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Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 6/8)

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Cependant, la prise de Charenton commença à diminuer un peu de cet enivrement des frondeurs. Jusque-là Paris avoit nagé dans l'abondance, tandis que la disette régnoit à Saint-Germain. Les habitants des campagnes, sûrs d'être bien payés, profitoient de tous les passages pour porter leurs denrées à la capitale; et les propres soldats de Condé, attirés par le même appât, contribuoient eux-mêmes à l'approvisionner. Mais lorsque le prince, maître de ce poste important, eut pris des mesures pour resserrer davantage les assiégés, les privations commencèrent à se faire sentir; la fatigue et le dégoût succédèrent par degrés aux premiers mouvements d'enthousiasme, sinon dans le peuple, du moins dans la classe des bourgeois aisés, qui seuls supportoient tout le poids de la guerre. Accablés de subsides, exposés aux insolences du peuple et aux vexations des soldats, ils soupiroient après la paix, qui seule pouvoit leur rendre le repos et la considération qu'ils avoient perdus. Il est inutile de dire que la partie la plus saine du parlement, dominée et contenue par les factieux, la désiroit avec la même ardeur. Quant aux généraux, pleins en apparence d'une animosité commune contre le ministère, ils n'avoient en effet d'autre but que leur intérêt particulier; et leur mécontentement, né de l'oubli ou du dédain de la cour, étoit prêt à cesser dès qu'elle se montreroit disposée à leur accorder ses faveurs. Si l'on en excepte le coadjuteur et le duc de Beaufort, il n'en étoit pas un seul qui n'eût avec elle quelque négociation secrète. La cour elle-même fatiguée d'une guerre plus difficile à terminer qu'elle ne l'avoit cru d'abord, et dont les suites pouvoient devenir très-fâcheuses, n'étoit point éloignée maintenant de l'accommodement qu'elle avoit d'abord refusé avec tant de hauteur; et ses émissaires, secrètement répandus dans Paris, s'y abouchoient avec les chefs, travailloient à y développer ces dispositions pacifiques, dont les signes devenoient de jour en jour plus manifestes. Le regard perçant de Gondi avoit pénétré tous ces mouvements divers, et saisi tout d'un coup les dangers extrêmes d'une semblable situation. De tant d'appuis qu'il croyoit avoir élevés à ses projets ambitieux, tous étoient sur le point de lui manquer, à l'exception de ce peuple, qui étoit bien plus dans les mains du parlement que dans les siennes, dont il connoissoit la cruelle inconstance, et dont il avoit été forcé même de partager la faveur avec le duc de Beaufort, ce qui la rendoit encore plus incertaine. Un esprit aussi violent et aussi fier ne pouvoit supporter l'idée d'une paix où, confondu dans la foule des négociateurs, il n'eût joué que le rôle d'un factieux subalterne; et ce parlement, ces chefs, auxquels il pouvoit encore opposer la multitude, en devenoient les arbitres, si cette multitude venoit à l'abandonner. Cependant, comme l'intérêt des généraux n'étoit pas le même que celui des parlementaires; que ceux-ci désiroient la paix uniquement pour l'amour d'elle, tandis que les autres feignoient de vouloir la guerre pour devenir par son moyen maîtres des conditions du traité, le coadjuteur avoit su, dans les premiers moments, les opposer les uns aux autres avec son habileté accoutumée. D'abord, et malgré toutes les difficultés que le premier président lui avoit opposées, il avoit trouvé le moyen de prendre séance au parlement, comme substitut de l'archevêque de Paris, son oncle, dont l'absence le servit ainsi merveilleusement; et l'on conçoit l'avantage immense qu'en avoit tiré un esprit aussi délié et aussi insinuant que le sien: en peu de temps il s'y étoit rendu maître presque absolu des délibérations. Déjà Talon, Molé, Mesmes, ayant osé hasarder quelques propositions pacifiques, avoient été vivement combattus par le prince de Conti, et forcés au silence par les clameurs des enquêtes[131]. Un héraut envoyé par le roi, et qu'on auroit reçu venant de la part d'un ennemi, fut, par un artifice de Gondi, et sous les prétextes les plus frivoles[132], renvoyé sans réponse, sans même qu'on daignât ouvrir ses paquets. Cependant son adresse et son crédit n'avoient pu empêcher qu'on ne députât du moins vers la reine pour lui rendre raison d'un procédé aussi inouï; et la manière affable dont les députés avoient été reçus, le récit qu'ils firent à leur retour des bonnes dispositions de la régente, avoient encore accru cette disposition à la paix qui lui causoit de si vives alarmes: car, il faut le répéter, toute la force de cet ambitieux et de ses adhérents, avoit été jusqu'alors dans leur union avec le parlement; seuls ils n'étoient rien, et la reine en étoit tellement convaincue, qu'elle écrivoit au Prévôt des Marchands et aux Échevins: «Chassez le parlement de Paris; et en même temps qu'il sortira par une porte, je rentrerai par l'autre.» Une réconciliation sincère de cette compagnie avec la cour ne leur eût pas été moins funeste, et les eût mis entièrement à la discrétion d'Anne d'Autriche, qui n'étoit rien moins que disposée à leur pardonner. Gondi sentit donc qu'il étoit perdu s'il ne cherchoit un appui plus sûr, un pouvoir plus indépendant, plus disposé à favoriser ses vues, et au moyen duquel il pût compromettre sans retour le parlement avec la reine et son ministre.

Il ne pouvoit trouver un tel appui que dans les ennemis de l'état. L'Espagne, qui ne demandoit pas mieux que de se mêler des affaires de la France pour en accroître le désordre, n'avoit cessé de négocier secrètement avec lui depuis le commencement des troubles; nous avons vu qu'il avoit été sur le point de solliciter lui-même son secours, et qu'il n'y avoit renoncé que lorsqu'il avoit pu espérer de faire cause commune avec les princes. Maintenant que ceux-ci se faisoient des intérêts différents des siens, il se détermina à donner plus de suites à ces négociations. Les dispositions où se trouvoit cette puissance les rendirent très-faciles; et le comte de Fuensaldagne, sur les ouvertures que lui fit faire le coadjuteur, lui dépêcha, de l'aveu de l'archiduc, un moine bernardin nommé Arnolfini, lequel arriva à Paris muni d'un blanc-seing, que les chefs de la fronde pouvoient remplir à volonté; mais c'étoit surtout Gondi qu'il avoit ordre d'écouter et d'entraîner, s'il étoit possible, à se lier particulièrement et par des engagements positifs.

Gondi étoit trop habile pour donner dans de semblables piéges; et ce fut vainement que le duc de Bouillon, qui lui-même négocioit depuis long-temps avec l'archiduc, tâcha de l'y déterminer. Il n'avoit garde de se compromettre à ce point, lorsque d'un moment à l'autre la politique de la cour pouvoit, ou par la levée du siége ou par le renvoi de Mazarin, ôter tout prétexte à la guerre civile, et dans un cas pareil ne lui laisser d'autre ressource que d'aller dans les Pays-Bas jouer le rôle des exilés de la ligue, et servir, comme il le dit lui-même, d'aumônier à l'archiduc. Il ne doutoit pas, et l'événement prouva qu'il ne s'étoit point trompé, que ce duc de Bouillon lui-même ne l'abandonnât sans le moindre scrupule, si la cour consentoit jamais à lui rendre la principauté de Sedan dont elle l'avoit dépouillé. Il osa donc concevoir le projet d'engager les généraux et le parlement avec le gouverneur espagnol; sûr de pouvoir ainsi continuer sans danger ses négociations clandestines, et, quelque issue que prissent les affaires, de trouver l'impunité avec un si grand nombre de coupables. Jamais intrigue ne fut mieux ourdie, ni manœuvres ne furent plus habilement conduites. Secrètement endoctriné par Gondi et par ses deux associés le duc et la duchesse de Bouillon, le moine que l'on avoit revêtu d'un habit de cavalier, et à qui l'on avoit fabriqué des instructions, des harangues, des lettres remplies de projets et des promesses les plus brillantes, prend le nom plus imposant de don Joseph d'Illescas, et arrive la nuit avec grand fracas chez le duc d'Elbœuf que l'on vouloit tromper d'abord, afin qu'il aidât lui-même à tromper les autres. Celui-ci, qui se croit aussitôt l'homme le plus considérable du parti, rassemble chez lui les chefs, et leur présente cet envoyé avec une importance qui ne laisse pas que d'amuser Gondi et Bouillon, tous les deux présents à cette scène de comédie. Cette vue d'un émissaire d'une puissance ennemie, venant leur proposer de traiter avec elle, sans la participation du roi et peut-être contre lui, effaroucha d'abord quelques parlementaires, qui assistoient à cette conférence: mais ce premier moment de trouble et de surprise étant passé, on se mit à examiner le parti qu'il étoit possible de tirer de l'intervention des Espagnols; on convint de la marche à suivre; et il fut décidé que don Illescas seroit présenté par le prince de Conti aux chambres assemblées.

Il le fut dès le lendemain 19 février, au moment même où les gens du roi, revenus de leur voyage à la cour, rendoient compte de l'accueil favorable qu'ils y avoient reçu. Ce fut vainement que le président de Mesmes, interpellant le prince de Conti, voulut lui faire honte d'oser demander pour un envoyé de l'archiduc une faveur qu'il avoit fait refuser au héraut de son propre souverain: toute la cohue du parlement (c'est ainsi que Gondi lui-même appelle la chambre des enquêtes), ameutée par ce chef expérimenté, s'éleva contre lui, et fit tant par ses cris qu'il fallut céder, et que le faux don Illescas fut introduit. Il prit place au banc du bureau et prononça un discours dont la substance étoit «Que Mazarin avoit offert à l'Espagne une paix avantageuse; mais que son maître, sachant combien ce ministre étoit odieux à la nation, avoit jugé plus convenable à sa dignité de s'adresser au parlement, le considérant comme le conseil et le tuteur des rois; et que telle étoit la confiance qu'il avoit dans la sagesse de cette illustre compagnie, qu'il la laissoit maîtresse des conditions.» Bien qu'un tel exposé, dont le faux sautoit aux yeux, dût rendre au moins suspecte la mission de ce personnage, il fut remercié; et l'on décida qu'il seroit fait registre de son discours pour en référer à la régente.

Pour les chefs des frondeurs c'étoit avoir beaucoup obtenu, quoiqu'en apparence ce fût peu de chose; et avoir ainsi engagé le parlement à écouter les Espagnols, actuellement en guerre ouverte avec la France, c'étoit justifier d'avance tous les traités que Gondi et les siens pourroient faire avec l'ennemi. Il fut lui-même étonné de son propre succès: Molé, de Mesme, Talon et parmi les royalistes du parlement les plus intègres et les plus éclairés en furent effrayés; ils virent avec douleur l'ascendant que prenoient les brouillons dans leur compagnie, et résolus de tout sacrifier pour déjouer leurs intrigues et ramener la paix, tandis que l'envoyé espagnol retournoit auprès de son maître pour lui rendre compte de l'heureux succès de sa mission, le premier président demandoit des passe-ports à la cour pour se rendre auprès d'elle à la tête d'une députation de la compagnie. Elle étoit composée des gens du roi, du président de Mesmes et de huit conseillers.

La reine et son ministre désiroient alors plus vivement que jamais d'entrer en accommodement; et en effet la situation de leurs affaires devenoit de jour en jour plus alarmante. Ces négociations des frondeurs avec l'Espagne, toutes fâcheuses qu'elles étoient, les inquiétoient peut-être moins que celles qui se faisoient de Saint-Germain à Paris. Gaston, foible et ambitieux, se ménageant toujours entre les partis, écoutoit alors secrètement Conti, la duchesse de Longueville et Marsillac, qui, opposés depuis quelque temps au coadjuteur, lui offroient de le mettre à la tête de leur parti. Beaufort et Gondi ne lui faisoient pas des offres moins séduisantes; et la régence étoit des deux côtés l'appât qu'on faisoit surtout briller à ses yeux. Lui-même faisoit aussi sonder les chefs du parlement pour savoir ce qu'il en pourroit espérer, s'il se décidoit à embrasser leur cause; et quoiqu'il fût encore retenu par l'ascendant de Condé, il pouvoit d'un moment à l'autre prendre une fatale résolution. Si l'on jetoit les yeux sur les provinces, elles offroient encore de plus grands sujets de crainte. Quelques-unes étoient ouvertement révoltées, d'autres ébranlées et prêtes à entrer dans la révolte; plusieurs commandants de places fortes, gagnés par les frondeurs, paroissoient disposés à livrer l'entrée des frontières à l'ennemi; enfin la défection incroyable de Turenne[133], jusque-là si fidèle, bien que l'adresse et l'activité de Mazarin en eussent sur-le-champ arrêté les plus fâcheux effets, redoubloit encore d'aussi vives alarmes en faisant voir jusqu'où pouvoit s'étendre cet esprit de vertige et de révolte. Les passe-ports furent donc accordés sans difficulté aux députés du parlement.

Gondi excepté, les chefs n'avoient point calculé ce qui pouvoit résulter d'une conférence entre la cour et le parlement. La députation lui causoit, à lui seul, des inquiétudes; et ces inquiétudes ne furent que trop justifiées. Les députés, reçus avec une rigueur apparente, mais au travers de laquelle ils purent facilement démêler que la cour ne demandoit pas mieux que d'entrer en accommodement, supprimèrent, dans le rapport qu'ils firent de leur première entrevue, tout ce qui étoit de nature à aigrir les esprits, et n'offrirent à leur retour que des peintures agréables de la manière dont on les avoit accueillis, et des ouvertures de paix qui leur avoient été faites. Le parlement ne manqua pas de saisir ces premières lueurs d'espérance, et fit inviter les généraux à venir en délibérer avec lui. Avant de s'y rendre ils s'assemblèrent tumultuairement, et, suivant le succès plus ou moins heureux de leurs négociations particulières avec la cour, se montrèrent plus ou moins opposés à ces dispositions pacifiques de la compagnie. Gondi, sans expliquer ses raisons, sut avec une adresse merveilleuse les amener à son avis, qui étoit de laisser le parlement faire des avances pour la paix jusqu'à la réponse de l'archiduc. Il préféroit sans doute la guerre à une paix faite uniquement par cette compagnie; mais il vouloit encore moins faire une telle guerre, et surtout des alliances avec les ennemis de l'état, sans être soutenu par un corps puissant et vénéré, qui seul pouvoit ôter à la rébellion son caractère infâme et ses affreux dangers. Le peuple, qu'il méprisoit autant qu'a jamais pu le faire aucun chef de parti, lui sembloit un instrument dont il ne devoit user qu'avec les plus grandes précautions, par cela même qu'il lui étoit alors possible d'en faire tout ce qu'il auroit voulu. Anéantir par lui le parlement, c'étoit, en lui ôtant son dernier frein, se livrer soi-même à ses caprices, et se mettre à la merci des étrangers; s'en servir pour intimider cette compagnie et diriger ses délibérations, c'étoit agir avec prudence, habileté, et suivant les véritables intérêts de la faction. Tel étoit le plan que s'étoit tracé cet esprit supérieur, et qu'il suivit constamment tant que les autres chefs ne lui opposèrent pas des obstacles invincibles. Tandis qu'il protégeoit contre la fureur populaire ce même parlement assemblé pour accepter les conférences offertes par la reine, il prenoit en même temps ses mesures pour le forcer à les rompre dès qu'il le jugeroit à propos, non-seulement par le soin qu'il avoit d'entretenir la multitude dans sa haine contre Mazarin, mais encore en ôtant à la compagnie toute influence sur l'armée, jusqu'alors enfermée dans la ville, et qu'il sut faire sortir et camper hors des murs de Paris. C'est alors qu'il commença à parler en maître, à faire trembler les modérés du parlement, à concevoir l'espérance d'éterniser la guerre, ou du moins de n'être forcé à faire qu'une paix utile et honorable.

Les conférences, dont Mazarin eut encore la mortification de se voir exclu, ne tardèrent pas à s'ouvrir; et leurs commencements furent très-orageux. Des deux côtés les prétentions étoient extrêmes. La cour manquoit à ses promesses en resserrant plus que jamais les passages qu'elle s'étoit engagée à laisser libres pendant toute la durée des négociations, et le prince de Condé aigrissoit les esprits par une hauteur déplacée. D'un autre côté le parlement, sous l'influence du coadjuteur, rendoit des arrêts en faveur de Turenne, contre les partisans de la cour, contre le cardinal; et les espérances de paix sembloient s'éloigner de jour en jour davantage. Sur ces entrefaites l'archiduc envoya un second député, et Gondi reconnut plus que jamais combien il étoit difficile de suivre un plan tel que le sien avec des hommes uniquement guidés par de petites passions et par de petits intérêts. Le moment étoit décisif. Avant que les conférences eussent amené aucun résultat, il falloit engager le parlement avec les Espagnols, en donnant la paix générale intérieure et extérieure comme le but unique de cette alliance audacieuse; et de cette manière on paroit à tous les inconvénients[134]. Plus tard il falloit ou adopter tout ce qu'auroient conclu les députés, ou se jeter dans les bras des ennemis. Il ne fut point écouté. Les généraux, ou gagnés par l'argent des Espagnols, ou dirigés par l'état plus ou moins heureux de leurs rapports secrets avec la cour, signèrent avec l'archiduc un traité partiel qui les mettoit dans une situation fausse et dangereuse. Ils purent reconnoître peu de jours après quelle faute ils avoient faite: car au moment même où les conférences sembloient prêtes à se rompre par l'exagération des prétentions opposées, où l'influence des chefs, et surtout de Gondi, sur le parlement, sembloit plus forte que jamais, enfin lorsque les députés, dont les pouvoirs alloient expirer, étoient sur le point de se retirer, on apprit tout à coup à Paris que le 11 mai, l'accommodement avoit été signé à Ruel par les princes, les ministres, et tous les députés.

Du côté de la cour, ce fut la crainte qu'inspiroit cette liaison des frondeurs avec les ennemis de l'État, qui amena si brusquement une telle détermination; du côté des députés, ce fut un dévouement patriotique qui mérite d'être admiré. Ils ne se dissimuloient point le danger extrême auquel ils alloient s'exposer; mais si les conditions de cette paix étoient raisonnables et entroient dans l'intérêt général, ils pouvoient espérer de la faire recevoir malgré les factieux; et même dans le cas où ils auroient été désavoués, ils affoiblissoient du moins la faction en faisant voir au parlement la possibilité de traiter avec avantage, sans lier sa cause à des intérêts étrangers. Tels furent les motifs qui firent conclure ce traité, que Mazarin fut admis à signer, et dans lequel le parlement, faisant la loi à la cour dans tout ce qui touchoit ses intérêts, oublia entièrement ceux des généraux. Leur étonnement fut égal à leur dépit lorsqu'ils apprirent un événement qui détruisoit en un moment toutes leurs espérances; et cependant, tel étoit leur aveuglement sur ces négociations fallacieuses dont la cour les amusoit depuis si long-temps, que chacun d'eux, dans la crainte de se fermer toutes les voies de conciliation qu'il croyoit s'être ouvertes, opina à rejeter le dernier avis de Gondi, qui consistoit à forcer le parlement d'entrer sur-le-champ dans l'alliance avec l'Espagne pour la paix générale, ce qui étoit encore praticable, parce que rien n'étoit si facile que de le forcer à désavouer ses députés. Ils aimèrent mieux employer l'influence du peuple à faire rompre le traité conclu avec la cour, pour en entamer un autre dans lequel ils fussent admis à faire valoir leurs prétentions particulières. Ce fut vers ce but qu'ils dirigèrent les délibérations dans la séance où les députés rendirent compte à la compagnie du résultat de leur mission, séance à jamais mémorable, où Molé arracha l'admiration de ses ennemis mêmes, par le calme majestueux, le courage intrépide avec lequel il soutint la violence des assauts que les factieux lui livrèrent dans l'intérieur même du parlement, et les cris de mort qu'une populace furieuse élevoit au dehors contre lui[135]. Les choses en vinrent au point que les chefs même qui avoient ameuté cette populace se virent dans la nécessité de protéger contre ses excès les députés qui avoient trahi leur cause; et rien ne leur réussit des mesures qu'ils avoient prises par cette difficulté qu'ils éprouvèrent sans cesse, et dont ils faisoient en ce moment et plus que jamais la fâcheuse expérience, d'engager le parlement aussi loin qu'ils auroient voulu, ce corps s'arrêtant toujours, par une sorte d'instinct monarchique, au degré qui séparoit la résistance au pouvoir de la révolte déclarée. Ces chefs forcèrent sans doute les députés à retourner à la cour pour modifier ce traité; mais tout ce qu'il en résulta pour eux, ce fut d'être abandonnés par le peuple après l'avoir été par le parlement, dès qu'on s'aperçut qu'ils n'avoient fait la guerre et ne vouloient faire la paix que pour leur propre intérêt. La cour, les voyant ainsi décriés et réduits, par la défection de l'armée de Turenne, à l'impuissance la plus absolue, se moqua d'eux, et les paya presque tous de vaines promesses. Gondi, qui ne demanda rien, qui ne fut pas même compris nominativement dans cette paix honteuse où il avoit été entraîné malgré lui, fut le seul cependant qui y gagna quelque chose, parce qu'il conserva du moins avec Beaufort cette faveur populaire qu'il réserva pour des temps meilleurs. Le parlement fit encore la loi à son souverain[136]; mais Mazarin, que l'on avoit jugé si malhabile, resta à son poste; les Espagnols reçurent des conjurés eux-mêmes le signal de la retraite[137]; et l'on vit tout à coup au tumulte et aux désordres des partis succéder un calme apparent pendant lequel chacun se prépara à soutenir ou à exciter de nouveaux orages.

Gondi, comme nous venons de le dire, tiroit seul des avantages réels de cette paix. Il avoit rejeté avec mépris les faveurs insidieuses et mesquines de la cour, telles que le paiement de ses dettes, la jouissance de quelques abbayes, etc. Ce n'étoit pas pour si peu de chose qu'un homme de cette trempe avoit daigné conspirer: la pourpre et le ministère, tels étoient les objets de sa vaste ambition. Beaufort, qui n'avoit pu obtenir ce qu'il désiroit[138], étoit toujours entre ses mains; et l'amour du peuple pour ce prince sembloit s'augmenter encore de la haine qu'il portoit toujours à Mazarin. D'un autre côté, la duchesse de Chevreuse revenue de son exil[139], par une suite de ce mépris où étoit tombée l'autorité royale, liée avec le coadjuteur par des rapports où l'amour n'avoit pas moins de part que la politique, lui servoit d'intermédiaire pour renouer ses intrigues avec l'Espagne, et même pour tromper Mazarin, dont elle avoit la confiance, et à qui elle faisoit entrevoir la possibilité de l'attirer à son parti. Gondi voyoit en outre un germe de division prêt à éclater entre le ministre et Condé, et fondoit sur ces divisions de nouvelles espérances. La haine publique pour son ennemi sembloit augmenter de jour en jour, et il avoit grand soin de l'entretenir par ses manœuvres accoutumées. Les partisans de la cour étoient publiquement et impunément insultés par les frondeurs[140]; et telle étoit leur puissance, que, malgré cette paix solennellement jurée et la soumission apparente qui en étoit résultée, Mazarin et la régente n'osèrent rentrer à Paris qu'après avoir négocié leur retour avec les chefs du parti. Gondi eut l'audace d'aller lui-même à Compiègne pour en régler les conditions; et le roi rentra enfin dans sa capitale avec les apparences d'un triomphe qui n'en imposa à personne, mais du moins au milieu de ces acclamations d'amour qu'excita presque toujours parmi les François la présence de leur légitime souverain.

