier, que le duc de Montmorenci tenoit depuis long-temps bloquée et dont le siége lui étoit réservé. Ce fut là qu'il apprit l'entrée en France d'un corps considérable d'Allemands sous les ordres du comte de Mansfeld, qui, ne pouvant plus tenir en Allemagne, où il s'étoit fait l'auxiliaire de l'électeur palatin contre l'empereur[36], cherchoit un moyen d'en sortir et de faire subsister ses soldats. C'étoient les ducs de Bouillon et de Rohan qui l'avoient engagé à tenter cette invasion; et à ces traités sacriléges qui appeloient ainsi l'étranger dans le sein du royaume pour les soutenir dans leur rébellion, on pouvoit reconnoître les protestants. Le duc de Lorraine lui ayant ouvert un passage à travers ses états, Mansfeld entra en France par la Champagne; et l'alarme se répandit bientôt jusqu'à Paris, où la reine-mère, qu'une indisposition avoit d'abord retenue à Nantes, étoit retournée avec une partie du conseil, et où elle commandoit en l'absence de son fils. Toutefois cette alarme dura peu: plus habile à piller et à détruire qu'à commander une armée, Mansfeld, qui d'abord avoit pu négocier avec le duc de Nevers envoyé contre lui, et qui n'avoit pas su le faire à propos, vit son armée se mutiner et se désorganiser au premier échec qu'elle éprouva; et à peine entré dans nos provinces, fut forcé d'en sortir honteusement et en fugitif. Pendant ce temps, la guerre continuoit avec acharnement dans le Languedoc; les protestants se défendoient en désespérés dans leurs villes; il falloit les prendre presque toutes d'assaut, et des exécutions sanglantes étoient le prix de cette résistance furieuse et obstinée.
Cependant, de l'un et de l'autre côté, on étoit las de la guerre et inquiet de ses résultats. Les protestants connoissoient l'infériorité de leurs forces, et voyoient que, dans une semblable lutte, ils devoient finir par succomber. Louis n'étoit point sans s'apercevoir que de semblables triomphes alloient à la ruine de son royaume; et dans une guerre ainsi poussée à outrance, craignoit, de la part de ces sectaires, les effets de leur fanatisme et de leur désespoir. Il avoit essayé d'abord de les diviser, et déjà plusieurs de leurs principaux chefs avoient consenti à faire leurs traités particuliers; mais ce fut inutilement que l'on tenta de gagner le duc de Rohan; le plus considérable de tous: il continua de rejeter et avec la même fermeté toutes les offres qui lui furent faites tant pour lui que pour les siens, et voulut un traité général. Il fallut céder; et Lesdiguères, depuis peu connétable et à qui son retour à la foi catholique avoit enfin valu cette dignité suprême, fut le principal négociateur de ce nouveau traité, qui fut signé immédiatement après la reddition de la ville de Montpellier. On y confirma l'édit de Nantes dans toutes ses clauses; il y eut amnistie générale, et les protestants y conservèrent à peu près toutes les anciennes concessions qu'ils avoient successivement obtenues.
(1623, 24) C'est ici que les voies commencent à s'ouvrir pour Richelieu, et qu'on le voit enfin paroître avec quelque éclat sur ce grand théâtre de la cour, qu'il ne devoit plus quitter, où il alloit bientôt occuper le premier rang et fixer tous les regards. Nous avons vu comment, avec une adresse qui ne fut jamais sans dignité, il avoit su se ménager entre les partis qui divisoient la cour, et se concilier les ennemis de la reine sans manquer à ce qu'il lui devoit, et sans perdre un seul instant les justes droits qu'il avoit à sa confiance et à son attachement. Cette faveur dont il jouissoit auprès d'elle s'accroissant de jour en jour, il dut aux sollicitations pressantes de cette princesse d'être compris dans une promotion de cardinaux que fit le pape Grégoire XV; et ce fut à Lyon, où le roi passa à son retour de cette campagne, qu'il reçut de la main de sa majesté les insignes de sa nouvelle dignité. La cour étoit alors troublée par les intrigues, et les tracasseries des ministres, qui cherchoient à se supplanter les uns les autres[37], divisés entre eux par leurs intérêts particuliers, réunis dans un seul intérêt commun, qui étoit de ranimer l'ancienne méfiance du roi contre sa mère, et d'empêcher que, rentrant au conseil, elle n'y ramenât avec elle le nouveau cardinal dont ils avoient déjà reconnu la supériorité, et qu'ils redoutoient tous comme leur rival le plus dangereux. Ce fut un jeu pour celui-ci de renverser des hommes aussi foibles et aussi malhabiles. Dirigée par un guide d'un esprit si pénétrant et qui avoit une si profonde expérience de la cour et du maître dont il s'agissoit de s'emparer, Marie de Médicis reprit en peu de temps auprès de son fils le crédit qu'elle avoit perdu; provoqua la disgrâce des Sillerys, qui étoient les deux antagonistes de son favori; gagna le marquis de La Vieuville, qui avoit toute la confiance du roi, ou plutôt le força, malgré ses répugnances et les craintes que lui inspiroit Richelieu, à combattre avec elle les préventions que le roi avoit contre celui-ci, et dans cette dernière révolution qu'éprouvoit alors le ministère, à permettre qu'enfin l'entrée du conseil lui fût ouverte. Par un dernier trait d'habileté, Richelieu, qui étoit ainsi parvenu à se faire offrir la place qu'il faisoit solliciter, feignit d'abord de refuser ce qu'il désiroit avec tant d'ardeur; et tranquillisant ainsi tant d'esprits ombrageux sur cette soif d'ambition dont il étoit dévoré, et dont il avoit laissé entrevoir des indices que l'œil du roi lui-même n'avoit point laissé échapper, il prit d'abord la dernière place au conseil et parut disposé pour long-temps à s'en contenter; mais les fautes que commettoit La Vieuville ayant bientôt amené sa disgrâce, il arriva que, dans un si court intervalle, aucun des ministres n'étoit déjà plus en mesure de lui disputer la première; et dès ce moment commença cette partie du règne de Louis XIII, que l'on peut à plus juste titre appeler le règne de Richelieu.
Nous ne suivrons point cet homme extraordinaire dans tous les détails de sa vie publique; ils sont immenses: les événements qui s'y accumulent sont au nombre des plus célèbres et des plus éclatants que présentent nos annales; ils ont rempli l'Europe, et l'histoire en est tracée partout. Mais si les faits sont bien connus, il s'en faut que la politique qui les fit naître ait été appréciée ce qu'elle est en effet; que les conséquences en aient été bien saisies: c'est là ce qui demande toute notre attention.
Jetons donc un coup d'œil sur l'état de la société en France, tel que nous le présentent ces premières années du règne de Louis XIII.
Cet état étoit au fond le même que sous les règnes précédents; et la main vigoureuse de Henri IV, qui avoit un moment arrêté les progrès du mal, étant venu à défaillir, tous les symptômes de dissolution sociale avoient reparu. Les trois oppositions que nous avons déjà signalées (les grands, les protestants, le parlement qui représentoit l'opposition populaire) s'étoient à l'instant même relevées pour recommencer leur lutte contre le pouvoir; et ce pouvoir que les Guises, les derniers qui aient compris la monarchie chrétienne, avoient vainement tenté de rattacher à l'autorité spirituelle par tous les liens qui pouvoient le soutenir et le ranimer, s'obstinant à en demeurer séparé, à chercher dans ses propres forces le principe et la raison de son existence, ainsi assailli de toutes parts, se trouvoit en péril plus qu'il n'avoit jamais été, étant remis entre les mains d'une foible femme et d'un roi enfant.
Or, comme c'est le propre de toute corruption d'aller toujours croissant lorsqu'une force contraire n'en arrête pas les progrès, il est remarquable que ce que l'influence des Guises, aidée des circonstances où l'on se trouvoit alors, avoit su conserver de religieux dans la société politique, s'étoit éteint par degré, ne lui laissant presque plus rien que ce qu'elle avoit de matériel.
Et en effet, sous les derniers Valois, au milieu du machiavélisme d'un gouvernement qui avoit fini par se jeter dans l'indifférence religieuse et dans tous les égarements qui en sont la suite, nous avons vu se former, parmi les grands, un parti qui, sous le nom de politique, s'étoit placé entre les catholiques et les protestants, n'admettant rien autre chose que ce matérialisme social dont nous venons de parler, et s'attachant au monarque uniquement parce qu'il étoit le représentant de cet ordre purement matériel. Nous avons vu en même temps un prince insensé préférer ce parti à tous les autres[38], sa politique sophistique croyant y voir un moyen de combattre à la fois l'opposition catholique qui vouloit modérer son pouvoir, et l'opposition protestante qui cherchoit à le détruire.
Mais ce parti machiavélique n'avoit garde de s'arrêter là: des intérêts purement humains l'avoient fait naître; il devoit changer de marche au gré de ces mêmes intérêts. On le vit donc s'élever contre le roi lui-même après avoir été l'auxiliaire du roi, s'allier tour à tour aux protestants et aux catholiques, selon qu'il y trouvoit son avantage; et l'État fut tourmenté d'un mal qu'il n'avoit point encore connu. Aidés de la foi des peuples et de la conscience des grands, que cette contagion n'avoit point encore atteints, ces Guises, qu'on ne peut se lasser d'admirer, eussent fini par triompher de ce funeste parti: le dernier d'eux étant tombé, il prédomina.
Chassé de la société politique, la religion avoit son dernier refuge dans la famille et dans la société civile. En effet l'opposition populaire étoit religieuse, et par plusieurs causes qui plus tard se développeront d'elles-mêmes, devoit l'être long-temps encore; mais par une inconséquence qui partoit de ce même principe de révolte contre le pouvoir spirituel, principe qui avoit corrompu en France presque tous les esprits, les parlementaires, véritables chefs du parti populaire, refusant de reconnoître le caractère monarchique de ce pouvoir et son infaillibilité, cette opposition étoit tout à la fois religieuse et démocratique, c'est-à-dire également prête à se soulever contre les papes et contre les rois; et elle devoit devenir plus dangereuse contre les rois et les papes, à mesure que la foi des peuples s'affoibliroit davantage: or, tout ce qui les environnoit devoit de plus en plus contribuer à l'affoiblir.
Quant aux protestants, leur opposition doit être plutôt appelée une véritable révolte: ou fanatiques ou indifférents (car ils étoient déjà arrivés à ces deux extrêmes de leurs funestes doctrines), ils s'accordoient tous en ce point qu'il n'y avoit point d'autorité qui ne pût être combattue ou contestée, chacun d'eux mettant au-dessus de tout sa propre autorité. C'étoient des républicains, ou plutôt des démagogues qui conjuroient sans cesse au sein d'une monarchie.
Un principe de désordre animant donc ces trois oppositions (et nous avons déjà prouvé que la seule résistance qui soit dans l'ordre de la société, est celle de la loi divine, opposée par celui-là seul qui en est le légitime interprète aux excès et aux écarts du pouvoir temporel[39]; parce que, nous le répétons encore, et il ne faut point se lasser de le redire, cette loi est également obligatoire pour celui qui commande et pour ceux qui obéissent, devenant ainsi le seul joug que puissent légalement subir les rois, et la source des seules vraies libertés qui appartiennent aux peuples), par une conséquence nécessaire de ce désordre, tout tendoit sans cesse dans le corps social à l'anarchie, de même que dans le pouvoir il y avoit tendance continuelle au despotisme, seule ressource qui lui restât contre une corruption dont lui-même étoit le principal auteur. Pour faire rentrer les peuples dans la règle, il auroit fallu que les rois s'y soumissent eux-mêmes: ne le voulant pas, et n'ayant pas en eux-mêmes ce qu'il falloit pour régler leurs sujets, ils ne pouvoient plus que les contenir. Né au sein du protestantisme, dont il avoit sucé avec le lait les doctrines et les préjugés, peut-être Henri IV ne possédoit-il pas tout ce qu'il falloit de lumières pour bien comprendre la grandeur d'un tel mal, et sa politique extérieure, que nous avons déjà expliquée, sembleroit le prouver[40]; peut-être l'avoit-il compris jusqu'à un certain point, sans avoir su reconnoître quel en étoit le véritable remède, ou, s'il connoissoit ce remède, ne jugeant pas qu'il fût désormais possible de l'appliquer. Quoi qu'il en soit, son courage, son activité, sa prudence, n'eurent d'autre résultat que de lui procurer l'ascendant nécessaire pour contenir ces résistances, ou rivales ou ennemies de son pouvoir; et leur ayant imposé des limites que, tant qu'il vécut, elles n'osèrent point franchir, il rendit à son successeur la société telle qu'il l'avoit reçue des rois malheureux ou malhabiles qui l'avoient précédé.
Sous l'administration foible et vacillante d'une minorité succédant à un règne si plein d'éclat et de vigueur, ces oppositions ne tardèrent point à reparoître avec le même caractère, et ce que le temps y avoit ajouté de nouvelles corruptions. De la part des grands, il n'y a plus pour résister au monarque ni ces motifs légitimes, ni même ces prétextes plausibles de conscience et de croyances religieuses qui, sous les derniers règnes, les justifioient ou sembloient du moins les justifier: ces grands veulent leur part du pouvoir; ils convoitent les trésors de l'état; ils sont à la fois cupides et ambitieux. Aveugle comme tout ce qui est passionné, cette opposition aristocratique essaie de soulever en sa faveur l'opposition populaire, soit qu'elle provoque une assemblée d'états-généraux, soit qu'elle réveille dans le parlement cet ancien esprit de mutinerie et ces prétentions insolentes qui, dès que l'occasion lui en étoit offerte, ne manquoient pas aussitôt de se reproduire. On la voit s'allier à l'opposition protestante avec plus de scandale qu'elle ne l'avoit fait encore; et, se fortifiant de ces divisions, celle-ci marche vers son but avec toute son ancienne audace, des plans mieux combinés, plus de chances de succès, et ne traite avec tous les partis que pour assurer l'indépendance du sien. Enfin la cour elle-même, ainsi assaillie de toutes parts, ayant fini par se partager entre un jeune roi que ses favoris excitoient à se saisir d'un pouvoir qui lui appartenoit, et sa propre mère qui vouloit le retenir, le désordre s'accroissoit encore de ces scandaleuses dissensions.
Et qu'on ne dise point que les mêmes désordres reparoissent à toutes les époques où le gouvernement se montre foible, et qu'en France les minorités furent toujours des temps de troubles et de discordes intestines: ce seroit n'y rien comprendre que de s'arrêter à ces superficies. Dans ces temps plus anciens, et, en apparence, plus grossiers, les désordres que les passions politiques excitoient dans la société n'avoient ni le même principe ni les mêmes conséquences: la corruption étoit dans les cœurs plus que dans les esprits; et lorsque ces passions s'étoient calmées, des croyances communes rétablissoient l'ordre comme par une sorte d'enchantement, ramenant tout et naturellement à l'unité[41]. On voyoit le régulateur suprême de la grande société catholique, le père commun des fidèles (et les témoignages s'en trouvent à presque toutes les pages de l'histoire), s'interposant sans cesse entre des rois rivaux, entre des sujets rebelles et des maîtres irrités. Sa voix puissante et vénérable finissoit toujours par se faire entendre; et, grâce à son intervention salutaire, cette loi divine et universelle qui est la vie des sociétés, reprenoit toute sa puissance. Maintenant cette grande autorité étoit presque entièrement méconnue: les croyances communes, seul lien des intelligences, étoient impunément attaquées, minées de toutes parts par le principe de l'hérésie protestante, dissolvant le plus actif qui, depuis le commencement du monde, eût menacé l'existence des nations; le pouvoir temporel s'étant privé de son seul point d'appui, devenoit violent ne pouvant plus être fort, et se conservoit ainsi pour quelque temps par ce qui devoit achever de le perdre; de même, et par une conséquence nécessaire, l'obéissance dans les sujets se changeoit en servitude, ce qui les tenoit toujours préparés pour la révolte; et dès que cet ordre factice et matériel étoit troublé, ce n'étoit plus d'une crise passagère, mais d'un bouleversement total que l'État étoit menacé, et l'existence même de la société étoit mise sans cesse en question.
Le mal étoit-il donc dès lors sans ressource; et ce germe de mort que non-seulement la France, mais toute l'Europe chrétienne portoit dans son sein, étoit-il déjà si actif et si puissant, qu'il fût devenu impossible de l'étouffer? C'est là une question qu'il n'est donné peut-être à personne de résoudre; mais, ce qui est hors de doute, c'est qu'il appartenoit à la France, plus qu'à toute autre puissance de la chrétienté, de tenter cette grande et sainte entreprise, de donner au monde chrétien l'exemple salutaire de rentrer dans les anciennes voies; et tout porte à croire que d'autres nations l'y auroient suivie. Voilà que les circonstances portent à la tête des affaires, à travers mille obstacles qu'il a su vaincre avec la plus rare habileté, un homme d'une grande capacité et d'un grand caractère: il a saisi d'une main ferme le timon de l'État; et pour la première fois depuis le commencement du nouveau règne, les factions qui l'agitent commencent à sentir le poids d'une volonté. Cet homme est un prince de l'église: on doit croire qu'il est nourri de ses maximes, qu'il en comprend la politique, que c'est sous son ministère que s'arrêteront les progrès du mal, que s'opèrera peut-être une révolution entière dans le système funeste qui, depuis deux siècles, détruit la société. Rien de tout cela n'arrivera: cet esprit si pénétrant demeurera sans intelligence pour toutes ces choses; cette volonté si inflexible ne déploiera son énergie que pour fortifier et accroître un si grand mal; cette activité si prodigieuse, que pour le répandre partout et le rendre à jamais irrémédiable: Richelieu sera à lui seul plus funeste à la société que tous ceux qui ont gouverné avant lui.
