Tante Million
IX
RENTRÉE
Depuis trois mois, Mme Goulart a repris possession de son somptueux hôtel de l’avenue Kléber. Elle a retrouvé un personnel docile, compassé, les sourires figés du vieux maître d’hôtel qui ressemble à M. de Talleyrand, et les jappements joyeux de Bijoute.
Mais les rites hebdomadaires ne sont plus observés. Mme Goulart ne convoque plus le lundi les dames patronnesses de l’Œuf à la Coque. Elle ne se plaît plus à accueillir le mardi les messieurs âgés des diverses Académies et les jeunes gens mûrs des revues sérieuses. Encore moins le jeudi se complaît-elle au recensement de ses vitrines et à l’astiquage de ses bibelots. Sauf aux Vertbois, sa porte est fermée à tous parents et héritiers ; encore le comte et la comtesse ne sont-ils admis que de cinq à six, deux fois la semaine. Quant au docteur, M. Surnulot, il vient presque tous les jours.
Il y a quelque chose de changé dans la vie de Mme Arsène Goulart et dans Mme Arsène Goulart elle-même. A l’écurie, les alezans maigrissent, car on ne fait plus la promenade coutumière au Bois, et le cocher judicieux les rationne ; par contre, il boit toute leur avoine dans les bars du quartier et chaque soir on le rapporte ivre-mort. Les grands laquais en livrée bleu de roi, las de bâiller à bouche fermée sur les banquettes de l’antichambre, ont tiré de leur poche un jeu de cartes, et s’adonnent à l’écarté quand ils s’ennuient trop. A ces fâcheux indices, on sent un service qui se désorganise. Zoé Lacave, pourtant, se multiplie.
Aujourd’hui, elle accompagne le docteur qui vient une fois de plus d’ausculter, de tâter, de percuter Mme Goulart.
Zoé Lacave. — Eh bien, docteur ?
Le docteur Surnulot, très moderne, grand chic, aplomb d’arriviste. — Que vous dirai-je ? Nous assistons à une singulière leçon de choses. Mme Goulart n’a voulu suivre aucune de mes prescriptions. Elle en meurt.
Zoé Lacave, effrayée. — Comment, elle va mourir ?
Le docteur Surnulot. — Je parle au figuré. Mais que le moral et le physique chez elle soient gravement atteints, il n’y a aucun doute. L’estomac fonctionne mal, le cœur est hypertrophié, le cerveau s’anémie, le foie abdique, les reins se mettent en grève, les canaux s’encrassent, l’artério-sclérose se généralise. Elle est à la merci d’une attaque ou peut-être d’une embolie.
Zoé Lacave. — Mais elle allait si bien il y a trois mois !
Le docteur Surnulot. — Non, elle n’allait pas bien. Elle se gavait de nourriture, ce qui est néfaste. Elle ne prenait aucun exercice, ce qui est déplorable, et elle vivait dans un état de constante neurasthénie et de faiblesse irritable. Y a-t-il eu chez elle choc mental ? Secousses trop brusques ? Ce que vous m’avez raconté… L’accident sur le yacht… la chute à Montargis ?… Bref, ça ne va pas, pas du tout.
Soucieuse, Zoé Lacave revient auprès de sa maîtresse, Mme Goulart lui sourit avec douceur et mélancolie.
C’est si imprévu, un sourire pareil, qui n’est plus un sourire d’ogresse, mais de grosse femme affaiblie, que Zoé Lacave en a le cœur ému.
Madame Goulart, avec une insolite bienveillance. — Je ne vous demande pas ce qu’a dit ce bon M. Surnulot ?
Zoé Lacave. — Il vous trouve beaucoup mieux, et vous avez, en effet, une excellente mine.
Madame Goulart. — Vous n’en paraissez pas convaincue, ma pauvre Zoé. Laissons cela. Je sais que je suis profondément atteinte.
Zoé Lacave. — Par exemple !…
Madame Goulart. — Oh ! depuis que je ne me sens plus de goût à rien, et que je me désintéresse d’un tas de choses qui me distrayaient un peu ; depuis que je reste étendue des heures dans ce fauteuil, les jambes et le souffle coupés, j’ai eu le temps de réfléchir et d’observer.
