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Tante Million

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LE RESSORT CACHÉ

Si l’on m’eût affirmé qu’entre Mme Sylver et moi pût exister autre chose qu’une animosité mitigée par un flirt raté, j’eusse bien ri. Pourtant je la désirai en l’exécrant. J’eusse voulu la serrer entre mes bras pour violenter de caresses semblables à des coups sa chair arrogante, et l’avilir ensuite par mon mépris.

Notre rencontre, sur le pont du yacht, fut un heurt. Sait-on pourquoi à première vue les êtres s’attirent ou se repoussent ?

A cette minute où je la vis, grande et souple dans sa robe de linon vert Nil, blonde et mate sous sa capeline de dentelles, Jane Sylver m’inspira un violent attrait physique dont elle lut l’aveu dans mes yeux. Mais en même temps elle prit conscience de l’impression réfrigérante, parfaitement inexplicable à moi-même, que je ressentais pour elle, sans que je pusse la motiver par de l’hostilité de race ou la connaissance d’une tare secrète. Tout au plus aurais-je pu lui reprocher d’incarner un type féminin antipathique à mes préférences. On la devinait orgueilleuse, sûre d’elle, fermée à la tendresse et secrètement aigrie.

Ce n’était toutefois pas sa faute si Jacques Sylver, son mari, l’ayant, par sa conduite dévergondée et mille mauvais procédés, — jusqu’aux coups, — acculée au divorce, elle promenait à travers les salons la hautaine et mélancolique silhouette de la femme seule, qu’entourent une fausse pitié, de vagues calomnies et des convoitises mal déguisées. Peu de spectacles sont aussi poignants que celui d’un être injustement sacrifié, et qui pratique la méfiance précoce de la vie, avec la terreur haineuse de l’amour.

Il se peut que ma fatuité inconsciente, — je passais alors pour joli garçon, — mon air empressé et galant eussent réveillé chez Mme Sylver une sensibilité ombrageuse, le « garde à vous » où elle se tendait désormais contre le mâle de désir et de conquête, si près du « mufle » qui dort en chacun de nous. Elle me le fit sentir, dès les premiers mots, par la froideur sèche de son accueil.

Jacques Mascaret, qui nous emmenait sur son yacht, en croisière méditerranéenne, garçon bilieux, chauve, laid et prétentieux, assez mauvaise teigne, le type du riche avare, s’amusa fort de ma déconvenue croissante. Il avait des vues sur elle et ne l’avait invitée que pour la séduire. Il ferait bien en ce cas d’endormir la vigilance de Julie Apresle, sa maîtresse, vieille attifée en jeune, et désespérée de ce que les fards et les teintures ne triomphassent pas de ses rides et de ses cheveux gris. Elle était exclusivement jalouse d’une autre passagère, Mme Longrémy, la blonde et grassouillette épouse de Longrémy le Veau, dont on distinguait ainsi la médiocrité des brillantes qualités de son frère, Longrémy tout court, le député.

Parmi les autres invités figuraient le peintre Bousse, à qui la barbe tenait lieu de talent, — une barbe splendide, — et qui ne faisait guère que des croquetons et caricatures faciles ; le musicien Polcoët, dont la chanson : Mathilde les jarretelles ! avait fait fureur l’hiver dernier au café-concert. Puis le couple Laverne, sans profession définie, sinon celle d’aimables parasites. Et encore le docteur Orcanor, mage et thérapeute, qui vous lisait dans la main, tirait les tarots, guérissait la migraine et le mal de mer par des incantations.

Mme Bousse, compagne intermittente du peintre, — elle avait un mari et trois enfants à Bordeaux, — et Mme Polcoët, ménagère ronde et rustique, véritable pot-au-feu conjugal, complétaient cette cargaison disparate.

Que je m’y trouvasse, moi célibataire en quête de distraction et décavé par une série noire, rien d’étonnant ; mais la présence de Sylver détonnait un peu dans ce milieu : elle était si visiblement supérieure. Peut-être la conscience de ce dépaysement — mais il était trop tard — augmentait-elle sa nervosité et m’en rendait-elle, encore que je n’y fusse pour rien, la victime préférée.