Dès les commencements de son administration, il laissa entrevoir quelle seroit sa politique relativement aux affaires générales de l'Europe: mais il falloit se rendre le maître dans l'intérieur avant de songer à exercer au dehors une véritable influence; et, destinés à nous trouver presque toujours en contradiction avec les historiens qui nous ont précédé, nous le louerons de ce qu'il fit pour y parvenir, lorsque, sous ce rapport, la plupart d'entre eux l'ont dénigré[42]. Le désordre étoit alors à son comble, et nous ne pouvons l'exprimer plus vivement qu'en empruntant ses propres paroles. «Lorsque votre majesté, dit-il au roi dans son testament politique[43], se résolut de me donner en même temps et l'entrée de ses conseils et grande part à sa confiance, je puis dire avec vérité que les huguenots partageoient l'État avec elle; que les grands se conduisoient comme s'ils n'eussent pas été ses sujets, et les plus puissants gouverneurs de province, comme s'ils eussent été souverains en leurs charges... Je puis dire que chacun mesuroit son mérite par son audace; qu'au lieu d'estimer les bienfaits qu'ils recevoient de votre majesté par leur propre prix, ils n'en faisoient cas qu'autant qu'ils étoient proportionnés au déréglement de leur fantaisie; et que les plus entreprenants étoient estimés les plus sages, et se trouvoient souvent les plus heureux.» Il s'étoit proposé de remédier efficacement à de si grands abus; et il avoit promis au roi d'employer toute son industrie et toute l'autorité qui lui étoit confiée «pour ruiner le parti huguenot, rabaisser l'orgueil des grands, réduire ses sujets dans les bornes de leur devoir, et relever son nom dans les nations étrangères au point où il devoit être[44].»
Il marcha donc constamment vers ce double but avec un courage et une persévérance que rien ne put ébranler, au milieu de périls et d'obstacles qu'une âme aussi forte et une volonté aussi inflexible pouvoient seules surmonter. Tant qu'il le jugea nécessaire, il dissimula avec les huguenots, dont les révoltes et les insolences alloient toujours croissant: pour pouvoir en finir avec ces sectaires, il lui falloit terminer ou du moins suspendre les guerres extérieures dont ils savoient si bien profiter, remettre l'ordre dans les finances, relever la marine françoise, qui, dans une si grande entreprise, lui devoit être un si puissant auxiliaire. Il y parvint; et tout étant ainsi préparé, ses projets éclatèrent au milieu d'une conspiration de la cour soulevée presque tout entière contre lui, conspiration qui menaçoit sa vie et le roi lui-même des derniers attentats[45]. Les chefs du complot, et parmi eux des princes du sang, sont arrêtés[46]; ceux des conjurés qui avoient des gouvernements de provinces en sont à l'instant même dépouillés; le duc d'Anjou, dont ils avoient fait le prétexte et l'instrument de leurs machinations, est forcé de se soumettre[47], et, dans la frayeur dont il est saisi, déclare lui-même ses complices; un de ces grands, le prince de Chalais, monte sur l'échafaud, et ses pareils commencent à reconnoître que leurs rébellions ne sont pas privilégiées, que leurs personnes ne sont pas inviolables. Ce coup, frappé à propos, en impose: le siége de La Rochelle, qui n'eût jamais été entrepris si la terreur ne se fût pas mise parmi les ennemis du cardinal, est commencé, poursuivi, achevé sous la direction même du ministre, malgré toutes les difficultés que présentoit une position jusque là jugée inexpugnable, tous les dangers que faisoit renaître sans cesse une résistance désespérée, et tous les obstacles qu'osoit y apporter encore cette faction des grands qui ne vouloit pas que la ville fût prise, parce que son ambition avoit besoin de l'existence des protestants. Ce boulevard du protestantisme tombe enfin: alors tout prend dans cette guerre, jusqu'alors si périlleuse, une marche prompte et décisive. Une année se passe à peine que le parti huguenot est forcé partout de se remettre à la discrétion du vainqueur, humilié par ses continuelles défaites, dompté par le sac de ses villes, par le supplice de ses chefs, réduit à vivre désormais tranquille et soumis au milieu de ses forteresses démolies et ouvertes de toutes parts[48]. L'entrée triomphante du cardinal dans Montauban fut la dernière scène de ce grand événement.
Tout n'étoit pas fini pour l'heureux ministre: la cabale de la cour, un moment déconcertée par des succès si éclatants, n'en devint que plus furieuse et plus ardente contre lui, lorsqu'après l'événement de la guerre de Mantoue[49], non moins glorieux pour les armes du roi, elle le vit si avant dans la faveur de son maître, que tout pouvoir lui étoit donné, et qu'il falloit que tout pliât sous ses volontés. La reine-mère, qui l'avoit protégé tant qu'elle avoit cru trouver en lui un instrument de cette ambition puérile dont elle étoit possédée de se mêler sans cesse des intrigues du cabinet et des affaires de l'état, se déclare dès ce moment son ennemie la plus acharnée. Gaston, que sa qualité d'héritier du trône rendoit alors plus considérable qu'il ne le fut depuis, unit ses ressentiments à ceux de sa mère: tout se rallie autour de ces deux personnages éminents; le roi seul défend son ministre; et cependant, poursuivi par les larmes et par les emportements de la reine, il chancèle un moment, et l'on espère qu'il va l'abandonner; Richelieu lui-même se croit perdu, et fait les préparatifs de sa retraite. Tout change de face en un seul jour, que l'histoire a rendu célèbre sous le nom de journée des dupes. Le cardinal a avec le roi une entrevue qu'il croit la dernière: il en sort plus puissant et plus redoutable que jamais; et, vainqueur de ses ennemis, il sait profiter de la victoire. L'obstination et la conduite imprudente de Marie de Médicis lui servent à aigrir contre elle l'esprit de son fils, qui finit par s'en éloigner sans retour, lorsqu'il la voit attirer la jeune reine dans son parti et mêler l'Espagne à toutes ces querelles. Cependant la haine froide et profondément calculée du ministre demandoit, au milieu de cette cour, presque entière conjurée contre lui, une victime dont la chute y répandît l'effroi et la consternation: le maréchal de Marillac fut celle qu'il choisit. Celui-ci étoit coupable sans doute, mais non pas assez pour porter sa tête sur un échafaud, si la vengeance du cardinal ne l'eût poursuivi. Avant même qu'on l'eût arrêté, le garde-des-sceaux son frère avoit déjà été disgracié et exilé. Le procès du maréchal, qui fut long, n'étoit pas encore terminé[50], que Gaston, dont Richelieu s'étoit ressaisi un moment par le moyen de ses favoris, se déclare de nouveau contre lui au gré de ces mêmes favoris: les ennemis du ministre croient enfin avoir trouvé une dernière occasion de le perdre; et pour rendre cette occasion décisive, leurs conseils, et particulièrement ceux de la reine-mère, poussent le foible prince à faire un éclat, à quitter la cour et à se mettre ouvertement à la tête du parti qui demandoit la disgrâce et l'exil de Richelieu. La cabale s'agite alors avec plus de violence que jamais, et conçoit de cette retraite les plus grandes espérances; il en fut autrement: ce que Marie de Médicis avoit considéré comme un moyen de reprendre son ancien ascendant, fut précisément ce qui acheva de la perdre. D'accord avec son ministre, qui désormais le menoit à son gré, le roi exile sa mère à Compiègne, où, de même qu'à Blois, elle est gardée à vue et traitée en prisonnière. Tous ses confidents sont exilés ou arrêtés. Gaston continuant de cabaler à Orléans, où il s'étoit renfermé, son frère marche contre lui à la tête d'une armée, le suit dans sa fuite jusqu'en Bourgogne, et le force à sortir de France et à se réfugier en Lorraine. Le maréchal de Bassompierre, qui avoit trempé dans ce dernier complot, est enfermé à la Bastille, où il seroit resté jusqu'à la fin de ses jours, si Richelieu ne fût mort avant lui; le duc de Guise, autre partisan de Gaston, se hâte de se retirer dans son gouvernement, et n'évite qu'en s'exilant lui-même volontairement le ressentiment du cardinal; enfin Marie de Médicis s'échappe de sa prison, ou, pour mieux dire, l'habile ministre s'en débarrasse en la laissant échapper. Elle se retire aux Pays-Bas, et quitte ainsi follement la France, où il étoit bien résolu de ne la jamais laisser rentrer. Dès ce moment la cour, déserte de tous ses ennemis, se peuple de ses flatteurs et de ses créatures; Richelieu est maître absolu, maître sans rivaux et sans contradicteurs: c'est alors qu'il achève de se faire connoître, que son regard embrasse l'Europe, et que sa funeste politique se développe à tous les yeux.
Abaisser la maison d'Autriche, c'est-à-dire détruire autant qu'il étoit en lui la seule puissance qui, de concert avec la France, pût soutenir la société chrétienne, la défendre contre l'ennemi redoutable dont elle étoit pressée de toutes parts, et qui pénétroit, pour ainsi parler, jusque dans ses entrailles, tel étoit le projet qu'avoit depuis long-temps conçu un prince de l'église catholique, apostolique et romaine; et ce projet, il le poursuivit, comme tout ce qu'il entreprenoit, avec une constance, une activité, une vigueur, que l'on pourroit trouver admirables s'il s'étoit proposé un autre but, mettant l'Europe en feu et la France elle-même en péril pour y réussir, et y employant des moyens qui passent en perversité tous ceux que la corruption des règnes précédents avoit pu imaginer.
Certes, la politique de la maison d'Autriche, au milieu de ces graves circonstances, est loin de mériter des éloges: c'étoit celle de son temps; et, pour nous servir d'une expression devenue fameuse de nos jours, elle marchoit avec son siècle, et s'enfonçoit autant qu'il étoit en elle dans les intérêts purement matériels de la société. Nous avons fait voir quelle avoit été la folle ambition de Philippe II, sa conduite cauteleuse envers la France, et, dans nos guerres de religion, l'hypocrisie de son zèle religieux. Sous ses successeurs, ces dispositions hostiles et cette marche insidieuse n'avoient point changé: le cabinet d'Espagne surtout n'avoit point cessé, autant qu'il étoit en lui, de fomenter nos discordes intestines, dans l'espoir insensé d'en faire son profit. Mais, quoi qu'il en pût être de ses fausses maximes et des artifices de sa politique, il n'en est pas moins vrai de dire que, par la position où la Providence l'avoit placée et malgré les fautes qu'elle n'avoit cessé de commettre, la maison d'Autriche se trouvoit en Europe à la tête du parti catholique et l'ennemie naturelle de tous ses ennemis. En Allemagne elle étoit établie comme un boulevard de la chrétienté contre les protestants et les sectateurs de Mahomet; et, tandis qu'elle y contenoit l'hérésie protestante par la terreur de ses armes; que, s'étendant par-delà les confins de l'Italie, elle l'empêchoit de pénétrer dans le centre même de la société religieuse, ses tribunaux ecclésiastiques lui fermoient l'entrée de la péninsule, et l'étouffoient à l'instant même dans son germe, dès qu'elle osoit s'y montrer. Sans cesse attentifs à ce qui se passoit au milieu du monde chrétien, les papes, dont l'œil pénétrant avoit saisi toute l'étendue du mal, mettoient dans cette royale famille leurs plus chères espérances; et, portant d'un autre côté leurs regards sur ces rois de France, qu'ils appeloient toujours les fils aînés de l'Église, ils voyoient et avoient raison de voir, dans l'union de ces deux puissances, le salut de la chrétienté. C'étoit vers cette union salutaire que se portoient tous leurs désirs; c'étoit pour la former qu'ils mettoient en jeu tous les ressorts de leur politique, qu'ils employoient ce reste d'influence que le respect humain leur avoit encore conservé dans les affaires générales de l'Europe. Ils crurent un moment avoir atteint ce but par le mariage de Louis XIII avec une infante; et, si la France eût eu à la tête de ses affaires un autre homme que Richelieu, peut-être y seroient-ils parvenus[51].
Mais depuis que ce royaume étoit gouverné par les maximes qui tendoient à séparer sans cesse la politique de la religion, il ne s'étoit point encore rencontré un esprit plus imbu de ces doctrines dangereuses, plus habile à les réduire en système, plus ardent à les mettre en pratique, que ce trop fameux ministre. Déjà, et dès le commencement de son ministère, il avoit fait voir, dans l'affaire de la Valteline, quels étoient ses principes politiques et dans quelles voies il étoit résolu de marcher[52]; dès lors on l'avoit vu opposer aux dangers qui menaçoient la religion catholique la raison d'état, et donner sujet de faire au roi très-chrétien ce reproche que, tandis que ses armes étoient employées d'un côté à détruire l'hérésie dans son royaume, de l'autre, elles l'aidoient à se relever dans les pays étrangers.
La maison d'Autriche, disent les apologistes de Richelieu, tendoit à la monarchie universelle; il falloit arrêter une ambition qui n'avoit plus de bornes. Cette accusation vague, si souvent répétée et si légèrement crue parce qu'elle n'a été que foiblement contredite, tombe d'elle-même dès que l'on considère avec un peu d'attention et la situation de l'Europe et celle de cette famille souveraine. Placée en Allemagne à la tête d'une confédération de petits souverains, sous la condition expresse de protéger leurs droits et de garder leurs constitutions, nul d'entre eux n'eût été disposé à l'aider dans ses projets dont le résultat eût été de les asservir eux-mêmes; et Ferdinand II venoit de l'éprouver, lorsque, après avoir abattu deux ligues protestantes qui s'étoient formées contre lui, il s'étoit vu arrêter dans ses projets de domination absolue par les électeurs catholiques eux-mêmes, qui vouloient que l'empereur fût le protecteur et non le maître de l'empire[53]. Impuissante de ce côté pour exécuter des projets aussi gigantesques, que pouvoit-elle en Espagne, en Italie et dans les Pays-Bas? On l'a vu sous Charles-Quint, lequel cependant réunissoit sur sa tête toutes ces couronnes depuis divisées, lorsque, après la bataille de Pavie, la France sembloit être réduite aux dernières extrémités; on l'a vu, sous Philippe II, lorsqu'elle étoit déchirée par les partis, et d'un bout à l'autre livrée à toutes les horreurs de la guerre civile. Ni par leurs intrigues, ni par la force de leurs armes, ces princes si habiles et si puissants n'avoient pu venir à bout de se maintenir dans une seule de ses provinces. Étoit-ce, lorsque le dernier coup venoit d'être porté dans ce royaume au protestantisme, lorsque l'autorité royale y avoit repris toute sa force au milieu des partis abattus, que l'on pouvoit sérieusement en craindre la conquête par le roi d'Espagne? Non; cette crainte chimérique eût été indigne de Richelieu: c'étoit un sujet ambitieux qui vouloit se rendre nécessaire à son maître en concevant des projets que lui seul sembloit capable d'exécuter; et c'étoit parce qu'il n'avoit point d'autre conscience politique que celle des intérêts matériels de la France, qu'il avoit conçu de semblables projets.
Ainsi donc, cherchant de toutes parts des ennemis à la maison d'Autriche et n'en trouvant point de plus ardents contre elle que les princes protestants d'Allemagne; les voyant, dans ce moment même, plus irrités que jamais contre l'empereur Ferdinand, qui usoit, plus violemment peut-être que ne l'eût voulu une sage politique, des avantages que lui donnoit cette suite continuelle de victoires[54] qu'il devoit au génie de Walstein, et dont l'éclat étoit tel que le souverain lui-même qui en recueilloit le fruit, étoit importuné de la gloire de son sujet; s'apercevant que le mécontentement avoit gagné jusqu'aux princes catholiques, que les entreprises et les manières trop hautaines du chef de l'empire commençoient à alarmer pour leurs propres priviléges, il jeta les yeux sur le roi de Suède qu'on lui avoit représenté comme un homme supérieur, comme un chef propre à rendre formidable la ligue nouvelle qu'il vouloit former contre l'empereur. Bien qu'il ait cru devoir s'en défendre, lorsque la clameur publique l'accusa d'avoir excité un prince protestant à entrer à main armée dans un pays catholique, il est certain que ce fut Richelieu lui-même qui l'y poussa, après avoir ménagé un accommodement entre lui et Sigismond, roi de Pologne, qui lui disputoit la couronne de Suède, et que ce prince entreprenant étoit venu chercher et combattre jusque dans ses propres états. Par suite d'un traité signé avec la France, Gustave aborda sur les côtes de la Poméranie le 24 juin 1630; et alors commença cette partie de la guerre de trente ans qui est désignée sous le nom de Période suédoise.
