Tante Million
L’ESCLAVE
— J’ai envie, dit Mme Harle, de proposer à Juliette d’entrer chez nous comme femme de chambre.
— Tu crois qu’elle accepterait ?
M. Harle avait baissé la voix ; petit et maigre, l’air doux, c’était un scrupuleux : inutile que, dans la pièce voisine, la jolie couturière entendît. L’idée de Mme Harle lui faisait plaisir : il revoyait le visage délicat de Juliette, son air sage, ses yeux penchés sur la broderie, ses mains blanches et son index piqué par l’aiguille.
— Oui, je l’ai fait sonder par Maria (la cuisinière)… Juliette serait flattée d’entrer chez nous.
Mme Harle dit cela avec simplicité, comme un hommage qu’elle se rendait à elle-même. Elle était grosse, brune, avec des prétentions à l’élégance, point méchante, mais d’une vivacité colère qui lui faisait bousculer les servantes et déclenchait constamment dans la maison le drame des « huit jours » ou le : « Faites vos paquets ! Filez ! Oust ! »
M. Harle, par la fenêtre, voyait la tonnelle de verdure, un coin du banc vert, la haie vive de troènes ; le soleil coupait diagonalement le terre-plein ; la corbeille d’héliotropes embaumait. Il faisait beau.
— Fais ce que tu veux, dit-il avait un détachement feint. C’est ton affaire !
Il libérait ainsi sa conscience. Dorothée, depuis quinze ans, régentait en maîtresse absolue le ménage. Et l’approbation qu’il lui donnait était superflue. Il hasarda pourtant, par précaution, au cas où, par la suite, « cela ne marcherait pas » :
— Elle n’est pas très solide.
— Ne dirait-on pas que le service est écrasant !
Heu ! Heu ! il y avait à faire… Dorothée prétendait que toutes les servantes sont des paresseuses. Mais la pompe était dure, les lessives copieuses ; la femme de chambre faisait l’appartement, servait à table, aidait à la vaisselle, s’occupait des enfants, cousait de surcroît… Toutes s’avouaient harassées, le soir. Aucune ne restait.
— Tu comprends, dit Mme Harle, l’économie ?… Juliette, outre son service, fera mes robes.
Où diable en prendrait-elle le temps ? M. Harle hocha la tête. Sa femme lui asséna :
— Oh ! toi, tu te noierais dans un verre d’eau. Tu vois des difficultés partout.
Si bien qu’il se tut. Ses faibles objections, du moins, auraient détourné les soupçons, si sa femme avait dû en avoir. Mais pourquoi des soupçons ? Est-ce que M. Harle n’était pas, vis-à-vis de l’ouvrière, irréprochable ? Ne se montrait-il pas le mari le plus fidèle, le plus soumis, le plus courtois ? Des soupçons… Il s’étonna lui-même d’avoir pensé à cela.
— Je vais lui parler, décida Mme Harle.
Et, pendant qu’elle s’entretenait à voix forte dans la pièce voisine, avec la jeune fille, M. Harle, discret, s’esquiva. Il sentait son cœur troublé. Oh ! très peu ! Ce sont là des nuances indéfinissables…
Il descendit au jardin, alluma une cigarette, s’arma d’un vaporisateur et, consciencieusement, se mit à pulvériser un jet de nicotine sur les rosiers dévorés de pucerons. Quelque chose inquiétait son plaisir. Mais pourquoi ?
Au lieu de voir deux fois la semaine l’agréable visage de Juliette Tambourg, elle serait là, mêlée à leur vie quotidienne ; sa silhouette séduisante se profilerait sur le mur des chambres et dans l’espace du jardin. Quels beaux cheveux elle avait, et cette façon, bien à elle, de se coiffer ! Elle se montrait polie, réservée, et il échangeait avec elle, sans penser à mal, des regards innocents.
Sans penser à mal ? Mon Dieu… Oh ! il avait bien parfois des idées, de ces idées vagues et fluides comme la petite fumée bleue de sa cigarette… Des idées qui vous traversent la cervelle et qu’on caresse, et qu’on repousse… Il savait bien, parbleu ! que la petite était honnête, et lui aussi…
Elle lui plaisait ; c’était tout ! Elle mettait dans son ménage pratique, très matériel, un peu terne, un peu lourd, un grain de poésie. Et puis après ? A côté de Mme Harle, matrone vigilante et bouffie, — déjà la patte-d’oie ! — c’était de la jeunesse, de la fraîcheur…
Si elle allait refuser ?