Cette paix, loin de calmer les esprits, sembloit avoir donné un nouveau degré d'activité à la haine, à l'intrigue, à toutes les passions. Condé, fier, impétueux, trop ambitieux peut-être, ne voyoit point de prix qui fût au-dessus de ses services; et Mazarin, effrayé de cette ambition soutenue par un aussi grand caractère, sembloit ne plus voir en lui qu'un sujet dangereux qui vouloit abuser de ce qu'il avoit fait pour son maître. Les demandes exagérées du prince, tant pour lui que pour ses créatures, étoient éludées aussi adroitement que possible par le ministre; mais, se renouvelant sans cesse, elles lui suscitoient chaque jour de nouveaux embarras. Celui-ci, pour échapper à la protection trop redoutable du héros, voulut s'appuyer de l'alliance de la maison de Vendôme, en mariant une de ses nièces au duc de Mercœur, auquel elle auroit porté en dot l'amirauté. Condé s'y opposa hautement, et même avec des paroles outrageantes pour Mazarin. La duchesse de Longueville, qui s'étoit rapprochée de son frère après avoir été rejetée du parti des frondeurs, aigrissoit encore par ses artifices des ressentiments dont elle espéroit profiter. Les troubles de la Guienne et de la Provence, causés par l'orgueil et la tyrannie des gouverneurs de ces deux provinces, le comte d'Alais et le duc d'Épernon, mirent le comble à cette mésintelligence, par l'opposition de vues et d'intérêts que firent éclater en cette circonstance le prince et le cardinal, le prince soutenant le comte d'Alais, qui étoit son parent, le cardinal refusant d'abandonner le duc d'Épernon à la merci du parlement de Bordeaux. Enfin Mazarin ayant essayé de brouiller son rival avec Gaston, au moyen d'une de ces fourberies qui lui étoient si familières, Condé, poussé à bout, reconnut qu'un éclat étoit nécessaire; toutefois plus habile et plus rusé qu'on n'auroit pu l'attendre d'un caractère si altier et si violent, il sentit que son intérêt n'étoit pas de perdre le ministre, mais de le subjuguer; et, pour y parvenir, il employa des manœuvres dignes de la politique astucieuse de son ennemi. Sûr que le cardinal n'oseroit rien entreprendre contre lui sans l'aveu de Gaston, il commence par s'assurer de ce prince en gagnant l'abbé de La Rivière son favori. Il s'attache plus fortement encore, par ses bienfaits et par ses caresses, la duchesse de Longueville et le prince de Conti; il protége ouvertement Chavigni, l'un des plus fougueux ennemis du ministre; soutient avec chaleur les prétentions des ducs de Bouillon et de Longueville, qui demandoient, l'un Sedan, l'autre le Pont-de-l'Arche, qu'on leur avoit promis à la paix de Ruel; rompt enfin publiquement avec Mazarin[141], et appelle autour de lui les frondeurs qu'il méprisoit intérieurement, et qui, malgré la sécurité qu'ils affectoient, étoient en ce moment fort abattus, et cherchoient de tous côtés un appui contre les ressentiments et la vengeance de la cour. Ils y volent, ivres de joie et d'espérances. Déjà Gondi et Beaufort ne rêvent que soulèvements, séditions, guerre civile; les sarcasmes et les libelles renaissent de toutes parts; Condé, jusque-là odieux aux Parisiens, a presque la faveur populaire; on réforme d'avance l'état; on change le ministère: Mazarin semble perdu sans ressource. Tout à coup La Rivière[142], que l'adroit ministre a su gagner à son tour, lui ramène le duc d'Orléans, dont l'esprit versatile et jaloux commençoit déjà à s'inquiéter de la marche trop rapide du héros. Gaston propose à Condé sa médiation: celui-ci, satisfait d'avoir jeté l'effroi dans l'âme de Mazarin, l'accepte, se rend maître des conditions du raccommodement[143], et dès qu'il a repris à la cour toute son influence, abandonne brusquement les frondeurs, convaincus alors, mais trop tard, qu'ils ont été ses dupes, qu'il en a fait les vils instruments de son ambition.

La fronde fut abattue par ce mépris du prince; et l'inaction dont elle avoit espéré sortir, et dans laquelle cet abandon soudain l'avoit replongée, alloit achever sa ruine. Personne ne le sentoit plus vivement que Gondi; et s'il eût été possible de lui rendre son activité, il savoit aussi tout ce qu'il pouvoit espérer de ce parti puissant dans lequel on comptoit encore, outre la faction parlementaire, une foule de seigneurs qu'à la signature de la paix Mazarin avoit imprudemment négligés ou confondus dans la foule des rebelles. Épiant sans cesse les occasions de le ranimer, le coadjuteur avoit d'abord tenté, mais vainement, de donner un caractère séditieux à une assemblée de la noblesse, convoquée sur le motif frivole d'une distinction extraordinaire accordée à quelques personnes de la cour[144]. N'ayant pu parvenir à en faire des états généraux, il vit que tout étoit perdu si, continuant à jouer le rôle d'un vil séditieux, de tribun sans aveu d'une populace révoltée, il ne trouvoit le moyen, comme il le dit lui-même, de se reprendre et se recoudre pour ainsi dire avec le parlement. Les vacations de cette compagnie, la défense faite aux chambres de s'assembler, et à laquelle elles s'étoient soumises par le traité, sembloient lui ôter à ce sujet toute espérance: le malheur des temps ne tarda pas à lui en fournir l'occasion la plus favorable qu'il pût désirer.

On voit qu'il est question ici de la fameuse affaire des rentiers. Emeri, que, dès le commencement des troubles, Mazarin s'étoit vu forcé par le cri public de dépouiller de la direction des finances, venoit d'y rentrer non-seulement sans le moindre obstacle, mais même avec une sorte de faveur; et son génie, plein de ressources, avoit su ranimer le crédit public, et redonner quelque vie au trésor épuisé. Parmi les opérations utiles qu'il crut nécessaire de faire pour adoucir la haine populaire, le paiement des rentes sur l'Hôtel-de-Ville interrompu par les troubles civils, lui parut devoir être avant tout rétabli. Les adjudicataires, qu'un arrêt du conseil condamna, d'après cette disposition, à payer toutes les semaines une somme considérable, s'y refusèrent, et prouvèrent l'impossibilité où ils étoient de le faire par la cessation presque absolue du paiement des impôts. Les rentiers, décidés à jouir de tous les bénéfices de la loi, s'assemblent aussitôt, et présentent requête à la chambre des vacations: ils n'obtiennent que partie de ce qu'ils avoient demandé, et s'assemblent de nouveau. Alors Gondi introduit parmi eux cinq à six frondeurs subalternes qui ne tardent pas à dominer l'assemblée, et à la diriger selon les vues du parti. On y propose la création de douze syndics chargés de veiller aux intérêts du corps; on y arrête une députation au coadjuteur et au duc de Beaufort, pour leur demander une protection qu'ils n'avoient garde de refuser. Cette démarche solennelle et leur réponse hypocrite ramènent à eux la multitude qui commençoit à les négliger, et soutiennent l'audace des rentiers. La chambre des vacations avoit défendu à ceux-ci de s'assembler: ils bravent ses menaces, et présentent requête tant pour assurer l'état de leurs syndics, que pour amener une assemblée générale des chambres, but secret de tous ces mouvements toujours dirigés par les frondeurs. Molé, dont l'œil vigilant a pénétré toutes ces intrigues, veut faire casser le syndicat; et ce dessein, à peine entrevu dans une assemblée tenue chez lui, augmente encore l'effervescence des esprits. Une révolte est sur le point d'éclater; et les membres du parlement, en sortant de la séance, sont insultés par la populace. Cependant les chefs, n'espérant pas réussir complètement par de tels moyens, et sachant d'ailleurs que la cour étoit disposée à faire un coup d'autorité en s'assurant des syndics les plus mutins et les plus ardents, imaginèrent, pour achever d'émouvoir le peuple entier, une imposture odieuse sans doute, mais très-habilement concertée. Il fut décidé, dans un conciliabule tenu chez le président Bellièvre, l'un des plus fougueux frondeurs, de supposer l'assassinat d'un des syndics; et Joly, conseiller au châtelet, le plus turbulent de tous, qui depuis fut attaché à la personne du coadjuteur[145], s'offrit pour être le syndic assassiné. Les préparatifs de cette tragi-comédie se firent chez Noirmoutiers[146]. Un gentilhomme, nommé d'Estainville, désigné pour être l'assassin, perça d'un coup de pistolet l'habit de Joly étendu sur un mannequin, et précisément à l'endroit où il falloit qu'il le fût pour rendre l'assassinat vraisemblable. Joly passe en carrosse le lendemain à sept heures et demie dans la rue des Bernardins, baisse la tête à un signal convenu; le coup part, et la balle, traversant la voiture, va tomber à dix pas de là pour y être ramassée par le secrétaire de l'avocat-général Bignon, qui demeuroit à quelque distance de là. Le prétendu meurtrier, muni d'un bon cheval, se sauve à bride abattue. Joly, qui d'avance avoit eu soin de se faire au bras une espèce de plaie, fait constater sa blessure par un chirurgien du voisinage, et va se jeter dans son lit.

Les frondeurs aussitôt se répandent par la ville, criant de toutes parts qu'on a voulu assassiner un syndic, et que ce premier crime n'est que le prélude des plus sanglantes exécutions. Ils se réunissent aux rentiers, et se précipitent à la Tournelle, demandent vengeance d'un aussi horrible attentat. Cependant Mazarin a pénétré cette intrigue ténébreuse, et songe déjà à la faire retomber sur ses auteurs. Le tumulte étoit grand; il essaie de le rendre plus affreux encore, d'exciter une sédition populaire, pour commettre Condé avec les frondeurs, et détruire ainsi ses ennemis les uns par les autres. L'agent qu'il met en jeu[147] pour cette manœuvre ayant manqué son coup, il prend la résolution d'employer les mêmes machinations que les factieux, de les combattre avec leurs propres armes. Le même jour un guet-apens est posté par son ordre dans la place Dauphine, le plus près possible du Pont-Neuf, passage habituel du prince pour se rendre au Palais-Royal, d'où il retournoit chaque jour vers minuit à l'hôtel de Condé. On feint de s'alarmer de ce rassemblement; on envoie contre lui le guet, avec lequel il a une sorte d'engagement. Les cavaliers inconnus déclarent qu'ils sont là par ordre de M. de Beaufort: tout semble annoncer un complot, et l'adresse du ministre sait si bien ménager les apparences, que Condé, tout intrépide qu'il est, conçoit quelques alarmes et consent, sur les sollicitations pressantes et hypocrites dont il est obsédé, que son carrosse parte, occupé par un seul laquais. La voiture passe sur le Pont-Neuf à onze heures du soir; elle est entourée; un coup de pistolet part; le laquais est blessé. Condé, enveloppé dans une trame aussi subtile, ne doute plus que les chefs de la fronde n'aient voulu attenter à ses jours; et dès ce moment, livré à toute l'ardeur de son bouillant caractère, il ne respire plus que la plus terrible vengeance.

Tout Paris fut comme lui dans l'erreur; et le peuple, tout séditieux qu'il pouvoit être, n'en étoit point alors au point d'applaudir à des assassinats. Gondi et Beaufort, signalés comme les auteurs du crime, d'accusateurs qu'ils étoient devenus accusés, perdent en un moment toute leur faveur. Beaufort, abattu, veut fuir, se jeter dans une place forte, c'est-à-dire s'avouer coupable. Gondi le retient, fait passer dans son âme une partie de son courage, et tous les deux décident de faire tête à l'orage. Ils se promènent sans suite dans la ville, vont faire plusieurs visites au prince, qui refuse de les recevoir, enfin affectent la tranquillité la plus profonde, tandis que Condé, dirigé sans s'en douter par le cardinal, présentoit requête au parlement pour que l'on informât sur l'entreprise tentée contre sa personne. L'affaire de Joly fut mêlée avec celle-ci dans les informations; on décréta de prise-de-corps plusieurs personnes, entre autres La Boulaye, que Mazarin fit évader. Toutefois ses manœuvres, jusque là bien conduites, manquèrent tout à coup lorsque l'on produisit les témoins qui venoient déposer contre les chefs de la fronde. Il est probable qu'il avoit été impossible de s'en procurer d'autres; mais c'étoient des hommes de la dernière classe du peuple, dont plusieurs avoient été condamnés à des peines infamantes, et qui d'ailleurs ne purent présenter que des allégations vagues et entièrement dénuées de vraisemblance, contre ceux qu'ils venoient accuser. La bassesse de ces misérables, qui furent convaincus d'être espions à gage du ministre, révolta les juges et le peuple lui-même; et cette circonstance, jointe à la sécurité que montroient les accusés, commença à leur ramener les esprits. Ils essayèrent de profiter de ces dispositions pour dessiller les yeux du prince; mais Condé, aussi, imprudent qu'inflexible, déclara avec sa hauteur ordinaire qu'il les poursuivroit jusqu'à ce qu'ils se fussent exilés eux-mêmes de la capitale.

Cependant les accusés passoient alternativement de la crainte à l'espérance. Les avocats-généraux, malgré tous les efforts de Molé, ne trouvant contre eux aucune preuve valable, n'avoient pas cru devoir les impliquer dans leur réquisitoire: ils se crurent délivrés de cette affaire. Mais le procureur-général, gagné par la cour, promit de lancer contre eux un décret: ils le surent, et se virent bientôt dans le même embarras qu'auparavant. Le parti entier s'assembla chez le duc de Longueville, et tous les avis y furent violents, à l'exception de celui de Gondi, qui, leur montrant jusqu'à l'évidence la folie qu'il y auroit à vouloir employer la force dans l'état où ils étoient réduits, finit par les convaincre qu'il n'y avoit point d'autre voie de salut que d'aller se défendre au parlement avec tout le courage de l'innocence. Ils y allèrent en effet; et le coadjuteur, se servant à propos de son audace et de son éloquence ordinaires, montra dans un jour si éclatant toute l'absurdité des accusations, toute la bassesse des témoins, que, malgré le décret qui dans cette séance mémorable fut effectivement lancé contre lui et contre Beaufort[148], il adoucit les membres qui lui étoient le plus opposés, ranima ceux qui tenoient à son parti, et, sortant du palais au milieu des acclamations du peuple, fut reconduit en triomphe à l'archevêché.

(1650) Ce furent alors les frondeurs qui demandèrent à grands cris le jugement de leurs chefs, jugement auquel Mazarin mit tous les retardements qu'il lui fut possible d'imaginer pour aigrir davantage les deux partis. Les accusés récusèrent hautement Molé et son fils Champlâtreux, qu'ils signalèrent comme leurs ennemis; ils récusèrent aussi Condé comme leur accusateur, et tout à coup retirèrent leurs actes de récusation, ce qui leur donna un grand air d'innocence, et ne contribua pas médiocrement au succès de leur cause. Dans les délibérations orageuses que fit naître cette grande affaire, Condé put facilement s'apercevoir que son parti s'affoiblissoit de jour en jour; et la défection de Gaston, qui jusqu'alors avoit fait cause commune avec lui, acheva de détruire ses espérances, sans rien diminuer de sa fierté et de son ardeur de vengeance. Au parlement, dans la ville, les deux partis ne marchoient qu'armés et pour ainsi dire en ordre de bataille[149]. À tous moments le sang étoit prêt à couler; et les haines, aigries, envenimées par ce choc continuel des opinions dont la grande chambre étoit le tumultueux théâtre, sembloient être devenues à jamais irréconciliables. C'étoit là que le rusé ministre attendoit son trop bouillant rival; c'étoit dans ces haines allumées par sa cauteleuse adresse qu'il alloit trouver des ressources sûres pour se délivrer enfin du plus humiliant esclavage. Il est trop vrai que l'orgueil et la tyrannie de Condé ne pouvoient plus être supportés. Il révoltoit la cour et la ville par ses hauteurs, dominoit insolemment dans le conseil, maltraitoit les ministres, outrageoit la reine elle-même à laquelle il étoit devenu odieux[150], et sembloit marcher ouvertement à l'indépendance. Aussi imprudent qu'il étoit audacieux, en même temps qu'il se brouilloit ouvertement avec la fronde, il poussoit à bout le cardinal, qui, ne pouvant frapper à la fois les deux ennemis qui le harceloient, se décida à abattre le plus dangereux. Il avoit fallu surtout empêcher leur réunion, à laquelle rien n'eût pu résister; et c'est en quoi l'on ne peut trop admirer la rare habileté de Mazarin. Anne d'Autriche, profondément offensée, lui avoit permis de la venger; et ce fut dans les frondeurs eux-mêmes que le ministre trouva les appuis nécessaires pour assurer une vengeance qui n'alloit pas moins qu'à faire arrêter son redoutable ennemi. Il parvient d'abord à détacher de lui Gaston, qu'il éclaire sur la trahison de son favori La Rivière, depuis long-temps vendu à Condé; il gagne le coadjuteur par madame de Chevreuse, tandis que le prince, quoiqu'à demi détrompé sur l'affaire de l'assassinat, continuoit à poursuivre celui-ci avec l'entêtement le plus déraisonnable et surtout le plus impolitique. Ce qu'on auroit peine à croire, si les discordes civiles n'offroient pas trop souvent des exemples de ces révolutions singulières qu'amènent dans les événements les passions et les intérêts, ce Gondi, qui naguère ne respiroit que la révolte, que la cour regardoit comme un traître digne du dernier supplice, est appelé par la reine pour être l'appui du trône contre un héros qui jusque-là en avoit été le soutien et le défenseur. Il ose aller aux entrevues qu'elle lui fait proposer, la voit ainsi que son ministre, en est accueilli, fêté, caressé; règle les conditions auxquelles il permet l'exécution de ce grand coup d'état; stipule pour tous les chefs de son parti des récompenses qu'il refuse pour lui-même, afin de conserver toujours son influence sur la multitude; se concerte avec le ministre pour tromper Condé et l'attirer dans le piége; abandonne enfin sans scrupule le duc de Longueville et le prince de Conti, inutiles désormais à la fronde, et qu'il étoit prudent d'envelopper dans la disgrâce du chef de leur maison. Mais, dans toutes ces dispositions si habilement prises, il fut forcé de consentir à faire un secret de l'entreprise à Beaufort dont on craignoit l'indiscrétion[151]; et l'amour-propre offensé de celui-ci ne le pardonna jamais au coadjuteur.

Les trois princes furent arrêtés au Palais-Royal, en plein jour, au moment où ils alloient entrer au conseil. Ils le furent par la faute de Condé, qui méprisa tous les avis qu'on lui faisoit passer de toutes parts sur le coup qu'on méditoit contre lui[152]. Mais le ministre en commit une plus grande encore en ne s'assurant pas, en même temps, de toute la famille et des principaux amis de ce prince. Naturellement éloigné des partis violents, il se contenta de faire exiler les deux princesses à Chantilli[153]. La duchesse de Longueville, Bouillon, Turenne, Grammont, une foule de gentilshommes attachés à Condé, eurent le temps de se sauver dans les provinces, essayant de les soulever en sa faveur. Parmi ses amis qui restèrent à Paris, plusieurs l'abandonnèrent lâchement. Le jeune Boutteville seul, par une témérité folle que l'amitié justifie, essaya d'émouvoir le peuple en parcourant les rues, et en répandant le bruit que c'étoit Beaufort que Mazarin venoit de faire arrêter. À ce nom adoré, la fermentation devint générale; les bourgeois s'armèrent; et la cour eût vu se renouveler les barricades, si Gondi, averti à temps de l'erreur, ne se fût hâté de publier partout le nom du véritable prisonnier. Beaufort lui-même parut à cheval suivi d'un nombreux cortége; et le peuple, passant alors des plus vives alarmes à la joie la plus effrénée, alluma des feux de joie et tira des coups d'arquebuse pour célébrer un événement qui le délivroit du plus odieux de ses ennemis.

Dès le lendemain de la détention des princes, tous les grands du royaume, les officiers de la couronne et les compagnies supérieures furent mandés au Palais-Royal pour y entendre un long manifeste contre Condé, que le cardinal accusa ouvertement d'aspirer à la tyrannie. Ce manifeste, envoyé le jour suivant au parlement en forme de déclaration, y fut enregistré sans la moindre difficulté. Il n'est pas besoin de dire que Gondi et Beaufort furent à l'instant déchargés de toutes les accusations qui avoient été portées contre eux.

Cependant la cour étoit loin de jouir avec une entière sécurité de l'espèce de triomphe qu'elle venoit de remporter. Les princes étoient à peine sur la route de Vincennes, que les frondeurs avoient inondé le Palais-Royal, entourant la reine et l'accablant de leurs protestations de fidélité. Elle avoit reçu leurs hommages avec un sang-froid au travers duquel perçoient le mépris qu'elle ressentoit pour eux et la méfiance qu'ils lui inspiroient. Pour un tyran dont elle venoit de se délivrer, elle alloit peut-être se donner une foule de tyrans; et tout la portoit à croire qu'elle n'avoit fait que changer d'esclavage. En effet Mazarin, qui avoit cru respirer un moment, retomba bientôt dans ses premières inquiétudes lorsqu'il vit l'adroit et vigilant Gondi chercher avidement la confiance de Gaston, dont lui-même avoit fait éloigner l'insignifiant favori, s'emparer entièrement de cet esprit jaloux et pusillanime, et étayer son parti de l'appui d'un aussi grand nom. Telle étoit leur situation fâcheuse et singulière, qu'une union même momentanée étoit à peu près impossible entre de tels rivaux. Les frondeurs ne pouvoient pas même avoir l'air de former la moindre liaison avec Mazarin, sans perdre cette confiance de la multitude qu'il leur étoit si important de conserver; et Mazarin, qui avoit tant de raisons de se méfier d'eux, prétendoit les soumettre à toutes ses volontés, en se montrant toujours prêt, s'ils osoient remuer, à délivrer Condé, et à se réconcilier avec lui à leurs dépens. La prompte pacification de la Normandie que la duchesse de Longueville avoit vainement tenté de soulever, celle de la Bourgogne, qui parut d'abord plus difficile parce que le prince y avoit un grand nombre de partisans[154], et qui fut ensuite presque aussi rapide, augmentoient encore l'assurance du ministre; et dans plusieurs circonstances il s'essaya en quelque sorte avec les frondeurs en leur suscitant une foule de petites contrariétés[155], en se servant du raccommodement même de Gondi avec la cour pour le décrier dans l'esprit de la multitude. Celui-ci de son côté, parant rapidement les coups que le cardinal commençoit à lui porter, le montroit à tous les mécontents comme un despote insolent que rien ne pouvoit plus contenir depuis qu'il avoit mis une partie de la famille royale dans les fers, et parloit déjà de demander de nouveau son expulsion en même temps que la liberté des princes. Il n'en falloit pas tant pour faire trembler Mazarin, qui reconnut alors la nécessité de ménager un parti qu'il ne pouvoit encore braver impunément, et se rapprocha de son ennemi avec toutes ces feintes caresses qu'il prodiguoit ici très-inutilement, puisqu'il savoit bien que Gondi n'en pouvoit jamais être la dupe. Celui-ci se prêta sans peine à ce rapprochement, dans la crainte que des divisions si promptement manifestées n'augmentassent le nombre des partisans de Condé, qui déjà commençoient à remuer; et tous les deux, se payant de mensonges et de flatteries, se nourrissant de méfiance, conclurent une sorte de paix factice que l'un et l'autre se promettoient bien de rompre dès que leur intérêt le demanderoit.