Qui n'en connoît les succès, les revers, les désastres effroyables? Le héros de la Suède entra comme un torrent en Allemagne: la ligue protestante à la tête de laquelle s'étoit mis l'électeur de Saxe, après avoir un moment balancé à se joindre à lui, et comme si elle eût craint de se donner un nouveau maître, finit par se rallier sous ses drapeaux; et la ligue catholique étant demeurée indécise, rien ne s'opposa d'abord à la marche du vainqueur. Il prend sa revanche du sac de Magdebourg[55] à la bataille de Leipzic, où il remporte une victoire complète sur le féroce Tilly. De là, tandis que les Saxons pénétroient en Bohème et en Silésie, il parcourt rapidement les provinces de Franconie, du Haut-Rhin, de Souabe et de Bavière, toutes les villes lui ouvrant leurs portes, et tous les princes protestants s'empressant de faire alliance avec lui. Il passe ensuite le Rhin à Oppenheim, force le 15 avril 1632 le passage du Lech[56]; et le 17 mai suivant il entre triomphant dans Munich. C'est alors que Ferdinand, naguère au faîte de la puissance, est réduit à la dure extrémité de s'humilier à son tour devant le sujet orgueilleux dont il avoit abaissé l'orgueil; et Walstein lui fait acheter aux conditions les plus dures la grâce qu'il veut bien lui faire de reprendre le commandement de ses armées. Sa première opération est de chasser les Saxons de la Bohème; puis il transporte le théâtre de la guerre en Saxe, pour forcer le roi de Suède à quitter la Bavière. Bientôt les deux armées ennemies sont en présence à Lutzen: la bataille s'engage; Gustave est tué au premier choc; mais les Suédois n'en sont pas moins vainqueurs; et Walstein, forcé de se retirer en Bohème, se contente d'en défendre l'entrée à l'armée victorieuse. C'est alors que la situation précaire où se trouvoit son souverain lui fait concevoir des projets ambitieux que Richelieu favorise, et dont il auroit profité sans la catastrophe tragique qui termina la vie de cet illustre ambitieux. Instruit qu'il le trahissoit, et impuissant à faire punir juridiquement un sujet devenu en quelque sorte le rival de son maître, Ferdinand le fit assassiner à Egra le 25 février 1634. Le roi de Hongrie paroît alors à la tête des armées impériales, et signale ses premières armes par la victoire de Nordlingue, où il écrase l'armée des confédérés. L'assemblée générale des états protestants, qui s'alloit réunir à Francfort-sur-le-Mein pour renouveler l'alliance avec la Suède, se dissipe d'elle-même à la première nouvelle de cette défaite; l'électeur de Saxe, l'ennemi le plus acharné de Ferdinand, est le premier à faire sa paix avec lui: et le traité de Prague, dans lequel le chef de l'empire reprit une partie de son ancien ascendant, ayant été accepté par la plupart des princes protestants, le parti Suédois parut abattu et ruiné sans retour[57].
Tant que ce parti avoit été triomphant, Richelieu, par un reste de pudeur, avoit tenu secrète l'alliance contractée entre la France et le chef de la ligue protestante; et, se renfermant dans une neutralité apparente, il offroit aux princes catholiques de l'Allemagne qui imploroient son secours contre un si terrible vainqueur, le partage de cette neutralité que Gustave rendoit impossible par les conditions intolérables auxquelles il vouloit la leur faire acheter. Dès que l'artificieux ministre vit la cause des Suédois sur le point d'être perdue, il leva le masque et se déclara ouvertement pour eux. Un nouveau traité est signé à Compiégne, le 28 avril 1635, entre Louis XIII et la reine Christine. La France traite en même temps avec les États-Unis, rompant ainsi la trève que ceux-ci étoient prêts à conclure avec l'Espagne; et chaque prince de l'union protestante est appelé à faire avec Richelieu son traité particulier. Maître de la Lorraine, dont il s'étoit emparé, n'ayant d'autre droit pour le faire que celui du plus fort,[58] celui-ci porte la guerre tout à la fois dans les Pays-Bas; dans les états héréditaires de l'Autriche, où il envoie une armée auxiliaire des armées protestantes; en Italie où il traite contre l'empereur avec les ducs de Savoie, de Parme et de Mantoue[59]. L'Europe entière est embrasée; et des résultats décisifs auroient pu seuls, même selon les règles de la politique humaine, justifier le ministre qui avoit allumé ce feu qu'il ne lui étoit pas donné de pouvoir éteindre. Ils furent loin de l'être: partout les succès sont contestés, partout les revers suivent les victoires. Les armées françoises entrent à diverses reprises dans le pays ennemi, et sont obligées d'en sortir; les ennemis de leur côté pénètrent en France sur plusieurs points, et les alarmes qu'ils causent se font ressentir jusqu'à Paris[60]. La Bourgogne, la Picardie, la Guienne, le Languedoc, sont tour à tour envahis et dévastés par les Impériaux ou par les Espagnols; les armées françoises envahissent et dévastent à leur tour les Pays-Bas, le Milanois, la Lorraine, la Franche-Comté, la Catalogne, la Cerdagne et le Roussillon. Le Portugal secoue le joug de l'Espagne et s'allie avec la France pour consolider l'indépendance qu'il venoit d'acquérir[61]. Pendant toute la vie de Richelieu, et six années encore après sa mort, l'Europe fut comme un vaste champ de bataille où parurent tour à tour les plus grands hommes de guerre qui eussent encore illustré les temps modernes[62], où l'on ne voit que villes prises et reprises, que batailles tour à tour gagnées et perdues, sans qu'il y ait un parti qui puisse décidément s'attribuer la victoire; mais les peuples souffrent et achèvent de se corrompre[63].
Les progrès de cette corruption furent d'autant plus rapides, que ce fut dans cette guerre fatale que parurent entièrement à découvert ces ressorts de la politique des princes chrétiens, uniquement fondée sur ce principe, qu'elle devoit être entièrement séparée de la religion, tandis que le fanatisme, qui est le caractère de toutes les sectes naissantes, produisoit parmi les princes protestants une sorte d'unité. Ainsi donc, ceux-là tendoient sans cesse à se diviser entre eux, parce qu'ils étoient uniquement occupés de leurs intérêts temporels; et ceux-ci, bien que leurs doctrines dussent incessamment offrir au monde ce matérialisme social dans ce qu'il a de plus désolant et de plus hideux, trouvoient alors, dans l'esprit de secte et dans une commune révolte contre les croyances catholiques, des rapports nouveaux et jusqu'alors inconnus qui les lioient entre eux, et de tous les coins de l'Europe attachoient à leurs intérêts politiques tous ceux qui partageoient leurs doctrines. Avant la réformation, les puissances du Nord étoient en quelque sorte étrangères à l'Europe; dès qu'elles l'eurent embrassée, elles entrèrent dans l'alliance protestante et, par une suite nécessaire, dans le système général de la politique européenne. «Des états qui auparavant se connoissoient à peine, dit un auteur protestant lui-même[64], trouvèrent, au moyen de la réformation, un centre commun d'activité et de politique qui forma entre eux des relations intimes. La réformation changea les rapports des citoyens entre eux et des sujets avec leurs princes; elle changea les rapports politiques entre les états. Ainsi un destin bizarre voulut que la discorde qui déchira l'église produisît un lien qui unît plus fortement les états entre eux[65].» Enfoncés dans ce matérialisme insensé, au moyen duquel ils achevoient de se perdre et de tout perdre, ces mêmes princes catholiques se croyoient fort habiles en se servant, au profit de leur ambition, de ce fanatisme des princes protestants, ne s'apercevant pas qu'il n'avoit produit entre eux cette sorte d'union politique que par ce qu'il y avoit en lui de religieux, et que c'étoit là un effet, singulier sans doute, mais naturel, inévitable même, de ce qui restoit encore de spirituel dans le protestantisme.
Ainsi donc, chose étrange, ce qui appartenoit à l'unité se divisoit; et il y avoit accord parmi ceux qui appartenoient au principe de division. Déjà on en avoit eu de tristes et frappants exemples dans les premières guerres que l'hérésie avoit fait naître en France: on avoit vu des armées de sectaires y accourir de tous les points de l'Europe au secours de leurs frères, chaque fois que ceux-ci en avoient eu besoin; tandis que le parti catholique n'y obtenoit de Philippe II que des secours intéressés, astucieusement combinés, quelquefois aussi dangereux qu'auroient pu l'être de véritables hostilités. La France en avoit souffert sans doute; mais, nous avons vu aussi que cette politique perverse n'avoit point réussi à son auteur.
L'histoire ne la lui a point pardonnée; cependant qu'il y avoit loin encore de ces manœuvres insidieuses à ce vaste plan conçu par une puissance catholique, qui, dans cette révolution dont l'effet étoit de séparer en deux parts toute la chrétienté, réunit d'abord tous ses efforts pour comprimer chez elle l'hérésie qui y portoit le trouble et la révolte; puis, devenue plus forte par le succès d'une telle entreprise, ne se sert de cette force nouvelle que pour aller partout ailleurs offrir son appui aux hérétiques, fortifier leurs ligues, entrer dans leurs complots, légitimer leurs principes de rébellion et d'indépendance[66], les aider à les propager dans toute la chrétienté, indifférente aux conséquences terribles d'un système aussi pervers, et n'y considérant que quelques avantages particuliers dont le succès étoit incertain, dont la réalité même pouvoit être contestée! Voilà ce que fit la France, ou plutôt ce que fit Richelieu après s'en être rendu le maître absolu; tel est le crime de cet homme, crime le plus grand peut-être qui ait jamais été commis contre la société.
L'abaissement de la maison d'Autriche étoit devenu pour lui comme une idée fixe à laquelle étoient enchaînées toutes les facultés de son esprit et toutes les forces de sa volonté. Rien ne put jamais l'en faire départir, ni les chances douteuses d'une guerre où les revers et les succès furent si long-temps balancés; ni les malheurs des provinces qu'écrasoient les impôts après qu'elles avoient été dévastées par les armées[67]; ni l'indignation des gens de bien qui détestoient cette guerre impie, la considérant dès-lors comme le fléau et le scandale de la chrétienté[68]; ni les exhortations paternelles du chef de l'Église, qu'il ne se faisoit aucun scrupule de tromper et de combattre comme politique, parce que, selon lui, la politique n'avoit rien à démêler avec la religion[69]; ni son maître lui-même, dont la conscience se réveilloit quelquefois pour s'élever contre les iniquités d'un tel ministre[70], et à qui il avoit su persuader qu'après l'avoir jeté dans de si grands périls et de si grands embarras, lui seul étoit capable de l'en tirer[71]. Pour arriver à ce but, il déployoit, ainsi que nous l'avons déjà dit, une activité et des ressources qui tenoient du prodige: il avoit des agents et des espions dans toutes les cours de l'Europe; il négocioit sans cesse avec amis et ennemis[72]; il enseignoit la trahison aux grands[73], il poussoit les petits à la révolte[74]; et ses manœuvres pour soutenir le parti puritain en Angleterre et pour exciter les mécontents d'Écosse, doivent le faire considérer comme un des auteurs de la révolution qui fit monter Charles Ier sur l'échafaud[75]. Toutes ces entreprises inouïes qui étonnoient et troubloient l'Europe, il les exécutoit au milieu des conspirations sans cesse renaissantes qui se tramoient contre lui[76]; et lorsqu'on le croyoit perdu, c'étoit par le supplice, l'exil ou l'emprisonnement des conspirateurs qu'il apprenoit à ses ennemis à redouter un pouvoir que sembloient affermir les dangers et les travaux. Tout finit donc par trembler devant lui; et le parlement, qui fut à ses pieds jusqu'au dernier moment, en murmurant sans doute, mais osant à peine faire entendre ses murmures[77]; et le clergé qui, en vertu des libertés gallicanes, continuoit de résister au pape chaque fois que l'occasion s'en présentoit, et qui, en vertu des servitudes auxquelles il s'étoit volontairement réduit à l'égard du pouvoir temporel, ne savoit rien opposer aux violences de ce ministre, à ses hauteurs, et accordoit tous les subsides qu'il jugeoit à propos de lui demander[78]; et la cour, qui avoit fini par l'honorer un peu plus que le monarque lui-même; et les gens de guerre pour qui il étoit la source de toutes faveurs et de tout avancement[79]; et la reine Anne d'Autriche elle-même, qu'il traita en criminelle d'état, et força de s'accuser et de demander grâce devant le roi son époux, pour avoir osé exprimer dans quelques lettres le désir que la France fût débarrassée de son ministre, et que la bonne intelligence fût enfin rétablie entre son père et son mari[80]. Enfin tel étoit l'empire qu'il avoit pris sur Louis XIII, qu'il le força, peu de semaines avant sa mort, à lui sacrifier des serviteurs qu'il aimoit[81]; et que ce foible prince recula devant la menace que lui fit de se retirer dans son gouvernement du Hâvre, un homme qui étoit près de sortir de ce monde pour aller dans l'autre rendre compte devant Dieu.
Tant qu'il vécut, les hérétiques, qu'il avoit comprimés plutôt qu'abattus en France, n'osèrent remuer; et c'en fut même fini à jamais de l'espèce de puissance politique qu'ils s'y étoient arrogée. Mais comme ce prince de l'Église étoit en même temps le protecteur de l'hérésie hors de France, il ne pensa pas un seul instant à l'empêcher de se propager au milieu du royaume très-chrétien; indifférent à toute licence des esprits et à tout désordre moral, pourvu que l'on se courbât sous sa main de fer, et que l'ordre matériel ne fût point troublé. Aussi arriva-t-il, par l'effet de cette politique scandaleuse et par cette communication continuelle que tant de campagnes faites sous les mêmes drapeaux établissoient entre les Français catholiques et les protestants étrangers, que le nombre des sectaires et des libres-penseurs s'accrut sous Louis XIII plus que sous aucun des règnes qui l'avoient précédé, n'attendant que des circonstances plus favorables pour exercer de nouveau leurs ravages et recommencer leurs attaques contre la société. Nous ne tarderons point à les voir reparoître sous d'autres formes, dans une position différente, employant d'autres armes, et n'en marchant pas avec moins d'ardeur et de persévérance vers le but qu'ils vouloient atteindre et qu'enfin ils ont atteint. Alors ceux-là même qui avoient le plus conservé pour Richelieu de cette vieille admiration que ne lui ont pas refusée quelquefois les esprits les plus impatients de toute autorité légitime[82], conviendront peut-être que nous ne l'avons point trop sévèrement jugé, et ne pourront trouver pour lui d'autre excuse que de dire qu'il ne comprit point toute l'étendue du mal qu'il faisoit, ni les suites qu'il devoit avoir. Nous sommes nous-même porté à croire qu'il en est ainsi, bien que nous ne l'en considérions pas moins comme un homme sans conscience et sans probité; et reconnoissant en lui, ainsi que nous l'avons déjà fait, la force de la volonté, un esprit subtil, actif, infatigable, nous lui refusons les vues profondes qui font le véritable homme d'état; persuadé d'ailleurs qu'on ne peut l'être dans aucune société sans être un homme religieux, et dans une société chrétienne surtout, si l'on n'est en même temps un parfait chrétien[83].
Richelieu mourut à Paris dans son palais le 4 décembre 1642. Louis XIII reçut la nouvelle de sa mort avec indifférence; et l'on ne tarda point à s'apercevoir qu'il éprouvoit une satisfaction secrète d'être délivré de cette servitude à laquelle un sujet audacieux avoit su depuis si long-temps le réduire. Le jour même de sa mort, Mazarin qu'il avoit recommandé au roi comme le personnage le plus propre à le remplacer, entra au conseil pour y occuper, dès son entrée, la première place. Rien ne fut changé du reste dans le ministère; et le grand conseil, composé de tous les ministres, continua de tenir ses séances comme à l'ordinaire; mais toutes les résolutions furent prises dans un conseil secret où furent admis seulement trois ministres, Mazarin, Chavigny et Desnoyers[84]. Là Louis XIII manifesta hautement sa volonté très-décidée de gouverner lui-même et de ne plus se laisser maîtriser par les agents de son autorité[85]. Il fit voir en même temps qu'il étoit plus pitoyable pour ses peuples et plus consciencieux dans sa politique qu'on n'avoit pu le penser, lorsque Richelieu abusoit de son nom pour opprimer la France et troubler l'Europe. Il étoit résolu d'apporter de prompts remèdes à tant de maux[86]; mais le temps ne lui en fut pas laissé, et déjà atteint d'une maladie mortelle lorsqu'il fut délivré de son ministre, il mourut lui-même à St-Germain-en-Laye le 14 mai de l'année suivante, laissant deux fils, Louis XIV, né le 5 septembre 1638,[87] et Philippe, duc d'Anjou, né le 21 septembre 1640.
