Tante Million
LE MASQUE BRISÉ
Mme Lejarric était une femme heureuse, et elle en avait l’air. Sa prodigieuse jeunesse, perpétuée depuis tant d’années qu’on ne parvenait pas à les repérer, lui créait une personnalité mystérieuse et troublante, comme si on eût pu la suspecter d’être en commerce avec les sorcières et les fées et d’avoir reçu d’elles un philtre d’éclatante jouvence.
Elle semblait, en effet, la fille de femmes qui, certainement, sous leurs cheveux gris, avaient son âge ; et on l’eût prise pour la jeune sœur de femmes qui, d’après l’inflexible chronologie, auraient dû passer pour ses filles.
L’étonnant est que, si naturellement jeune, elle semblait non seulement l’avoir toujours été, mais devoir le rester toujours. Une si ingénieuse habileté réglait les soins qu’elle donnait à son visage et à son corps, ainsi que le choix complexe et nuancé de ses robes ; il s’exhalait d’elle un tel charme sans apprêt, une si libre harmonie de lignes et de courbes, qu’il ne venait point à l’idée que tant de grâce fût un miracle de l’artificiel.
Les entrées de Mme Lejarric, dans un salon, au bal, au théâtre, avaient quelque chose de sensationnel. On s’émerveillait toujours de la revoir, nouvelle en sa fraîcheur, telle une rose qui vient d’éclore. A l’opposé de tant de femmes qui jettent d’un coup leur éclat apprêté puis se fanent, la touffeur des salles surchauffées, la fatigue de la soirée avivaient encore son rayonnement lumineux.
— Comment fait-elle ? demandait-on.
— Elle doit bien avoir au moins cinquante ans ! insinuait celle-ci.
— Elle était déjà belle sous Grévy, disait un vieux sénateur.
Et cela se murmurait sans méchanceté, parce que Thérèse Lejarric, affable à tous, sans qu’elle eût besoin d’aimer personne, savait plaire à tous, cuirassée par un de ces égoïsmes souriants qui ont trop le souci de leur repos pour vouloir troubler celui des autres. Elle séduisait : don merveilleux et inexplicable ; les jeunes femmes, d’instinct, se confiaient à son indulgence experte ; les vieilles lui savaient gré de tendre à leur froid baiser un visage radieux qui ne reflétait pas leur propre sénilité et leur donnait l’illusion de participer un peu à cette durable grâce ; car c’est le visage d’autrui, miroir sans pitié, qui nous révèle à quel point nous vieillissons.
Thérèse, dans son intérieur, où elle régnait sans conteste, avait dressé un cadre adéquat à sa beauté : le décor riche, simple et parfait où tout d’elle se mouvait à l’aise. Elle avait des domestiques excellents, et leur service, silencieux et souple, l’enveloppait de soins douillets. Elle ne recevait que des gens agréables ou amusants ; une hygiène rationnelle mesurait les biscottes de son petit déjeuner, les deux heures de marche qu’elle accomplissait au Bois, le régime qu’elle s’imposait, les innombrables rites de massage, de douches et de secrets de beauté qui prenaient plusieurs heures de son temps. Sa vie était calculée pour l’épanouissement de son être. Elle lisait peu, et rien que de frivole ; mais des conversations intelligentes la tenaient au courant de tout ce qu’elle devait savoir.
Son mari et son amant étaient, comme des chevaux d’écuyère, mis au bouton. Obéissance absolue, performances irréprochables.
M. Lejarric, grand faiseur d’affaires, n’affichait ni une prépotence maritale qui eût fait sourire, ni un cocuage complaisant qui l’eût voué au mépris courtois. Son tact était fait de bonhomie et d’aplomb. S’il ignorait, c’était sans ridicule ; s’il savait, c’était avec dignité.