Pendant que ces choses se passoient à Paris, les princesses, gardées à vue dans leur retraite de Chantilli, avoient trouvé le moyen d'échapper à leurs surveillants par le secours d'un serviteur du prince, nommé Lénet[156]; et, tandis que la plus jeune, réfugiée à Montrond avec le duc d'Enghien, s'y entouroit des partisans de son mari, et se préparoit à soutenir par les armes une cause si sacrée pour elle, la princesse douairière, introduite furtivement à Paris, y faisoit connoître son arrivée en paroissant tout à coup au parlement, auquel elle présentoit requête pour la délivrance de son fils. Elle n'obtint rien, malgré l'assistance de Molé, qui désiroit avec ardeur la réunion de la famille royale; et Gaston, montrant une fermeté dont le principe n'étoit point en lui-même, non-seulement fit rejeter sa demande, mais encore la força de sortir de la capitale, et de se retirer dans le nouveau lieu d'exil qui lui avoit été désigné[157]. Alors la jeune princesse lève l'étendard de la révolte, se concerte avec les ducs de Bouillon et de la Rochefoucauld, retirés, l'un dans la vicomté de Turenne, l'autre dans le Poitou; entre dans la Guienne, où les germes de mécontentement, loin d'être étouffés, sembloient s'accroître de jour en jour davantage par l'arrogance intolérable de d'Épernon, si impolitiquement maintenu dans ce gouvernement; y entraîne les esprits déjà disposés à se soulever; paroît devant Bordeaux, dont les portes lui sont ouvertes, où elle est reçue avec transport par le peuple et par la bourgeoisie, qui étoient contre le gouverneur, où l'audace et les manœuvres de Lénet forcent le parlement à consacrer tout ce qu'elle entreprend de concert avec les ducs[158] contre l'autorité du roi; rassemble des troupes; fait un traité avec les Espagnols, qui se présentent aussitôt pour profiter de ces nouveaux troubles, tandis que la duchesse de Longueville et Turenne, réfugiés dans Stenai sur les frontières du Luxembourg, traitoient de leur côté avec eux, et formoient une armée dont ce grand capitaine prenoit le commandement en se donnant le titre singulier de lieutenant-général de l'armée du roi pour la liberté des princes. Ainsi Mazarin se trouva placé entre les frondeurs qui commençoient à l'insulter dans Paris, et des partis armés qui le menaçoient aux deux extrémités du royaume.

Turenne, dont l'intention étoit de tout tenter pour l'enlèvement des princes, dressa son plan en conséquence, et contre le gré des Espagnols. Après avoir côtoyé quelque temps la frontière pour inquiéter toutes les places et mieux cacher son dessein, il entra tout à coup en France, et commença ses opérations par le siége du Catelet qu'il emporta en peu de jours. Guise, qu'il alla aussitôt investir, opposa plus de résistance, et donna au cardinal le temps de lui porter des secours. Ce ministre avoit senti d'abord tout le danger d'un tel mouvement sur une frontière si voisine de la capitale, lorsque d'un autre côté des provinces entières se soulevoient; et son premier soin fut d'y porter à l'instant toutes les forces dont il pouvoit disposer. Le maréchal Duplessis-Praslin, chargé de diriger cette opération, le fit avec beaucoup de bonheur et d'habileté. Il sembloit que Turenne, dans sa révolte, eût perdu tout son génie: il fut vaincu par un homme ordinaire, et l'armée espagnole leva honteusement le siége de Guise.

Ce triomphe de Mazarin jeta l'alarme parmi les frondeurs. Ils craignirent qu'il ne devînt trop puissant, qu'il ne secouât enfin leur joug s'il parvenoit à pacifier la Guienne; et dès ce moment toutes leurs manœuvres eurent pour but de l'en empêcher. Le ministre les devina, et les trompa cette fois-ci complétement. On leur sacrifia le chancelier Séguier, dont il se méfioient, et les sceaux furent donnés au marquis de Châteauneuf, ami intime de la duchesse de Chevreuse; plusieurs d'entre eux reçurent des grâces dont ils furent satisfaits; le cardinal feignit d'entrer dans toutes leurs vues, sut ainsi leur inspirer assez de sécurité pour qu'ils laissassent le roi partir pour Fontainebleau; et, dès qu'il l'eut tiré de leurs mains, la cour entière, suivie d'un corps nombreux de troupes, s'avança rapidement vers la Guienne, et vint mettre le siége devant Bordeaux.

Furieux d'avoir été pris pour dupes, les chefs du parti se préparèrent à prendre leur revanche, et ils y réussirent. Pendant la durée du siége, qui fut long, meurtrier, et dans lequel les Bordelois montrèrent plus de courage et d'ardeur que n'avoient fait les Parisiens, le parlement de cette ville envoya des députés à celui de la capitale: Gondi crut dès-lors entrevoir, dans cet événement, le moyen de rendre les frondeurs maîtres du traité qui pourroit résulter entre le roi et la province révoltée; mais jamais peut-être il n'eut plus besoin de toutes les ressources de son génie, parce que jamais sa position n'avoit été plus embarrassante. Nous avons dit que les amis de Condé s'agitoient sourdement en sa faveur: le duc de Nemours et la duchesse de Châtillon, qui dirigeoient tous leurs mouvements, étoient déjà parvenus à se faire des partisans nombreux jusque dans le parlement; et leurs espérances s'accrurent encore par cette députation qui, dans la médiation qu'elle venoit solliciter à Paris, ne séparoit point les intérêts des princes de ceux de la ville de Bordeaux. Opposé à leur délivrance par un intérêt très-puissant, non moins opposé à tout ce qui pouvoit accroître l'ascendant du ministre, il falloit que Gondi sût à la fois arrêter la fougue du parlement, que la plus petite circonstance pouvoit entraîner à faire inconsidérément tout ce que demandoient les députés; inspirer assez de fermeté à Gaston pour le déterminer à s'emparer de la médiation, à tenir la balance égale entre les partis, en séparant les deux questions, et surtout y mettre assez d'adresse pour que le parlement, contenu et dirigé par ce prince, ne fût point choqué de l'influence qu'il exerçoit sur ses délibérations. Grâce à ses manœuvres, tout réussit au gré de ses vœux. Malgré les efforts et les intrigues des ducs et de la princesse, les Bordelois, fatigués d'un siége dont le résultat ne pouvoit manquer de leur être funeste, acceptèrent la paix proposée d'accord avec Gaston, sans insister davantage sur la liberté des princes; et la cour, en même temps qu'elle recevoit la loi des frondeurs par l'organe du duc d'Orléans, se vit forcée de traiter d'égal à égal avec une ville rebelle qu'elle auroit voulu punir de sa rébellion. La princesse, libre par le traité de se choisir une retraite, sortit de Bordeaux au moment où le roi y fit son entrée. Bouillon et La Rochefoucauld, qui avoient fait preuve, dans cet événement, d'une conduite et d'un courage dignes d'une meilleure cause, n'y gagnèrent autre chose que d'être nommés dans une amnistie accordée généralement à tous les fauteurs de la révolte.

Cet avantage, que Gondi venoit de remporter à force d'intrigue et d'activité, changeoit du reste peu de chose à ce qu'il y avoit de faux et d'embarrassant dans sa position. Son union politique avec la cour lui avoit fait perdre une partie de sa faveur populaire; parmi les principaux frondeurs, les uns étoient gagnés par les libéralités de Mazarin, d'autres flottoient entre les partis au gré de leurs intérêts; il n'y avoit guère que les moins considérables qui lui fussent sincèrement attachés. Il avoit à la vérité une ressource en apparence plus sûre dans Gaston, dont ses artifices avoient entièrement subjugué le foible caractère; mais cette foiblesse même lui faisoit craindre justement qu'à tous moments il ne lui échappât. D'un autre côté la cour, qu'il venoit d'outrager même en ayant l'air de la servir, qui le regardoit avec raison comme l'artisan caché de l'affront qu'elle venoit d'essuyer, revenoit à Paris plus irritée que jamais contre lui; et le ministre, croyant pouvoir plus facilement l'attaquer dans l'état de foiblesse où lui-même s'étoit réduit, ne dissimuloit plus ses dispositions hostiles contre ce dangereux rival. Il l'accusoit ouvertement, non-seulement d'être l'auteur secret du traité honteux de Bordeaux, mais encore d'avoir concerté avec Turenne certaines négociations insidieuses proposées par les Espagnols pendant son absence[159]; il le noircissoit secrètement auprès des partisans des princes, leur faisant entendre qu'il ne tenoit pas à lui qu'on ne prît à leur égard les plus horribles résolutions; il insinuoit en même temps à Gaston que son nouveau favori cherchoit uniquement à se raccommoder avec la cour en le trahissant. Ainsi placé entre un prince inconstant et pusillanime dont le frêle appui menaçoit à chaque instant de s'écrouler, et un ministre, non moins astucieux que lui, qui, d'un moment à l'autre, pouvoit, pour le perdre entièrement, ouvrir aux princes leur prison, et se réunir de nouveau avec eux, qui même en avoit fait entrevoir plus d'une fois le dessein, Gondi, qui avoit affecté le désintéressement le plus complet dans une intrigue populaire, vit bien qu'il falloit suivre une autre marche, dans une intrigue purement de cabinet, et qu'il n'avoit d'autre ressource contre un aussi redoutable ennemi que cette haute dignité, depuis si long-temps l'objet secret de son ambition, qui seule pouvoit le mettre à l'abri de ses coups, en le faisant marcher de pair avec lui. Profitant donc, et sans perdre un moment, de cette faveur de Gaston qu'il possédoit encore tout entière, de ce reste de vigueur que conservoit encore son parti, il afficha hautement ses prétentions au chapeau de cardinal, après avoir persuadé aux chefs de la fronde qu'ils étoient aussi intéressés que lui à la demande qu'il faisoit de cette dignité, laquelle devenoit dans ses mains leur sauve-garde à tous; et se servant contre Mazarin lui-même des armes avec lesquelles celui-ci avoit voulu le combattre, il lui fit craindre, s'il éprouvoit un refus, qu'il ne se réunît aussitôt au parti des princes, comme il en étoit vivement sollicité.

Mazarin, épouvanté d'une telle menace, sentit plus que jamais combien il étoit fâcheux pour lui de n'avoir pas ces précieux otages entièrement en sa puissance. Depuis quelque temps ils n'étoient plus à Vincennes: une entreprise très-hardie que Turenne avoit faite pour les délivrer[160], un complot formé dans le même dessein par leurs plus dévoués partisans, avoient déterminé à les transporter dans quelque lieu plus sûr. Gondi eût bien voulu qu'on les eût renfermés à la Bastille, dont le gouverneur étoit dévoué à la fronde; le ministre avoit au contraire proposé de les faire conduire au Hâvre-de-Grace, dont il étoit entièrement le maître, et les difficultés insurmontables que firent naître des prétentions si opposées, avoient déterminé à adopter la proposition faite par Gaston de les transférer à Marcoussy, château-fort situé à six lieues de Paris, près de Montlhéry. Il arriva, par cette complication d'intrigues que resserroient sans cesse tant de passions et d'intérêts divers, que Mazarin imagina de mettre à profit ce désir immodéré qu'avoit Gondi d'obtenir le cardinalat, pour effectuer une translation nouvelle de ces illustres prisonniers, tandis que Gondi lui-même crut, en donnant au ministre l'espoir de cette translation, parvenir à lever tous les obstacles qui s'opposoient à sa nomination. Laigues, Beaufort, la duchesse de Chevreuse furent employés tour à tour dans cette négociation; on distribua les rôles et dans le conseil de la reine et parmi ces agents de la fronde, comme dans une comédie; Gaston vînt lui-même à Fontainebleau, bien endoctriné par Gondi, qui, connoissant toute sa foiblesse, ne l'avoit toutefois laissé partir qu'à regret. En effet il soutint mal son personnage: vaincu par les prières et les caresses de la reine, ébloui par les promesses mensongères de Mazarin, il signa l'ordre de cette translation tant désirée avant d'avoir pris toutes les précautions suffisantes. À peine cette signature importante lui eut-elle été arrachée, que les princes, tirés de Marcoussy, furent conduits précipitamment dans le château du Hâvre; Mazarin, maître alors de sa proie, ne garda plus aucune mesure, et refusa positivement le chapeau qu'attendoit le coadjuteur.

C'étoit une sorte de triomphe qu'il remportoit sur ses ennemis; mais ce triomphe devoit lui coûter cher. Gondi, poussé à bout, se décida enfin à écouter les partisans des princes; Laigues et la duchesse de Chevreuse, joués comme lui par Mazarin, entrèrent dans tous ses ressentiments, et l'aidèrent de toutes leurs forces dans cette nouvelle machination. Elle fut conduite avec l'adresse et l'activité que l'on pouvoit attendre de ces habiles conjurés. Gaston, qu'il étoit si difficile d'entraîner à un parti décisif, fut persuadé par Laigues, et permit de tout faire; Gondi se rapprocha du garde des sceaux Châteauneuf, qu'il haïssoit, dont il étoit détesté, mais qui désiroit autant que lui la perte de Mazarin, dont il ambitionnoit les dépouilles. Il eut des entrevues secrètes avec la princesse Palatine[161], qu'on voit paroître pour la première fois sur ce théâtre d'intrigues, et qui depuis y joua un des rôles les plus importants. Cette femme extraordinaire, d'un esprit aussi pénétrant, aussi délié que le coadjuteur, mais d'un caractère plus noble et plus franc, s'étoit attachée à la cause des princes, avoit obtenu leur confiance entière, et dirigeoit alors tout le parti attaché à leurs intérêts. Elle avoua à Gondi qu'elle n'attendoit leur liberté que des frondeurs, de lui surtout. Les rapports singuliers qu'ils démêlèrent aussitôt dans leurs vues et dans le tour de leur esprit, les disposèrent d'abord favorablement l'un à l'égard de l'autre, et la négociation n'éprouva entre eux ni lenteur ni difficultés; les difficultés véritables se trouvoient dans le plan à suivre pour tromper la cour, prête à prendre l'alarme dès qu'elle verroit l'apparence sérieuse d'une union entre les deux partis. Pour y parvenir, les amis des princes[162] furent eux-mêmes trompés. Le duc de Beaufort et madame de Montbason, gagnée, suivant l'usage, à prix d'argent, parurent les premiers. Ce prince signa d'abord un traité partiel, qui fit croire à Mazarin que les chefs des frondeurs, divisés entre eux, négocioient surtout sans l'aveu et sans l'appui de Gaston. Les autres chefs réunis signèrent ensuite un second traité. Lorsque tout fut ainsi préparé, on arracha au foible Gaston sa signature; de leur côté les princes accordèrent tout ce qu'on leur demanda[163], et, sans perdre un moment, les frondeurs commencèrent à exécuter le plan que Gondi avoit concerté.

Un événement qui arriva, pendant ces négociations mystérieuses put convaincre le cardinal des dispositions où étoient à son égard ses irréconciliables ennemis. La voiture du duc de Beaufort fut arrêtée à dix heures du soir au milieu de la rue Saint-Honoré par une bande de brigands. Un de ses gentilshommes nommé Saint-Egland, qui alloit le chercher dans cette voiture à l'hôtel Montbason, ayant voulu faire quelque résistance, fut tué par ces misérables, qui ne cherchoient qu'à voler, et qui se sauvèrent dès qu'ils virent arriver du secours. Aussitôt le parti entier jeta les hauts cris, attribuant ce meurtre à Mazarin, qui, disoit-on, avoit eu l'intention de faire poignarder le duc lui-même[164]. Le jugement de plusieurs de ces assassins, qu'on arrêta peu de temps après, et dont les aveux ne laissèrent aucun doute sur le véritable caractère de cet assassinat, ne fit point cesser leurs clameurs; et Beaufort osa se plaindre de leur exécution comme d'un attentat nouveau, dont le but étoit d'ensevelir à jamais un secret aussi important. Une telle calomnie, soutenue avec une si grande obstination, auroit dû sans doute déterminer Mazarin à rester à Paris, pour conjurer ce nouvel orage; mais, d'un autre côté, les progrès des Espagnols en Champagne sembloient justifier les plaintes qu'on élevoit contre lui de toutes parts, d'avoir dégarni cette frontière pour faire la guerre de Guienne, et sacrifié ainsi l'intérêt de l'État à ses inimitiés particulières. Il pensa donc qu'un succès militaire, en apaisant ces murmures, lui fourniroit en même temps le moyen d'abattre ses ennemis sans retour; et formant un corps de troupes d'environ douze mille hommes, qu'il fit marcher du côté de Rhétel, sous les ordres du maréchal Duplessis-Praslin, il partit peu de temps après pour en diriger lui-même les opérations.

Jusqu'ici, dans cette suite de nouvelles manœuvres, Gondi ne s'étoit servi que de son habileté: il falloit maintenant y joindre l'activité et l'audace, et l'on sait ce qu'il pouvoit faire en ce genre. Il prépara donc, pour la rentrée du parlement, une suite de scènes bien liées entre elles, dont la première fut jouée le jour même de la mercuriale[165]. On y présenta, au nom de la princesse de Condé, une requête par laquelle elle demandoit que son mari et les deux autres prisonniers fussent amenés au Louvre, et gardés par un officier de la maison du roi; que le procureur-général fût mandé pour déclarer s'il avoit quelque chose à proposer contre leur innocence; que, dans le cas contraire, ils fussent mis sur-le-champ en liberté. Le secret de la nouvelle association avoit été si bien gardé, que Molé lui-même, qui désiroit toujours la réunion de la famille royale, mais qui la vouloit par des voies légitimes, appuya fortement cette requête, bien persuadé qu'elle ne venoit que des amis des princes, et étant loin de penser que Gondi pût y avoir la moindre part. La délibération fut remise, tout d'une voix, au 20 décembre. Cependant la reine, alarmée, fit défendre par les gens du roi de s'occuper de cette affaire, et, dans la séance du 7, l'avocat-général Talon, après avoir fait son rapport sur cette défense, venoit de donner des conclusions en conséquence, lorsqu'on apporta une autre requête par laquelle mademoiselle de Longueville demandoit aussi la liberté de son père. On en avoit à peine achevé la lecture qu'un grand bruit se fit entendre à la porte de la grand'chambre: c'étoit des Roches, capitaine des gardes du prince de Condé, qui vouloit entrer et présenter à la compagnie une lettre des trois prisonniers, par laquelle ils demandoient, ou qu'on leur fît leur procès, ou qu'on leur rendît la liberté. Molé, commençant à soupçonner quelque manœuvre, et doutant de la validité de cette lettre, s'opposa, malgré les clameurs des enquêtes, à l'admission de l'envoyé; il invoqua les formes avec sa fermeté ordinaire, et son avis l'emporta. Cependant la lettre, après avoir passé par le parquet, fut reconnue pour authentique, et des Roches la présenta. Les gens du roi concluoient à ce qu'elle fût rejetée, ainsi que les deux requêtes; mais, sans statuer sur leurs conclusions, on remit la délibération au lendemain. Une lettre de cachet, envoyée par la reine, ordonna de la suspendre pendant huit jours; le parlement ne lui en accorda que quatre, sans égard pour l'état d'indisposition réelle où se trouvoit cette princesse, et qu'elle avoit donné pour prétexte de cette suspension. La délibération reprit donc son cours; les déclamations contre le ministre recommencèrent; et bien que Gaston, d'accord avec Gondi, eût refusé d'assister aux séances, afin de donner le change à la cour, qui, si elle l'eût vu déclaré tout-à-fait contre elle, auroit pu prendre un parti, et traiter elle-même avec les princes, la violence des opinions, loin de se ralentir, sembla augmenter de moment en moment. Le jour qu'on avoit choisi pour porter les derniers coups approchoit, lorsque la nouvelle de la victoire de Rhétel vint, comme un coup de foudre, frapper tous les esprits. Cette ville avoit été prise, ou plutôt achetée à prix d'argent par le cardinal; Turenne et les Espagnols venoient d'être entièrement défaits par le maréchal Duplessis; et Mazarin, qui s'attribuoit audacieusement toute la conduite de cette campagne brillante, s'apprêtoit à revenir triomphant à Paris.

Tout sembloit perdu. Gaston, les amis des princes, les frondeurs, étoient attérés; Gondi seul, devenu plus audacieux par l'excès même du péril, résolut de tenir tête à l'orage. Le jour même où ce succès fut annoncé au parlement, tout en témoignant la joie qu'il en ressentoit, il osa joindre à son discours insidieux une demande plus formelle que jamais de la liberté des princes: ceci commença à relever les courages. Le jour suivant il alla plus loin, et donnant à Mazarin, pour le mieux décrier, tout l'honneur de la victoire, il s'attacha à démontrer l'imprudence extrême qu'il y avoit eu à risquer une bataille dont la perte eût ouvert aux ennemis le cœur même du royaume, et amené le bouleversement et la perte totale de la France. Présentés sous cette face, les succès de Mazarin devinrent presque pour lui un sujet de blâme et d'accusation; à ces reproches, que Gondi lui adressoit publiquement, il joignoit avec plus de succès encore une foule de calomnies sourdement répandues dans le peuple et parmi ses partisans, ou pour aigrir les haines, ou pour accroître les terreurs. Tout alla au gré de ses désirs. Les acclamations recommencèrent à son entrée et à sa sortie du palais; et l'arrêt qui intervint enfin après tant de délibérations, arrêt dans lequel la personne du ministre ne fut point épargnée, ordonna des remontrances à la reine pour demander la liberté des princes, et une députation au duc d'Orléans pour le prier d'interposer à cet effet son autorité. Mazarin arriva le lendemain à Paris.

(1651) Son entrée eut un appareil triomphal; mais les courtisans seuls y prirent part, et ce triomphe fut renfermé dans les murs du Palais-Royal. Cependant la reine, un peu rassurée par la présence de son ministre, refusa d'abord de recevoir les députés du parlement, alléguant toujours pour prétexte le mauvais état de sa santé. Ces lenteurs firent gagner quelques jours; mais enfin il fallut les recevoir et écouter ces remontrances: elles furent présentées par Molé, qui, n'étant pas encore suffisamment éclairé sur les manœuvres de Gondi et la connivence secrète du duc d'Orléans, les prononça avec une vigueur et une liberté dont la cour entière fut choquée. La reine essaya encore de gagner du temps; mais forcée enfin de s'expliquer par les impatiences du parlement, elle fit une réponse dure et chagrine, dans laquelle elle déclara qu'il ne falloit point compter sur la liberté des princes que tous leurs partisans n'eussent mis bas les armes[166] et que Stenai ne fût rentré au pouvoir du roi.

Alors le coadjuteur, voyant arriver le moment décisif, dirige tous ses efforts vers Gaston, qu'il veut faire éclater, lui montrant Mazarin, qui soupçonnoit déjà leurs projets, sur le point peut-être de les faire avorter, en traitant lui-même avec les princes. Il en arrache enfin la permission de prononcer son nom dans la délibération qui devoit avoir lieu sur la réponse de la reine. L'effet en fut prodigieux: à peine Gondi a-t-il déclaré au nom de son altesse qu'elle est disposée à s'unir à la compagnie pour la délivrance de ses cousins, que les acclamations les plus vives s'élèvent de toutes parts. La plus grande partie du parlement, se précipitant hors de la grand'chambre, vole vers le Luxembourg, pour remercier le prince de cette faveur signalée. La cour est consternée; son effroi redouble lorsqu'elle voit Gaston, animé d'un courage qu'il empruntoit à tous ceux qui l'environnoient, et surtout à son favori, rassembler les quarteniers de la ville, et leur ordonner de tenir leurs armes prêtes pour le service du roi; mander Châteauneuf, Le Tellier, le maréchal de Villeroi; déclarer hautement aux premiers qu'il n'ira point au Palais-Royal, qu'il n'assistera à aucun conseil tant que la reine sera sous l'influence d'un ministre abhorré de la nation; charger le dernier de lui répondre de la personne du roi; enfin commander en maître absolu et déployer, dans toute son étendue, le caractère d'un lieutenant-général du royaume.

