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Tante Million

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LETTRE TROUVÉE

Jacques dit :

— Notre métier d’écrivains nous vaut de bizarres lettres d’inconnues. Il en est de touchantes, il en est d’absurdes. Le malheur est qu’elles ne soient pas accompagnées d’un portrait. L’écriture a beau être révélatrice, une photographie le serait bien davantage. Au moins, au lieu d’un masque, ces lettres anonymes porteraient un visage. La photographie, quelque air apprêté qu’on se donne, ne ment pas. Un savant, ayant ainsi pièces en main, établirait une intéressante collection des gens qui écrivent aux hommes connus depuis le malicieux lecteur qui vous signale une erreur, jusqu’à la femme incomprise qui vous ouvre son cœur.

Jacques prit un temps, parce qu’il allumait une cigarette. Il reprit :

— Je me demande toujours à quel mobile, à quelle suggestion cède la personne qui perd un timbre de vingt-cinq centimes à vous envoyer soit des reproches, soit des confidences, quelquefois des injures, presque jamais des compliments. Et je suis arrivé à cette conviction qu’un écrivain affligé d’une certaine notoriété ne reçoit jamais la lettre qui lui ferait vraiment plaisir, la lettre écrite sans arrière-pensée, en pure confiance et en libre sincérité, et cela parce que les âmes délicates ont une pudeur à s’exprimer, craignent de paraître indiscrètes ou importunes en s’imposant à l’intimité de l’homme dont elles aiment les livres.

— Oui, affirma Jacques, la lettre délicieuse, la lettre du fond de l’âme, Modeste Mignon l’a écrite à Canalis, mais c’est dans le roman de Balzac, et non pas dans la vie. Trop souvent, celui ou celle qui prend la plume pour nous écrire cède à une petite vanité médiocre ; et cependant telle est notre propre vanité d’auteurs que nous préférons au silence gardé le sarcasme ou le joli persiflage, les épanchements vains, les aveux égoïstes, les demandes d’autographes, les prières de lire et de placer un énorme manuscrit. Je me rappelle une longue, longue lettre à moi adressée par une femme d’esprit capricieux et mal équilibré, mais charmant, lettre qui m’avait touché et à laquelle je n’ai pas répondu — je ne réponds jamais ! parce que cette femme avait une existence sociale remplie, mari, enfants, et que j’ai jugé inutile de compliquer sa vie et la mienne. Depuis, j’ai regretté de ne lui avoir pas exprimé, d’un seul mot qui lui aurait fait plaisir, à défaut d’efficace intérêt, ma sympathie stérile.

Jacques fit un geste, montra, de la fumée de sa cigarette, un coffret en cuir d’Espagne, clouté de cuivre et gaufré en losanges.

— J’en ai là des tas, tout ce qu’on m’écrit, la fausse mendicité : — « Cinq cents francs dans une heure, ou je me tue à votre porte ! » — Le rendez-vous sur papier satiné, réalité ou mystification, — le bas-bleu de province qui cherche à vous intriguer, — l’abonné classique et indigné des revues, l’homme qui, avec sept points d’exclamation, vous écrit d’une écriture rageuse où les jambages grimpent sur des échasses et gesticulent épileptiquement : « Votre roman est fétide ! Comment un journal qui se respecte publie-t-il ces ordures-là ! » — Et puis les fous, les fous à l’affût, impérieux et envoûteurs : — « Venez causer avec moi, nous nous entendrons. J’ai une idée à bouleverser le monde et à gagner cent millions. Vous la lancerez ! Nous partagerons ! » — Et les offres de collaboration : — « Monsieur, je n’ai pas de talent, je ne sais pas écrire, mais il m’est arrivé une histoire dont vous pourriez tirer quelque chose d’étonnant, comédie ou drame, à votre choix ! »

Jacques ouvrit le coffret et en tira une feuille de papier à lettres, qui, commencée tout au haut de la page et achevée au second recto, s’offrait incomplète.

— Celle-ci par exemple, fit-il, je ne l’ai pas reçue, je l’ai trouvée sur le tapis d’un wagon de première de la Ceinture, entre Auteuil et le Trocadéro. Celui qui l’a écrite a dû en relire les feuillets : le dernier sera tombé. Il porte au coin de droite le chiffre 6, ce qui suppose une lettre volumineuse. Il y règne un ton de vérité qui m’a touché, des préoccupations d’art qui n’attestent pas le dernier venu. C’est, en sa simplicité, la seule lettre peut-être qui m’ait un peu intrigué et donné envie de connaître son possesseur, et surtout la mystérieuse figure voilée — on la devine exquise à laquelle il s’adresse.