Si l'on excepte une émeute qui s'éleva dans Paris à l'occasion des protestants,[88] et si l'alarme momentanée que lui causa la marche des Espagnols en Picardie, lors de la prise de Corbie, cette capitale n'éprouva sous ce règne aucune émotion qui mérite d'être remarquée. Dans le calme dont elle ne cessa de jouir, ses faubourgs s'accrurent, sa population augmenta; et, par une suite nécessaire de cet état de repos dans un pays catholique, les fondations pieuses et charitables s'y multiplièrent plus que sous la plupart des règnes précédents. Cependant la police étoit toujours imparfaite; et l'on est étonné de voir, sous un gouvernement aussi vigoureux, tant d'imprévoyance et de désordre dans l'administration de la première ville du royaume. La famine et la peste y emportèrent à différentes époques un grand nombre d'habitans; plusieurs incendies y causèrent de grands ravages[89]; des bandes de voleurs la désolèrent[90]; et l'on ne voit point que les magistrats, malgré tout leur zèle et tout leur dévouement, aient eu entre les mains des moyens suffisants pour prévenir ou même pour arrêter dans leur source de semblables fléaux. Sous ce règne, les rues de Paris, depuis long-temps négligées et devenues presque impraticables, furent entièrement repavées: l'on projeta même de rendre navigables les fossés qui l'entouroient, et de faire construire de nouveaux ponts pour la commodité du commerce; mais la grandeur du projet et les dépenses considérables qu'il auroit exigées, le firent abandonner.
(1643) Aigri contre la reine, à qui il croyoit avoir beaucoup de reproches à faire; conservant surtout contre elle un profond ressentiment de la part[91] qu'il l'accusoit d'avoir eue dans l'affaire de Chalais; plus mécontent encore de son frère dont le caractère foible, inconstant, et les continuelles mutineries lui avoient causé tant de chagrins et de si fâcheux embarras, persuadé d'ailleurs que l'un et l'autre étoient également incapables de gouverner, Louis XIII auroit voulu pouvoir les exclure tous les deux de la régence; et, avant la mort de Richelieu, il avoit déjà prononcé cette exclusion à l'égard du duc d'Orléans, de la manière la plus dure et la plus flétrissante pour lui. C'étoit une dernière satisfaction qu'il sembloit donner à son ministre, mais se voyant lui-même sur le point de mourir, et cherchant vainement quelque autre moyen de pourvoir au gouvernement de l'état pendant la minorité de son fils, ce fut pour lui une nécessité de revenir sur ses premières résolutions: toutefois, il les modifia de manière à ne point laisser à son frère et à sa femme un pouvoir trop absolu. Il nomma la reine régente, et Gaston lieutenant-général du royaume; mais il institua en même temps un conseil souverain de régence, sans lequel Anne d'Autriche ne pouvoit rien décider. Le duc d'Orléans étoit le chef de ce conseil; en cas d'absence, le prince de Condé le remplaçoit; et celui-ci étoit remplacé par Mazarin[92]. La reine et Gaston jurèrent entre les mains du roi de se conformer à ses dernières dispositions; le lendemain, 10 avril, sa déclaration à ce sujet fut enregistrée au parlement; et Louis XIII rendit les derniers soupirs au milieu des intrigues et des cabales qu'avoit déjà fait naître l'attente d'une révolution très-prochaine dans les affaires.
Et d'abord se rangèrent du parti de la reine tous ceux que la mort de Richelieu avoit fait sortir de prison ou revenir de l'exil, ayant à leur tête le duc de Beaufort, fils du duc de Vendôme; qui, dès long-temps, lui avoit donné les marques du plus grand dévouement, et en qui Anne d'Autriche avoit la confiance la plus entière[93]. Ce fut là ce qu'on appela la cabale des importants, à cause des airs d'autorité et de protection que se donnoient tous ceux qui y étoient admis; et cette dénomination, qui jetoit sur eux une sorte de ridicule, suffiroit seule pour prouver combien étoit foible et incertain, dans ses premiers moments, le pouvoir de la régente. Les plus brouillons, entre autres Potier, évêque de Beauvais, prétendirent d'abord qu'il falloit emporter de vive force le pouvoir, se persuadant qu'une simple déclaration de la reine suffiroit pour annuler les restrictions que Louis XIII avoit mises à son influence dans le gouvernement; d'autres plus prudents et plus expérimentés prévinrent que l'on n'obtiendroit rien du parlement, si l'on ne se présentoit à lui, muni du consentement des princes et des autres chefs du conseil de régence. On négocia donc avec eux: on leur promit à tous des dignités, des récompenses, et sous un autre titre, un pouvoir aussi grand. Le prince de Condé accéda au traité par les instances de sa femme, qui étoit dans l'intimité de la reine; le duc d'Orléans, dont le favori, l'abbé de la Rivière, avoit été gagné, se laissa aller plus facilement encore; et, dans le lit de justice que le jeune roi tint le 18 mai, quatre jours après la mort de son père, Anne d'Autriche obtint tout ce qu'elle voulut: elle fut déclarée régente, tutrice sans restriction, et maîtresse de former un conseil à volonté. Le cardinal Mazarin acheva de vaincre en cette circonstance les préventions que la reine avoit d'abord conçues contre lui[94]. Sa réputation d'habileté et d'expérience dans les affaires étoit grande: c'étoit Richelieu lui-même qui l'avoit faite; ses manières prévenantes et agréables firent le reste auprès d'une princesse qui n'étoit insensible à aucune des petites vanités de son sexe. Il fut nommé surintendant de l'éducation du roi, et, dans tous les points, la déclaration de Louis XIII demeura sans effet. C'étoit la seconde fois que le parlement disposoit ainsi souverainement de la régence, ce qui enfla son orgueil et commença à lui persuader qu'il étoit en effet le tuteur des rois.
Aussitôt que sa régence eut été confirmée, Anne d'Autriche quitta le Louvre, et vint avec ses fils habiter le palais cardinal, dont Richelieu avoit fait don au roi par testament; c'est alors, comme nous l'avons déjà dit, qu'il fut nommé Palais-Royal, et que l'on ouvrit, sur les ruines de l'hôtel de Silleri, la place qui existe encore devant la façade de ce monument[95].
Nous allons peindre un temps singulier, où les factions diverses qui se disputent le pouvoir, sans être moins ambitieuses, ne peuvent plus marcher aussi violemment à leur but, parce que, ni en elles-mêmes, ni dans ce qui les environne, elles n'ont plus la force qu'elles avoient eue autrefois; où l'intrigue, la souplesse, la ruse, toutes les petites passions, sans en excepter la galanterie, viennent au secours de leur foiblesse; où les femmes se trouvent mêlées à toutes les affaires, pour leur donner souvent un aspect frivole et badin, auquel ceux qui n'approfondissent rien, se sont laissés prendre: «La fronde étoit plaisante», a dit le plus superficiel et sans doute le plus brillant des écrivains du dix-huitième siècle[96]. Cet homme avoit le cœur trop corrompu pour qu'il lui fût donné de comprendre ce que le fond en avoit de triste et de sérieux. Quant à nous, nous voyons, dans les troubles dont elle se compose, une suite nécessaire des désordres qui l'ont précédée: elle nous offre une preuve de plus de cette marche continuelle et progressive de la société vers sa dissolution, et la démonstration la plus frappante peut-être des doctrines que nous avons proclamées, et du principe unique sur lequel nous avons établi la stabilité de l'ordre social. Mais pour bien faire comprendre l'application nouvelle que nous allons faire de ce principe et de cette doctrine, il convient de bien faire connoître les personnages de ce drame politique aussi compliqué que bizarre, et de mettre autant de clarté qu'il nous sera possible dans le récit des faits.
La faveur inattendue de Mazarin, faveur qu'il sut conserver et accroître par cette habileté, ces heureux dons de la nature, et ces qualités de l'esprit qui l'avoient fait naître[97], fut la première source des brouilleries de la cour. Les chefs de la cabale des importants aspiroient au ministère, et s'étoient crus un moment assurés d'y parvenir: déçus de leurs espérances, furieux de se voir supplantés par un étranger qui, selon eux, étoit venu leur enlever le prix de leurs souffrances et de leur dévouement, ils réunirent tous leurs efforts contre lui, renforcés bientôt par la duchesse de Chevreuse et par le marquis de Châteauneuf[98], les derniers que l'on vit reparoître, parmi ces amis ou serviteurs d'Anne d'Autriche qui avoient subi les persécutions de Richelieu, et tous les deux bien plus capables que l'évêque de Beauvais ou le duc de Beaufort, de diriger un parti. Mazarin eut l'adresse de faire écarter Châteauneuf, qu'il craignoit[99]; et la duchesse de Chevreuse se montra moins adroite que passionnée en abusant, dès les premiers jours de son arrivée à la cour, de cette ancienne affection que lui avoit conservée la reine, pour satisfaire la haine qu'elle avoit contre la maison de Richelieu. Elle ne fit pas attention que la prévoyance du ministre de Louis XIII s'étendant jusques sur l'avenir des siens, qu'il supposoit devoir être en butte après sa mort aux ressentiments de tous ceux qu'il avoit maltraités pendant sa vie, il leur avoit préparé, par le mariage de sa nièce Maillé de Brézé avec le duc d'Enghien, l'appui le plus solide dans la maison de Condé; et que répandant alors sur cette maison les biens, les honneurs, et lui donnant tout ce qu'il lui étoit possible d'accorder d'autorité, il lui avoit ainsi laissé toute la force nécessaire pour défendre et protéger ses alliés. L'acharnement que la duchesse mit à poursuivre les neveux du cardinal, la hauteur avec laquelle elle demanda leurs dépouilles pour ses amis et ses protégés[100], soulevèrent contre elle et contre sa cabale la plus grande partie de la cour. La princesse de Condé, qui étoit plus avant qu'elle encore dans la faveur de la reine, et qui avoit contribué à faire éloigner Châteauneuf[101], prit ouvertement la défense des Richelieu; et Mazarin, qui ne croyoit pas que le moment fût venu de rompre entièrement avec les importants, accorda peu de chose, et donna pour le reste des promesses qu'il étoit bien résolu de ne point tenir.
Cependant tandis que l'on intriguoit à la cour, les armes de France étoient de toutes parts victorieuses: la bataille de Rocroi, que le duc d'Enghien venoit de gagner à l'âge de vingt-deux ans, avoit détruit en un moment toutes les espérances que la maison d'Autriche avoit pu fonder sur les agitations et la foiblesse presque toujours inséparables d'une minorité; et les troupes espagnoles, qui avoient pu espérer de pénétrer encore dans le cœur du royaume, se voyoient attaquées dans leurs propres provinces, et réduites maintenant à une pénible défensive. Tous les yeux se fixèrent aussitôt sur un prince qui, à peine sorti de l'adolescence, effaçoit déjà l'éclat des plus grands généraux; et lorsqu'il reparut dans cette cour, tout resplendissant de gloire et entouré des jeunes compagnons de ses exploits, les partis qui la divisoient se le disputèrent avec la plus grande ardeur, et essayèrent d'entraîner en même temps vers eux la troupe brillante dont il étoit accompagné.
Il sembloit naturel qu'il se rangeât du côté des alliés de sa maison: la galanterie le jeta d'abord dans l'autre parti auquel appartenoit déjà la jeune duchesse de Longueville sa sœur; et bientôt des tracasseries de femmes le ramenèrent vers les siens. La duchesse de Montbazon[102], à laquelle il adressoit des vœux qui n'étoient point dédaignés, s'étoit permis, à l'égard de la duchesse de Longueville, une de ces indiscrétions injurieuses que les femmes ne pardonnent point[103]. Forcée d'en faire une réparation éclatante, elle ne put dévorer cet affront, qui fut un triomphe pour les Condé; et son dépit l'emportant au-delà de toutes les bornes, elle affecta de braver les ordres de la reine et de violer les conditions qui lui avoient été imposées: elle fut exilée. Les chefs de la cabale s'emportèrent aussitôt contre Mazarin, qu'ils accusèrent d'être le principal auteur de cette disgrâce, et imaginèrent des moyens nouveaux pour se débarrasser de lui. La reine, obsédée de leurs cris, impatientée de leurs remontrances indiscrètes et malignes sur les rapports trop familiers peut-être qui existoient entre elle et son ministre, finit par les considérer comme les seuls auteurs des bruits mortifiants pour elle qui s'élevoient à ce sujet. Déjà aigrie contre ces censeurs incommodes, le duc de Beaufort, qui s'étoit déclaré hautement et ridiculement le champion de madame de Montbazon, acheva de l'irriter par ses insolences brutales à son égard et par des menaces violentes contre le cardinal, dont celui-ci craignoit ou du moins faisoit semblant de craindre les effets, Anne d'Autriche crut enfin que la dignité du trône ne lui permettoit pas de souffrir plus long-temps ces insultes et ces mutineries. Entrant dans les craintes que lui témoignoit Mazarin, elle en fit part au prince de Condé et au duc d'Orléans, les intéressa à ses ressentiments, et, s'autorisant du consentement qu'ils lui donnèrent, fit arrêter le 2 septembre et renfermer à Vincennes ce même duc de Beaufort à qui, cinq mois auparavant, elle avoit prodigué les marques les plus éclatantes de confiance et d'attachement; la duchesse de Chevreuse, Châteauneuf et un grand nombre d'autres reçurent l'ordre de s'éloigner de la cour; l'évêque de Beauvais fut renvoyé dans son diocèse; et ainsi expira, presque sans bruit, la cabale des importants.
(1644, 45, 46, 47) Ici commence ce qu'on appelle les beaux jours de la régence; et ces beaux jours durèrent environ trois années. Grâce au génie de Turenne et du duc d'Enghien, qui continuoient au dehors à marcher de victoire en victoire, la France jouissoit au dedans d'une sécurité profonde; et il y eut un moment de joie expansive dans la nation, que tous les historiens du temps ont remarqué. Mazarin en profita pour entrer plus avant encore dans la faveur de la reine, et affermir sa fortune et son pouvoir contre les coups qui bientôt alloient leur être portés: car cette ivresse de la France ne devoit être que passagère. La guerre, pour être heureuse, n'en exigeoit pas moins des dépenses extraordinaires, auxquelles il étoit impossible de subvenir autrement que par des impôts. Les haines, les jalousies, les prétentions ambitieuses qui avoient d'abord éclaté au milieu de cette cour, en apparence si galante et si dissipée, continuoient de fermenter dans le fond des cœurs, et, pour éclater de nouveau, sembloient n'attendre qu'un moment plus favorable. Le crédit toujours croissant de Mazarin ne leur laissoit point de repos; et déjà toutes ces petites passions préludoient dans l'ombre, en ne laissant pas échapper une seule occasion de répandre sur ce ministre un mépris et un ridicule qui rejaillissoient jusque sur la régente. La ville recevant insensiblement de la cour ces impressions fâcheuses, elles ne tardèrent point à devenir populaires; et la haine fut bientôt générale contre lui, sans qu'on pût dire au juste pourquoi on le haïssoit: le prétexte qui devoit justifier cette haine ne tarda point à se présenter.
«Malheureusement, dit le cardinal de Retz, Mazarin, disciple de Richelieu, et de plus, né et nourri dans un pays où la puissance du pape n'a point de bornes, crut que le mouvement rapide et violent donné sous le dernier ministère étoit le naturel; et cette méprise fut l'occasion de la guerre civile.» Nous pensons que cet habile fauteur d'intrigues eût été fort embarrassé d'expliquer lui-même quel étoit ce naturel auquel il falloit que le ministre s'accommodât. Il n'y eut point de méprise en ceci; mais seulement le résultat inévitable de la différence des positions et des caractères. Richelieu étoit altier, violent, inflexible; il gouvernoit sous le nom du monarque absolu qui lui avoit communiqué toute sa puissance: rien ne lui résista; tout se courba devant lui. Mazarin avoit, de même que son prédécesseur, de la pénétration, de l'habileté; mais son caractère étoit timide et irrésolu. Essayant de remplacer par l'adresse et la ruse ce qui lui manquoit en force et en volonté, il avoit en outre le désavantage de conduire les affaires sous l'autorité incertaine d'une régence et au milieu des embarras d'une minorité: l'opposition, qui avoit rendu si orageuses les premières années de Louis XIII, sortit donc à l'instant même de la longue inaction à laquelle ce terrible Richelieu avoit su la réduire. C'est ainsi que s'explique très-naturellement l'état d'une société politique où tous les principes naturels, qui font la vie sociale, étoient depuis long-temps méconnus.
Toutefois cette opposition qui, dès qu'elle sent que le pouvoir foiblit, recommence à se soulever contre lui, n'a plus maintenant le même caractère qu'elle avoit autrefois. Ce même homme qui y joua un rôle si remarquable, va nous apprendre ce que le despotisme du règne précédent l'avoit faite; et ses aveux à cet égard sont d'autant plus précieux, que la naïveté en est extrême, et qu'il ne semble pas se douter de la grande révélation qu'il va nous faire: «Ce signe de vie, dit-il, dans le commencement presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur; il ne se donne point par M. le prince; il ne se donne point par les grands du royaume; il ne se donne point par les provinces: il se donne par le parlement, qui, jusqu'à notre siècle, n'avoit jamais commencé de révolution, et qui certainement auroit condamné, par des arrêts sanglants, celle qu'il faisoit lui-même, si tout autre que lui l'eût commencée.»