Mazarin surtout étoit dans un effroi qui tenoit du délire. La cour essaya aussitôt d'entamer des négociations avec le duc. On lui promit formellement la délivrance des princes, et l'on fit même partir devant lui, pour le Hâvre, ceux qui devoient la négocier[167]. On lui offrit pour lui-même tout ce qu'il voudroit demander; on alla même jusqu'à proposer le mariage d'une de ses filles avec le roi. La reine, connoissant tout l'empire qu'elle avoit sur lui, sollicitoit vivement la faveur de le voir, de l'entretenir un seul instant; mais Gondi, qui redoutoit plus que tout le reste un semblable entretien, lui fit éviter tous ces piéges, et surtout celui-là. Gaston refusa donc obstinément de rien entendre, et demanda avant toutes choses l'exil de Mazarin. Alors la régente et son ministre, parvenus au dernier degré de fureur contre l'artisan d'une trame si funeste et si perfide, imaginèrent de détourner sur lui l'orage élevé sur leurs têtes, et de le faire accuser en plein parlement. Servien[168], Châteauneuf, sont appelés pour les aider dans cette manœuvre; Molé, outré d'avoir été joué par le coadjuteur[169], et toujours guidé par cette même ardeur de voir la paix s'établir enfin parmi les membres de la famille royale, leur prête son ministère; et tous réunis fabriquent contre Gondi une pièce très-violente, dans laquelle il étoit accusé des plus horribles complots, de complots qui n'alloient pas moins qu'à mettre le royaume en combustion, pour assouvir son ambition insatiable. Cette pièce, débitée d'abord solennellement devant les députés du parlement mandés au Palais-Royal, fut lue quelques instants après dans la grand'chambre par le premier président lui-même devant Gaston, qui, depuis sa déclaration, y paroissoit pour la première fois, et venoit par sa présence achever ce que les frondeurs avoient si heureusement commencé. La surprise fut extrême; et comme il arrive toujours dans les grandes assemblées, où le moindre incident qu'on n'a pas prévu peut troubler les esprits et changer la marche des choses, ce coup porté au coadjuteur alloit peut-être renverser tous ses projets, en donnant une face nouvelle à la délibération: c'est alors que, rassemblant tout ce qu'il avoit de sang-froid, d'éloquence et d'intrépidité, il prononça ce discours, aussi adroit qu'énergique, dans lequel, ne répondant à l'accusation intentée contre lui que par un prétendu passage de Cicéron qu'il venoit de composer lui-même sur-le-champ[170], il rétablit la question principale qui devoit faire l'objet de la délibération du parlement, savoir, la liberté des princes et l'exclusion de Mazarin. Les esprits furent à l'instant même ramenés vers lui. Ce fut vainement que la reine, au milieu même de la séance, fit encore conjurer Gaston de venir la trouver; que Molé, Talon, joignirent à ses prières les plus vives instances, les exhortations les plus pathétiques, un seul coup d'œil de Gondi suffit pour maintenir le foible prince; il ne cessa de refuser, sous prétexte qu'il n'y avoit point de sûreté pour lui au Palais-Royal; et après quelques efforts impuissants du parti attaché au gouvernement, l'avis du coadjuteur forma l'arrêt.

La cour se vit alors pressée de toutes parts: le clergé avoit déjà envoyé une députation à la reine pour solliciter également la délivrance des princes. Gaston excita la noblesse, qui s'étoit assemblée l'année précédente, à s'assembler de nouveau, et à faire de cette délivrance l'objet principal de ses délibérations. La reine, dont les alarmes redoublent, croit alors devoir prendre des précautions pour sa sûreté: le duc s'en plaint hautement dans le parlement, comme d'un outrage fait à la fidélité qu'il conserve au roi, et la compagnie lui donne à l'instant même, en sa qualité de lieutenant du royaume, tout pouvoir sur les maréchaux de France et sur tous les corps militaires. Plusieurs séances orageuses se succèdent, dans lesquelles Molé, toujours d'accord avec la cour, est accablé d'outrages, parce qu'il cherche à gagner du temps. On demande à grands cris l'exécution de l'arrêt; et Gaston ne veut point absolument communiquer avec la reine que la lettre de cachet pour délivrer les prisonniers ne soit expédiée. Anne, désespérée, concerte avec son ministre une ruse dont celui-ci surtout espéroit un grand succès, et qui montra seulement l'extrémité à laquelle tous les deux étoient réduits. Au moment où l'on s'y attendoit le moins, Mazarin quitte Paris, va s'établir à Saint-Germain, et se flatte ainsi d'avoir ôté à Gaston tout prétexte de se refuser à cette entrevue, qui sembloit à la cour entière l'événement décisif. Le prince eût cédé sans doute, si Gondi, devenu le maître absolu de toutes ses pensées et de toutes ses actions, ne l'eût rendu inébranlable sur cet article important. Il s'obstine donc à ne vouloir rien entendre que les princes ne soient délivrés. Cependant cette évasion du cardinal fait naître des inquiétudes: on croit y voir le projet d'enlever de nouveau le roi de sa capitale, et l'on prend à ce sujet les précautions les plus insultantes pour la reine. Elle croit calmer les esprits en faisant porter au parlement une promesse verbale de renvoyer le ministre: le vague de cette promesse produit l'effet contraire; il accroît leur effervescence, et un arrêt rendu au milieu du plus affreux tumulte, renouvelant celui qui, deux ans auparavant, avoit proscrit Mazarin, ordonne qu'il sera chassé de France, qu'il en sortira avant quinze jours avec tous ses parents et domestiques, permettant à tout le monde, passé ce délai, de lui courre sus. C'est alors une nécessité pour cette princesse de signer la lettre qui ratifie une délivrance si ardemment désirée.

Elle la signa toutefois avec une facilité qui pouvoit étonner dans un caractère aussi inflexible que le sien: c'est qu'alors elle étoit réellement décidée à se soustraire à la tyrannie qui l'opprimoit, et que tout étoit préparé pour sa fuite. Gaston en est averti, et retombe dans ses incertitudes: l'idée de retenir son roi prisonnier l'épouvante. L'audacieux Gondi, qui le voit balancer, se charge seul de l'événement. Il fait monter Beaufort à cheval; le maréchal de La Mothe, Laigues, Coligni, Tavannes, Nemours, imitent son exemple. On se saisit de toutes les portes qui avoisinent le Palais-Royal, et l'on y fait, à l'entrée et à la sortie, les perquisitions les plus sévères. Les bourgeois prennent les armes; la demeure du souverain est cernée par les patrouilles des frondeurs; et ces factieux ont l'insolence d'en violer l'entrée, de pénétrer, au milieu de la nuit, jusque dans la chambre du jeune prince, pour s'assurer par leurs propres yeux qu'il est bien en leur puissance. La reine, voyant toutes les issues fermées, veut s'échapper par la rivière: elle la trouve couverte de bateaux armés qui sont prêts à la repousser. Lorsque tant d'attentats sont consommés, Gondi, par son ascendant irrésistible, entraîne Gaston au parlement, et malgré les reproches amers, les plaintes éloquentes de Molé, lui fait tout approuver. La reine est forcée de désavouer le projet de sa fuite, et les députés, qui devoient aller ouvrir aux princes les portes de leur prison, reçoivent l'ordre de partir; mais avant qu'ils fussent arrivés au Hâvre, les princes étoient déjà délivrés.

C'étoit à Mazarin lui-même qu'ils devoient leur liberté. Tant que ce ministre avoit espéré ou l'entrevue de la reine avec Gaston, ou son évasion de Paris, il étoit resté aux environs de cette capitale, décidé, dès qu'il verroit la moindre apparence de succès, à s'emparer des trois prisonniers, et à les transférer dans quelque lieu plus sûr que le Hâvre[171]. Les mauvaises nouvelles qu'il reçut, et qui lui furent confirmées par la reine elle-même, le déterminèrent à s'éloigner; et il dirigea ses pas vers la prison des princes, incertain encore s'il exécuteroit son projet, ou si, prévenant les frondeurs, il essaieroit de se faire auprès d'eux un mérite d'une liberté qu'il leur accorderoit sans conditions[172]. Plusieurs ont prétendu que Mazarin eût pris le premier de ces deux partis, s'il eût pu entrer au Hâvre avec son escorte; mais, forcé par le gouverneur de la laisser hors de la ville, il n'eut plus d'autre ressource que le dernier; et s'humiliant devant les princes plus qu'il n'étoit convenable, quelle que fût sa situation, il alla lui-même leur annoncer qu'ils étoient libres. Ceux-ci le reçurent avec un mépris que Condé poussa même jusqu'à l'insulte; et tandis que le ministre sortoit de France pour aller se confiner à Bruyll, sur les terres de l'électeur de Cologne, les princes s'avancèrent rapidement vers Paris, où ils firent, peu de jours après, une sorte d'entrée triomphale. Le peuple, toujours aveugle et inconstant, alluma des feux de joie pour leur délivrance, aussi stupidement qu'il l'avoit fait pour leur captivité. Leur entrevue avec Gaston, Beaufort, Gondi, etc., se passa en effusions de tendresse; ils ne virent qu'un moment, et avec une contrainte et une froideur remarquables, la régente qui les attendoit en tremblant; le parlement les reçut tous les trois, principalement Condé, avec les plus vifs transports d'allégresse; et ce prince, maintenant soutenu d'un parti formidable contre une reine qui sembloit désormais sans appui, parut être un moment ce qui avoit toujours été le vœu secret de son ambition, l'arbitre suprême de l'État.

Cependant cette ambition, contraire aux intérêts des frondeurs, laissoit déjà entrevoir un germe de divisions qu'une main habile pouvoit développer; et Mazarin, du fond de sa retraite, où son œil pénétrant veilloit sans cesse sur ses ennemis, où sa politique artificieuse dirigeoit seule encore tous les conseils de la cour, n'avoit garde de le laisser échapper. Condé ne vouloit point d'égal; les frondeurs étoient décidés à ne point souffrir de maître; et tous étoient également avides du pouvoir: il en résulta que, dès le commencement, cette espèce de prépondérance que le prince prétendit s'arroger sur le parti excita la jalousie de tout le monde. Lui-même ne tarda pas à ne considérer ceux qui l'environnoient que comme autant d'obstacles à sa grandeur; et la reine, ayant saisi cette disposition où il se trouvoit, hasarda, pour l'attirer vers elle, des avances qui ne furent ni reçues ni absolument rejetées, mais qui commencèrent à l'ébranler. Gondi s'en aperçut aussitôt dans une séance du parlement, où il vit ce prince applaudir et donner sa voix à un avis qui, à l'occasion de Mazarin, tendoit à exclure du ministère tous les cardinaux, tant étrangers que françois, ce qui étoit visiblement dirigé contre lui.

Toutefois il sut encore parer ce coup qu'on vouloit lui porter; et le garde des sceaux Châteauneuf l'aida puissamment dans cette circonstance, parce qu'il avoit les mêmes vues et les mêmes intérêts. Mais l'arrivée subite de la duchesse de Longueville à Paris, de cette femme dont on a dit si justement qu'après avoir été l'héroïne du parti, elle en étoit devenue l'aventurière, excita plus vivement les alarmes du coadjuteur. Elle étoit revenue plus audacieuse encore par sa révolte même; et tandis que Turenne, fatigué du rôle honteux qu'elle lui avoit fait jouer, rentroit en grâce auprès de la régente, et lui vouoit une fidélité qui désormais ne devoit plus se démentir, la duchesse, se précipitant de nouveau dans le chaos des intrigues, essayoit de reprendre sur son frère l'ascendant qu'elle avoit perdu; et, sans montrer un désir bien vif de le voir se rapprocher de la cour, manifestoit ses mauvaises dispositions à l'égard des frondeurs, en cherchant à rompre le mariage depuis si long-temps projeté entre le prince de Conti et mademoiselle de Chevreuse. La cour, qui, par d'autres motifs, craignoit autant qu'elle les séductions de la fille et le caractère audacieux et intrigant de la mère, n'épargnoit rien pour arriver au même but; et la princesse Palatine, négociatrice secrète employée par la régente pour éblouir et ramener Condé, étaloit à ses yeux tout ce qui pouvoit flatter ses projets ambitieux. À son gouvernement de Bourgogne on ajoutoit celui de Guienne; la Provence devoit être donnée au prince de Conti; ses principaux serviteurs obtenoient, à proportion, des récompenses aussi magnifiques[173]; en un mot, tout ce qu'il demandoit lui étoit sur-le-champ accordé.

Cette facilité extrême, et même maladroite, auroit dû lui faire soupçonner quelque piége caché sous des amorces aussi brillantes: loin d'avoir la moindre méfiance, il se livre inconsidérément à ces promesses fallacieuses[174]; cherche des prétextes pour retarder l'union projetée avec la duchesse de Chevreuse; trompe et humilie à la fois madame de Montbason[175]; et continuant cependant à se ménager entre la cour et les frondeurs, il exige, avant d'abandonner ceux-ci, la disgrâce de Châteauneuf qu'il haïssoit[176]. Pour lui complaire, on donne les sceaux à Molé, qui garde en même temps sa place de premier président; et Chavigni, odieux à la reine, mais entièrement dévoué au prince, sort de l'exil où il languissoit depuis long-temps, pour venir reprendre sa place au conseil. À la nouvelle du renvoi de Châteauneuf, le duc d'Orléans laisse éclater son dépit, sans pouvoir toutefois s'en prendre ouvertement à Condé, qui dissimule encore quelque temps avec lui, mais qui laisse enfin échapper son secret dans une conférence où le duc avoit réuni les chefs des deux frondes pour délibérer sur ces mutations, dans lesquelles il voyoit une violation de ses droits, et même une sorte d'insulte faite à sa personne. Gondi et plusieurs autres proposèrent des partis vigoureux que Condé désapprouva hautement, et que le timide Gaston put bientôt se repentir de n'avoir pas suivis: car, dès le lendemain, le prince se croyant sûr de la cour, et ne voyant pas d'ailleurs la possibilité de se maintenir plus long-temps entre les deux partis, leva le masque en rompant brusquement, et même d'une manière outrageante, avec madame de Chevreuse.

Les frondeurs sembloient perdus, surtout Gondi. En horreur à la cour, qu'il venoit de trahir; sans pouvoir auprès du peuple, à qui son alliance passagère avec elle l'avoit rendu justement suspect; ne pouvant compter sur un prince tel que Gaston; négligé de ses propres partisans, comme un intrigant subalterne, désormais inutile à leurs intérêts, il ne sembloit pas que rien pût le tirer d'une situation aussi critique; et la résolution qu'elle lui fit prendre, bien qu'elle fût, dans de telles circonstances, la seule qui pût encore le sauver, n'en prouva pas moins l'extrémité fâcheuse à laquelle il étoit réduit. Trop prudent pour engager avec Condé une lutte inutile et téméraire, il se retira tout à coup du monde et des affaires, se renferma à l'archevêché, affecta de n'avoir plus de relations qu'avec des chanoines et des curés, parut uniquement occupé des fonctions de son sacré ministère; et cependant dans cette retraite forcée, dont les frondeurs s'étonnoient, qui excitoit les risées de ses ennemis, il entretenoit un commerce régulier avec Gaston et Châteauneuf, alloit toutes les nuits à l'hôtel de Chevreuse, répandoit dans le peuple des bruits alarmants sur les négociations du prince avec la cour, faisoit de son palais une espèce de château-fort, où il étoit à l'abri de toute entreprise violente que l'on auroit voulu tenter contre sa personne, et attendoit ainsi pour reparoître sur la scène, les événements que la fortune pourroit faire naître en sa faveur, puisque son génie n'avoit plus le pouvoir de les provoquer.

Le succès justifia sa conduite, et fit passer pour politique profonde ce qui n'étoit sans doute que l'œuvre de la nécessité. Mazarin, comme nous l'avons dit, et comme tout semble le prouver, n'avoit poussé la reine à tant d'avances à l'égard de Condé, ne lui avoit fait faire tant de concessions que pour abattre une seconde fois cet implacable ennemi. Il venoit de le brouiller plus fortement que jamais avec les frondeurs, dont l'appui l'auroit rendu si redoutable; il se garda bien de détruire ceux-ci comme il eût pu si facilement le faire dans le premier moment de leur consternation, les réservant pour lui porter encore de nouveaux coups. Condé s'enveloppa de lui-même dans une trame si subtilement ourdie, en se séparant une seconde fois de la fronde avant d'avoir entièrement achevé ses arrangements avec la cour. Cette faute le mit dans une situation équivoque. En même temps qu'elle nuisoit au succès de ses négociations[177], elle le forçoit de ménager encore Gaston, qui, toujours guidé secrètement par le coadjuteur, feignit de se réconcilier avec Chavigni, en demandant toutefois qu'on lui fît le sacrifice de Molé. Condé, par une ingratitude que rien ne peut excuser, abandonna celui-ci, qui rendit les sceaux et ne lui pardonna jamais. Ce fut après lui avoir suscité un tel ennemi que Mazarin crut le moment favorable pour éclater. Dans une lettre qu'il écrivit aussitôt à la reine, il n'eut pas de peine à lui démontrer que ces avantages énormes accordés à un prince d'un tel caractère exposoient l'autorité royale aux plus grands dangers; il le lui fit voir avant peu maître absolu du royaume, si elle avoit l'imprudence impardonnable de lui céder elle-même ses plus riches provinces; et, plutôt que de traiter à des conditions aussi funestes, il l'exhorta, au nom du salut de la France et de son propre fils, à se servir des frondeurs, à mettre Gondi lui-même à la tête des affaires, en le nommant premier ministre. Il n'en falloit pas tant pour déterminer une princesse si ombrageuse sur le pouvoir; et, la nuit même qui suivit la réception de cette lettre, le coadjuteur, réveillé brusquement par le maréchal Duplessis, apprit, non sans le plus grand étonnement, l'épouvante que le prince causoit à la régente, et la proposition inattendue que Mazarin l'avoit engagée à lui faire, et qu'elle lui faisoit effectivement, de lui donner la première place dans le gouvernement.

Il n'étoit pas aussi facile d'abuser Gondi que le prince de Condé. Il reconnut aussitôt la ruse: il vit que Mazarin, dont l'intention ne pouvoit être de lui céder si philosophiquement ses honneurs et son pouvoir, ne vouloit créer ici qu'un fantôme de ministre, ou pour perdre entièrement le prince, ou pour le mettre dans la nécessité absolue de recourir à lui, et qu'alors son premier soin seroit de briser l'ouvrage de ses mains, ce qu'il feroit sans peine d'un coadjuteur de Paris. La dignité seule de cardinal pouvoit mettre Gondi hors des atteintes d'un si dangereux adversaire. Il résolut donc de refuser le ministère, et de profiter de cette heureuse circonstance pour obtenir la pourpre. Son plan s'arrange aussitôt dans sa tête: il voit la reine en secret, promet de se dévouer tout entier à sa cause, sous la condition expresse de pouvoir continuer à déchirer publiquement Mazarin, seul moyen de reprendre son autorité dans le peuple et parmi les frondeurs; s'engage à lui ramener Gaston, à forcer Condé de sortir de Paris, et pour prix de ces services obtient la promesse positive du cardinalat. Il fut convenu, dans cette entrevue fameuse, que Châteauneuf seroit rappelé et nommé à la place que le coadjuteur venoit de refuser. La haine que tous les deux lui portoient sembloit les pousser à l'élever si haut pour avoir le plaisir de l'en précipiter. La princesse palatine, qui s'étoit rangée du parti de la reine, que, dès ce moment elle n'abandonna plus, fut chargée par elle d'être l'intermédiaire entre le cardinal et le coadjuteur.

Gondi instruit d'abord Gaston d'une révolution aussi inespérée; et sortant tout à coup de sa retraite, comme s'il y eût été forcé par l'amour du bien public et par la situation critique des affaires, commence aussitôt l'exécution de ses promesses en alarmant secrètement les frondeurs sur les prétentions extraordinaires de Condé, sur les correspondances mystérieuses et continuelles de la reine avec le cardinal, montrant la guerre civile comme le résultat inévitable d'une telle ambition et d'une telle opiniâtreté. Tout change en un moment: une querelle de plume s'établit entre la grande et la petite fronde, dans laquelle la première a tout l'avantage. Dans le parlement, le coadjuteur déconcerte Condé, qui savoit ses liaisons nouvelles avec la cour, en criant plus haut que lui contre Mazarin; et, s'ennuyant des lenteurs, propose à la reine de le faire arrêter par l'autorité de Gaston. Elle n'ose prendre un parti aussi violent: sur son refus, il revient au projet de le forcer à lui céder la place, et, pour y parvenir, affecte de suivre régulièrement les séances du parlement, avec un cortége aussi nombreux et aussi redoutable que celui du prince, éclairant sa conduite, attaquant ses avis, déclamant contre ses prétentions. Cette lutte audacieuse continue pendant trois mois, irrite, exaspère l'impétueux Condé. Excité encore par sa sœur, par quelques amis avides de nouveaux désordres, il entame avec l'Espagne de secrètes négociations. La reine en a connoissance, et délibère une seconde fois de le faire arrêter. Condé, qui en est averti[178], croit d'abord que ce n'est qu'une feinte, et s'abstient seulement d'aller au Palais-Royal. Cependant la réflexion ne tarda pas à lui faire reconnoître qu'il court un danger véritable au milieu de tant d'ennemis dont il est entouré, flottant entre les brouilleries et les raccommodements, ne jouissant que d'un crédit précaire, à la merci des caprices d'un peuple dont il étoit si facile de lui enlever la faveur, et des résolutions d'une compagnie où ses partisans n'étoient pas les plus nombreux. Malgré son intrépidité naturelle, il commence à s'alarmer; ses amis se réunissent pour accroître ses alarmes; il finit par se persuader que sa liberté est réellement menacée, sort de Paris comme un fugitif, et va se renfermer dans sa maison de Saint-Maur.

Gondi, qui n'attendoit que son départ pour donner à ses intrigues le dernier degré d'activité, ne manqua pas de le présenter aussitôt sous les couleurs les plus odieuses, comme un acte de rébellion qui annonçoit les plus sinistres projets. Toutes ces impressions furent reçues; et Condé, qui écrivit aussitôt au parlement pour expliquer les motifs d'une démarche aussi étrange, ne fut écouté qu'avec la plus grande défaveur. Tout succédoit au gré de la cour, si Gaston n'eût montré, dans cette circonstance importante, ses indécisions accoutumées. Elles épouvantèrent la reine, qui, malgré les conseils toujours vigoureux du coadjuteur, n'osa dans ces premiers moments prendre un parti décisif contre son ennemi. Gaston, à son tour, voyant qu'elle balançoit, crut qu'elle ménageoit, peut-être à ses dépens, un accommodement avec Condé, et se hâta de faire secrètement des avances à celui-ci. Dans ce moment même arrivèrent des lettres de Mazarin, qui, fixant les irrésolutions de la reine, la déterminèrent à s'unir ouvertement avec le duc et à éclater contre le prince. Gondi est chargé d'en faire la proposition à son maître; mais il étoit trop tard, et quoiqu'il sentît bien la faute qu'il avoit faite, faute dont il fit l'aveu à son favori, le timide Gaston n'osa jamais rompre les nouveaux engagements qu'il venoit de contracter avec un rival dont le génie faisoit trembler le sien. Condé, trouvant une force nouvelle dans une telle foiblesse, du fond de sa retraite demandoit avec hauteur le renvoi de Tellier, Lionne et Servien, créatures du cardinal, et qu'il appeloit par dérision les sous-ministres. Le duc, n'osant s'y opposer, descendit jusqu'à la prière pour le déterminer à se désister d'une demande que la reine regardoit comme le plus grand des outrages. Il fut inébranlable. Ce fut vainement que Gondi, dans plusieurs séances du parlement où cette question fut agitée, essaya, par tous les moyens que put lui suggérer son adresse et son éloquence, de vaincre les inconcevables irrésolutions de Gaston; celui-ci persista dans son dessein ridicule de ménager à la fois et la reine et Condé, et par cette conduite versatile trouva le secret de les mécontenter tous les deux. Les sous-ministres furent renvoyés, sur l'avis secret de Mazarin; mais la reine, par le mépris que lui inspiroit Gaston, se fortifia dans la résolution de ne point céder à Condé; et celui-ci, enhardi par les avances du duc et par les terreurs qu'il lui inspiroit, osa bientôt braver la cour et revenir à Paris.