L’amant, M. Pralognan, qui appartenait à la Carrière, faisait honneur à ses fonctions diplomatiques, par la correction de son attitude. Il n’était pas un de ces sigisbées compromettants qui semblent dire à tout le monde, d’un clin d’œil vaniteux et d’un chuchotement allègre : « Eh oui, parbleu ! c’est moi qui… »
Et il n’était pas non plus le soupirant furtif, souterrain et ténébreux. Il était l’amant désinvolte et discret, qui se montre chez une femme autant qu’il est permis à un ami de la maison, et pour le surplus qui la voit de cinq à sept, deux fois par semaine, en une garçonnière du meilleur goût.
M. Lejarric avait soixante ans, M. Pralognan cinquante-deux : après diverses aventures qu’on avait ignorées et qu’elle-même oubliait, Thérèse n’avait plus que cet amour dans sa vie, et y restait fidèle par habitude autant que par éloignement des émotions violentes. Sa liaison avec Jacques Pralognan durait depuis quinze ans. C’est dire qu’il s’était cimenté entre les deux hommes une solide amitié ; elle se traduisait par de nombreux égards et des petits cadeaux. Lejarric épinglait sa cravate d’un fer à cheval d’or clouté de perles, don de Pralognan ; et celui-ci puisait des havanes dans un porte-cigares en vermeil que Lejarric lui avait offert. Grâce aux convenances réciproquement gardées, et au soin que l’un et l’autre avaient pris d’éluder toute explication fâcheuse, il n’y avait là rien de discordant à reprendre, et Thérèse, entre son mari et son amant, pouvait évoluer sans que rien choquât le sens exquis qu’elle conservait de la note juste.
Ce ménage à trois, assez transparent pour que la curiosité y trouvât son compte, assez voilé pour que l’hypocrisie n’en fût point scandalisée, réalisait le type de l’union modèle, approuvée par les mœurs et conforme à la morale mondaine. Lejarric et Pralognan rivalisaient pour faire à Thérèse l’existence la plus douce et la plus heureuse. Pralognan était fidèle, et Lejarric, de qui, raisonnablement, on n’eût pu exiger une vertu de moine, poussait les scrupules jusqu’à cacher ses frasques, comme le font les maris encore épris.
Rien ne semblait donc menacer la pure splendeur chaque jour refleurie de Mme Lejarric, cette stupéfiante et magique jeunesse qui semblait tirer sa sève des concordances les plus favorables, d’un milieu de culture idéal, des délicates prévenances d’un mari et d’un amant également attentifs, enfin et surtout d’une sérénité intérieure due à l’absence de toutes préoccupations et de tous soucis, quand la fatalité entra dans le cœur de Thérèse Lejarric comme un trait de foudre.
Jusqu’à, ce jour, elle s’était préservée d’aimer, et s’était même concédé le luxe de résister à des flirts dangereux, non le moins du monde par pitié envers Pralognan ou bonne camaraderie envers Lejarric, mais parce qu’en vérité l’un et l’autre, par des moyens divers, suffisaient à sa totale quiétude : Pralognan, d’ailleurs, se montrait encore vert, surtout le printemps et l’été : sage, elle limitait ses élans, n’acceptant du sport amoureux que ce qui suffit à ombrer les paupières, animer le regard et donner du revif au teint : cette fleur de volupté qui consacre les femmes cultivées comme un beau jardin.
Par malheur, chez les Bois-Sorlin, on lui présenta l’aviateur Cordace, et la prudente, la sage, la raisonnable Thérèse sentit s’allumer en elle une passion dévoratrice, mal insolite et terrible, qui la rendit comparable à Io harcelée par le taon cruel, à Pasiphaé appelant l’ardeur du taureau, aux héroïnes infortunées que l’Amour supplicia.
Ce Cordace, héroïque et brutal, crépu comme un nègre, blanc et rose comme un Scandinave, large d’épaules, avec des bras et des cuisses de lutteur, était un enfant perdu de l’aventure. Une légende de désordres et d’excès l’auréolait : il avait tué deux adversaires en des duels retentissants, dévoré plusieurs héritages, tantôt riche comme Crésus et tantôt pauvre comme Job ; il s’était cassé le corps en dix-sept morceaux au cours de chutes mortelles, et ne s’en était recollé que plus solidement. Il n’avait peur de rien et, ce qu’il voulait, en venait toujours à bout.