Ce que Gondi appelle un signe de vie est donné par le parlement, et il semble s'en étonner! Que prouve cet étonnement sinon que ces princes et ces grands, qui attendoient ce signe de vie pour se ranimer eux-mêmes et recommencer à troubler l'état, ne connoissoient ni leur position, ni ce qu'ils alloient faire, ni ce qu'ils étoient en effet devenus? Avant Richelieu, nous les avons vus formant à eux seuls une opposition qui, dès qu'elle étoit mécontente, levoit des armées, soulevoit les provinces, se cantonnoit dans les places fortes, menaçant le pouvoir, transigeant avec lui et se faisant payer le prix de sa rébellion. Une seconde opposition, non moins menaçante et plus dangereuse encore, celle des protestants donnoit en quelque sorte la main à la première, avoit comme elle ses armées et ses forteresses, et toutes les deux réunies pouvoient tout oser et tout braver. Nous avons vu comment le ministre de Louis XIII les abattit toutes deux; et en effet elles étoient arrivées à ce point qu'elles menaçoient l'existence même de la société, et qu'elles ne pouvoient plus être souffertes. L'esprit dont elles avoient été animées survivoit sans doute à leurs désastres; mais leur force matérielle étoit réellement anéantie et sans retour. Ces villes fortifiées, ces châteaux forts dont l'intérieur de la France avoit été hérissé, étant désormais ouverts de toutes parts, l'une et l'autre opposition n'avoient plus ni moyens pour commencer l'attaque, ni refuge après la défaite; et sans aucun point de contact entre elles, divisées dans leurs propres membres, elles étoient désormais incapables de rien entreprendre qui pût troubler et alarmer le pouvoir. Il n'en étoit pas de même du parlement: au milieu de ces orages politiques qui avoient tout renversé autour de lui, il avoit su se conserver, parce que, dans la marche sûre et prudente qu'il s'étoit tracée, en même temps qu'il se créoit des droits politiques qui ne lui appartenoient pas, il avoit toujours eu l'art de céder à propos, dès que la résistance lui avoit semblé offrir quelque apparence de danger, se rendant par cela même plus cher à la multitude qu'il s'étoit arrogé le droit de protéger et de défendre, et accroissant de ses humiliations et de ses défaites, la force morale qu'il tiroit de ces affections populaires. N'ayant point d'autres moyens d'attaque et de défense que cette force morale qui, lorsqu'elle n'avoit point d'appui étranger, sembloit devoir causer peu d'ombrage; ne se montrant hostile contre le pouvoir politique que lorsqu'il s'agissoit de soutenir ce qu'il appelloit les intérêts du peuple, il se faisoit ensuite l'auxiliaire de ce même pouvoir contre l'autorité spirituelle, dès que celui-ci avoit besoin de son secours, lui rendant alors son esprit de révolte agréable, parce qu'il se révoltoit avec lui; et se montrant ainsi flatteur et servile, lorsque les circonstances ne lui étoient pas utiles ou favorables à être insolent et mutin. Il n'avoit donc plié sous Richelieu que pour se relever ensuite plein de vigueur et de vie, avec toutes ses prétentions orgueilleuses, tous ses vieux préjugés, et ce qu'une si longue contrainte avoit pu y ajouter d'aigreur et de ressentiment. D'un côté, le pouvoir royal dans des mains où l'adresse s'efforçoit de suppléer à la force, de l'autre, cette opposition toute populaire, et plus forte que jamais de la faveur d'une multitude qui souffroit et qui avoit été long-temps opprimée, voilà tout ce qui restoit de vivant dans l'état; et lorsque tout se complique en apparence, tout se simplifie en effet. Le roi et le peuple sont seuls en présence l'un de l'autre: et toute la suite des événements va nous prouver qu'en effet rien n'a de force et de vie que selon qu'il se rallie au peuple ou au roi.
Cependant les tracasseries et les intrigues de cour ne perdoient rien de leur activité. Mazarin devoit en grande partie son élévation à Chavigni: celui-ci abusa de cette espèce d'avantage qu'il croyoit avoir sur le premier ministre; il se rendit avec lui difficile, exigeant, et lui donna, dans le conseil, assez d'embarras et de contrariétés, pour que celui-ci se crût obligé de l'en éloigner. Chavigni avoit de l'audace et de l'habileté: lui et ses amis crièrent à l'ingratitude; et il alla se cantonner pour ainsi dire dans le parlement, où il trouva des partisans, parce que le ministre y avoit des ennemis. Les présidents Longueil, Viole, de Novion et de Blancmesnil se déclarèrent pour lui, entraînant après eux plusieurs des plus brouillons parmi les conseillers; Châteauneuf, qui étoit toujours relégué à Montrouge, se joignit à cette cabale, qui devint assez inquiétante pour que Mazarin crût devoir s'en délivrer par un coup d'autorité. Châteauneuf fut exilé en Berri, d'autres dans leurs maisons de campagne; et Chavigni se vit réduit à se circonscrire dans le gouvernement de Vincennes, qui lui avoit été donné par Richelieu. Ces mesures étoient sans doute peu rigoureuses: elles n'en firent pas moins beaucoup de mécontents, parce qu'elles furent considérées comme des actes arbitraires.
(1648) L'embarras des finances, cette cause la plus fréquente des révolutions, devoit bientôt faire naître des mécontentements plus sérieux; et c'étoient là les fruits amers que la politique de Richelieu avoit légués à ses successeurs. Nous avons dit que la guerre d'Espagne, bien que les résultats continuassent d'en être heureux, exigeoit des dépenses considérables: il falloit de l'argent pour la soutenir; il en falloit pour fournir aux profusions d'une cour prodigue et fastueuse; les sommes énormes qu'il avoit fallu donner au duc d'Orléans, au prince de Condé et à plusieurs autres pour acheter leur assistance ou payer leur fidélité, achevoient d'épuiser le trésor; et une mauvaise administration confiée à des ministres qui tous, sans en excepter Mazarin lui-même, ne paroissent pas avoir été fort scrupuleux sur les moyens de s'enrichir, mettoit le comble à ces désordres. La dépense se trouva donc bientôt dans une disproportion effrayante avec la recette: pour combler ce déficit, le surintendant Emery, traitant effronté, impitoyable, et en qui cependant le cardinal avoit une entière confiance, inventoit tous les jours mille ressources odieuses, quelquefois même ridicules. Le parlement qui avoit déjà enregistré, non sans difficulté, plusieurs édits vexatoires[104], dont il étoit l'auteur, retrouvant contre ce despotisme maladroit et purement fiscal son ancien esprit de mutinerie, éclata enfin à l'occasion du tarif, impôt qui établissoit une augmentation considérable sur les droits des denrées qui entroient à Paris; et les murmures de la population entière de cette capitale se mêlèrent aux remontrances de ses magistrats. La cour, effrayée de ce commencement de fermentation, retira le tarif, mais pour y substituer impolitiquement des édits encore plus onéreux, et à un tel point, que le parlement leur préféra encore ce premier édit qui fut modifié. Tout cela ne se passa point sans assemblées des chambres, conférences avec les ministres, députations vers la régente; il y eut des discours et des écrits, dans lesquels les questions les plus graves et les plus dangereuses sur les droits des peuples et des rois, sur le pouvoir arbitraire et le pouvoir limité furent publiquement discutées. Les têtes continuèrent à s'échauffer, et le peuple commença à s'attrouper et à murmurer.
La cour eut l'imprudence d'opposer la violence aux murmures: plusieurs membres du parlement, plus hardis que les autres, furent enlevés et transférés dans diverses prisons[105]; et, pour emporter de vive force l'enregistrement, on conçut l'idée bizarre, et l'on donna ce signe de foiblesse de conduire le jeune roi en robe d'enfant au parlement: il y parut au moment où on l'y attendoit le moins, portant avec lui un grand nombre d'édits, tous plus ruineux les uns que les autres; et sa présence mit cette compagnie dans la nécessité de les vérifier. L'avocat-général Talon s'éleva d'abord avec force contre une semblable surprise, attentatoire à la liberté des suffrages. Le lendemain, les maîtres des requêtes, à qui l'un de ces édits donnoit douze nouveaux collègues, s'assemblent et prennent la résolution de ne pas souffrir cette création nouvelle, dont l'effet étoit, tout à la fois, de diminuer le prix des anciennes charges et de les rendre moins honorables. Le même jour, les chambres assemblées commencent à examiner tous les édits vérifiés. La régente et son ministre traitent cet examen de révolte contre l'autorité royale; et, en même temps qu'ils ordonnent la pleine et entière exécution de ces édits, le duc d'Orléans et le prince de Conti sont chargés de porter, l'un à la chambre des Comptes, l'autre à la cour des Aides, ceux qui concernoient ces deux compagnies. C'est alors que le soulèvement devint général: la cour des Aides députa vers la chambre des Comptes, lui demandant de s'unir à elle pour la réformation de l'état; l'une et l'autre s'assurèrent du grand Conseil; et le parlement, sur l'invitation qu'elles lui en firent, donna aussitôt son arrêt d'union avec ces trois cours de justice. Il portoit «qu'on choisiroit dans chaque chambre du parlement deux conseillers, qui seroient chargés de conférer avec les députés des autres compagnies, et qui feroient leur rapport aux chambres assemblées, lesquelles ensuite ordonneroient ce qui conviendroit.»
Le cardinal fit casser cet arrêt par le conseil[106]; et par une imprudence nouvelle, ordonna encore l'enlèvement de deux magistrats[107]. Le parlement, à qui la défense de s'assembler avec les autres compagnies fut notifiée dans les termes les plus durs, n'y répondit qu'en se réunissant le même jour avec elles, pour délibérer sur l'ordonnance même du conseil. Cependant le peuple continuoit à murmurer; il y eut même des voies de fait exercées contre des officiers envoyés par la régente pour s'emparer de la feuille de l'arrêt, et la cour commença enfin à concevoir quelques craintes. Elle fit proposer des accommodements, que le parlement rejeta avec une sorte de hauteur, parce qu'ils touchoient son intérêt particulier, qu'il affectoit de négliger pour ne songer qu'au bien public; et, comme l'effervescence populaire alloit toujours croissant, la régente, bien plus encore par le danger dont elle étoit menacée que par les remontrances et les délibérations de cette compagnie, crut devoir céder, et permit enfin l'exécution de cet arrêt d'union qu'elle avoit d'abord si fortement contesté. Alors les députés nommés par le parlement et par les autres cours souveraines se réunirent dans la chambre de Saint-Louis, et commencèrent à y tenir des assemblées régulières. Toutefois la reine, en tolérant cette espèce de comité, lui fit dire «que son intention étoit que les affaires s'y expédiassent en peu de temps, pour le bien de l'état, surtout qu'il y fût avisé aux moyens d'avoir de l'argent promptement.»
Mais le parlement, devenu par ce triomphe plus audacieux, et plus entreprenant, ne tint nul compte de cette injonction de la régente; et ce qu'elle indiquoit à la chambre de Saint-Louis, comme l'objet principal de ses délibérations, fut justement ce dont elle s'occupa le moins. On la vit agir, dès les commencements, comme si elle eût été appelée à partager le gouvernement de l'état: ce fut sur les affaires publiques que roulèrent ses discussions, et même une sorte d'ordre s'établit touchant la manière de les discuter. Les matières étoient présentées à la chambre par un de ses membres: on les y examinoit avec attention, on donnoit même une décision; mais cette décision étoit ensuite portée aux chambres assemblées, dont la sanction devenoit nécessaire pour lui donner de la validité. En dix séances, tout ce qui concernoit le gouvernement, justice, finances, police, commerce, solde des troupes, domaine du roi, état de sa maison, etc., fut soumis aux délibérations de ce comité, et devint, par une suite nécessaire, l'objet des délibérations du parlement. Ou par désœuvrement ou par curiosité, une foule de gens s'attroupoient dans les salles du palais, et y passoient les journées entières à recueillir ce qui se disoit, y mêlant leurs propres réflexions et les répandant ensuite au dehors. Les projets de réforme et les moyens d'y parvenir devenoient la matière de toutes les conversations; on s'en entretenoit dans les boutiques, dans les ateliers, jusque dans les marchés et les places publiques. Il devint à la mode de censurer le gouvernement et de décrier les ministres, surtout le cardinal, devenu bientôt le principal et presque le seul objet de l'animadversion de cette multitude. Alors deux partis se formèrent, qui se distinguèrent l'un de l'autre par des noms de factions: les partisans de la cour furent appelés Mazarins, les autres reçurent le nom de Frondeurs; mot alors bizarrement employé dans une telle acception[108], et dont le nouveau sens a été depuis adopté dans la langue françoise. Enfin cette manie de s'occuper des affaires de l'état passa de Paris dans les provinces, et de toutes parts disposa les esprits à prendre part aux troubles de cette capitale.
Si nous pénétrons maintenant dans l'intérieur du parlement; si nous rassemblons ce que les mémoires du temps nous peuvent fournir de lumières sur les éléments dont il se composoit, sur l'esprit et les passions dont il étoit animé, ils nous montrent, dans ses jeunes conseillers, des têtes ardentes, déjà imbues de toutes ces vieilles traditions de la magistrature, qui leur persuadoient qu'en s'asseyant sur les fleurs de lis, ils étoient devenus les protecteurs du peuple, et des censeurs du pouvoir, qui ne pouvoient être ni trop sévères ni trop vigilants. Trouver ainsi une occasion de passer subitement de l'étude aride des lois et des fonctions obscures de juges civils ou criminels, à la mission importante de réformateurs de l'état, au rôle brillant d'orateurs politiques, délibérant en présence de la nation entière, attentive à leurs discours et charmée de leur éloquence, leur sembloit un événement aussi heureux pour eux que pour la France; et les illusions de leur amour-propre ajoutoient encore à cet esprit de licence et à cette espèce d'enthousiasme républicain dont ils étoient possédés. Parmi les magistrats à qui l'âge avoit donné, dans les manières, plus de sérieux et de gravité, un grand nombre, et même le plus grand nombre, n'avoit pas, pour s'élever contre la cour et décrier le gouvernement, d'autres motifs que ceux qui entraînoient cette jeunesse ardente et tumultueuse: la haine du pouvoir et la manie de se rendre agréable à la multitude; mais plusieurs d'entre eux, et quelques-uns de ceux-ci étoient justement les plus habiles ou les plus influents, y joignoient des ressentiments particuliers qui rendoient leurs dispositions hostiles encore plus actives et plus dangereuses. Les présidents Potier de Blancmesnil, Longueil de Maisons, Viole et Charton[109] étoient les principaux dans cette classe de mécontents. Enfin, au milieu de cette élite de ses magistrats qu'il considéroit comme les défenseurs nés de ses franchises et de ses libertés, le peuple de Paris s'étoit fait une espèce d'idole d'un vieux conseiller nommé Broussel. C'étoit un homme d'un caractère ardent, d'un esprit borné; et, soit qu'il fût aigri contre cette cour, qui l'avoit négligé ou dédaigné[110], soit qu'il se laissât emporter par un zèle inconsidéré pour le bien public, on n'en voyoit point, même parmi les plus jeunes et les plus fougueux, de plus violent dans ses diatribes contre le ministère, ne manquant aucune occasion de le censurer, de le mortifier, et se montrant surtout intraitable lorsqu'il s'agissoit d'impôts: c'étoit là ce qui l'avoit rendu cher à la multitude qui l'appeloit son père, et mettoit en lui toutes ses espérances.
On conçoit le parti que des brouillons et des ambitieux pouvoient tirer d'une assemblée ainsi disposée, et dont l'influence étoit si grande sur la population de Paris: aussi devint-elle aussitôt un instrument de trouble et de discorde entre les mains de quelques intrigans habiles, restes de la cabale des importants, et qui crurent y trouver un moyen, les uns de parvenir au ministère, les autres d'y rentrer, en forçant la reine à changer ses ministres. Les principaux étoient Châteauneuf, Laigues, Fontrailles, Montrésor, Saint-Ibal, Chavigni qui venoit de se joindre à eux, et Jean-François-Paul de Gondi, alors coadjuteur de l'archevêque de Paris, son oncle, décoré lui-même du titre d'archevêque de Corinthe, depuis cardinal de Retz, et l'un des plus audacieux caractères et des plus dangereux esprits qui aient jamais paru au milieu des factions populaires. Pour exciter du désordre dans l'état, ils n'avoient point de plus nobles motifs que ceux que nous venons de faire connoître; mais ils se gardoient bien de les laisser même soupçonner à ces fanatiques du bien public, dont ils feignoient de partager l'ardeur patriotique, et qu'ils poussoient ainsi hors de toute mesure, pour arriver au but qu'ils s'étoient proposé, et que, seuls et abandonnés à eux-mêmes, il leur étoit impossible d'atteindre.