Sa situation à Saint-Maur étoit en effet assez embarrassante. Une foule nombreuse de ses anciens partisans s'étoit d'abord rassemblée autour de lui; mais presque tous avoient disparu lorsqu'ils eurent reconnu que son intention étoit de les engager trop avant. Turenne l'avoit abandonné, parce qu'il s'ennuyoit de la rébellion; Bouillon, parce qu'il croyoit trouver plus de sûreté dans le parti de la cour; le duc de Longueville, par lassitude; et La Rochefoucauld, si maltraité dans la dernière guerre, ne cherchoit qu'à lui inspirer des sentiments pacifiques. D'un autre côté, le renvoi des sous-ministres ne laissoit plus aucun prétexte à son éloignement. Sa sœur, le prince de Conti, Nemours, étoient les seuls qui l'excitassent à la guerre. Naturellement porté aux partis violents et décisifs, il les écoutoit volontiers; mais, dans l'impuissance absolue où il se trouvoit alors de suivre un tel conseil, il se trouva heureux que cette foiblesse extrême de Gaston, toujours balançant entre lui et la cour, lui fournît le moyen de rentrer à Paris sans danger. Il y revint donc brusquement; et, avec son audace accoutumée, se rendit au parlement, où il n'eut aucun succès, de là chez Gaston, qui, dissimulant le chagrin que lui causoit son retour, se montra plus foible qu'il n'avoit jamais été.

La reine, indignée d'une telle lâcheté, s'adressa alors à Gondi, le sommant de lui tenir la parole qu'il lui avoit donnée, de s'opposer aux entreprises du prince. L'intérêt du coadjuteur étoit sans doute de ne pas violer une semblable promesse: il se mit donc en mesure de la remplir, et, quelques jours après, parut au parlement avec un cortége aussi nombreux que celui de Condé. De tels moyens n'étoient pas faits pour intimider ce caractère intrépide: aussitôt le prince augmenta lui-même sa suite, qu'il rendit plus effrayante encore que magnifique; il parla plus hardiment que jamais dans le parlement contre les liaisons de la régente avec Mazarin; il affecta de se tenir éloigné du Palais-Royal, ou de n'en approcher que pour étaler aux yeux de la cour le cortége insolent dont il étoit sans cesse accompagné; enfin les choses en vinrent au point que la reine, outrée de son audace et de cette foiblesse désespérante du duc d'Orléans, exigea de Gondi qu'il se déclarât ouvertement contre Condé, et qu'il la servît même contre la volonté de Gaston.

Il s'y décida, et la volonté ferme du favori finit par entraîner celle du maître. Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il employa d'abord contre le prince un moyen dont la cour avoit usé peu de temps auparavant pour le perdre lui-même: Châteauneuf, qui, d'après les arrangements pris, devoit bientôt rentrer au ministère; Molé, que tant de raisons rendoient contraire à Condé, furent appelés dans un conseil, où l'on dressa contre lui une pièce qui le peignoit sous les traits les plus odieux; et certes, pour lui donner tous les caractères d'un rebelle, il n'y avoit malheureusement qu'à rassembler les faits. Le parlement, la chambre des comptes, la cour des aides, le corps de ville furent mandés au palais par députés, et y entendirent d'abord la lecture de cette foudroyante Philippique. Condé, alarmé, veut se justifier dans la séance du lendemain, et interpelle Gaston de venir à son secours: Gaston s'y refuse, et Gondi, qui lui a inspiré le courage de risquer ce refus, l'y fait persister, malgré les sollicitations pressantes de son impérieux rival. Cependant le duc, tout en refusant de l'accompagner, se laisse arracher un écrit, dans lequel il a l'air de justifier le prince des inculpations dirigées contre lui, et principalement de ses intelligences avec les Espagnols, intelligences qui n'étoient que trop réelles, et plus actives que jamais en ce moment, à cause du péril où il croyoit se trouver. Muni de cette pièce, Condé vole à la grand'chambre, et en même temps qu'il y renouvelle son apologie, accuse ouvertement le coadjuteur d'être l'auteur des calomnies présentées par la reine contre lui. Celui-ci réplique avec une hauteur qui put passer pour téméraire: car si Condé eût voulu relever une parole outrageante qui lui étoit échappée, Gondi, mal accompagné ce jour là, eût peut-être couru risque de la vie. Le prince ne le fit point, ou par mépris, ou par grandeur d'âme. Son ennemi n'éprouva d'autre désagrément que d'être hué en sortant par le parti opposé; et, échappé à ce danger, alla se préparer à en braver le surlendemain de plus grands. La reine l'y excita elle-même, et concerta avec lui tous les préparatifs de cette journée fameuse. Elle mit à sa disposition une partie des troupes de la garde; les habitants du pont Saint-Michel et du pont Notre-Dame, vendus à ce chef de parti, reçurent l'ordre de se tenir prêts au premier signal; ils eurent un mot de ralliement; Gondi alla la veille reconnoître le champ de bataille, marquer les postes, et la grand'chambre prit l'aspect d'une ville assiégée. L'audacieux prélat y arriva le premier, entouré de tous ses amis; Condé ne tarda pas à s'y rendre avec des forces à peu près égales. Gaston, résolu à se déclarer pour le vainqueur, affecta de garder la neutralité en se renfermant dans son palais.

On s'étoit assemblé pour délibérer sur l'accusation portée contre le prince. Son impatience ne lui permit pas de laisser entamer la délibération; et dès qu'il eut pris place, il commença à se plaindre de cet appareil menaçant dont les avenues du palais et la grand'chambre elle-même offroient le spectacle extraordinaire, et lança à Gondi un trait piquant que celui-ci releva sur-le-champ avec une insolence qui mit le prince hors de lui-même. Il répliqua par un propos menaçant; Gondi y répondit par une bravade plus insolente encore. Dans un moment, comme si cette parole eût été le signal du combat, l'assemblée entière se lève avec un bruit effroyable, chacun court se ranger auprès de son chef, les présidents se jettent entre ces deux troupes, toutes les deux armées, et prêtes à s'élancer l'une sur l'autre; ils pressent, ils conjurent, ils supplient; ils demandent surtout que l'on fasse disparoître cette foule de gens qui entourent le sanctuaire de la justice, les armes à la main. Condé cède le premier, et ordonne à La Rochefoucauld de faire retirer ses amis; Gondi sort de son côté pour donner également aux siens le signal de la retraite: au tumulte que l'on vient d'apaiser dans la grand'chambre succède tout à coup dans la grand'salle un tumulte plus affreux encore, dès que le coadjuteur y paroît. À sa vue, quelques partisans du prince tirent l'épée en criant au Mazarin! ceux de Gondi en font autant: dans un moment, les deux troupes, jusqu'alors confondues, se séparent, se forment sur deux files, se mesurent de l'œil, sont prêtes à se précipiter l'une sur l'autre, agitant, avec la fureur la plus effrénée, des sabres, des épées, des pistolets; le sang va couler. La présence d'esprit de Crénan, capitaine des gardes du prince de Conti, et de Laigues, son ami, qui étoit dans le parti opposé, arrêta un massacre dont les suites étoient incalculables, et pouvoient amener la destruction entière de Paris. Il fut convenu que les deux partis crieroient ensemble vive le roi! sans rien ajouter. La salle retentit aussitôt de ce cri unanime; on remet l'épée dans le fourreau, et les partis se confondent comme auparavant.

Pendant que ces choses se passoient, Gondi couroit un affreux danger. Dès qu'il avoit vu briller les armes, il avoit cherché à rentrer dans le parquet des huissiers: La Rochefoucauld, maître de la porte, le saisit au passage, le serra entre les deux battants, criant à ses amis de se dépêcher de le tuer, tandis qu'un misérable de la dernière classe du peuple qui l'avoit poursuivi, le voyant ainsi engagé entre la grand'salle et le parquet, levoit un poignard pour l'en frapper. Les amis du duc eurent horreur de sa proposition, et refusèrent de lui prêter un aussi infâme ministère; l'assassin fut contenu de l'autre côté par d'Auvilliers; et Champlâtreux entrant presqu'au même instant dans le lieu où se passoit cet odieux événement, repoussa La Rochefoucauld avec indignation, et délivra le prélat[179]. La scène se prolongea dans la grand'chambre, où les deux ennemis rentrèrent ensemble, en s'accablant d'injures.[180] Le désordre alloit peut-être renaître avec des suites plus affreuses, lorsqu'enfin persuadés par les ardentes supplications du premier président et des gens du roi, les deux chefs consentirent à faire sortir leurs créatures, l'un par les degrés de la Sainte-Chapelle, l'autre par le grand escalier. Cette foule étoit à peine dissipée, que la compagnie se sépara.

Gondi reconnut alors qu'il s'étoit trop avancé, que la lutte étoit trop inégale entre lui et un prince du sang du caractère de Condé. L'impossibilité de la soutenir plus long-temps sans s'exposer aux plus grands dangers, le détermina à user du conseil que lui donna Gaston, de se faire défendre par la reine d'assister aux séances du parlement[181]. Cependant Condé, maître du champ de bataille, continuoit de demander hautement raison de l'écrit publié contre lui, et faisoit rendre des arrêts en sa faveur; Gaston restoit toujours dans son indécision accoutumée; et la reine, après avoir long-temps refusé de s'expliquer sur les remontrances que lui adressoit la compagnie, tant en faveur du prince que contre les liaisons qu'elle continuoit d'avoir avec Mazarin, commençoit à mollir sensiblement, et paroissoit disposée à entrer dans tous les accommodements qu'on lui proposoit. Mais la face des choses alloit changer encore plus rapidement que jamais: cette douceur affectée n'étoit qu'une feinte conseillée par Mazarin lui-même pour gagner du temps, et atteindre une époque solennelle qui devoit nécessairement produire une grande révolution dans la situation des partis. Cette époque étoit celle de la majorité du roi. Condé, qui n'étoit point la dupe de ces vaines apparences, ne voyoit arriver qu'avec effroi un événement qui alloit accroître les forces de ses ennemis de tout le prestige attaché à l'autorité royale. Il eût dû le prévoir sans doute; mais l'imprévoyance étoit le vice radical de presque tout ce qui se faisoit alors, et l'on a pu remarquer que les plus habiles étoient sans cesse occupés à combattre ce qu'il y avoit de faux dans leur position. À mesure que ce moment fatal approchoit, le prince sentoit redoubler ses terreurs; mille soupçons funestes l'agitoient; pour peu que le peuple eût semblé ému du spectacle imposant qu'on alloit étaler à ses yeux, on pouvoit profiter de cette impression pour l'arrêter de nouveau, et abattre ainsi son parti. Plusieurs indices porteroient à croire qu'on en avoit conçu le dessein: il est certain du moins qu'il en eut la crainte; et, déterminé par un motif si puissant à ne point assister à la majorité, il écrivit au roi pour s'en excuser, et sortit de Paris la veille même du jour consacré à cette grande cérémonie.

Tandis qu'elle se faisoit avec une pompe que commandoit la politique, et que rien encore n'avoit égalé, le prince étoit à Trie, où il essayoit inutilement d'entraîner le duc de Longueville dans sa révolte. Le chagrin qu'il en conçut s'accrut encore par la nouvelle des changements opérés, le jour même de la majorité, dans le ministère, changements qui, bien qu'arrangés depuis long-temps[182], sembloient n'avoir été faits que pour le braver. Dans les perplexités où le jetoient et le fâcheux état du présent et l'incertitude plus fâcheuse encore de l'avenir, il revint, malgré les instigations continuelles de ses amis, à des sentiments plus modérés, et résolut de tenter encore son accommodement avec la cour. Une perfidie de Gaston empêcha l'exécution de ce projet, qui sans doute eût épargné à la France une longue suite de malheurs. Condé lui avoit envoyé un nouveau plan de pacification, et étoit allé attendre sa réponse à Angerville, en Gâtinois: le duc, dont l'intérêt n'étoit pas de le voir revenir, forcé cependant de lui répondre, et de ménager les apparences, lui envoya un courrier, qui, se trompant à dessein[183], d'après l'ordre secret qu'il en avoit reçu, alla d'abord à Angerville en Beauce, et ne se rendit au lieu indiqué que vingt-quatre heures après le départ de l'impatient Condé. Furieux de voir ses avances méprisées, aigri encore par les avis que lui donnoit Chavigni de ne point se fier aux promesses de la cour, sans cesse excité par son conseil, qui ne cessoit de lui répéter que, dès qu'il auroit tiré l'épée, tout seroit à ses pieds; encouragé surtout par les marques d'attachement que lui prodigua la ville de Bourges, où il venoit de se retirer, ce prince ne voulut rien entendre, lorsqu'on lui apporta dans cette ville, de la part de la reine, des conditions aussi favorables qu'il pouvoit les désirer. Lénet fut envoyé en Espagne pour achever les traités ébauchés avec l'archiduc; Nemours alla prendre le commandement des troupes renfermées dans Stenai; et, suivi de La Rochefoucauld, Condé prit la route de la Guienne, avec l'espoir, en apparence très-fondé, de soulever toutes les provinces environnantes.

L'effet ne répondit point à son attente; et son génie militaire, sa prodigieuse activité ne purent faire que de nouvelles levées ne fussent pas vaincues par de vieux soldats que lui-même avoit aguerris. Le comte d'Harcourt, qu'on envoya d'abord à sa poursuite, eut constamment l'avantage sur lui; mais Condé, qui, à la place de son ennemi, l'eût entièrement détruit si celui-ci eût été à la sienne, ne se laissa pas même entamer; et la marche de ce grand général jusqu'à Bordeaux doit être considérée, vu l'insuffisance de ses moyens, comme un de ses plus hauts faits militaires. À peine fut-il arrivé dans cette ville, que la cour pensa à marcher sur ses pas; mais, pour exécuter ce projet, il falloit le consentement des frondeurs, surtout celui de Gondi. Elle l'obtint, en lui montrant pour prix de sa fidélité le don immanquable du chapeau[184], premier objet de tous ses désirs. L'aveu de Gaston suivit nécessairement le sien; mais le coadjuteur ne poussa point la complaisance jusqu'à abandonner ce prince à la reine, qui désiroit vivement l'emmener avec elle. Il ne pourroit dominer un personnage de ce caractère qu'en le gardant auprès de lui; et d'ailleurs l'intérêt de Gaston étoit de rester à Paris, puisqu'il n'ignoroit pas que Mazarin, quoique absent, continuoit seul à gouverner la cour.

Ici les intrigues se compliquent plus que jamais, et la situation de chaque parti semble devenir plus embarrassante. Le coadjuteur, sur une simple promesse, avoit laissé la reine échapper de ses mains; c'étoit une grande faute, car il résultoit de la position nouvelle de cette princesse qu'elle pouvoit ou rappeler son ministre ou faire la paix avec Condé, pour écraser ensuite les frondeurs. Si elle s'arrêtoit au premier parti, en se déclarant pour elle, Gondi se perdoit dans l'esprit de Gaston, le peuple l'abandonnoit entièrement, et la bonne foi de Mazarin devenoit la seule garantie de la récompense qu'il attendoit; s'il la prévenoit dans le second, en déterminant Gaston à recevoir à l'instant même les avances que le prince ne cessoit de lui faire, sa nomination étoit aussitôt révoquée, et sa fortune rejetée de nouveau dans tous les hasards des troubles politiques. Dans un tel état de choses, toute résolution ferme et absolue sembloit dangereuse[185]: cette indécision de son maître, qui l'avoit si souvent désespéré, se trouva propre à le servir. Il résolut, et rien n'étoit plus aisé sans doute, de maintenir Gaston toujours flottant entre la cour et Condé, toujours négociant avec l'un et l'autre, de manière à inspirer à la reine assez de crainte pour qu'elle jugeât imprudent de trop s'avancer, assez de confiance pour qu'elle ne crût pas nécessaire de rien précipiter. Tandis qu'il espéroit gagner ainsi l'époque qui devoit faire confirmer sa nomination au cardinalat, il affectoit de se montrer plus fidèle que jamais à la cour, en maintenant le parlement dans ses mauvaises dispositions à l'égard de Condé, en laissant même enregistrer un arrêt du conseil, qui le déclaroit lui et ses adhérents criminels de lèse-majesté, si dans l'espace d'un mois ils n'avoient déposé les armes; et rien en effet ne pouvoit mieux remplir ses vues que d'achever de brouiller ainsi la régente avec le prince, sans enlever entièrement à celui-ci l'espoir de s'unir de nouveau avec Gaston. D'un autre côté, l'ambition de Châteauneuf le servoit au gré de tous ses vœux, en suscitant sans cesse des obstacles au retour de Mazarin, retour que ce ministre craignoit peut-être plus que Gondi lui-même, puisqu'il devoit être nécessairement le signal de sa disgrâce. À force de souplesse, d'activité dans son travail, d'intrigues de toute espèce, il étoit peu à peu parvenu à rendre moins pénible à la reine l'absence du cardinal; il avoit même conçu quelque espoir de l'en détacher tout-à-fait en créant un simulacre de premier ministre dans la personne du prince Thomas de Savoie, parent de cette princesse, ce qu'elle avoit vu avec une sorte de complaisance. Cependant, par un retour singulier, Condé se voyoit réduit à désirer le rappel de son ennemi, n'imaginant plus que ce seul moyen de forcer Gaston à revenir à lui, et à lui rendre ainsi le parlement, la capitale et toutes les grandes villes du royaume. Tel étoit le but d'une foule de négociations insidieuses qu'il conduisoit à la fois à Bruyll, à Paris, à la cour, et dont Gourville[186] étoit l'agent infatigable.

De toutes ces dispositions diverses, dont aucune n'échappoit à l'œil pénétrant de Mazarin, une seule lui causoit de sérieuses alarmes: c'étoit le refroidissement de jour en jour plus marqué qu'il découvroit dans la correspondance de la régente. Ces indices, toujours croissants, lui firent enfin reconnoître qu'il étoit perdu s'il tardoit un seul moment à rentrer en France: aussitôt toutes les créatures qu'il avoit à la cour furent mises en mouvement auprès de la reine pour la ramener à son ancien attachement, et tandis qu'on ranimoit ainsi, sans beaucoup d'efforts, une affection dont les traces étoient si profondes, le cardinal se préparoit à donner un grand éclat à son retour, en essayant d'entamer avec les Espagnols des négociations pour la paix générale, et d'acheter au duc de Lorraine la petite armée qu'il mettoit en quelque sorte à l'enchère de toutes les puissances de l'Europe[187]. N'ayant pu réussir dans ces deux projets, il en forma un troisième, moins brillant peut-être, mais sans doute plus utile à ses intérêts: ce fut de gagner les commandants des places frontières, et de les décider à lui fournir chacun une partie de leurs troupes, d'en former une armée et de se présenter au roi avec ce renfort. Il y parvint avec beaucoup de promesses et un peu d'argent. Huit mille hommes furent ainsi réunis auprès de Sedan, et le maréchal d'Hocquincourt, qui d'ailleurs en avoit l'ordre secret de la cour, consentit à les commander[188]. Mazarin avoit eu, pendant cet intervalle, assez de pouvoir pour se faire donner, par le roi lui-même, un ordre très-pressant de revenir, et, muni de cette pièce importante, il se prépara à rentrer en France à la tête de cette petite armée.

La nouvelle inattendue de ce retour fut un coup de foudre pour Gondi: c'est alors qu'il reconnut la faute irréparable qu'il avoit faite de laisser la régente sortir de Paris; cette faute, ainsi qu'il le dit lui-même avec une confusion profonde, étoit des plus lourdes, palpable, impardonnable; elle changeoit toute la face des affaires; et le seul parti qui lui restoit à prendre étoit d'en atténuer autant que possible les effets. Vainement donc la régente fit mille tentatives pour obtenir de lui, au sujet de ce retour projeté du cardinal, un consentement d'où dépendoit entièrement celui de Gaston; il ne voulut rien écouter. Il exhala son dépit en reproches et en menaces, et remplissant l'âme de Gaston de toute l'ardeur dont il étoit lui-même enflammé, il l'entraîna sur-le-champ au parlement, où recommencèrent aussitôt et avec une fureur nouvelle toutes les scènes que la haine contre ce ministre, l'intérêt, la crainte, toutes les passions y avoient si souvent et depuis si long-temps excitées. Plusieurs séances très-orageuses se succédèrent en peu de jours et se terminèrent par un arrêt terrible contre Mazarin, dans lequel on défendoit aux commandants de place, aux maires et échevins des villes, de lui livrer passage, où l'on ordonnoit des députations au roi, pour lui présenter ce retour comme une calamité publique.

La cour, prenant alors une marche nouvelle parce qu'en effet sa situation n'étoit plus la même, au lieu de chercher désormais à arrêter les excès du parlement, prit la résolution de l'abandonner à lui-même, persuadée avec raison que l'anarchie poussée au dernier période ne pouvoit manquer d'être favorable au retour de l'autorité. En conséquence de ces dispositions nouvelles, Molé, dont la fermeté ne pouvoit plus lui être utile, fut appelé auprès du roi, dans la crainte que, s'il restoit à Paris, le duc d'Orléans ne s'emparât des sceaux. Il partit, emmenant avec lui le surintendant et toute la chancellerie. Beaucoup de personnes de qualité suivirent son exemple, et quittèrent la capitale, comme un séjour désormais mal assuré. Bouillon et Turenne, que Gaston vouloit faire arrêter, se sauvèrent, par l'assistance même de Gondi[189]; Laigues et Noirmoutiers se rangèrent du côté de la cour; la duchesse de Chevreuse elle-même, détachée du coadjuteur par la jalousie que lui causoient ses liaisons avec la princesse Palatine, suivit le même parti. Ces départs successifs jetoient l'alarme dans Paris: Gaston l'augmentoit encore par la violence de ses procédés. Avant le départ du premier président, il avoit excité clandestinement une émeute de la plus vile populace, s'imaginant donner ainsi à la cour une preuve de l'horreur que les Parisiens avoient pour le ministre exilé; ces misérables avoient osé assiéger la maison de Molé, et l'intrépide magistrat les avoit dissipés par sa seule présence. À peine fut-il parti, que le duc, retournant au parlement, où les esprits aigris, irrités par le désordre des séances précédentes, étoient préparés à tous les excès, y annonça comme certain, ce qui jusqu'alors n'avoit été qu'un événement probable, le retour de Mazarin; et les dispositions de la cour tellement favorables à ce retour, qu'elle-même l'avoit ordonné. À ces mots, la faction poussa des cris de rage; les opinions les plus violentes, les plus désordonnées se succédèrent avec les mouvements les plus impétueux; et du sein de ce fracas de paroles sortit enfin cet arrêt fameux qui, déclarant de nouveau le cardinal criminel de lèse-majesté, perturbateur du repos public, proscrivoit sa tête et fixoit même le prix de cette proscription[190]. Des conseillers furent nommés pour aller sur la frontière armer les communes, et élever partout des obstacles à son passage; un autre arrêt, adressé à tous les parlements, les invita à prendre les mêmes mesures contre cet ennemi de l'état. Cependant, chose vraiment remarquable, au milieu de tant d'attentats contre le ministre, l'autorité royale commençoit à faire sentir son ascendant; un roi majeur imposoit à ces brouillons, qui jusque-là avoient suivi aveuglément l'impulsion de leurs chefs. Ce fut donc vainement que Gaston et Gondi, qui sentoient que des arrêts étoient bien peu de chose contre une armée, essayèrent d'entraîner le parlement à lever des contributions, et à soudoyer des troupes pour s'opposer efficacement à la rentrée du cardinal. Cette proposition fut rejetée d'une voix presque unanime, comme attentatoire à l'autorité du souverain. Ainsi on reconnoissoit cette autorité et on l'outrageoit tout à la fois, par une contradiction qui confondoit ceux mêmes qui se livroient à des démarches si inconsidérées[191].