Le voyage, une croisière le long du golfe de Gênes, ne fut ni très ennuyeux ni très amusant ; on faisait escale dans les petits ports italiens, et le temps à bord coulait en siestes ou en papotages. Bousse, armé d’un kodak, prenait des instantanés. Polcoët martelait le piano de valses montmartroises. Le couple Laverne approuvait tout et s’amusait de tout.

Sauf Longrémy le Veau et Mme Bousse, personne ne craignait le mal de mer. Mme Apresle, l’amie de Mascaret, souffrait parfois de crises de foie qui la retenaient dans sa cabine. Rien alors d’amusant à voir comme l’attitude de Mascaret, faisant à la fois la cour à Mme Longrémy et à Jane Sylver, rebuté par la première et bien accueilli par la seconde, dans le ferme dessein, je crois, de me narguer.

Après huit jours de traversée, je n’étais pas plus avancé auprès de la jeune femme qu’au début ; aussi, changeant mes batteries, me décidai-je à flirter avec la petite Longrémy, dite « Mousmé », qui ne parut pas prendre mal du tout mes œillades et mes insinuations.

Les cheveux courts et la jupe aux genoux, elle jouait au naturel le rôle délicieux et insupportable de la jeune personne émancipée, — bon cœur et mauvaise éducation, — si à la mode cette année-là au théâtre. Du moins était-elle prompte à rire, et pas bégueule : le plus parfait contraste avec Jane Sylver.

La vie s’écoulait à la fois monotone et variée ; les descentes à terre coupaient la régularité des heures où l’hélice, d’un ronron, soulevait l’eau bleue ; on prenait ses repas dans de vagues auberges. Mascaret n’étant généreux qu’à son bord, rien de comique et de honteux comme la façon dont il disputait, avec les hôteliers, pour trois sous de macaroni. Il devenait alors verdâtre, et on voyait les pièces tomber parcimonieusement de ses doigts tremblants. Il y a des millionnaires comme cela.

Jane Sylver parut d’abord indifférente à mon manège auprès de la petite Longrémy. En compagnie de la ronde, grasse et courte Mme Polcoët, — singulier assemblage ! — elle lisait quelque roman, étendue sur une chaise longue en rotin, ce qui faisait valoir les lignes harmonieuses de son long corps, tandis que sa compagne, — on eût dit la servante, — assise sur un pliant, faisait assidûment du crochet ou tricotait de petites brassières en vue d’une hypothétique maternité.

Je prenais alors plaisir à flirter avec la jeune « Mousmé », en vue de Mme Sylver. Il m’agréait que nos éclats de voix, les rires de ma partenaire allassent la frapper comme un trait indirect. Je me réjouis de ma tactique comme d’une savoureuse vengeance lorsque, rencontrant le regard irrité et douloureux de celle que je considérais alors comme une ennemie, j’eus la certitude que je la blessais à vif.

L’amour-propre des hommes dédaignés est féroce ; je goûtais enfin une revanche. Pourquoi me repoussait-elle ? Seul, dans cette réunion de gens divers, j’eusse pu lui parler d’égal à égal ; seul, j’étais qualifié pour lui plaire. Elle était cultivée, intelligente ; comment se fût-elle accommodée de la nullité de Longrémy le Veau, qui avait l’air d’une gravure de mode poupine et dont le teint lisse et gras faisait mal au cœur ?

Fine et fière, comment eût-elle répondu aux assiduités de Mascaret, dont la goujaterie foncière perçait sous les dehors de mécène ? Aussi bien, le décourageait-elle plutôt depuis que je compromettais la petite Longrémy, et il ne m’eût pardonné ni son insuccès auprès de l’une ni mes avantages auprès de l’autre s’il avait pu se tenir constamment en notre compagnie ; mais Mme Apresle, jaune et gémissante, — aïe ! son foie !… — l’exigeait auprès d’elle et le gardait des heures en un fond de cabine sans air, d’où il remontait congestionné, l’œil mauvais, respirant la brise comme un homme qui étouffe.