Au milieu de ces artisans d'intrigues et de cette assemblée si ridiculement factieuse et turbulente, s'élevoit la figure imposante de Matthieu Molé, premier président, personnage également remarquable par la vigueur de son esprit et par la fermeté de son caractère, intrépide au point d'étonner ses adversaires même les plus courageux, et de les avoir plus d'une fois forcés au respect et à l'admiration. Quant à ses principes et à ses opinions, c'étoit si l'on peut s'exprimer ainsi, le beau idéal des doctrines parlementaires: il croyoit, et de la foi la plus inébranlable, que la cour de justice du roi possédoit en effet très-légitimement le droit qu'elle s'étoit arrogé de résister à l'autorité royale, lorsque, dans sa sagesse, elle avoit reconnu que celle-ci se trompoit ou qu'elle dépassoit volontairement les bornes que lui prescrivoient les lois fondamentales du royaume. Mais il convenoit en même temps que cette résistance devoit s'arrêter dans les justes bornes au-delà desquelles elle eût attaquée le principe même de la souveraineté, et compromis le salut de la monarchie; et c'est ainsi que, cherchant long-temps cette balance chimérique des droits et des devoirs, il trouva long-temps le secret de mécontenter les deux partis: le parlement, parce que, autant qu'il étoit en lui, il cherchoit à l'arrêter quand il le voyoit aller trop loin; les ministres, parce qu'il exécutoit rigoureusement les mesures que sa compagnie lui prescrivoit contre eux. Les uns l'accusoient d'être vendu à la cour, les autres de favoriser les frondeurs; et il ne sortit de cette position équivoque, où il lui étoit même impossible de se maintenir, que lorsqu'il eut pris enfin la seule résolution raisonnable que, dans de telles circonstances, il convint de prendre à un homme de bien, celle de se ranger du côté de l'autorité. Toutefois, avant d'en venir là, placé entre l'un et l'autre parti, fort de la droiture de ses intentions et de son amour pour la paix, qui étoit l'unique objet de tous ses désirs et de toutes ses sollicitudes, s'il ne parvint pas à la procurer, il empêcha du moins le mal d'arriver à cet excès qui auroit mis la monarchie en péril; et peut-être fut-elle sauvée alors par ce grand et vertueux magistrat.
Cependant la chambre de Saint-Louis continuoit ses opérations; et ce comité préparatoire offroit cet avantage aux chefs cachés de tous ces mouvemens, qu'il leur devenoit ainsi facile de porter aux ministres les coups les plus rudes sans qu'on pût soupçonner la main d'où ils étoient partis; et, les attaquant aussi vivement qu'ils le jugeoient nécessaire, de se mettre à l'abri de leurs ressentiments. C'étoit là qu'étoient mystérieusement concertées toutes les propositions hardies et toutes les questions désagréables que l'on élevoit à leur sujet: les membres de cette chambre les examinoient d'abord, ainsi que nous venons de le dire; et elles étoient ensuite présentées aux chambres assemblées où on les discutoit publiquement: ainsi le premier auteur demeuroit ignoré, et, suivant le plan qu'avoient formé les boute-feux, le parlement se trouvoit de plus en plus compromis avec la cour. C'est par cette voie que furent successivement proposés, la suppression des intendants de provinces qui étoient odieux au peuple, l'érection d'une chambre de justice destinée à faire rendre gorge aux traitants, la confection d'un nouveau tarif pour les entrées de Paris, un mode de paiement pour les rentes de l'hôtel de ville, et plusieurs autres règlements de finances, bons peut-être en eux-mêmes, mais qui, dans la circonstance présente, produisoient le pire de tous les effets, celui de jeter l'alarme parmi les prêteurs, et au milieu des circonstances les plus pressantes, d'enlever ainsi à l'état ses dernières ressources. Vainement le duc d'Orléans, sur l'invitation que lui en fit la reine, se rendit-il assidu aux assemblées du parlement pour essayer de modérer par de justes représentations et par des paroles conciliantes des prétentions si multipliées et si intempestives; vainement le premier président l'aida-t-il de tous ses efforts en faisant naître des délais, et profitant des moindres prétextes pour rompre les assemblées ou en rendre les délibérations inutiles: ni l'un ni l'autre ne gagnèrent rien sur ces esprits ardents et opiniâtres. Cependant la pénurie des finances devenoit de jour en jour plus effrayante; les coffres du roi étoient vides, les armées n'étoient point payées, et l'on se voyoit menacé non-seulement de perdre le fruit de tant de victoires qui devoient conduire à une paix utile et glorieuse, sur laquelle l'ennemi, instruit de nos discordes intestines, se rendoit déjà moins traitable, mais encore de voir de si grands succès se changer en revers dont la suite eût été incalculable.
Dans de telles extrémités, la régente crut qu'en accordant au parlement une partie de ses demandes, elle verroit finir ces dangereuses tracasseries: on fit donc tenir le 31 juillet, un lit de justice au jeune roi; le chancelier y lut une déclaration par laquelle la cour faisoit des concessions sur toutes les propositions qui lui avoient été présentées par le parlement; et la fin de son discours fut une défense formelle de continuer les assemblées de la chambre de Saint-Louis, et l'injonction aux magistrats de rentrer dans leurs fonctions accoutumées, et de rendre la justice aux sujets du roi.
La cour achevoit ainsi de montrer sa foiblesse, et ses adversaires n'en devinrent que plus hardis. La chambre de Saint-Louis cessa en effet de s'assembler; mais les assemblées des chambres recommencèrent dès le lendemain; et, malgré tout ce que put imaginer le premier président pour l'empêcher, la délibération s'établit sur la déclaration même du roi. Il fut arrêté que l'on feroit des remontrances; et, tandis qu'on les rédigeoit, de nouveaux articles, qui avoient été ou différés ou oubliés, furent mis sur le bureau.
Irritée au dernier point et ainsi poussée à bout, la régente se décida enfin à employer d'autres moyens: la victoire de Lens, que le duc d'Enghien, maintenant prince de Condé[111], venoit de remporter sur les Espagnols, lui parut une occasion favorable pour rompre le charme qui attachoit à la suite de quelques magistrats, une multitude qu'elle voyoit en même temps transportée d'un tel succès; et, éblouie de la gloire du jeune héros, elle se crut assez forte, après un si grand événement, pour faire un exemple, abattre d'un seul coup l'audace du parlement, et frapper de terreur les secrets auteurs de toutes ces manœuvres séditieuses.
Elle y eût réussi sans doute, si elle n'eût eu en tête un ennemi encore plus actif et plus profond que son ministre n'étoit souple et rusé. Gondi, ennemi de Mazarin, qui l'avoit desservi dans une circonstance importante, mal vu à la cour, à laquelle il avoit d'abord voulu s'attacher, et où celui-ci avoit su le rendre odieux, cherchoit depuis long-temps, et ainsi que nous l'avons déjà dit, à faire son profit des tempêtes publiques qui commençoient à s'élever autour de lui, et dans lesquelles il n'avoit pas balancé à se jeter, comme dans son propre élément. Prodige d'adresse et de dissimulation, tandis que de sourdes libéralités lui gagnoient les cœurs des peuples, que, par une apparence de zèle religieux et de sollicitude pastorale, il captoit la confiance des classes plus élevées de la capitale, et que, par des manœuvres plus savantes encore, il échauffoit, dans des assemblées mystérieuses, les esprits les plus turbulents et les plus déterminés du parti[112], ce prélat affectoit de donner à la cour des avis sincères et désintéressés sur les dangers qui l'environnoient, exagérant le péril, et chargeant les portraits, afin de n'être pas écouté; mais conservant, par cette conduite politique, une modération convenable à son caractère d'archevêque, et nécessaire à la réussite de ses projets. Il étoit ainsi parvenu à se rendre l'âme de la faction, le centre de tous ses mouvements secrets, lorsque la régente, croyant avoir bien pris toutes ses mesures, fit tout à coup enlever, non pas avec mystère et dans le silence de la nuit, mais en plein midi, au moment que l'on chantoit le Te Deum pour le grand succès que venoient de remporter les armes de France, trois des plus opiniâtres parmi les membres du parlement, Charton, Blancmesnil et Broussel. Charton s'esquiva; Blancmesnil fut conduit à Vincennes, et le vieux Broussel emmené à Saint-Germain.
L'esprit de révolte, jusqu'alors comprimé, sembloit n'attendre qu'un acte de cette nature pour éclater avec toutes ses fureurs. L'arrestation de Blancmesnil fit peu de sensation; mais celle du vieux Broussel[113], cette idole du peuple, produisit une émotion générale. On s'assembla dans les rues; on s'excita mutuellement, on cria de toutes parts aux armes; les marchands, effrayés, fermèrent leurs boutiques, et la face de Paris fut changée en un instant.
Averti par ces cris, le coadjuteur, qui voyoit avec plaisir commencer des troubles dans lesquels il devoit jouer un rôle si dangereux et si brillant, jugeant nécessaire cependant de détruire les soupçons que la cour avoit déjà conçus contre lui à ce sujet, sort de l'archevêché en rochet et en camail pour aller trouver la reine, marche jusqu'au Palais-Royal, au milieu d'une foule immense, qui demandoit Broussel avec des hurlements de rage, y arrive, accompagné du maréchal de La Meilleraie, qu'il avoit rencontré à la tête des gardes, près le Pont-Neuf, cherchant à apaiser le tumulte, et que cette même populace avoit forcé à la retraite. Il y montre toute l'étendue du mal, et le maréchal confirme la peinture qu'il en fait. La reine et le cardinal n'écoutèrent point d'abord de tels discours, venant d'un homme que l'on regardoit comme l'auteur de la révolte; mais les avis, toujours plus alarmants, se succédèrent avec tant de rapidité, qu'il fallut enfin y penser sérieusement; et, parmi ceux qui s'en effrayèrent, Mazarin n'étoit pas le moins effrayé. On tint une espèce de conseil dont le résultat fut qu'il falloit rendre Broussel. Le coadjuteur vouloit qu'on le rendît sur-le-champ: la reine exigeoit qu'avant tout le peuple se séparât, et ce fut Gondi lui-même que l'on chargea de porter à la multitude cette espèce de capitulation. Il sentit tout le danger d'une semblable commission; mais il lui fallut céder, entraîné d'ailleurs par le maréchal de La Meilleraie, qui voulut l'accompagner, et dont l'emportement acheva de tout perdre. Tandis que le coadjuteur s'avançoit à la rencontre des mutins, et s'apprêtoit à leur parler, le maréchal se précipita vers eux d'un autre côté, à la tête des chevau-légers de la garde, agitant son épée, et criant de toutes ses forces: Vive le roi! liberté à Broussel! Ce cri fut mal entendu, et ce mouvement parut un signe d'hostilité. On lui répond en criant aux armes! il est assailli d'une grêle de pierres; et, perdant enfin patience au bout de quelques moments, il tire et blesse mortellement, vis-à-vis les Quinze-Vingts, un crocheteur qui, selon les uns, passoit tranquillement ayant sa charge sur le dos, selon d'autres se montroit le plus ardent parmi ceux dont il étoit environné. Alors la fureur du peuple ne connut plus de bornes: l'insurrection s'étendit dans tous les quartiers, et les environs du Palais-Royal furent dans un moment remplis de gens armés. Le coadjuteur, porté par la foule jusqu'à la Croix-du-Tiroir, y retrouva M. de La Meilleraie qui se défendoit avec peine contre un gros de bourgeois postés dans la rue de l'Arbre-Sec. Le prélat se jeta au milieu d'eux pour les séparer, et le maréchal fit cesser le feu de sa troupe; mais, au même instant, un autre peloton de séditieux, qui sortoit de la rue des Prouvaires, fit une décharge très-brusque sur les chevau-légers. Fontrailles, qui étoit auprès du maréchal, eut le bras cassé; un des pages du coadjuteur fut blessé, et lui-même renversé d'un coup de pierre qui l'atteignit à la tête. Enfin, ayant été reconnu au moment où un bourgeois, lui appuyant son mousqueton sur la tempe, alloit lui faire sauter la cervelle, il fut relevé, entouré avec de grandes acclamations; et, profitant avec beaucoup de présence d'esprit de cette circonstance pour dégager le maréchal, il marcha du côté des halles, entraînant avec lui toute cette populace, tandis que M. de La Meilleraie effectuoit sa retraite vers le Palais-Royal.
Ses exhortations, ses prières, ses menaces calment les esprits. La foule qui l'avoit accompagné, et à laquelle s'étoient joints tous les fripiers dont ce quartier fourmille, consent à déposer les armes; mais, obstinés à ravoir Broussel, ils le ramènent vers le Palais-Royal, où le maréchal de La Meilleraie, qui l'attendoit à la barrière, le fait entrer et le présente à la reine comme son sauveur et celui de l'État. Il y fut néanmoins accueilli avec un dédain ironique, parce qu'on ne cessoit point de le considérer comme l'auteur de la sédition qu'il avoit feint d'apaiser, et que la cour n'avoit encore qu'une idée imparfaite de la grandeur du mal. Gondi en sortit, la rage dans le cœur, et méditant des projets de vengeance. Cachant toutefois son dépit à la populace qui l'attendoit, il soutint jusqu'au bout le rôle de pacificateur qu'il avoit voulu prendre dans cette journée; et, forcé de se faire monter sur l'impériale de sa voiture, pour rendre compte à cette multitude du résultat de son ambassade, il lui parla avec un ton pénétré des promesses positives que la reine avoit données de la délivrance des prisonniers, promesses qu'il regardoit comme sacrées, et qui ne laissoient plus aucun prétexte au rassemblement. La nuit vint[114]; la cohue se dissipa, et Gondi rentra chez lui, blessé et en proie aux plus vives inquiétudes. Cependant on étoit si loin de se fier dans le public aux promesses de la reine, que beaucoup de bourgeois restèrent en armes devant leurs portes, et que des corps-de-garde furent distribués dans diverses parties de la ville; on en posa même un à la barrière des Sergents, à dix pas des sentinelles du Palais-Royal.
Les alarmes du coadjuteur et la méfiance du peuple n'étoient que trop bien fondées: car, cette nuit même, on délibéroit, dans le conseil de la régente, sur les moyens de se rendre maîtres le lendemain de Paris[115]. Trois mécontents, Laigues, Montrésor et Argenteuil, vinrent successivement trouver le prélat, et lui donner les avis les plus sinistres sur les dispositions de la cour, qui, disoient-ils, vouloit à la fois le punir de la révolte, et le perdre dans l'esprit du peuple, en le faisant passer pour un des agents de ses promesses fallacieuses. Il n'en falloit pas tant pour enflammer cet esprit ardent et audacieux, pour le jeter dans les dernières extrémités. Il déclare à ses amis que, le lendemain avant midi, il sera maître lui-même de cette ville dont la cour prétend s'emparer, et commence sur-le-champ l'exécution d'un plan de défense que ceux-ci regardèrent d'abord comme le projet d'un insensé. Tandis que la régente et le ministre faisoient mettre sous les armes toute la maison du roi; qu'on introduisoit secrètement dans la ville quelques troupes cantonnées dans les environs, et que l'avis étoit donné aux bons bourgeois sur lesquels la cour croyoit pouvoir compter, de s'armer secrètement, les agents de Gondi parcouroient la ville, en y répandant les bruits les plus alarmants; lui-même se concertoit avec plusieurs colonels de quartiers qui lui étoient dévoués, faisoit établir des pelotons de leurs milices depuis le Pont-Neuf jusqu'au Palais-Royal, dans tous les endroits où l'on avoit entendu dire que la cour devoit faire poster des troupes, s'emparoit de la porte de Nesle, et faisoit commencer les barricades. Le jour paroissoit à peine que le parlement étoit déjà assemblé.
La cour ignoroit absolument toutes ces dispositions. À six heures du matin, le chancelier Séguier sort de sa maison et prend la route du Palais, où il devoit, suivant les uns, casser tout ce que le parlement avoit fait jusque là, suivant d'autres, lui prononcer son interdiction absolue. Sa voiture est arrêtée sur le quai de la Mégisserie, par les chaînes déjà tendues; il est reconnu, entouré, menacé; des cris de mort se font entendre, et le poursuivent jusqu'au quai des Augustins. Il se sauve, suivi de son frère, l'évêque de Meaux, et de sa fille, la duchesse de Sully, dans l'hôtel du duc de Luynes; la populace y pénètre après lui, le cherchant partout avec des cris effroyables[116]. Un hasard presque miraculeux le dérobe aux perquisitions de ces assassins. Le maréchal de La Meilleraie accourt avec une troupe de cavaliers, et le délivre enfin de cette horrible position. La foule, qui s'écarte un moment devant les soldats, plus furieuse encore de voir sa proie lui échapper, se réunit de nouveau, poursuit sa voiture jusqu'au Palais-Royal, l'accablant d'une grêle de pierres et de balles: la duchesse de Sully en fut légèrement blessée au bras; quelques gardes et un exempt de police sont tués.