(1652.) Cependant Mazarin s'avançoit en France, protégé par son armée; et le maréchal d'Hocquincourt lui frayoit un passage, culbutant sans peine les foibles milices que les commissaires du parlement avoient rassemblées contre lui. Sur les avis qu'il recevoit de sa marche et de ses succès, le parlement continuoit à rendre des arrêts contradictoires; protestant hautement contre le retour du ministre, même après une déclaration du roi, qui faisoit connoître que ce retour étoit son ouvrage, refusant l'offre que lui faisoit Condé de ses services contre l'ennemi commun, éludant sans cesse les propositions de Gaston, qui ne cessoit de demander la création d'une force militaire imposante, et l'union avec les autres parlements. La conduite bizarre de cette compagnie jetoit le duc et Gondi dans un embarras inexprimable: le premier, plus jaloux que jamais des qualités brillantes de son illustre rival, eût préféré sans doute de continuer à flotter entre les partis; mais la nullité absolue à laquelle le réduisoient de tels arrêts ne lui montroit plus d'autre ressource que dans cette jonction avec Condé, pour laquelle il avoit une si grande répugnance: car de former lui-même une tiers-parti, de lever de son côté l'étendard de la révolte, l'idée seule l'en faisoit frémir, et toute l'éloquence de son favori, qui avoit formé le plan de ce tiers-parti[192], ne put jamais l'y déterminer.

Celui-ci étoit dans une position plus embarrassante encore, par ses engagements avec la cour, qui l'empêchoient d'entrer dans cette union déjà méditée entre le prince et le duc d'Orléans, par ses vues secrètes d'ambition qui lui rendoient Mazarin odieux et son retour insupportable, par la difficulté qu'il trouvoit à empêcher entre les deux princes un rapprochement dont la nécessité devenoit pour Gaston de jour en jour plus évidente. Il étoit impossible sans doute qu'il se tirât complétement de ce labyrinthe inextricable où la force des événements l'avoit engagé; mais il fit du moins tout ce qu'il étoit possible de faire. Prévoyant que le premier soin de Mazarin, à son retour, seroit d'empêcher sa promotion au cardinalat, il intrigua à la cour de Rome; et, profitant de l'aversion naturelle que le pontife avoit pour ce ministre, qu'il avoit connu dans sa jeunesse et dont il avoit su apprécier l'esprit intrigant et le caractère artificieux, il fit hâter sa nomination qui fut déclarée la veille même du jour où l'on reçut de la cour l'ordre qui la révoquoit. Ménageant toujours la reine pour ne pas se fermer toutes les voies au ministère, il remplissoit la promesse qu'il lui avoit faite de ne point s'unir lui-même avec Condé, et la forçoit en quelque sorte à ne pas trouver mauvais qu'il laissât Gaston suivre ce parti, le seul en effet qu'il lui fût possible de prendre. Enfin, quoique sa nouvelle dignité, dont la source étoit inconnue au plus grand nombre, offrît mille moyens à ses ennemis de calomnier ses intentions, de le présenter comme vendu à la cour et à Mazarin, il conserva la faveur du duc, parce que celui-ci connoissoit tout le mystère de cette conduite, vraiment inexplicable aux yeux du public. Pour jouer plus sûrement tant de rôles différents, Retz, (c'est ainsi que nous nommerons désormais le nouveau cardinal) affecta, dès ce moment, de n'en plus jouer aucun. Sa haute dignité ne lui permettoit plus de paroître aux séances du parlement[193]: il saisit avec joie une si favorable occasion de s'absenter entièrement de ces assemblées, qui, comme il le dit lui-même, «n'étoient plus que des cohues non-seulement ennuyeuses, mais insupportables.» Il courut pour la seconde fois se renfermer à l'archevêché; et, dans cette retraite, commandée par la plus subtile politique, conseiller secret de Gaston, qu'il dirigeoit dans ses nouveaux rapports même en évitant de les partager, il attendoit ainsi, et en quelque sorte sans danger, le moment où il pourroit reparoître sur la scène, libre d'y jouer alors le personnage qui lui sembleroit le plus convenable à ses intérêts.

Turenne, Mazarin et les deux princes, vont maintenant occuper sur cette scène les premiers rangs. L'arrivée du ministre à Poitiers, où résidoit alors la cour, avoit fait disparoître aussitôt tous ses concurrents. L'ambitieux Châteauneuf s'étoit vu forcé de se retirer pour aller mourir dans l'exil; et le prince Thomas étoit retombé dans la nullité la plus absolue. Mazarin, soit qu'il possédât au suprême degré l'heureux don de captiver les esprits, soit que, suivant la belle expression de Bossuet, il fût «devenu nécessaire, non-seulement par l'importance de ses services, mais encore par des malheurs où l'autorité souveraine étoit engagée,» avoit eu l'art de se rendre aussi agréable au jeune roi qu'il l'avoit jamais été à sa mère, et dirigeoit ainsi les affaires avec une puissance plus absolue peut-être qu'auparavant. Gaston, qui venoit enfin de se déclarer ouvertement pour Condé, avoit formé une petite armée, destinée, sous les ordres de Beaufort, à agir de concert avec les troupes espagnoles et françoises que Nemours amenoit de Flandre pour le service du prince[194]. Celui-ci entra en France sans éprouver la moindre résistance, parce que les troupes du roi étoient divisées; et, s'avançant jusqu'à Mantes, son dessein étoit de prendre le chemin de la Guienne, afin de renfermer la cour entre ses troupes et celles avec lesquelles manœuvroit Condé. Mais la régente ne lui en laissa pas le temps: elle avoit maintenant d'aussi fortes raisons pour revenir à Paris et y combattre l'ascendant d'une faction qui menaçoit d'entraîner tout le royaume, qu'elle en avoit eu pour le quitter avant l'arrivée du cardinal; et, laissant assez de troupes au comte d'Harcourt pour tenir Condé en échec dans la Guienne et l'empêcher d'en sortir, elle revint côtoyant la Loire, protégée par une armée inférieure en forces à celle de Nemours, et dont le commandement fut partagé entre Turenne et le maréchal d'Hocquincourt. Cette armée, après avoir repris, presque sans coup férir, la ville d'Angers, que le duc de Rohan avoit soulevée un moment en faveur du prince, s'avança jusqu'à Blois et sembla menacer Orléans. Cette ville étoit le chef-lieu de l'apanage de Gaston. Devoit-il en fermer les portes aux troupes du roi? C'étoit là une action hardie dont, en sa qualité de prince, les suites l'effrayoient[195]; et c'en étoit assez pour le faire retomber dans ses anciennes perplexités. Enfin il se décida à y envoyer Mademoiselle, sa fille aînée, pour y soutenir ses partisans contre ceux de la cour: elle partit, la tête exaltée sur la mission dont elle étoit chargée[196], et entra à Orléans par une brèche que lui ouvrirent quelques habitants, les autorités locales ayant refusé de la recevoir. La possession d'Orléans ouvroit à l'armée des frondeurs les provinces d'outre-Loire, et l'armée royale étoit encore trop foible pour s'opposer à leurs progrès; mais la mésintelligence des chefs l'empêcha de profiter de cet avantage, et sauva ainsi la cour d'un très-grand danger, Nemours voulant absolument que les deux armées réunies se rapprochassent de Condé pour lui porter secours, Beaufort, d'après les ordres secrets de Gaston et de Retz, refusant de passer la Loire et d'abandonner ainsi Paris aux entreprises de l'armée royaliste[197]. Des chefs la discorde passa aux officiers, de ceux-ci aux soldats, à un tel point que plus d'une fois les troupes des deux princes furent sur le point de se charger; et, profitant de ces divisions, l'armée du roi remontoit la Loire, mettant toujours cette rivière entre elle et l'armée des frondeurs.

Pendant que toutes ces choses se passoient, la situation de Condé dans la Guienne devenoit de jour en jour plus mauvaise. C'étoit vainement que son audace et son génie luttoient, avec de misérables recrues, contre l'excellente armée du comte d'Harcourt: ses prodiges de valeur et de conduite ne faisoient que reculer une ruine qui sembloit inévitable; et, se voyant sans ressource de ce côté par la foiblesse extrême à laquelle il étoit réduit, il prévoyoit également de l'autre une perte assurée, s'il ne trouvoit un moyen d'étouffer des discordes dont l'effet eût été de détruire une armée, désormais son unique espérance. Sa présence pouvoit seule rétablir l'ordre: il se décide à partir; et, laissant le prince de Conti et la duchesse de Longueville se disputer entre eux, et fomenter dans Bordeaux d'obscures cabales, il traverse une grande partie de la France, déguisé, au travers d'une foule de dangers dont le récit a un air presque romanesque, et arrive inopinément aux avant-postes de son armée, lorsque la mésintelligence entre Beaufort et Nemours étoit parvenue au dernier degré. À son aspect, le courage du soldat est ranimé: Montargis, dont le siége avoit été décidé, puis abandonné, ouvre ses portes à la première sommation. Maître de cette ville, Condé forme le projet de surprendre l'armée royale, dont les deux chefs s'étoient séparés à cause de la disette des fourrages. Il marche pendant une nuit obscure sur une partie de cette armée cantonnée près de Bléneau, et commandée par le maréchal d'Hocquincourt, tombe sur ses quartiers, trop éloignés les uns des autres, les enlève presque sans résistance, jette le désordre et l'épouvante parmi ses troupes, et, sur le point de remporter une victoire complète, se la voit arracher par Turenne, dont les belles manœuvres sauvent l'armée royale et la cour, qu'il avoit déjà sauvées à l'attaque du pont de Gergeau[198]. Cependant ce succès, quoique imparfait, jette un si grand éclat sur les armes de Condé, qu'il croit pouvoir quitter sans danger le commandement de ses troupes[199] et se rendre à Paris, où les avis secrets de Chavigni le pressoient de venir pour déjouer, disoit-il, les intrigues de Retz, dont l'ascendant sur Gaston devenoit de jour en jour plus dangereux, et tendoit à le mettre entièrement hors de sa dépendance. Il est certain que ni le duc ni son confident ne se soucioient de le voir dans la capitale; qu'ils prirent, pour l'empêcher d'y arriver[200], des mesures que Gaston n'eut pas ensuite le courage de soutenir; et que, sans le bruit de ses exploits, qui l'avoit précédé, le prince n'eût peut-être pas trouvé les portes ouvertes pour le recevoir.

Il y entra au milieu des applaudissements de la populace, que Chavigni avoit su émouvoir en sa faveur, mais avec l'improbation unanime de tous les corps de Paris, qui ne pouvoient voir, sans en être indignés, cet air de triomphe dans un sujet qui venoit de tailler en pièces une partie de l'armée de son roi. Quoique Gaston eût avec lui toutes les apparences d'une intelligence parfaite, et affectât même de l'accompagner partout, le prince fut froidement reçu au parlement, à la chambre des comptes, à la cour des aides; partout on lui reprocha, du moins indirectement, l'état de rébellion dans lequel il sembloit persister contre l'autorité légitime, et il ne put obtenir des chambres assemblées que des arrêts nouveaux contre Mazarin: l'autorisation qu'il demandoit de lever des troupes et de l'argent lui fut refusée. Une assemblée de l'hôtel-de-ville, où il espéroit dominer, ne lui fut guère plus favorable; et, sur l'invitation qu'il lui fit d'écrire aux principales villes du royaume pour former une union avec la capitale, il fut seulement arrêté qu'il seroit fait une députation au roi pour le supplier de donner la paix à son peuple.

La cour eût pu tirer un grand parti de cette disposition des esprits, si elle ne se fût trop hâtée de manifester la ferme résolution de maintenir le cardinal contre la haine publique, qui ne cessoit de le poursuivre; mais une déclaration du roi envoyée sur ces entrefaites au parlement, par laquelle il étoit sursis à tous les arrêts rendus contre son ministre, et que la compagnie avoit ordre d'enregistrer sur-le-champ, ramena, presque malgré eux, vers le prince un grand nombre de ceux que le devoir commençoit à en éloigner. Les membres du parlement, même les plus vertueux, dominés par l'esprit de corps, ne vouloient pas que Mazarin pût se relever sur les débris de leurs arrêts. L'exemple de cette grande corporation entraîna toutes les autres; Condé entendit un cri unanime s'élever contre ce nom abhorré; et les Parisiens oublièrent un moment le rebelle pour ne voir en lui que l'ennemi du cardinal. Toutefois, malgré cette espèce de succès, il étoit loin encore de dominer dans Paris. Les honnêtes gens, las de la guerre civile, le voyoient avec d'autant plus de peine, que ses partisans essayoient de l'y faire régner par la terreur, excitant à toutes sortes de désordres cette populace qu'ils avoient soulevée. Retz aigrissoit encore ce mécontentement par toutes les intrigues qui lui étoient familières. Ainsi Condé, placé au milieu de tant d'intérêts divers, dont aucun ne s'accordoit entièrement avec les siens, ne se soutenoit réellement dans la capitale que par la haine que l'on portoit à Mazarin. Toutefois ses égards et ses déférences lui gagnèrent entièrement Gaston, qui lia enfin sa fortune à la sienne, sans renoncer toutefois à écouter les conseils du coadjuteur.

Pendant ce temps, l'armée royaliste se rapprochoit de Paris en exécutant divers mouvements, dont le but étoit de rompre les communications de Condé avec l'armée des confédérés. Celle-ci, chassée de Montargis par la disette des fourrages, alla se renfermer dans Étampes. Ce fut alors que Turenne, chargé seul du commandement des troupes royales, dont l'existence avoit été de nouveau compromise par les imprudences de d'Hocquincourt, fit faire à l'armée royale un mouvement qui la plaça entre Paris et l'armée rebelle, et déploya cette belle suite de manœuvres qui accrurent encore sa réputation militaire, et le montrèrent à l'Europe comme un digne rival de Condé. Tandis qu'il assiégeoit Étampes, vaillamment défendue par Tavannes, et qu'il poursuivoit ce siége au milieu des contrariétés de toute espèce que lui suscitoit la misère profonde des peuples et de la cour[201], le duc de Lorraine, cet illustre aventurier dont nous avons déjà parlé, entra en France avec son armée vagabonde; et, laissant partout des traces horribles de son passage, vint camper auprès de Dammartin, à sept lieues de Paris. Déjà vendu à Mazarin, il feignit de passer tout à coup dans le parti des princes, qui allèrent au-devant de lui, le comblèrent de caresses, et le reçurent dans Paris même avec les plus grands honneurs. Le peuple imbécile, dont il venoit de dévaster les campagnes, l'applaudit à son entrée, en même temps que le parlement refusoit de le recevoir dans son sein, le traitant publiquement d'ennemi de l'État. Mais, également insensible aux honneurs et aux outrages, uniquement avide d'argent, il continua dans Paris même de négocier avec la cour, et, après s'être fait chèrement payer par elle sa retraite, se fit payer encore par les princes pour rester, se conduisant, dit Talon[202], «comme un bandit qui n'a ni foi ni loi, ni probité quelconque.» Turenne, que le traité conclu avec lui avoit déterminé à lever le siége d'Étampes, et dont sa trahison dérangeoit tous les plans, se conduisit avec tant de sang-froid et d'habileté dans cette circonstance périlleuse qui devoit perdre un général ordinaire, qu'au lieu de se trouver enfermé entre les deux armées ennemies, comme on en avoit formé projet, il vint lui-même assiéger le camp de l'étranger, et le força à se retirer en Flandre, suivant ses premiers engagements. On ne peut exprimer la fureur des princes et des Parisiens à cette fatale nouvelle: Condé surtout étoit consterné; il savoit trop la guerre pour ne pas avoir déjà reconnu que, dans la circonstance où il se trouvoit, elle ne pouvoit lui offrir aucune chance favorable sans un tel auxiliaire, et cette retraite sembloit anéantir toutes ses espérances.

Du reste les négociations ne lui réussissoient pas plus que les armes. Mazarin avoit su l'y engager depuis quelque temps par les conseils de Chavigni, qui sans doute étoit dès-lors livré à la cour et au ministre; et, consommé comme il l'étoit dans l'art de séduire et de tromper, on peut juger quel parti le cardinal sut tirer de ces négociations pour amuser et diviser les partis. Il est peu de spectacle plus curieux que le manége dont la cour fut alors le théâtre. Dès que Condé eut commencé à négocier, Gaston envoya aussitôt des négociateurs. Le parlement, de son côté, arrêta des remontrances; et tous d'accord sur un seul point, l'expulsion de Mazarin et l'éloignement des troupes royales, se présentoient sur tous les autres avec des intérêts entièrement opposés. Ce n'étoit des deux côtés qu'entrevues, conférences, demandes, promesses, manœuvres de toute espèce, dans lesquelles on se jouoit mutuellement; où souvent les négociateurs eux-mêmes traitoient contre les intérêts de ceux qui les avoient envoyés. Condé se présentoit avec des prétentions exorbitantes: Mazarin, sans les rejeter positivement, avoit grand soin de leur donner de la publicité pour les faire traverser par Retz et Gaston; sur les remontrances adressées par le parlement, le roi l'invitoit à lui faire une députation solennelle pour traiter de la paix concurremment avec les princes; et les princes, effrayés d'une démarche qui, de même qu'au siége de Paris, pouvoit rendre cette compagnie maîtresse des conditions du traité, traversoient, autant qu'il étoit en eux, les rapports qu'elle prétendoit se créer avec la cour. Les partisans de la guerre les aidoient dans cette manœuvre: Beaufort soulevoit la populace; les magistrats, qui n'avoient plus un Molé à leur tête, poursuivis, maltraités à la sortie de leurs séances, de jour en jour plus orageuses, n'osoient plus s'assembler; une anarchie complète régnoit dans Paris; et cependant la cour, moins traitable que jamais depuis l'éloignement du duc de Lorraine, tandis qu'elle embarrassoit tous les partis dans des piéges si adroitement tendus, profitoit du temps précieux qu'elle leur faisoit perdre pour concentrer toutes les forces dont elle pouvoit disposer, préparer des opérations militaires plus décisives, et finir la guerre d'un seul coup.

Quoique Condé eût donné au parlement une parole solennelle de tenir ses troupes toujours à dix lieues de la capitale, cependant, sous prétexte que la cour, après avoir pris le même engagement, ne l'avoit pas rempli, il ne s'étoit fait aucun scrupule de violer sa promesse en s'emparant de Charenton, du pont de Neuilly et de Saint-Cloud. Après la retraite du duc de Lorraine, ce prince avoit rassemblé le gros de son armée dans ce dernier village, étendant son camp jusqu'à Surène, tandis que Turenne, renforcé par un corps de troupes considérable que le maréchal de La Ferté lui avoit amené de la Lorraine, étoit venu occuper Chevrette, à une lieue de Saint-Denis, de manière que la rivière seule séparoit les deux armées. Avec des forces si supérieures à celles de Condé, il jugea qu'il lui seroit facile de l'anéantir s'il pouvoit le placer entre l'armée royale et les murs de Paris, parce que les intelligences que la cour avoit su se procurer dans cette ville où le désordre étoit à son comble[203], lui donnoient l'assurance que jamais les portes ne s'en ouvriroient pour frayer un passage à l'armée rebelle. Pour exécuter ce grand dessein, Turenne avoit fait construire un pont de bateaux à Épinay; et le succès en eût été immanquable, si le coup d'œil perçant de Condé n'eût saisi d'abord tout son plan et reconnu le danger extrême où il alloit se trouver: car une armée double de la sienne, se partageant en deux, pouvoit tout à la fois venir d'un côté l'attaquer dans son camp, et de l'autre le tenir en échec au pont de Saint-Cloud, ce qui auroit rendu sa défaite inévitable. Il prit donc sur-le-champ la résolution de sortir d'une situation aussi périlleuse, de gagner Charenton avec sept à huit mille hommes qui lui restoient, et de s'y poster sur cette langue de terre qui fait la jonction de la Seine avec la Marne. Deux chemins y conduisoient: l'un, plus long et plus sûr, c'étoit de traverser Meudon et la plaine de Grenelle, de longer les faubourgs Saint-Germain et Saint-Marcel, pour passer ensuite la Seine à l'endroit où est l'hôpital général. Mais il auroit fallu faire remonter par Paris un pont de bateaux; et il étoit incertain que les bourgeois voulussent le permettre; alors Condé se seroit vu forcé de se replier sur le faubourg Saint-Germain, et il ne devenoit pas impossible qu'un combat ne s'y engageât avec les troupes royalistes sous les fenêtres mêmes du Luxembourg, et que Gaston, foudroyé par l'artillerie du roi dans son propre palais, ne se décidât brusquement à faire sa paix avec la cour. L'autre chemin, plus court, en passant à travers le bois de Boulogne et en défilant presque à la vue de l'ennemi, le long des faubourgs Saint-Honoré, Saint-Denis, Saint-Martin, étoit aussi plus dangereux. Ce fut ce dernier que Condé se vit forcé de suivre. Il leva son camp au milieu de la nuit, espérant, par l'activité de ses mouvements, prévenir ceux de l'ennemi; mais il avoit en tête un général qui, de même que lui, ne se laissoit pas facilement surprendre. Turenne, instruit de sa marche au moment même où son armée commençoit à s'ébranler, détache aussitôt quelques escadrons pour le harceler dans sa retraite, et ces troupes légères sont bientôt suivies de toute l'armée royale. Des hauteurs de Montfaucon, où Condé, dès le point du jour, avoit su entraîner Gaston qui paroissoit alors disposé à faire un grand effort en sa faveur, les deux princes virent les troupes confédérées s'étendant depuis Charenton, où l'avant-garde étoit déjà arrivée, jusqu'au faubourg Saint-Denis. De ce côté l'arrière-garde, plusieurs fois chargée et rompue par les escadrons royalistes, se rallioit avec peine, s'efforçant de gagner le faubourg Saint-Antoine, tandis que l'armée royale s'avançoit, développant ses rangs et se mettant en bataille dans la plaine située entre Saint-Denis et Paris. À cette vue Gaston, tremblant, court se renfermer dans son palais; et Condé, bien convaincu que la retraite est maintenant tout-à-fait impossible, fait replier son avant-garde sur le corps de bataille qui n'étoit pas encore sorti du premier des deux faubourgs, s'empare des barrières et de quelques foibles retranchements élevés peu de temps auparavant par les Parisiens[204], place son canon et ses troupes à l'entrée des trois principales rues[205], et attend ainsi de pied ferme l'effort de l'ennemi. Turenne, dont l'artillerie n'étoit point encore arrivée, balance d'abord à l'attaquer, et s'y détermine enfin sur l'ordre exprès qu'il en reçoit de Mazarin[206]. Tavannes, Clinchamp, Valon, Nemours sont opposés à Navailles, à Saint-Maigrin, à Turenne lui-même; Condé est partout. Tandis que des deux côtés on se prépare au combat, la reine, à genoux dans l'église des Carmélites de Saint-Denis, élève ses mains vers le Dieu des armées pour le succès de sa juste cause; le roi, suivi du cardinal et de toute sa cour, gagne les hauteurs de Charonne et de Menil-Montant, d'où ses regards embrassent tous les mouvements des deux armées; et les Parisiens, craignant également et royalistes et confédérés, ferment leurs portes et se rangent aussi comme spectateurs sur leurs murailles.