Était-ce Bousse, avec sa reluisante barbe de zouave et ses propos de mauvais rapin, qui pouvait plaire à Mme Sylver ? Était-ce Polcoët, avec sa mèche dans l’œil, ses vestons courts, son œil extravagant et ahuri. Était-ce Orcanor, nécromant aux faux cols douteux ? Non, mille fois non ! Et c’est en quoi elle me faisait injure ; elle n’avait pas le droit de me mépriser, moi !

Et un soir, n’y tenant plus, j’eus l’audace de le lui dire. « Mousmé » tenait compagnie, dans le fumoir, à l’infecte humeur de Mascaret. Mme Polcoët venait de descendre. Jane Sylver était seule, accoudée au bastingage. Je m’approchai d’elle et lui dis :

— Cessez ce jeu cruel ! Vous savez que je vous aime ! Je vous ai aimée dès le premier jour…

Elle me toisa.

— Vous me désirez, vous ne m’aimez pas.

— Je ne sais qu’une chose, repris-je avec force : je suis malheureux de vos dédains, je ne puis plus endurer votre mépris.

Elle répliqua :

— Prenez-en votre parti. Vous m’êtes totalement indifférent.

Et sans me permettre plus, profitant de l’approche des Laverne, elle s’éclipsa, me laissant pâle d’humiliation et furieux contre elle.

Vingt minutes après, j’étais dans ma cabine, quand un choc violent culbuta mon nécessaire de toilette et me jeta hors de ma couchette. Des rumeurs, des cris dans la nuit. Je veux m’élancer, ma porte s’ouvre ; une femme en déshabillé de nuit se précipite dans mes bras : c’était Mme Sylver.

— Nous avons touché sur un rocher ! me dit-elle, nous sommes perdus.

— Je vais voir, répondis-je.

Mais, enlacée à moi, elle repoussa le verrou derrière elle.

— Quel intérêt cela a-t-il ? puisque nous allons mourir !

Elle était tragiquement belle ; l’épouvante, loin de la défigurer, lui donnait un éclat de passion extraordinaire. Je n’osai comprendre, puis je compris : un ressort caché venait de se déclencher en elle, la jetait, dans ce péril de mort, pantelante à mon désir, comme si cette fatalité soudaine, affreuse, inexorable, déchaînait un être insoupçonné d’elle-même, de moi et de tous.

Sa poitrine à demi nue s’écrasait sur ma poitrine, ses bras m’étreignaient ; je sentis s’élever en moi une âme fauve et un corps frénétique : mourir n’était rien ; posséder cette créature inespérée était tout.

— Jane, vous m’aimez donc !

Elle répondit, égarée, ardente :

— Maintenant, oui, je vous aime !

Quand nous sortîmes d’une courte et magnifique ivresse, et lorsque la conscience de la réalité nous revint, le yacht se tenait toujours immobile sur l’eau calme. Les cris s’étaient tus, les rumeurs sourdes continuaient, et des pas couraient toujours sur le pont.

— Il faut pourtant que j’aille… murmurai-je.

— Oui, allez.

Et, légère comme une ombre, elle se glissa dehors. Je m’élançai dans l’escalier. On avait touché sur une roche, en effet, mais légèrement ; la voie d’eau, grâce aux cloisons étanches, ne nous mettait pas en péril immédiat. Nous tirâmes des fusées, et, à l’aube, des canots de pêche vinrent nous chercher.

Mme Sylver descendit avec Mme Longrémy et Mme Polcoët dans la première embarcation, les autres femmes dans la seconde. Je n’oublierai jamais le regard dont elle me poursuivit en s’éloignant : ce regard glacé, ce regard d’étrangère encore plus que d’ennemie. On eût dit qu’entre elle et moi rien ne s’était passé. Le péril s’abolissait, et rien ne subsistait en elle de l’instinct de vertige qui me l’avait livrée, le temps d’un éclair, proie volontaire et ravie, flamme fulgurante, aussitôt éteinte.

Je ne la revis plus — le hasard a de ces caprices. Cette aventure inoubliable reste mon plus décevant souvenir.

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