Cette fureur se communique dans un instant à toute la ville: la populace des faubourgs se précipite de toutes parts vers le palais et la cité, où le gros du rassemblement étoit déjà formé. En moins de deux heures près de treize cents barricades sont élevées dans Paris; tous les dépôts d'armes sont ouverts ou forcés; l'air retentit des plus horribles imprécations contre Mazarin et les autres ministres; la reine elle-même n'est point ménagée. Les cris de vive Broussel! vive le coadjuteur! se mêlent à ces cris forcenés. Cependant le parlement, assemblé tumultuairement, décidoit d'aller en corps redemander à la régente ses membres arrêtés; et la cour faisoit solliciter alors ce même coadjuteur qu'elle avoit outragé la veille, pour obtenir de lui qu'il calmât la sédition. Il s'en défendit avec une douleur hypocrite, et le parlement se mit en marche pour le Palais-Royal, au milieu des acclamations d'une multitude qui abaissoit devant lui ses armes et faisoit tomber ses barricades. Le premier président, Mathieu Molé, marchoit à la tête de sa compagnie. Il parla à la reine avec beaucoup de chaleur et d'éloquence, essayant de la convaincre qu'il n'y avoit d'autre moyen de calmer une population entière, prête à se porter aux dernières extrémités, que de rendre les prisonniers. La reine, d'un caractère inflexible jusqu'à l'opiniâtreté, ne lui répondit que par des reproches et par des menaces, et sortit brusquement pour ne pas en entendre davantage. Molé et le président de Mesmes, qui avoient un égal dévouement pour la cour, mais non pas le même courage, reviennent et veulent tenter un dernier effort au moment où la compagnie s'apprêtoit à sortir: ils rembrunissent encore les couleurs du tableau, montrent Paris entier, armé, furieux, et sans frein, l'État sur le penchant de sa ruine; ils n'obtiennent rien. Mazarin propose seulement de rendre les prisonniers, si le parlement consent à ne plus s'occuper de l'administration, et à se renfermer uniquement dans ses fonctions judiciaires: la compagnie promet de s'assembler le soir pour délibérer sur cette proposition; la cour est satisfaite de cette promesse qui lui faisoit gagner du temps, ce qui étoit beaucoup pour elle; et les magistrats commencent à défiler pour retourner au palais.
Le peuple, qui croyoit Broussel renfermé dans le Palais-Royal, et qui s'attendoit à le voir ramené par le parlement, ne le voyant pas reparoître, commença à murmurer dès la première barricade; les murmures augmentèrent à la seconde; ils dégénérèrent à la troisième, près de la croix du Tiroir, en menaces et en voies de fait. Un furieux saisissant le premier président, et lui appuyant le bout d'un pistolet sur le visage, «lui commande de retourner à l'instant, et de ramener Broussel, ou le Mazarin et le chancelier en otage, s'il ne veut être massacré lui et les siens.» Molé, calme et serein au milieu de cette foule, qui grossissoit sans cesse autour de lui, l'accablant de malédictions et d'outrages, ne donne pas le moindre signe de crainte ni de foiblesse, répond aux cris de ces rebelles avec toute la dignité d'un magistrat qui a le droit de les punir de leur rébellion, et ralliant paisiblement sa compagnie, revient au petit pas vers le Palais-Royal, au milieu de ce cortége de forcenés.
Il lui fallut essuyer ici de non moins rudes assauts. Anne d'Autriche, que la colère avoit mise hors d'elle-même et entièrement aveuglée sur le danger, s'indignoit que le parlement eût osé revenir après ce qui s'étoit passé; et l'on prétend même qu'elle eut un moment la pensée de faire arrêter quelques conseillers, pour lui répondre des fureurs de la populace. Molé parla avec plus d'éloquence et de chaleur encore que la première fois. Cinq ou six princesses qui se trouvoient dans le cabinet, se jetèrent aux pieds de la reine; le duc d'Orléans, Mazarin surtout, dont la frayeur étoit extrême, se joignirent à la foule suppliante qui l'environnoit, et parvinrent enfin à lui arracher ces paroles: «Eh bien! Messieurs du parlement, voyez donc ce qu'il est à propos de faire.» Ces paroles sont saisies avec empressement: on fait monter le parlement dans la grande galerie; il y tient séance, délibère, et le résultat de la délibération est que la reine sera remerciée de la liberté des prisonniers, et que, jusqu'aux vacances, la compagnie ne s'occupera plus des affaires publiques, à l'exception du paiement des rentes sur l'Hôtel-de-Ville et du tarif. Des lettres de cachet sont délivrées; on prépare les carrosses du roi et de la reine pour aller chercher Broussel et Blancmesnil, et le parlement fait marcher ces carrosses devant lui comme un signe certain du triomphe qu'il vient de remporter. Les passages alors lui sont ouverts; et les acclamations qui l'avoient accompagné le matin, le suivent encore jusqu'au palais.
Le peuple n'en resta pas moins armé toute la nuit et le lendemain, jusqu'au retour de Broussel, qui ne parut à Paris que vers dix heures du matin. Il y fut reçu avec tous ces transports frénétiques que la multitude éprouve ordinairement pour ses idoles. Les barricades sont rompues, les corps-de-garde se dispersent, et deux heures après, les rues de Paris étoient libres et sa population paroissoit tranquille; cependant il s'y conserva encore, pendant quelques jours, un reste de fermentation qui continua de donner des inquiétudes à la reine et au cardinal. Sur le moindre bruit qui se répandoit que des troupes arrivoient dans les environs de Paris, des cris de fureur se faisoient entendre de nouveau, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre; à ces cris se mêloient le cliquetis des armes, et quelquefois même des salves de mousquetade. Mazarin, plus effrayé que jamais, demeura, pendant ce temps, déguisé, botté, et tout prêt à partir, parce que, disoit-on, le peuple étoit résolu de le prendre pour otage, et, si la cour usoit de violence, d'exercer sur lui les plus terribles représailles. On ne parvint à calmer cette multitude qu'en lui témoignant une confiance sans réserve, en éloignant les troupes qui lui portoient ombrage, et en réduisant la garde du roi à un très-petit nombre de soldats. On conçoit combien une telle condescendance dut coûter à la fierté de la régente.
La cour sembloit abattue, le parlement triomphoit; mais l'auteur secret de tant de désordres, Gondi, étoit trop clairvoyant pour ne pas prévoir que le retour seroit terrible, surtout pour lui, s'il ne se procuroit des appuis plus solides que cette faveur inconstante du peuple, et cette fougue momentanée du parlement, divisé lui-même en plusieurs partis, et incapable de marcher long-temps dans les mêmes voies. La feinte douceur que la reine et son ministre lui témoignèrent le lendemain, les caresses dont ils l'accablèrent, ne firent que l'affermir dans ces idées et dans sa résolution. Il savoit que le vainqueur de Lens étoit mécontent de la cour, et surtout de Mazarin: ce fut sur lui qu'il jeta les yeux; c'est lui qu'il résolut de faire le soutien de son parti.
Le prince n'étoit point encore revenu de l'armée: il s'agissoit, jusqu'à son retour, de maintenir la cour dans l'inaction, sans cesser cependant d'entretenir l'animosité du peuple, ce que personne ne savoit faire avec plus d'habileté que le coadjuteur[117]; et il y eût réussi, si le parlement eût voulu entrer dans ses vues, si ce prélat eût pu modérer les mouvements de cette compagnie, comme il savoit exciter ceux de la multitude. Il avoit trouvé le moyen de s'introduire dans les assemblées secrètes que tenoient quelques-uns de ses membres, et c'étoit sous son influence que s'y préparoient les matières qui devoient être présentées aux chambres assemblées, et que l'on y convenoit de la manière dont elles seroient présentés: en ceci il n'avoit d'autre intention que de tenir toujours la compagnie en haleine. Mais, par une impétuosité qui rompit toutes ses mesures, le parlement osa se proroger lui-même à l'approche des vacances sur lesquelles la régente avoit compté; et insistant, malgré le refus qu'elle en fit d'abord, la forcer en quelque sorte à lui accorder une prolongation de service, sous prétexte d'affaires qui ne souffroient aucun délai. Anne d'Autriche outrée de cette insolence, voyant d'ailleurs s'accroître de jour en jour l'audace séditieuse de la populace[118], prit enfin la résolution d'emmener le roi hors de Paris, et d'employer, s'il le falloit, contre cette ville rebelle, toutes les forces de la monarchie.
Tout fut préparé dans le plus profond mystère, et la cour partit tout à coup pour Ruel le 13 septembre au matin. Dès qu'elle y fut arrivée, Mazarin, qui, dans sa position, avoit le grand avantage de pouvoir employer la force quand la ruse ne lui sembloit pas suffisante pour arriver à ses fins, avoit cru devoir se délivrer par un moyen violent de Chavigni et de Châteauneuf, qu'il considéroit comme les plus dangereux de tous ses ennemis. Le premier fut constitué prisonnier à Vincennes, dont il étoit gouverneur; le second fut de nouveau exilé. Ce coup d'autorité exaspéra les esprits: les principaux frondeurs se virent menacés, dans cette violence dont deux d'entre eux venoient d'être les victimes; on cria à la tyrannie; pour la première fois, Mazarin fut nommé, dans les opinions, avec les qualifications, les plus injurieuses; on agita la question de savoir s'il ne conviendroit pas de pourvoir à la sûreté publique en mettant des bornes à l'exercice du pouvoir absolu sur la liberté des citoyens. Le parlement fit prier les princes de se rendre dans son sein pour y délibérer sur l'arrêt de 1617[119], qui, à l'occasion du maréchal d'Ancre, défendoit, et ce sous peine de la vie, aux étrangers, de s'immiscer dans le gouvernement de l'État; et, malgré un arrêt du conseil, donné en cassation du sien, persista dans toutes ses conclusions. La reine, de plus en plus irritée, se fait alors amener furtivement de Paris son second fils, le duc d'Anjou, qu'une indisposition l'avoit forcée d'y laisser: à peine cette nouvelle est-elle sue, que l'alarme se répand de nouveau partout; le parlement donne ordre au prévôt des marchands et aux échevins de pourvoir à l'approvisionnement et à la sûreté de la ville; tout s'y dispose comme si elle étoit sur le point de soutenir un siége; les bourgeois préparent leurs armes, et ne paroissent point effrayés des hasards et des conséquences d'une guerre civile.
Gondi, qui ne l'auroit point voulu sitôt parce qu'il ne jugeoit pas que l'on y fût encore assez préparé, tout déconcerté qu'il étoit par ce mouvement trop rapide du peuple et par cette folle conduite du parlement, prenoit cependant ses mesures pour un événement qu'il jugeoit inévitable; et il étoit prêt à faire partir pour Bruxelles un négociateur chargé de traiter avec le comte de Fuensaldagne qui y commandoit, et de le déterminer à faire marcher une armée espagnole au secours de Paris, lorsqu'on vint lui annoncer l'arrivée du prince de Condé, à laquelle il ne s'attendoit pas sitôt. C'étoit Anne d'Autriche elle-même qui l'avoit appelé dans l'intention de s'en faire un appui qu'elle ne croyoit pas pouvoir lui manquer. Mais Gondi, plus fécond encore en ressources, et rassuré par ce retour même qui sembloit devoir détruire toutes ses espérances, renonça aussitôt au projet qu'il avoit formé du côté de l'Espagne, et conçut le dessein, plus hardi peut-être, de disputer à la cour le héros sur lequel elle avoit compté. Il vit le prince en secret, le trouva, au sujet de Mazarin, tel qu'il le désiroit, sut lui persuader que tout le mal venoit de cet entêtement que la reine mettoit à soutenir un tel ministre, et qu'il falloit employer tous les moyens pour la forcer à l'abandonner. Le prince tomboit d'accord avec lui sur tous ces points: abattre le cardinal et gouverner peut-être à sa place lui sembloit une perspective séduisante; mais les prétentions excessives et les entreprises audacieuses du parlement l'effrayoient: «Je m'appelle Louis de Bourbon, disoit-il, et je ne veux pas ébranler la couronne;» comme si un instinct secret lui eût révélé qu'en effet il n'y avoit plus rien désormais entre le roi et le parlement.
Dans l'espèce d'irrésolution où le jetoit cette situation des affaires, il fut décidé qu'on prendroit un parti mitoyen; que, pour le moment, le prince se présenteroit comme intermédiaire entre les deux partis, et dans cet intervalle de repos qu'il auroit su faire naître, travailleroit de tous ses efforts à dégoûter la reine de Mazarin, et sinon à le précipiter tout à coup du haut rang où elle l'avoit élevé, du moins à l'en laisser glisser, de manière qu'il devînt ensuite facile de s'en débarrasser tout-à-fait. En conséquence de ce plan, qui convint à Gondi parce qu'il lui faisoit gagner du temps, Condé détourna la reine du projet qu'elle avoit formé d'attaquer Paris, et lui proposa d'engager une conférence entre lui-même, le duc d'Orléans et les députés du parlement. Cette conférence eut lieu à Saint-Germain, où la cour s'étoit transportée; et Gondi, par une démarche très-adroite, trouva le moyen d'en faire exclure le cardinal. Elle commença le 25 septembre, et dura, à plusieurs reprises, jusqu'au 22 octobre. On y discuta, les uns après les autres, tous les articles de l'arrêté du parlement; et tous, long-temps débattus, furent enfin accordés jusqu'à celui de la sûreté publique[120], qui avoit le plus offensé la cour, et au moyen duquel la liberté fut aussitôt rendue à MM. de Châteauneuf et de Chavigni. Tout cela se fit d'abord malgré la reine, qui auroit bien voulu que les princes ne se fussent pas montrés si faciles; mais, après avoir vainement tenté de les ramener à ces partis violents qu'elle étoit toujours disposée à prendre, elle se radoucit tout à coup, par l'envie extrême qu'elle avoit de voir cesser les assemblées du parlement. Enfin cette déclaration fameuse qui portoit un si rude coup à l'autorité royale fut enregistrée comme la compagnie l'avoit conçue et rédigée; les chambres prirent leurs vacations, et la cour revint à Paris, où le roi fut reçu de ce peuple aveugle et léger, avec les acclamations ordinaires et les transports de la plus vive allégresse.
Le caractère même de cette paix présageoit son peu de durée. Elle étoit trop désavantageuse à la régente pour qu'elle ne cherchât pas d'abord à en éluder les conditions, ensuite à accabler des rebelles qui avoient eu l'audace de traiter avec leur souverain et de prescrire des bornes à son autorité. Ceux-ci sentoient tout le danger de leur position, surtout Gondi, dont l'ambition n'avoit rien gagné à ce dernier arrangement, et qui craignoit toujours le juste châtiment que lui méritoient les barricades. Les yeux sans cesse attachés sur cette cour qu'il avoit si profondément offensée, et sur les factieux subalternes que dirigeoit son dangereux génie, cet artisan de discordes n'attendoit que l'occasion favorable pour ourdir de nouveaux complots. La disposition générale des esprits étoit telle qu'elle ne pouvoit tarder à se présenter. (1649) Par une maladresse que rien ne peut justifier, Mazarin, dès les premiers jours, avoit jugé à propos de contrevenir aux articles les plus minutieux de cette déclaration, que, dans la chaleur des partis, on regardoit comme une loi fondamentale de l'État: c'en fut assez pour rallumer un feu mal éteint. Les esprits les plus impétueux et les plus turbulents du parlement demandèrent à grands cris l'assemblée des chambres, et ne l'obtenant pas assez vite du premier président, s'assemblèrent d'eux-mêmes, entraînèrent ainsi le reste de leurs confrères, et recommencèrent leurs délibérations séditieuses. La reine, effrayée de cette fermentation nouvelle, crut leur en imposer en y envoyant les princes et les pairs; mais Gaston, toujours flottant entre les deux partis, étoit peu attaché à ses intérêts; Condé mettoit dans ses paroles et dans ses actions une hauteur, une véhémence qui n'étoient propres qu'à aigrir les esprits; la plupart des grands respiroient la faction. Dans cette journée mémorable, le premier de ces deux princes parla vaguement et foiblement; le second s'emporta jusqu'à menacer un conseiller[121] dont les clameurs l'importunoient. Le tumulte le plus violent s'élève aussitôt dans l'assemblée; on oublie le respect que l'on doit à son rang et à son caractère; il est forcé de faire une sorte de réparation en protestant qu'il n'a eu l'intention de menacer personne, et sort au milieu des cris insolents des jeunes conseillers des enquêtes, la rage dans le cœur, et bien résolu à ne plus s'exposer à de semblables avanies, «ne voulant pas, disoit-il, de prince qu'il étoit, devenir bourgmestre de Paris.»
C'est ainsi qu'il se lia plus fortement que jamais au parti de la régente, dont Gondi avoit espéré une seconde fois le détacher. Mais cet esprit si actif, si fécond en ressources, au moment même où Condé lui échappoit, cherchoit déjà et trouvoit de nouveaux appuis. Les divisions intestines qui agitoient la cour, et qu'il épioit avec soin jusque dans leurs plus petits détails, celles surtout qui venoient d'éclater dans la propre famille du prince, lui fournirent bientôt tous les moyens nécessaires pour relever son parti, pour lui donner même un nouvel éclat. Le prince de Conti, mécontent et jaloux d'un frère dont la gloire l'offusquoit et qui l'accabloit de sa supériorité; la duchesse de Longueville, sœur de ces deux princes, qui croyoit avoir des raisons de haïr Condé après l'avoir tendrement aimé; le duc de Longueville, furieux contre Mazarin, qui l'avoit bercé de fausses espérances; le jeune Marsillac[122], amant de la duchesse, maître absolu de son esprit et dont l'ambition étoit encore plus grande que l'amour; tous ces esprits ardents ou irrités, animés encore par l'éloquence insidieuse et entraînante du coadjuteur, et suivis de cette foule de mécontents qui abondent toujours dans les cours, se jetèrent dans son parti, promirent de rester à Paris, de le défendre s'il étoit attaqué, s'abouchèrent avec les principaux chefs de la faction parlementaire, les Viole, les Longueil, etc., qui leur promirent tout au nom de leur compagnie; et tandis qu'ils espéroient faire servir les mouvements aveugles du parlement à leurs propres intérêts, se rendirent eux-mêmes les instruments des projets ambitieux du coadjuteur.