Jacques lut :

« Si vous pouviez voir les pawlonias des Champs-Élysées ! C’est pour vous seule qu’ils fleurissent, en discrète harmonie avec vos yeux de violette ! Vous connaissez, n’est-ce pas, ces grands arbres cambrant en une symétrie de candélabres leurs branches où s’évanouit une flamme lilas pâle, délicieusement pâle ! Je ne puis les admirer sans vous évoquer à mes côtés, remontant ensemble, d’un pas d’allégresse, l’avenue du Bois. Oh ! chère, que cela fait souffrir de vous savoir si loin !

« Vous ne verrez pas les pawlonias des Champs-Élysées, il sera trop tard quand vous viendrez à Paris. Et l’exposition d’horticulture des Tuileries ! Vous qui aimez tant les fleurs, fleur vous-même, souffle, lueur et parfum, âme au visage, reflet du cœur ! Du moins, en cette unique journée, en ce pauvre instant de bonheur que vous me donnerez, nous déjeunerons vite, dans un petit restaurant italien que je sais : vous grignoterez un de ces gâteaux sablés qu’on appelle des pasta-frolla, et vous tremperez vos lèvres d’une goutte d’Asti mousseux. Puis, vite, vite, pressés par la vie inexorable, nous sauterons dans une voiture, et au vent frais qui fera envoler vos frisons de lin, vos cheveux de soie impalpable, nous courrons au Salon du Champ-de-Mars. Ne craignez pas que je vous fatigue. Nous ne verrons que deux choses.

« Le Puvis de Chavannes, d’abord, parce que vous aimez sa haute peinture chaste, son noble effort d’idéal, cette sincérité qui s’appelle probité et qui sacrifie tout effet de couleur à l’eurythmie de ces calmes figures, de ces attitudes religieuses, de ces méditations profondes. Je vois vos yeux, tandis que vous admirez Virgile dans la douce prairie, le vieil Homère au bord de l’eau bleue ! Vos yeux où votre âme brûle, vos yeux chantés par les vers de Baudelaire :

Ils marchent devant moi, ces yeux pleins de lumière,
Qu’un ange très savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés…

« Je vous conduirai alors devant un petit groupe en marbre de Rodin. Je ne vous dirai rien, je ne troublerai pas votre attente recueillie. Je sais d’avance que ce chef-d’œuvre vous subjuguera le cœur. Comment ce génial artiste a-t-il pu sentir si à fond la divine faiblesse de l’homme devant la femme ? J’ai vu sourire des imbéciles ! Figurez-vous, amie aimée, une femme nue qui, assise et une jambe ramenée en arrière, tient son pied dans sa main d’un adorable mouvement de grâce. Elle incline un peu la tête vers l’homme et elle a une expression indicible de bienveillance et d’obscur dédain. Elle se prête, et elle est lointaine. Elle triomphe sans orgueil, placide, mais invincible souveraine. Et lui, nu, agenouillé, humble, las, en détresse humaine, en ferveur passionnée, les mains derrière le dos pour bien marquer qu’il est l’esclave et non le maître, appuie sa tête au bas de la gorge, sur le flanc de la femme, qu’il baise en enfant adorant la madone, en dévot recevant l’hostie. Vos yeux, amie, je les vois, vos yeux-rayons : ils s’empliront d’aurore en l’émerveillement de cette œuvre belle et grave, et un petit tremblement de rosée perlera entre vos cils, tandis qu’un feu rose imperceptiblement avivera vos joues frêles ; car vous aurez compris, car d’instinct votre pitié de femme a toujours compris ce mot de Vigny qui pourrait servir d’épigraphe au marbre de Rodin :

L’homme a toujours besoin de tendresse et d’amour ! »

Jacques se tut, indécis, et n’acheva pas la lettre.

— Cela, dit-il, se termine par un élan d’amour, un cri sincère et poignant de passion en lutte avec les obstacles de la vie quotidienne. Je me reproche déjà, d’être ainsi entré, sans le vouloir, dans le secret de ces deux êtres d’élite obscurs.

Il se tut et ajouta ;

— Et puis, l’amour des autres paraît toujours exprimé avec trop ou trop peu de pathétique. Seul, l’amour que nous ressentons pour notre propre compte ne nous paraît jamais ridicule !

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