Ainsi commença ce fameux combat du faubourg Saint-Antoine, où, sur un espace très-resserré et avec un très-petit nombre de troupes, les deux généraux firent des prodiges d'habileté et de valeur, qui ajoutèrent encore un nouvel éclat à leur haute renommée. Condé surtout, attaqué par des forces supérieures dans une circonstance qui sembloit devoir être décisive, exalté par le péril extrême qu'il couroit, se surpassa lui-même, parut être au-dessus d'un mortel. Suivi d'un gros de gentilshommes et du régiment de l'Altesse, on le voyoit se porter dans tous les postes avec la rapidité de l'éclair, rétablir le combat, ramener la victoire. À chaque instant les barricades sont forcées, et, dès qu'il paroît, regagnées. Turenne lui-même, déjà parvenu jusqu'à l'abbaye Saint-Antoine, perd, à son aspect, tout le terrein dont il s'est emparé, et sa valeur tranquille est forcée de céder à ce bouillant courage. Des flots de sang coulent des deux côtés; mais les pertes de l'armée royale sont à l'instant réparées, et celles de Condé l'épuisent de moment en moment davantage. Ses plus braves officiers sont tués à ses côtés; l'ennemi étant parvenu à se loger dans les maisons qui bordent l'entrée du faubourg, ce n'est plus qu'au milieu d'un feu croisé et au travers d'une grêle de balles qu'il est possible d'arriver jusqu'aux barricades: les soldats refusent de braver une mort qui semble inévitable; leurs chefs qu'ils abandonnent s'y précipitent seuls, et sous ce feu meurtrier disputent à des bataillons entiers ces foibles retranchements[207]. C'est alors que la situation de l'armée confédérée devient à chaque instant plus critique. Gaston, tour à tour agité par la crainte et par la jalousie, n'ose sortir du Luxembourg ni prendre un parti; Retz, qui craint plus encore une victoire de Condé que sa défaite, reste tranquille à l'archevêché. C'est en vain que quelques amis du prince réunis autour du duc essaient de l'ébranler, il paroît inflexible. Cependant le danger étoit à son comble: sur tous les points où Condé ne paroissoit pas, ses troupes étoient repoussées, enfoncées; cet escadron redoutable qui l'avoit accompagné partout, qui avoit fait avec lui tant de prodiges de valeur, étoit presque entièrement détruit; le soldat, épuisé de fatigue, tomboit dans le découragement et molissoit dans sa résistance; les rues étoient encombrées de cadavres. Cependant les guichets de la porte Saint-Antoine ne s'ouvroient que pour laisser entrer les blessés; tout sembloit perdu, et la lassitude que cette résistance opiniâtre avoit aussi causée à l'ennemi retardoit seule de quelques instants cette perte assurée. Mademoiselle, dont la tête romanesque se monte à la vue des dangers que court un héros; que l'ambition et la vanité animent peut-être autant que cette noble pitié, vole au Luxembourg, se jette aux pieds de son père, emploie les larmes, les caresses, les plus ardentes supplications, parvient enfin à lui arracher l'ordre qui doit faire le salut du prince et de son armée, traverse Paris au milieu des flots d'un peuple que le spectacle déplorable de tant de morts et de mourants[208] commençoit à soulever, voit dans la Bastille même Condé qui paroît devant elle dans un affreux désordre et livré au plus grand désespoir, lui montre son ordre et fait à l'instant même ouvrir les portes. Le héros, rassuré, va préparer sa retraite, et l'effectue avec autant de sang-froid qu'il avoit montré d'ardeur dans la bataille, au moment même où Turenne, renforcé par le corps du maréchal La Ferté, se préparoit à le tourner et à l'enfermer entre son armée et les murailles de la ville. Les troupes du prince passent au milieu de Paris, gagnent les faubourgs Saint-Marceau et Saint-Victor, et, s'étendant le long de la rivière des Gobelins, mettent la Seine entre elles et l'armée royale. Cependant l'arrière-garde, qui faisoit ferme encore sur la rive droite, est inquiétée par la cavalerie ennemie: alors Mademoiselle fait pointer sur elle le canon de la Bastille; ses décharges réitérées jettent le désordre dans cette cavalerie, la forcent à regagner la campagne, et les derniers débris de l'armée du prince doivent leur salut à cette action violente et audacieuse[209].

La cour avoit compté sur une victoire plus complète, et la gloire du vaincu effaçoit presque celle du vainqueur[210]. Cependant Condé, qu'une action si brillante rendoit plus cher à ses partisans, et faisoit admirer de ceux même qui ne l'aimoient pas, voulut profiter de l'éclat qu'elle jetoit sur lui pour tenter un coup hardi qui le rendît maître absolu de Paris, où son autorité continuoit d'être foible et précaire, espérant se procurer ainsi une paix plus avantageuse, ou de nouveaux moyens de continuer la guerre. Il ne s'agissoit pas moins que de s'emparer des suffrages dans la prochaine assemblée de l'Hôtel-de-Ville, d'y faire déposer le gouverneur de Paris, le prévôt des marchands et la plupart des échevins qui lui étoient contraires, pour les remplacer par Beaufort, Broussel et autres gens à sa dévotion. Le duc d'Orléans, qu'il avoit su entraîner dans ce projet, devoit être nommé lieutenant-général du royaume; il recevoit, lui, le titre de généralissime des armées, et la ville signoit un traité avec les princes. Ce plan étoit hardi; mais, pour en rendre le succès immanquable, Condé méditoit le projet plus hardi encore, mais plus difficile, de faire sortir de Paris ce Retz dont le génie continuoit d'obséder Gaston et luttoit sans cesse contre le sien. C'étoit le matin même du jour désigné pour l'assemblée, et au moyen d'une émeute populaire secrètement préparée par ses nombreux agents, que devoit être frappé ce coup décisif. Le cardinal, saisi dans l'archevêché, d'où il affectoit toujours de ne point sortir, eût été conduit hors de la ville, avec défense d'y rentrer sous peine de la vie; Condé entraînoit ensuite à l'Hôtel-de-Ville Gaston abattu et tremblant, et, dans le premier trouble où cette violence eût jeté les esprits, il auroit pu en effet tout demander et tout obtenir. Cette manœuvre, si bien concertée, manqua par les moyens mêmes qui devoient la faire réussir. Les émissaires du prince, mêlés à la populace qu'ils avoient rassemblée dès la pointe du jour sur le Pont-Neuf et dans la place Dauphine, avoient imaginé, pour se reconnoître, de mettre des bouquets de paille à leurs chapeaux. Ce signe est remarqué et devient dans un moment celui de tous les factieux. Ils forcent tous ceux qu'ils rencontrent à l'arborer sans distinction de rang, de sexe, ni d'âge. Les esprits s'échauffent par cette manie même, la sédition s'accroît et semble s'étendre sur la ville entière. Gaston, qui en ignore l'auteur, s'imagine qu'elle est préparée contre Condé lui-même, et, malgré tous les efforts que celui-ci fait pour lui échapper, le retient au Luxembourg jusqu'à l'heure de l'assemblée. Ils s'y rendent; mais la première partie du projet manqué fait avorter l'autre. Ils trouvent à l'Hôtel-de-Ville une résistance qu'ils n'attendoient pas; on n'y parle que d'obéissance au roi, dont on vient de recevoir une lettre[211], et les princes eux-mêmes sont interpellés par le maréchal de l'Hôpital, gouverneur de la ville, pour savoir s'ils ne sont pas également disposés à obéir. Ils sortent outrés de dépit, et traversant la place de Grève, où malheureusement cette populace ameutée et toujours guidée par les mêmes chefs les avoit suivis sans dessein, il leur échappe de dire assez haut pour être entendus que l'Hôtel-de-Ville est rempli de Mazarins. Cette parole imprudente, recueillie, commentée, vole dans un moment de bouche en bouche. Les émissaires de Condé croient y reconnoître le signal qu'ils attendoient depuis si long-temps, et dirigent aussitôt la fureur du peuple contre ses magistrats. La place retentit du cri d'union plusieurs fois répété; et ces clameurs sont suivies de plusieurs coups de fusils tirés par les plus furieux dans les vitres de la salle d'assemblée; les archers qui gardoient les portes ont l'imprudence d'y répondre par une décharge dont plusieurs mutins sont tués ou blessés. C'est le signal du plus horrible désordre: ces portes, que l'on a fermées, sont dans un moment ou enfoncées ou livrées aux flammes; la foule s'y précipite, et alors commence une scène de désolation, où l'on ne voit plus que des victimes et des bourreaux. On égorge dans les salles de l'Hôtel-de-Ville; ceux qui peuvent en échapper sont massacrés sur la place; quelques-uns rachètent leur vie à prix d'argent; d'autres cherchent à gagner les toits, ou à se cacher dans les coins les plus obscurs. La soif du pillage, qui se mêle à celle du sang, en fait découvrir plusieurs, et cette découverte étend et prolonge le carnage. Nul moyen de porter du secours; les rues circonvoisines étoient barricadées et gardées par ces furieux. Déjà la flamme, après avoir dévoré une partie de l'Hôtel-de-Ville, s'étend jusqu'à l'église Saint-Jean-en-Grève, et menace tout le quartier. On n'entend que des cris de fureur ou de désespoir; et c'est dans ce moment seulement que les princes sont avertis du désastre que leur imprudence a causé. Gaston épouvanté veut y envoyer Condé; il refuse, et propose Beaufort, plus accoutumé que lui à apaiser la populace. Mademoiselle s'offre d'elle-même quelques moments après, et tous les deux, non sans quelque effroi pour eux-mêmes et de longues hésitations, parviennent, vers minuit, jusqu'au théâtre de cette horrible boucherie, qui étoit cessée lorsqu'ils y arrivèrent. Ils entrèrent dans l'Hôtel-de-Ville et mirent en sûreté ceux qui s'y étoient cachés. Leur dévouement trop tardif n'eut pas d'autre effet.

Il n'y a point de preuves certaines que Condé fût l'auteur de ce massacre; et quoique ce soit un préjugé fâcheux contre lui que l'indifférence avec laquelle il en reçut la nouvelle, et le refus qu'il fit d'aller arrêter le mal, son caractère, que l'on trouve toujours noble et généreux, même au milieu de ses plus grandes erreurs, semble repousser jusqu'au soupçon d'un crime où il y auroit eu autant de bassesse que d'atrocité. Il n'en est pas moins vrai qu'il en fut accusé, et que ce malheureux événement acheva de ruiner entièrement ses affaires: à l'admiration qu'avoient inspirée ses exploits succéda tout à coup l'horreur profonde que l'on éprouve pour les tyrans. Comme eux, Condé régna dans Paris, par la terreur. Les citoyens consternés, se renfermèrent chez eux; le parlement et l'Hôtel-de-Ville restèrent presque déserts; et au milieu d'un petit nombre de magistrats, ou vendus à son parti, ou subjugués par la crainte, le prince put impunément faire les changements qu'il avoit projetés. Beaufort fut gouverneur de Paris, Broussel, prévôt des marchands. Cependant la misère du peuple étoit à son comble[212]; une soldatesque effrénée ravageoit la campagne; et leurs chefs, pour la retenir dans une cause injuste, étoient forcés de fermer les yeux sur ses excès; la famine commençoit à se faire sentir dans la ville; tout enfin annonçoit une révolution prochaine, qui, pour être un peu retardée par l'effet de ces mesures tyranniques, n'en paroissoit pas moins inévitable.

En effet Paris, depuis cette époque jusqu'à la fin de ces malheureux troubles, présente l'image de la plus horrible confusion. Retz, réveillé tout à coup par cette scène sanglante, de l'espèce de sécurité dans laquelle il sembloit plongé, instruit peut-être du danger qu'il avoit couru, sortit de sa retraite, et reparut avec un appareil formidable[213], prêt à disputer à Condé cette puissance absolue qu'il sembloit s'arroger, déclamant contre les horreurs qui venoient de se passer, et attirant ainsi vers lui tous ceux qui gémissoient de la nouvelle tyrannie. Avec les intérêts les plus opposés, les deux princes, affectant l'union la plus parfaite, se faisoient donner par le parlement ces titres de lieutenant général du royaume et de généralissime des armées qu'ils avoient tant ambitionnés; mais les arrêts de cette compagnie, reçus maintenant avec mépris dans la France entière, tournés en ridicule dans Paris même, étoient cassés sur-le-champ par des arrêts de la cour, qui en faisoient voir toute l'absurdité[214]. Gaston demandoit de l'argent pour lever des troupes; et d'après ses demandes, on ordonnoit des impôts que tout le monde refusoit de payer. Il fut résolu de former un conseil pour la nouvelle autorité qu'on venoit d'établir: dans cette formation, des disputes sur les préséances donnèrent lieu à des scènes ou tragiques ou scandaleuses; Nemours provoqua Beaufort à un duel, dont il fut lui-même la victime[215]; Condé donna un soufflet au comte de Rieux, qui le lui rendit[216]. C'est ainsi que, de jour en jour, le parti des princes perdoit de son autorité et de sa considération. D'un autre côté la cour n'étoit guère moins embarrassée: elle savoit que Fuensaldagne et le duc de Lorraine s'apprêtoient à rentrer en France pour soutenir de nouveau les rebelles; et forcée de quitter les environs de Paris, elle ne savoit où se retirer. Turenne releva seul les courages abattus, et détermina le roi à se réfugier, non en Bourgogne, comme Mazarin en avoit donné le conseil pusillanime, mais seulement à Pontoise, tandis que, portant son armée du côté de Compiègne, il alloit observer la marche de l'ennemi. Toutefois la correspondance n'en continuoit pas moins entre le roi et le parlement; et, dans ces rapports entre le maître et les sujets, le renvoi de Mazarin étoit le seul prétexte qu'ils donnassent du refus d'obéissance à ses ordres. Pour les pousser à bout, le jeune prince promet et annonce le départ prochain de son ministre: aussitôt Condé, qui craint avec raison un piége caché sous cette promesse, se réunit à Gaston pour la décréditer comme une ruse nouvelle du cardinal; et tous les deux déclarent en plein parlement ne pouvoir désarmer que l'ennemi de l'état ne soit hors du royaume. Cette déclaration rompt toutes les communications entre le roi et cette compagnie: elle a même l'audace de rappeler ses députés, qui avoient reçu l'ordre de se rendre au lieu où la cour résidoit. Alors le monarque, déployant enfin le caractère trop long-temps méconnu de l'autorité souveraine, rend un arrêt par lequel il transfère à Pontoise le parlement de Paris, interdisant à ses membres tout acte de leur juridiction jusqu'à ce qu'ils y fussent réunis.

Quatorze à quinze d'entre eux trouvèrent le moyen de sortir de la ville sous divers déguisements, et de se rendre à Pontoise, où ils furent installés par Molé. Le parlement de Paris ne manqua pas de rendre sur-le-champ un arrêt qui déclaroit nul et illégitime le nouveau parlement: celui-ci lui répondit par un arrêt non moins violent, et sans doute mieux fondé, puisqu'il étoit soutenu de l'autorité royale. Au milieu de ces débats entre les deux parlements, Mazarin préparoit la scène qui devoit enfin terminer cette guerre funeste et scandaleuse. En gagnant du temps, en opposant sans cesse les uns aux autres tous les intérêts, toutes les passions, il avoit allumé entre ses ennemis des méfiances que rien ne pouvoit guérir, des haines que rien ne pouvoit calmer. Réduits, par leurs discordes intestines, au dernier état de foiblesse, les rebelles ne trouvoient un reste de force que dans la haine commune qu'ils lui portoient, et dans l'union apparente qu'elle produisoit entre eux. Il résolut de leur enlever cette dernière ressource; et son éloignement de la cour, si fâcheux pour lui dans un temps où les partis divers étoient dans toute leur vigueur, devenoit maintenant un coup de la plus adroite politique. La mort subite du duc de Bouillon[217], dont les talents supérieurs, l'ambition, l'activité pouvoient seuls l'inquiéter pendant sa retraite momentanée, acheva de le décider. Jamais comédie ne fut jouée avec plus d'adresse et de naturel. Le parlement de Pontoise, d'accord avec le cardinal et la régente, demanda son expulsion dans des termes non moins énergiques que celui de Paris. Mazarin lui-même pria le roi à mains jointes de le laisser partir; et après avoir établi dans le ministère un ordre tel que personne ne pût avoir la pensée d'envahir une place qu'il ne quittoit que pour quelques instants, il sortit de France une seconde fois, le 19 août, et se retira à Sedan, d'où il continua de conduire toutes les affaires.

Ce qu'il avoit prévu ne manqua pas d'arriver: ce départ acheva très-rapidement la révolution déjà commencée dans les esprits. Dès que la nouvelle en fut répandue à Paris, le parlement entier montra ouvertement la ferme résolution de se soumettre à un monarque qui daignoit faire les premiers pas, et engagea les princes à accéder à son acte de soumission. Jamais ils ne s'étoient trouvés dans une position plus embarrassante; et cet exil de Mazarin, si long-temps le prétexte de leur révolte, étoit en effet l'événement le plus fâcheux qui pût alors leur arriver. N'osant se compromettre par un refus, ils feignirent d'entrer dans les vues de la compagnie, mais avec des restrictions qui leur laissoient en effet la faculté d'accepter ou de refuser, se proposant intérieurement de combattre encore, et d'obtenir du succès de leurs armes une paix telle qu'ils la vouloient avoir. La cour, se fortifiant de plus en plus de la foiblesse de ses ennemis, tint ferme, et ne voulut entendre de leur part aucunes conditions particulières. Condé, dont les avances et les propositions avoient été plus mal reçues que celles de Gaston, essaya de nouveau d'agiter le parlement; mais il n'inspiroit plus la même terreur: on osa le contredire; et l'acte de soumission fut arrêté.

Ce fut pour les princes une nécessité d'y souscrire; mais ils le firent purement par politique: car dans ce moment même ils attendoient le duc de Lorraine, qui rentroit en France de concert avec Fuensaldagne, et que l'or de l'Espagne avoit entièrement gagné à leur parti. Tous les deux y vinrent en effet, chacun avec une armée; mais les ruses politiques de Mazarin déterminèrent le général espagnol à se retirer[218], et les belles opérations militaires de Turenne paralysant tous les efforts du prince lorrain, et de Condé réunis[219], portèrent ainsi le dernier coup à la faction chancelante de celui-ci. Retz alors voyant que la paix étoit inévitable, que tout y tendoit invinciblement, fait prendre à Gaston le seul parti qui fût convenable dans la situation désespérée des choses, celui d'essayer de se rendre l'arbitre de cette paix tant souhaitée, et de se donner tout le mérite du retour du roi dans sa capitale. Il se charge de cette mission délicate, et qui, dans la circonstance où il se trouvoit, n'étoit pas sans danger pour lui, part pour Compiègne à la tête d'une députation du clergé, y est reçu mieux qu'il n'espéroit[220], mais ne réussit point dans l'objet de son voyage. La cour, qui, quelques mois auparavant, eût accepté ses propositions avec empressement, se voyoit actuellement dans une situation à pouvoir reconquérir ses droits, sans grâces ni conditions; elles furent donc refusées, jusqu'à celle que faisoit le duc d'Orléans de se retirer à Blois, pourvu qu'une amnistie honorable assurât son état, celui des princes et de leurs partisans; et ce furent les amis du cardinal, Servien, Le Tellier, Ondeley, qui, se méfiant de la facilité de la reine, empêchèrent le succès de cette négociation.

Gaston, voyant ses avances rebutées, éclata d'abord en plaintes et en menaces, puis retombant bientôt dans ses indécisions accoutumées, fournit ainsi à ses ennemis tous les moyens nécessaires pour réussir sans son secours. Quant à Condé, le mauvais succès de ses armes avoit achevé de lui faire perdre toute considération à Paris. La haine et le mépris pour son parti y étoient parvenus au dernier degré; les Espagnols et les Lorrains étoient publiquement insultés par la populace; chaque jour lui apprenoit la défection de quelques-uns des siens, même de ceux sur lesquels il avoit le plus compté. Dans ce naufrage général, chacun pensoit à ses propres intérêts: la fureur de négocier s'étoit emparée de tout le monde; et la route de Compiègne à Paris étoit en quelque sorte couverte de négociateurs qui alloient et venoient, sous divers déguisements, recevoir des réponses ou porter des conditions. Au milieu de cette population immense et exaspérée contre lui, Condé en vint au point de craindre pour sa propre sûreté. Se voyant donc sans espoir du côté de la cour; excité par ceux qui s'étoient sincèrement attachés à sa fortune à écouter les propositions brillantes que lui faisoient les Espagnols; entraîné par cette passion qu'il avoit pour la guerre, et par cette hauteur de caractère qui ne lui permettoit pas de plier sous un ministre qu'il avoit si long-temps et si publiquement dédaigné, il se résolut enfin à sortir de France, et se jetant dans les bras des ennemis de son pays, il prit, le 18 octobre, avec le duc de Lorraine, le chemin de la Flandre par la Picardie.

Le jour de son départ fut pour la capitale un jour d'allégresse. L'imprudent Gaston en triompha lui-même, se persuadant que sa retraite alloit le rendre maître absolu du traité que Paris se disposoit à faire avec son souverain; mais la cour étoit désormais trop puissante pour daigner seulement l'écouter, et lui trop foible, même pour diriger les soumissions de la ville envers elle. Délivrés de ce reste de terreur que leur inspiroit encore Condé, le parlement, l'Hôtel-de-Ville, toutes les grandes corporations résolurent de faire leur paix particulière, sans s'embarrasser beaucoup du désir que le duc témoigna d'être seul chargé de ce soin, et des efforts qu'il fit pour mettre obstacle à leur dessein. Le clergé avoit commencé, les autres suivirent. Toutes les députations furent accueillies avec douceur et bonté, à l'exception de celles du parlement et de l'Hôtel-de-Ville, la cour les considérant comme interdits, et ne reconnoissant d'autre parlement que celui qu'elle avoit assemblé à Pontoise. L'un et l'autre firent bientôt leur paix en annulant d'eux-mêmes toutes les dispositions séditieuses qu'ils avoient successivement prises: élection irrégulière d'un gouverneur et d'échevins anti-royalistes, création d'un conseil d'union, concession du titre de lieutenant-général au duc d'Orléans, et de généralissime au prince de Condé; et en attendant qu'ils fussent reçus en corps, leurs membres se mêlèrent aux députés des autres corporations. La cour, alors à Mantes, s'avança jusqu'à Saint-Germain, où Sa Majesté, sur les humbles supplications que lui firent les députés de revenir à Paris, promit d'y faire incessamment son entrée.