Sûr des moyens de défense, Gondi voulut commencer lui-même l'attaque. Son ennemi étoit détesté: en accroissant chaque jour cette haine populaire par des bruits absurdes et calomnieux[123] que personne ne sut jamais mieux que lui faire circuler parmi la multitude, il voulut y joindre encore le ridicule. Mazarin y prêtoit malheureusement beaucoup. Le chansonnier Marigni[124] fut déchaîné contre lui, et remplit Paris de ses ballades et de ses triolets. Les railleries les plus piquantes, les sarcasmes les plus amers l'accablèrent de toutes parts; les placards les plus diffamants couvroient toutes les murailles, et la presse vomissoit chaque jour des libelles encore plus horribles qui se distribuoient clandestinement. Tant d'outrages rejaillissoient jusque sur la reine, qui n'étoit plus désignée dans le public que par le sobriquet de dame Anne. Elle ne pouvoit faire un pas dans Paris sans entendre retentir à ses oreilles quelques-uns de ces vaudevilles insolents et grossiers, où sa vertu même n'étoit pas épargnée. Enfin, ne pouvant plus supporter tant d'outrages, sentant croître, de jour en jour, les embarras de sa position, à cause de cette pénurie des finances que le parlement sembloit se faire un jeu d'accroître par ses résistances, sûre du prince de Condé que ses prières et ses larmes avoient achevé de fixer au soutien de sa cause, parvenue à obtenir du duc d'Orléans qu'il ne s'opposeroit point au projet qu'elle avoit formé, elle prit la résolution de sortir une seconde fois de Paris, et d'exercer sur cette ville rebelle le châtiment qu'elle avoit mérité.
Cette sortie, préparée dans le mystère le plus profond, fut exécutée au milieu de la nuit dans le plus grand désordre. Tous ceux qui devoient accompagner le roi, avertis au moment même du départ, le suivirent dans un trouble et avec des inquiétudes qui furent encore augmentées par l'état de dénuement dans lequel la cour entière se trouva à son arrivée à Saint-Germain. La reine, fière de l'appui de Condé, et méditant les projets d'une vengeance qu'elle croyoit prompte et facile, montroit seule de la fermeté et même une sorte de joie. À Paris, le premier sentiment du peuple et du parlement fut celui de la consternation. Gondi et ceux qui avoient son secret changèrent bientôt ces dispositions: ils parvinrent à rendre quelque courage à cette compagnie, et dans un moment surent faire passer la multitude de l'abattement à la fureur. On prit les armes; on s'empara des portes; toutes les issues furent fermées à ceux qui vouloient gagner Saint-Germain; on pilla leurs bagages; on maltraita leurs gens; et ces excès furent autorisés par un arrêt du parlement, qui, sans avoir égard à une lettre écrite par le roi au prévôt des marchands[125], et dont la lecture fut faite dans sa première assemblée, ordonna à ce magistrat de veiller à la sûreté publique et à la garde des portes. Le lieutenant de police eut ordre en même temps d'assurer l'approvisionnement de Paris et le passage de vivres.
Cependant ce parlement, regardé par le peuple comme la seule autorité qu'il dût écouter, alors qu'il agissoit lui-même comme si cette autorité eût été légitime, étoit livré aux plus cruelles perplexités, et renfermoit déjà dans son sein tous les germes de foiblesse et de division. Deux partis, l'un de factieux, l'autre de membres dévoués à la cour, l'agitant en sens contraire, cherchoient, chacun de son côté, à entraîner ceux de leurs confrères qui, étrangers à toutes les passions, à tous les intérêts, ne vouloient que le bien public; et du reste, se voyant ainsi isolés entre le peuple et la cour, tous craignoient le nom de rebelles, et le déshonneur qui y étoit attaché. Gondi, peu inquiet d'abord de ces incertitudes qu'il étoit sûr de faire disparoître à l'instant où il montreroit les appuis illustres qu'il avoit su donner à la révolte, commençoit lui-même à concevoir les plus vives alarmes: le duc de Bouillon et le maréchal de La Mothe, qui s'étoient aussi engagés avec les frondeurs, étoient restés à Paris avec la duchesse de Longueville; mais le duc, époux de cette princesse, parti de la Normandie dont il étoit gouverneur, au lieu de se rendre dans cette capitale, avoit tourné court à Saint-Germain, sans donner depuis de ses nouvelles; le prince de Conti, forcé par son frère de suivre la cour, ne paroissoit point encore; et l'on n'étoit pas moins inquiet de Marsillac, qui s'étoit rendu auprès du jeune prince pour fortifier ses résolutions et favoriser sa fuite. Ces alarmes, que partageoient les autres chefs de la faction, étoient accrues par la conduite inégale du parlement, tantôt poussant l'audace jusqu'à renvoyer sans les ouvrir de nouvelles lettres du roi qui lui ordonnoient de se transporter à Montargis, tantôt foible au point d'envoyer en quelque sorte demander grâce à Saint-Germain. Ses députés s'y présentèrent sans avoir été appelés, tandis que Gondi, mandé à la cour par un ordre formel du roi, faisoit arrêter sa voiture par le peuple pour être dispensé de faire un voyage aussi périlleux. Ils y furent mal reçus, renvoyés avec menaces, et cette rigueur impolitique servit les factieux plus que tout le reste. Dès qu'on apprit qu'il n'y avoit point de transaction à espérer, le désespoir donna du courage aux plus foibles; et les chefs ne manquèrent pas de semer des bruits alarmants dont l'effet fut d'accroître encore cette effervescence générale. La chambre des comptes et la cour des aides, qui avoient également député vers la cour, qui avoient éprouvé la même réception, partagèrent les ressentiments du parlement; et tous les corps, à l'exception du grand conseil, se réunirent dans le projet de se défendre contre ce qu'ils appeloient la tyrannie du cardinal. Il n'y eut qu'un cri contre lui, et c'est alors que fut rendu cet arrêt qui le déclare «ennemi du roi et de l'État, perturbateur du repos public; lui ordonne de se retirer le jour même de la cour, et dans huitaine du royaume, enjoignant, passé ce temps, aux sujets du roi de lui courre sus, et faisant défense à toute personne de le recevoir.» On ordonna des subsides, on leva des soldats dans la populace de Paris, on nomma même un général[126] à cette armée sans expérience et sans discipline.
Cependant Gondi attendoit toujours avec la plus vive impatience les véritables chefs qui devoient former et commander une aussi foible milice. Sourdes intrigues, courses nocturnes, largesses populaires, il n'avoit rien épargné pour allumer le feu de la sédition; le succès avoit passé ses espérances, et des nouvelles satisfaisantes qu'il reçut enfin de Marsillac achevoient de le rassurer, lorsque l'événement le plus inattendu vint le jeter dans de nouveaux embarras. Le duc d'Elbœuf, prince de la maison de Lorraine, poussé par l'amour de l'intrigue et des nouveautés, surtout par son extrême indigence, se croyant appelé à jouer sur ce théâtre le rôle des Guise et des Mayenne, entra tout à coup à Paris avec ses trois fils, et vint offrir ses services d'abord au corps de ville, où on le reçut avec les plus vifs transports de joie, ensuite au parlement, où, malgré les efforts des membres initiés aux secrets du coadjuteur, il sut entraîner tous les esprits, et fut nommé sur-le-champ général en chef de l'armée parisienne. Pendant que ces choses se passoient, les princes se présentèrent enfin aux portes de la ville, qu'on eut beaucoup de peine à leur ouvrir[127], et y entrèrent au milieu des préventions et des méfiances du peuple, lequel ne pouvoit croire que la famille de Condé pût venir prendre sincèrement sa défense. C'est ici qu'il faut admirer les ressources prodigieuses du moteur secret de tant d'intrigues ténébreuses. Si d'Elbœuf conservoit sa supériorité, Gondi n'étoit plus rien: avec les princes il étoit tout; il falloit donc, sans perdre de temps, abattre l'un et relever les autres. Aussitôt tous ses agents secrets sont mis en mouvement pour décrier le nouveau général. Marigni le chansonne; il est présenté sourdement dans le peuple comme un traître qui s'est introduit dans Paris d'intelligence avec la cour, à laquelle il est vendu; on lui suppose même une correspondance secrète avec elle, et on la fait circuler. Pendant qu'on faisoit jouer toutes ces machines, le coadjuteur parcouroit les rues de Paris ayant Conti dans son carrosse, démarche qui annonçoit de la confiance, calmoit le peuple, et l'accoutumoit à la vue du jeune prince. Lorsque tout fut ainsi préparé, il le conduisit au parlement, où commencèrent aussitôt les premières scènes d'une action théâtrale qu'il avoit concertée avec tous les chefs de son parti. Le duc de Longueville se présenta d'abord, offrant à la compagnie ses services, toute la Normandie dont il étoit gouverneur, et la priant de trouver bon que, pour sûreté de sa parole, il fît loger à l'Hôtel-de-Ville sa femme, sa fille et son fils. Le duc de Bouillon parut ensuite, faisant les mêmes protestations, mais donnant à entendre que c'étoit sous les ordres du prince de Conti qu'il espéroit servir la cause commune. Le maréchal de La Mothe offrit après lui ses services aux mêmes conditions. À mesure que ces illustres personnages se succédoient, le prince d'Elbœuf perdoit de sa considération et de ses partisans. C'est en vain qu'il voulut élever la voix, et réclamer le rang suprême qui lui avoit été accordé la veille: on ne l'écouta point; et il fut forcé de descendre, avec les autres chefs, à celui de simple général sous le prince de Conti, qui fut créé généralissime. En sortant du parlement, Gondi alla chercher les duchesses de Bouillon et de Longueville, qu'il conduisit lui-même comme en triomphe à l'Hôtel-de-Ville, au milieu des acclamations d'une multitude immense attirée par la nouveauté d'un spectacle, qui d'ailleurs achevoit de détruire toutes les méfiances. La Bastille, que la cour n'avoit pas songé à mettre en état de défense, fut sommée et prise le même jour[128] par capitulation; et la guerre civile fut ainsi organisée, au gré du coadjuteur.
Laigues, Vitri, Noirmoutier, Brissac, de Luynes, et un grand nombre d'autres seigneurs, mécontents de la cour, et attirés par le nom d'un prince du sang, vinrent grossir la foule des frondeurs. Ces nouveaux venus furent chargés des levées, des fortifications, du soin d'exercer les soldats, et reçurent divers départements dans les conseils que l'on créa. Un personnage destiné à y jouer un plus grand rôle, le duc de Beaufort, échappé depuis quelque temps de sa prison avec beaucoup de bonheur et d'audace, ne tarda pas à les joindre. C'étoit un prince d'un esprit borné, à la fois courageux et fanfaron, adoré de la populace dont il avoit le langage et les manières, également méprisé dans les deux partis, où il fut désigné sous le nom de Roi des Halles, qu'il n'avoit que trop mérité. Gondi, commençant à s'apercevoir qu'il gouvernoit difficilement le prince de Conti et la duchesse de Longueville, sentit tout le parti qu'il pouvoit tirer de cet instrument aveugle qui venoit de lui-même se jeter entre ses mains. Il se l'attacha fortement, et par son moyen devint seul puissant dans le peuple. On continuoit cependant les levées. Elles se firent avec une telle facilité, que dans l'espace de deux jours on mit sur pied une armée de douze mille hommes. Les biens de Mazarin furent confisqués, vendus publiquement pour subvenir aux frais de la guerre; et la recherche de ses meubles fit naître les délations et les vexations les plus odieuses à l'égard d'un grand nombre de particuliers. Le parlement, s'occupant, dès ces premiers moments, de concentrer et de régulariser l'autorité, forma plusieurs chambres administratives auxquelles furent attribuées toutes les diverses branches de la police générale et particulière, ce qui réduisit les généraux et le prince de Conti lui-même à une nullité presque absolue. Une circulaire fut envoyée à tous les parlements et aux villes les plus considérables, par laquelle on les invitoit à s'unir au parlement et à la capitale pour la délivrance du roi et l'expulsion de son ministre; et l'on crut justifier suffisamment tant d'attentats contre l'autorité légitime en envoyant à la cour des remontrances dans lesquelles, après avoir renouvelé contre le cardinal toutes les déclamations tant de fois répétées, le parlement déclaroit de nouveau ne s'être soulevé que pour soustraire le roi et le peuple à son insupportable tyrannie.
Tandis que toutes ces choses se passoient à Paris, la régente et son ministre, déployant toute l'étendue de la puissance royale, déclaroient le parlement criminel de lèse-majesté; et Condé se préparoit, avec huit à neuf mille hommes, à en bloquer cinq cent mille renfermés dans une ville immense et fortifiée. Mais cette poignée de soldats étoit un débris de cette brave armée avec laquelle il avoit remporté tant de victoires; et la multitude innombrable qui lui étoit opposée, se composoit d'artisans, de laquais, de citadins amollis par le repos et les plaisirs de la capitale. Le mépris profond qu'il avoit pour de semblables ennemis l'avoit porté d'abord à s'emparer de tous les postes qui servoient de communication avec les provinces d'où Paris tiroit ses subsistances, formant ainsi le projet audacieux de l'affamer, projet qu'un autre eût à peine osé concevoir avec une armée de cinquante mille hommes. Forcé bientôt de se réduire à un plus petit nombre de quartiers, pour ne pas s'exposer à être battu en détail, et à voir fondre ainsi sa petite troupe, il se réduisit à trois postes, Saint-Denis, Sèvre et Saint-Cloud, qu'il commit à la garde de ses plus habiles officiers, tandis qu'à la tête d'une troupe légère, toujours à cheval, il couroit de quartier en quartier, interceptant quelques convois, brûlant quelques moulins, et donnant l'exemple d'une activité et d'une vigilance admirables, pour produire malheureusement d'assez médiocres effets. Quant à l'armée de la fronde, elle étoit retenue dans la ville par ses chefs, non qu'ils manquassent de courage, mais parce qu'ils savoient mieux que personne ce que valoit cette lâche et indocile milice.
Ils se hasardèrent enfin à la faire sortir, à essayer s'ils ne pourroient pas l'aguerrir dans quelques petits combats. C'est ici que la fronde prend réellement un caractère plaisant et même ridicule que tous les écrivains ont reconnu, mais dont ils ont fait une application trop générale; c'est ici que l'esprit national se montre dans toute sa piquante singularité. Les troupes parisiennes, pleines de jactance dans leurs paroles, riches et élégantes dans leurs habillements, sortoient en campagne, ornées de plumes et de rubans, pour jeter leurs armes et fuir à toutes jambes vers la ville, lorsqu'elles rencontroient le moindre escadron de l'armée royaliste. Elles y rentroient au milieu des huées, des brocards, des traits malins de toute espèce. On rioit de la gaucherie de leurs évolutions militaires. Toujours battues lorsqu'elles osoient faire la moindre résistance, on ne les consoloit de ces petits échecs que par de plus grandes risées. L'entrée de quelques convois qu'on avoit pu dérober à la vigilance de l'ennemi, passoit pour un grand triomphe, et l'on honoroit du titre de bataille la plus petite escarmouche. Dans l'attaque de Charenton[129], la seule affaire sérieuse de ce siége burlesque, la seule où Condé éprouva de la résistance, et où ses soldats furent obligés de déployer leur valeur, l'armée parlementaire, trois fois plus nombreuse que celle des royalistes, s'ébranla si lentement pour aller au secours des assiégés, qu'on voyoit encore son arrière-garde au milieu de la place Royale, tandis que les autres corps, arrêtés sur les hauteurs de Picpus, y contemploient tranquillement l'assaut et la prise de la ville, sans oser seulement traverser la vallée de Fécamp, qui les séparoit des royalistes. Une gaieté folle animoit les deux partis: Marigni, Blot, le médecin Gui-Patin, Scarron, Mézerai, jeune alors, inondoient Paris de chansons, de ballades, de pamphlets, où ils déchiroient et plaisantoient tout le monde, royalistes et parlementaires. Condé, d'un autre côté, si dédaigneux et si railleur, réjouissoit la cour des sarcasmes amers qu'il lançoit sur ses valeureux adversaires[130]. Les bons mots pleuvoient de tous les côtés. Faisant allusion au prince de Conti son frère, qui étoit contrefait et même un peu bossu, il fit un jour une profonde salutation à un singe attaché dans la chambre du roi, lui donnant le titre de généralissime de l'armée parisienne. La cavalerie que fournirent les maisons les plus considérables de Paris fut nommée, par les frondeurs eux-mêmes, cavalerie des portes cochères. Le régiment de Corinthe, levé par le coadjuteur, ayant été battu dans une rencontre, on appela cet échec la première aux Corinthiens. Vingt conseillers créés par Richelieu, et dédaignés de leurs confrères, ayant voulu effacer la honte de leur nouvelle création en fournissant chacun un subside de 15,000 liv., n'en retirèrent d'autre avantage que d'être appelés les Quinze-Vingts.