Zoé Lacave, inquiète. — D’observer…
Madame Goulart. — Cela vous étonne ? Mais j’ai toujours observé, même quand je n’en avais pas l’air. J’ai toujours démêlé, croyez-le, les arrière-pensées de ceux qui m’entourent, percé le masque de leurs sourires et de leurs grimaces. Je n’ai guère été dupe dans ma vie, ou si je me suis prêtée à l’être, c’est que je le voulais bien. La richesse donne à ceux qui en ont mesuré la puissance de corruption, une singulière clairvoyance.
Zoé Lacave, qui tremble pour elle-même. — Voilà des idées !…
Madame Goulart. — Ce ne sont pas des idées. Ainsi, je suis sûre, Zoé, que vous m’avez toujours cru la plus heureuse des femmes, parce que j’étais riche ?
Zoé Lacave. — Mon Dieu… avouez que vous n’êtes pas à plaindre ?… Tous vos désirs…
Madame Goulart. — Tous mes désirs… dans l’ordre matériel, oui, sans doute. Je pouvais manger des bécasses en dehors de la saison et des primeurs rares ; je pouvais voyager, m’acheter des choses chères…
Zoé Lacave. — Vous pouviez ? Mais vous pouvez, toujours…
Madame Goulart. — J’en ai de moins en moins le goût. Ne savez-vous donc pas, vous qui n’êtes guère moins vieille que moi, que l’assouvissement du désir lasse le désir ? Et dans l’ordre moral, étais-je satisfaite ? Non, bien loin de là. La misère d’âme, la mauvaise foi, la ruse, la cupidité des gens m’écœuraient, et je ne jouissais pas de me posséder moi-même, parce que j’étais l’esclave de mes passions violentes et impérieuses.
Zoé Lacave. — Vraiment, madame, je ne vous reconnais plus ; vous parlez comme si…
Madame Goulart. — Je ne me reconnais pas moi-même… Il me semble que je m’éveille d’un de ces sommeils où l’on a peine à se ressaisir, où l’on doute de son identité, où le temps n’est plus à sa place, où rien n’offre plus la même perspective. Est-ce que vous ayez déjà été gravement malade, Zoé ?
Zoé Lacave. — J’ai failli mourir à quinze ans d’une jaunisse rentrée, et à trente-deux d’une fièvre typhoïde.
Madame Goulart. — Et avez-vous alors pensé à la mort ?
Zoé Lacave. — Le moins possible, madame. C’est une idée si effrayante !
Madame Goulart. — Effrayante, oui. Est-ce que nous sommes seules ?
Zoé Lacave. — Certainement…
Madame Goulart. — Allez donc voir, je vous prie, s’il n’y a personne derrière la porte… Il me semble qu’on a marché dans le couloir.
Zoé Lacave, revenant — Non, personne.
Madame Goulart. — Cela vous ennuierait-il, ma bonne Zoé, de me lire quelque chose ? Je voudrais ne pas penser… ou penser à d’autres choses…
Zoé Lacave. — Qu’est-ce qui vous plairait ? Voulez-vous une lecture sérieuse, et que j’entame le gros livre que vous a apporté M. Roset du Ponant, de l’Institut, sur les Voies et constructions romaines ?
Madame Goulart. — Cet excellent M. du Ponant… Non, pas aujourd’hui.
Zoé Lacave. — Préférez-vous le roman qu’a déposé hier M. Cœurdeblé : la Fontaine des amours tristes ?
Madame Goulart. — Non, rien ne me dit.
Zoé Lacave. — Voulez-vous que j’aille chercher Bijoute ?
Madame Goulart. — Pauvre Bijoute, elle me fatiguerait. Tout me fatigue, à présent… Donnez-moi mon écritoire… Je vais écrire à mon notaire… On ne prend jamais trop tôt ses dispositions.
Zoé Lacave, avec hésitation. — On a toujours le temps… Vos mains sont chaudes… Vous vous tourmentez… Pourquoi ne pas vous reposer ? Voulez-vous une petite collation ?
Madame Goulart. — Je n’ai plus soif. (Résolument.) Donnez-moi de quoi écrire à mon notaire.
Zoé Lacave. — Voilà…
Madame Goulart. — Qu’est-ce qui entre dans la chambre ?
Zoé Lacave, se retournant. — Dans la chambre ? Mais personne !
Madame Goulart. — Ah ! je croyais bien pourtant…
Un grand silence, un long malaise…