Enfin, trois jours après, le 21 octobre, le monarque rentra dans sa capitale par la porte Saint-Honoré, dans tout l'appareil de sa puissance, et au milieu des acclamations unanimes d'un peuple fatigué de sa révolte et plein d'espérances pour l'avenir. Gaston fut exilé à Blois, où Beaufort le suivit; Mademoiselle n'attendit pas l'ordre du roi, et se retira dans ses terres. Les duchesses de Chevreuse et de Montbason reçurent défense de paroître à la cour, et partirent pour leurs châteaux. Sur la menace qu'on lui fit de le faire pendre s'il se laissoit assiéger, le fils du vieux Broussel se hâta de rendre la Bastille. Dès le lendemain de son arrivée, le roi tint au Louvre un lit de justice auquel furent également appelés les conseillers de Paris et ceux de Pontoise; dix à douze seulement des premiers avoient reçu l'ordre de quitter Paris. Dans ce lit de justice, le roi fit enregistrer un édit qui interdisoit au parlement toute délibération sur le gouvernement de l'état et sur les finances, ainsi que toutes procédures contre les ministres qu'il lui plairoit de choisir.

Retz, bien accueilli d'abord, plutôt par l'inquiétude que pouvoit causer encore sa popularité que par le souvenir de ce qu'il avoit fait pour la paix, à laquelle il n'avoit en effet contribué qu'en ne s'y opposant pas, pouvoit profiter de cette position heureuse où tant de circonstances inespérées l'avoient placé, pour assurer à jamais son avenir. Mais cet esprit inquiet et turbulent étoit en quelque sorte ennemi du repos; en sortant du Louvre, où il s'étoit trouvé au moment même de l'arrivée du roi, il étoit allé conseiller encore la révolte à Gaston prêt à partir pour son exil. La reine, instruite de cette nouvelle manœuvre, ne pensa d'abord à s'en venger qu'en l'éloignant de Paris, et lui fit faire à ce sujet des propositions où il crut voir de la foiblesse[221]: elles accrurent son audace; il s'aveugla au point de croire qu'il pouvoit imposer des conditions; et s'environnant d'une escorte de ses partisans, qui le mettoit à l'abri d'un coup de main, se confiant en ce qu'il croyoit avoir conservé d'ascendant sur une multitude qui lui avoit été si long-temps dévouée, il prétendit traiter avec la cour de puissance à puissance, et poussa l'insolence au point que le dessein fut pris de l'arrêter et même de l'attaquer à main armée, si l'on ne pouvoit autrement s'en emparer. On ne fut point obligé d'en venir à ces extrémités: lui-même, par excès de confiance, se laissa prendre à un piége que lui tendit Mazarin; sur la foi d'un traité entamé avec ce ministre, il se relâcha de ses précautions, vint au Louvre moins accompagné, et y fut arrêté le 19 décembre. Le peuple, dont on avoit craint quelque mouvement en sa faveur, le vit conduire à Vincennes sans témoigner la moindre émotion[222]. Ainsi finit Gondi, moins habilement sans doute qu'il n'avoit commencé.

(1653) Mazarin attendoit tranquillement l'accomplissement de toutes ces mesures qu'il commandoit et dirigeoit du fond de sa retraite, pour venir reprendre, avec plus de puissance que jamais, le gouvernement de la France. Turenne et les principaux officiers de l'armée le reçurent aux frontières et l'accompagnèrent dans sa marche triomphale jusqu'à Paris, où son entrée, qu'il y fit le 3 février, fut celle d'un souverain qui, après avoir visité dans une paix profonde les provinces de son royaume, vient réjouir sa capitale de son retour.

Le roi étoit allé lui-même au-devant de l'heureux ministre hors des murs de la ville; et les Parisiens se montrèrent aussi extrêmes dans les hommages qu'ils lui rendirent qu'ils l'avoient été dans les outrages dont ils l'avoient accablé. Ils lui donnèrent à l'Hôtel-de-Ville une fête, dans laquelle lui furent prodigués tous les honneurs jusqu'alors réservés au souverain; il jeta de l'argent au peuple, qui répondit à ses largesses par mille acclamations; et l'on dit que, surpris lui-même d'un changement si grand et si subit, il conçut un grand mépris pour une nation qui se montroit si inconstante et si légère. S'il en est ainsi, il faut s'en étonner: Mazarin avoit-il donc si peu d'expérience des choses humaines; et pouvoit-il ignorer que, dans tous les temps et dans tous les lieux, les peuples, abandonnés à eux-mêmes, furent toujours ce que les Parisiens venoient de se montrer? S'il en étoit autrement, ils n'auroient pas besoin d'être conduits; et la société d'ici-bas seroit tout autre que Dieu n'a voulu qu'elle fût. Ceux qui les gouvernent ne doivent donc point les mépriser, puisqu'ils ne sont que ce qu'il leur est impossible de ne pas être: leur devoir est de les bien conduire, s'ils ne veulent devenir eux-mêmes véritablement dignes de mépris; et de se rappeler sans cesse que ces peuples sont entre leurs mains comme un dépôt qui leur a été confié, et dont il leur sera demandé un compte très-rigoureux.

Plus que jamais affermi dans cet empire qu'il avoit su prendre sur la reine-mère, et trouvant dans le jeune roi un élève docile, qui, tant qu'il vécut, n'osa pas même essayer de régner et se reposa sur lui de la conduite de toutes les affaires, Mazarin, dès ce moment et jusqu'à la fin de sa vie, gouverna la France en maître absolu. Il y avoit encore à Bordeaux quelques restes de faction fomentés par le prince de Conti et par la duchesse de Longueville: ce fut un jeu pour lui de les apaiser. Ce parlement, qui avoit mis sa tête à prix, aussi souple maintenant sous sa main qu'il l'avoit été sous celle de Richelieu, sur l'ordre qu'il reçut de son nouveau maître et ainsi que le coadjuteur l'avoit prédit, fit le procès à ce même prince de Condé dont un si grand nombre de ses membres avoient été les complices, le dépouilla de tous ses emplois, charges, gouvernements, et le condamna à mort comme criminel de lèse-majesté. Mazarin vécut ainsi huit années depuis son retour à Paris, assez heureux pour avoir pu achever, par le traité des Pyrénées et par le mariage de Louis XIV, le grand ouvrage de cette paix européenne qu'il avoit commencée par le traité de Westphalie; assez puissant pour avoir pu impunément accumuler d'immenses richesses, en achevant, pour y parvenir, de combler le désordre des finances; faisant en quelque sorte de la fortune publique sa propre fortune et celle des siens, avec un scandale dont jusqu'à lui peut-être il n'y avoit point eu d'exemple; et au moyen de cette espèce de brigandage, élevant sa famille aux plus hautes alliances, la faisant entrer dans des maisons souveraines, et même dans la maison royale de France. Il mourut en 1661, dans ce comble de prospérité et de gloire, laissant, comme homme d'état, une réputation équivoque, et cette idée généralement répandue qu'il devoit moins sa fortune à son génie qu'à son adresse et aux circonstances singulières qui l'avoient si heureusement servi. «Donnez-moi le roi de mon côté, deux jours durant, disoit le cardinal de Retz, et vous verrez si je suis embarrassé.» Ce mot, d'un grand sens, nous semble de tout point applicable à Mazarin: ainsi s'expliquent les retours inespérés de cette fortune, qui, au milieu de tant d'obstacles faits pour l'abattre sans retour, se relevoit sans cesse au moyen de cette prédilection inexplicable dont Anne d'Autriche étoit en quelque sorte possédée pour cet étranger, prédilection que sembloient accroître les traverses qu'elle éprouvoit à cause de lui, et dont on étoit d'autant plus étonné et confondu qu'on cherchoit vainement à comprendre comment il avoit pu la mériter.

Dans sa politique extérieure, Mazarin se montra un digne élève de Richelieu, en achevant ce que son maître avoit commencé. Comme il importe de faire connoître en quel état il laissa cette Europe qu'il prétendoit avoir pacifiée, nous allons jeter un coup d'œil rapide sur ce qui se passoit hors des frontières de la France, et pendant les premières années de la régence, et pendant celles où elle fut agitée et affoiblie par la guerre civile.

(De 1643 à 1648.) La bataillé de Rocroi, gagnée par le duc d'Enghien, à peine sorti de l'adolescence, avoit jeté un grand éclat sur les commencements de la régence; et ce premier succès si brillant avoit été suivi de plusieurs autres moins décisifs, lorsque la défaite de Randzau, à Tudelingue, força notre armée d'Allemagne à rétrograder et à se mettre à couvert derrière le Rhin. Turenne, que l'on appela alors de l'Italie pour rétablir l'honneur de nos armes, vint en prendre le commandement, et marcha de nouveau en avant, accompagné du jeune vainqueur de Rocroi. Tous les deux remportèrent ensemble la victoire non moins fameuse de Fribourg, qui les rendit maîtres de tout le cours du fleuve qu'ils venoient de traverser. Pendant ce temps, le duc d'Orléans s'emparoit en Flandres de Gravelines; le maréchal de Brézé battoit la flotte espagnole à la vue de Carthagène; le fameux général suédois Torstenson conquéroit avec une rapidité qui tenoit du prodige, toute la Chersonnèse cimbrique, couronnoit ses marches savantes et ses manœuvres admirables par la victoire de Niemeck, où il tailla en pièces l'armée impériale commandée par Gallas; remportoit bientôt après une victoire nouvelle à Tabor sur tous les généraux réunis de l'empereur, et portoit, jusque dans le sein de l'Autriche, la terreur de son nom et de ses armes. En Catalogne, la France avoit d'abord éprouvé des revers, puis obtenu quelques avantages qui lui fournissoient les moyens de s'y soutenir. En Savoie on se battoit également avec des alternatives de succès et de revers.

Ce fut immédiatement après la bataille de Tabor que Turenne se laissa surprendre par Merci, et fut battu à Mariendal par sa faute, et cette faute est la seule qu'il ait commise en toute sa carrière militaire. Elle est réparée par le duc d'Enghien, qui quitte l'armée de Champagne pour voler à son secours, et gagne la bataille de Nortlingue, dans laquelle Merci fut tué. On voit, dans cette guerre, ce prince paroître, pour ainsi dire à la fois, sur tous les points menacés. Après avoir vaincu à Nortlingue, il retourne en Flandres partager les succès du duc d'Orléans, et met le comble à ses exploits par la prise de Furnes et de Dunkerque. Il fut moins heureux l'année suivante en Catalogne, où il échoua au siége de Lérida.

Cependant, au milieu de tant d'opérations militaires, dans lesquelles l'avantage étoit visiblement pour la France et pour ses alliés, l'Espagne négocioit avec les Hollandois, ses anciens sujets; et ceux-ci, n'ayant nul égard à l'engagement qu'ils avoient pris de ne rien conclure avec cette puissance sans l'aveu de la France, avoient fait avec elle, en 1648, un traité de paix qui releva ses espérances, et lui permit de reprendre l'offensive[223]. Sûr de n'avoir plus de diversion à craindre de ce côté, l'archiduc Léopold, frère de l'empereur, pénétra dans la Flandre, où il prit plusieurs villes, et sut se maintenir, malgré les efforts des armées françoises pour l'en chasser; tandis que Turenne, qui, depuis deux ans et faute de secours, n'avoit rien fait de remarquable en Allemagne, rentroit en France par suite du traité de neutralité fait avec l'électeur de Bavière, traité qui n'empêcha pas celui-ci de se réunir à l'empereur, dès qu'il eut été délivré de la crainte que lui inspiroient les armées françoises. C'est alors que les succès toujours croissants de l'archiduc furent arrêtés, ou pour mieux dire détruits sans retour, par la victoire décisive de Lens, que remporta sur lui le prince de Condé. Dans le cours de cette même année 1648, commença à Paris la guerre civile, et fut signé à Munster le traité de Westphalie.

Depuis qu'une guerre si longue et si acharnée, allumée par la politique coupable de Richelieu, embrasoit et désoloit l'Europe, bien des tentatives avoient été faites pour lui rendre la paix. Les premières ouvertures d'une pacification générale avoient été tentées par le pape, en 1636. Il offroit sa médiation aux puissances belligérantes, et la ville de Cologne pour lieu des conférences. L'empereur et le roi d'Espagne y envoyèrent des députés, et invitèrent la France à répondre, de concert avec eux, à l'appel du souverain pontife. Elle se garda bien de le faire, sûre que les Suédois et les Hollandois ne consentiroient point à négocier sous la médiation du chef de l'église catholique, et ne voyant, dans de telles conférences, que l'inconvénient de se séparer de ses alliés: ce fut au contraire pour elle un motif nouveau de resserrer l'alliance qu'elle avoit contractée avec la Suède; et les deux puissances prirent, en 1638, l'engagement formel de n'entrer dans aucune négociation pour la paix, sans leur mutuel consentement.

Forcé de renoncer à l'espoir d'une pacification générale, l'empereur conçut alors le projet de traiter avec les princes et états de l'empire, sans la participation des puissances étrangères, et une diète fut convoquée à cet effet à Ratisbonne; mais elle ne lui procura point le résultat qu'il en vouloit obtenir, les princes protestants ayant refusé les conditions de l'amnistie qu'il leur avoit proposée.

Il revint alors à son premier dessein d'une négociation pour la paix générale, en cessant d'y faire intervenir le pape, dont la médiation eût rendu, à l'égard des puissances protestantes, tout moyen de conciliation impraticable. Le médiateur fut le roi de Danemarck; et un traité préliminaire, signé à Hambourg, décida que le congrès se tiendroit en même temps à Munster et à Osnabruck, en Westphalie. L'ouverture en fut fixée au 25 mars 1642. Toutefois, il se passa encore plus d'une année avant que ces préliminaires eussent été ratifiés, les chances variables de la guerre changeant elles-mêmes d'un jour à l'autre les dispositions des souverains. Enfin, toutes les difficultés étant levées, le congrès s'ouvrit le 11 juillet 1643, dans les deux villes qui avoient été désignées; et toutes les puissances intéressées dans cette grande querelle y envoyèrent successivement leurs ministres. Il ne s'étoit point encore vu en Europe une réunion de tant de négociateurs, ambassadeurs, députés, au nom de tant de nations différentes qu'il s'en trouva à ce fameux congrès de Westphalie.

Les ministres de France[224], qui y étoient arrivés les derniers, s'apercevant que la crainte de déplaire à l'empereur empêchoit plusieurs princes de l'empire d'y envoyer leurs plénipotentiaires, écrivirent, de concert avec les ministres de Suède, une circulaire à tous ces princes, pour les inviter à prendre part aux délibérations, afin de défendre leur liberté civile et religieuse contre les attentats de la maison d'Autriche, qui, disoient-ils, ne cessoit d'aspirer à la monarchie universelle. Tel étoit l'esprit dans lequel ces négociateurs du roi très-chrétien venoient à ce congrès. Ce fut vainement que l'empereur témoigna son mécontentement d'une lettre, ou plutôt d'un libelle dont les expressions étoient si déplacées et si choquantes, et s'opposa à cette admission de tous les états de l'empire à traiter avec lui et avec les puissances, la déclarant attentatoire à sa dignité et contraire à ses intérêts. Les ministres de France et de Suède insistèrent, soutenant qu'il y alloit, pour les moindres de ces états, comme pour les plus considérables, non-seulement de leur liberté et de leurs biens, mais encore de leur religion, qui étoit ce qu'ils avoient de plus cher; et l'empereur, déconcerté par la victoire que Torstenson venoit en ce moment même de remporter à Jancowits[225], se vit obligé de céder à cette proposition, vraiment inconcevable, si l'on considère par qui et en quels termes elle étoit présentée. Ces difficultés et mille autres qui vinrent encore entraver les préliminaires, retardèrent l'ouverture des conférences jusqu'aux premiers jours de l'année 1646. Les ministres des puissances catholiques étoient établis à Munster, et ceux des princes protestants à Osnabruck.

Il est impossible de suivre ici, même sommairement, la marche tortueuse et compliquée de ces négociations dans lesquelles, depuis le plus grand jusqu'au plus petit, tous les princes, protestants et catholiques, vouloient sûreté pour leurs intérêts, garantie pour leurs envahissements; où la vérité et l'erreur traitoient sur le pied de l'égalité la plus parfaite. La France y gagna les villes de Metz, Toul, Verdun, Pignerol, Brisac, le landgraviat de la haute et basse Alsace[226], et la préfecture des dix villes impériales qui y étoient situées. La Suède partagea la Poméranie avec la maison de Brandebourg[227]; et les autres princes de l'empire, alliés des deux hautes puissances, obtinrent, suivant leur mérite, le prix de leur félonie[228]. Ce fut, du reste, la partie du traité la plus facile à régler. Relativement aux états protestants, ce que l'on appeloit les griefs de religion présenta de bien plus grandes difficultés. Ce fut vainement que les plénipotentiaires impériaux tentèrent d'en renvoyer la solution à une assemblée particulière: les Suédois, soutenus par les ministres de France, exigèrent qu'ils fussent discutés en plein congrès; et c'est dans la discussion de ces griefs, et dans les concessions qui en furent la suite, qu'il faut chercher le véritable esprit de la politique européenne, telle que la réforme l'avoit faite, telle qu'elle n'a point cessé d'être jusqu'à la révolution, telle qu'elle est encore, et plus perverse peut-être, malgré cette terrible leçon.

C'est dans ce fameux traité de Westphalie, devenu le modèle des traités presque innombrables qui ont été faits depuis, qu'il est établi plus clairement qu'on ne l'avoit encore fait jusqu'alors, qu'il n'y a de réel dans la société que ses intérêts matériels; et qu'un prince ou un homme d'état est d'autant plus habile qu'il traite avec plus d'insouciance ou de dédain tout ce qui est étranger à ces intérêts. La France, et c'est là une honte dont elle ne peut se laver, ou plutôt, osons le dire (car le temps des vains ménagements est passé) un crime dont elle a subi le juste châtiment, la France y parut pour protéger et soutenir, de tout l'ascendant de sa puissance, cette égalité de droits en matière de religion que réclamoient les protestants à l'égard des catholiques. On établit une année que l'on nomma décrétoire ou normale (et ce fut l'année 1624) laquelle fut considérée comme un terme moyen qui devoit servir à légitimer l'exercice des religions, la jurisdiction ecclésiastique, la possession des biens du clergé, tels que la guerre les avoit pu faire à cette époque; les catholiques demeurant sujets des princes protestants, par la raison que les protestants restoient soumis aux princes catholiques. Si, dans cette année décrétoire, les catholiques avoient été privés dans un pays protestant de l'exercice public de leur religion, ils devoient s'y contenter de l'exercice privé, à moins qu'il ne plût au prince d'y introduire ce que l'on appelle le simultané, c'est-à-dire l'exercice des deux cultes à la fois[229]. Tous les états de l'empire obtinrent en même temps un droit auquel on donna le nom de réforme: et ce droit de réformer fut la faculté d'introduire leur propre religion dans les pays qui leur étoient dévolus; ils eurent encore celui de forcer à sortir de leur territoire ceux de leurs sujets qui n'avoient point obtenu, dans l'année décrétoire, l'exercice public ou privé de leur culte, leur laissant seulement la liberté d'aller où bon leur sembleroit, ce qui ne laissa pas même que de faire naître depuis des difficultés. Le corps évangélique étant en minorité dans la diète, il fut arrêté que la pluralité des suffrages n'y seroit plus décisive dans les discussions religieuses. Les commissions ordinaires et extraordinaires nommées dans son sein, ainsi que la chambre de justice impériale, furent composées d'un nombre égal de protestants et de catholiques: il n'y eût pas jusqu'au conseil aulique, propre conseil de l'empereur et résidant auprès de sa personne, où il ne se vît forcé d'admettre des protestants, de manière à ce que, dans toute cause entre un protestant et un catholique, il y eût des juges de l'une et de l'autre religion. La France, encore un coup, la France catholique soutint ou provoqua toutes ces nouveautés inouïes et scandaleuses; et ses négociateurs furent admirés comme des hommes d'état transcendants; et le traité de Westphalie fut considéré comme le chef-d'œuvre de la politique moderne.

Quant à la suprématie du chef de l'empire, elle ne fut plus qu'un vain simulacre, par le privilége qui fut accordé à tous les princes de l'empire de contracter, sans son aveu, telle alliance qu'il leur plairoit avec des puissances étrangères, et au moyen de la clause qui transporta à la diète le droit, jusqu'alors exercé par le conseil aulique, de proscrire les princes pour cause de désobéissance ou de trahison. Ainsi furent réduits les empereurs à être, ou à peu de chose près, les présidents d'un gouvernement fédératif; ainsi la diète, que jusqu'à cette époque ils convoquoient rarement et seulement lorsqu'il leur étoit impossible de s'en passer, devint bientôt permanente à Ratisbonne, où elle n'a point cessé d'être assemblée depuis 1663 jusque en 1806. C'est alors que la dissolution subite et si facilement opérée du corps germanique a prouvé par une dernière catastrophe, précédée de tant d'autres que nous ferons successivement connoître, ce qu'étoit ce traité de Westphalie, plus funeste encore aux vassaux qu'il avoit affoiblis et divisés en leur donnant l'indépendance, qu'au souverain qu'il avoit dépouillé de ses prérogatives et rendu impuissant à les protéger.

Le pape protesta contre ce traité impie et scandaleux, qu'il n'eût pu reconnoître sans renoncer à sa foi et à sa qualité de chef de l'Église universelle. L'Espagne refusa également d'y accéder, à cause de la cession de l'Alsace qu'on y avoit faite à la France; et, ainsi que nous l'avons déjà dit, la paix ne fut réellement conclue qu'entre la France, l'empereur, la Suède, et les princes et états de l'empire, alliés ou adhérents des uns et des autres. La France et l'Espagne continuèrent la guerre, celle-ci ayant pour auxiliaire le duc de Lorraine, la première étant assistée de la Savoie et du Portugal.

(De 1648 à 1659) Les troubles de la fronde, qui éclatoient au moment où la paix venoit d'être signée à Munster, et cet avantage immense qu'avoit obtenu l'Espagne de détacher les Hollandois de l'alliance de sa rivale, lui fournirent d'abord les moyens de soutenir avec plus d'égalité une guerre que jusqu'alors le génie de Condé et de Turenne avoit rendue pour elle si pénible et si difficile. Toutefois, malgré les embarras de ses dissensions intestines et la défection de ses meilleurs généraux, les succès de la France balancèrent encore ceux de ses ennemis; et l'on continua long-temps de se battre sur tous les points de ces mêmes frontières, si long-temps le théâtre de tant de batailles sanglantes et stériles, sans obtenir de part et d'autre aucun résultat décisif. Condé lui-même, en passant dans le camp ennemi, n'y porta point ce bonheur qui jusqu'alors ne l'avoit pas un seul instant abandonné; parce qu'en effet il ne joua, dans les armées espagnoles, qu'un rôle secondaire qui ne lui permit pas d'y fixer la victoire. Enfin Turenne l'emporta: ses manœuvres habiles la firent passer et pour toujours sous les drapeaux de la France. Dans les campagnes mémorables de ce grand capitaine, qui se succédèrent depuis 1654 jusqu'en 1658, les lignes d'Arras furent forcées, la prise de Quesnoi et de Landreci ouvrit aux armées françoises l'entrée des Pays-Bas espagnols; il gagna la bataille des Dunes, prit Dunkerque, Furnes, Dixmude, Oudenarde, Menin, Ypres, etc., et ne fut arrêté dans cette suite non interrompue de succès que par la paix des Pyrénées, signée en 1659, paix fallacieuse, qui, portant en elle-même un germe de guerres nouvelles, laissa à peine aux peuples le temps de respirer.

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