Mais il n’eut aucun mal à conquérir Thérèse Lejarric ; elle se livra sans tarder à ce jeune et sauvage héros, elle courut à lui comme on se jette dans l’abîme. Elle avait été fascinée, possédée, aspirée par une force invincible. Et elle ne reprit conscience d’elle-même qu’en s’éveillant, au petit jour, dans une chambre de palace cosmopolite, auprès de ce redoutable compagnon, rompue par la frénésie de leurs étreintes, échevelée, les dentelles de sa chemise saccagée, les traits meurtris comme à coups de poings et des poches sous les yeux.
Elle se regarda dans le miroir et resta saisie : elle qui dormait chaque nuit sous un emplâtre d’onguent parfumé, après des lotions astringentes destinées à effacer ses rides, ne reconnaissait pas son visage chaviré et raviné. Se rhabillant en hâte, elle courut cacher chez elle sa confusion épouvantée ; un bain bouillant à la japonaise, une douche glacée et le travail persévérant de la doctoresse en chef de l’Institut de Beauté Browning réparèrent à peu près le ravage et lui permirent d’affronter d’abord les remontrances amicales, quoique sévères, de son mari, puis les reproches furieux et contenus de Pralognan.
Tous deux lui parlèrent raison, chacun avec l’expérience d’une maturité réfléchie et selon le caractère de leurs situations respectives. Mais Thérèse, hébétée par sa passion, ne leur répondit qu’à peine. Qu’elle eût été imprudente, absurde, elle le savait. Qu’elle risquât de détruire sa paix et son bonheur ; certainement ! Et après ? Qu’elle compromît, chose plus grave, son renom irréprochable ; eh bien, elle s’en fichait un peu !
Ils eurent la générosité de ne point lui mettre sous les yeux le danger, le vrai danger qu’elle courait et dont le miroir de l’hôtel l’avait avertie, en ce matin blême. Mais ce risque même, qu’elle avait entrevu dans toute son horreur, ne l’arrêta pas. Elle était ivre de Cordace. Elle était folle et elle le prouva.
En vain, alarmés d’abord, bientôt désespérés, Lejarric et Pralognan durent-ils, dans une explication pathétique, d’ailleurs pleine de tenue, liguer leur rancune contre le ravisseur ; en vain luttèrent-ils, dans une touchante complicité, contre l’ennemi commun, rien ne put empêcher Thérèse de se déconsidérer par l’attitude la plus anarchique et la plus flagrante inconduite. Mordue, lacérée par sa passion, domptée et avilie par le despote le plus impérieux qui fût, elle connut en quelques semaines les affres torturantes de la jalousie, l’envie de tuer ses rivales, les ruptures qui vous empoisonnent de fiel, les raccommodements qui courbaturent l’âme et le corps… Il était loin, à présent, ce repos égoïste, ce lâche bien-être qui la maintenaient belle et chatoyante comme une fleur de serre.
Tordue, calcinée par la souffrance, Thérèse Lejarric apprit à connaître et révéla à tout le monde son triste âge de cinquantenaire et plus, car on la vit vieillir avec une effroyable rapidité : et autour d’elle, par une logique impitoyable du Destin, les désastres se succédèrent. Son mari se résigna à divorcer, Pralognan devint neurasthénique et entra dans une maison de santé ; quant à Cordace, il la quitta, comme il était à prévoir, pour assurer à sa domination d’autres victimes.
Thérèse Lejarric crut devoir avaler la valeur d’un dé à coudre de laudanum ; elle se manqua et vécut, si c’est vivre, que de s’éterniser, quand l’incendie a passé, ne laissant qu’une ruine et des lézardes.