D’instinct, par délicatesse, M. Harle admettait qu’il valait mieux qu’elle refusât. Elle risquait de souffrir, Couturière, on avait des égards : « Mademoiselle Tambourg, ma petite Juliette… » Servante, avec de caractère de Dorothée, la…
Mme Harle reparut, rayonnante :
— C’est fait ! Elle accepte !
M. Harle dit :
— Ah !…
Et il ressentit une joie illogique.
D’abord, tout alla bien. Juliette avait sollicité quelque indulgence : le temps de se mettre à sa nouvelle fonction. Elle déployait tant de bonne volonté… Les enfants, Zoulou et Bulli, lui faisaient fête ; Zoulou, gros poupard rageur à la ressemblance maternelle ; Bulli, fillette maigriote. Maria, la cuisinière, ne ronchonnait pas à son ordinaire. Même le hargneux petit fox, Plum-Cake, lui était favorable. Mme Harle daignait dire :
— Cela ira… Cela ira…
Mais, déjà, M. Harle sentait croître en lui un malaise. Quelque chose d’informulé, qui rappelait les signes avant-coureurs de l’orage quand il fait beau, ou cet élancement qu’il connaissait bien, de la goutte imminente à son gros orteil. On lui avait changé sa Juliette.
Comment cela ? Étaient-ce eux ? Était-ce elle ? Les circonstances seulement ? D’être bonne, oui, asservie à des besognes qui rompaient la ligne pure de sa démarche, infléchissaient son corps à l’humilité de l’esclavage.
Il n’en prit clairement conscience qu’un matin, entrant dans la salle à manger. Accroupie, elle frottait au sable, récurait le plancher pour enlever une tache de pétrole. Et, en peignoir lâche, Mme Harle commandait :
— Plus fort, ma fille ! Plus fort !
M. Harle éprouva une peine brusque, et son café au lait lui parut sans saveur.
Le lendemain, il remarqua que Juliette n’était plus coiffée en bandeaux, mais portait les cheveux tirés à la chinoise, ce qui lui faisait un grand front, un mur de prison avec les yeux tristes pour lucarnes ; toute l’expression de son visage en était transformée.
— Tiens, fit-il, Juliette n’a plus sa coiffure.
— Non, dit Mme Harle, ce n’était pas le genre qui convient à une femme de chambre. Elle l’a compris.
M. Harle, en arrosant ses géraniums, soupira. Une gêne singulière lui venait devant la jeune fille. Il ne pouvait se faire à ce qui, d’abord, lui avait semblé si simple. Il avait toujours envie de lui dire, comme autrefois, d’un ton affable : « Dites donc, mademoiselle Juliette… », et l’évidence qu’il pût, qu’il dût l’appeler Juliette tout court, au lieu de le rapprocher d’elle, lui faisait sentir l’éloignement de leurs conditions. Il ne parvenait pas à se sentir le maître. Il évitait de lui donner des ordres. Il se servait seul, pour qu’elle n’eût pas à s’occuper de lui. Il commençait à souffrir, positivement.
Et puis cela la fatiguait, oui, par trop ! Toujours assise, auparavant. A présent, debout, trottant, courant au coup de sonnette ; les exigences de Dorothée, la mauvaise humeur de Maria, les méchancetés de Zoulou et la sournoiserie de Bulli. Jusqu’à Plum-Cake qui avait failli la mordre, parce qu’elle avait voulu reprendre une pantoufle de madame qu’il s’était appropriée.
« Pauvre fille ! » pensait M. Harle.
Et, mécontent contre lui et contre elle, il regrettait le temps où, pensive et calme, elle cousait pendant des heures, au coin du bahut de la lingerie, en regardant la grande pelouse et les bosquets d’acacias ; en le regardant, lui, quand il traversait l’allée. Rien qu’un coup d’œil furtif et amical.
A présent, elle évitait de rencontrer son regard. Et elle prenait un air humilié et malheureux. Elle devait lui en vouloir. N’était-il pas le patron ? Ah ! pourquoi avait-elle accepté l’offre de Mme Harle ? Que devait-elle y gagner ? Que n’avait-il pu, sans trahir le pacte conjugal, les convenances, lui dire alors :
« Ne faites donc pas ça, mon enfant ! Vous vous en mordrez les doigts ! »
Le pis est qu’il y avait songé, et qu’il s’était tu, parce qu’on est lâche, routinier, et aussi parce qu’il s’était réjoui, égoïstement, de l’avoir là, devant lui, à chaque minute.
Eh bien, il l’avait, et cette silhouette, qui ne ressemblait plus à celle de la jolie couturière, et qui était une silhouette de bonne, craintive des reproches et tendant le dos, l’emplissait de tristesse et de regret.
Il était loin, cet air de rêve qui l’avait tant séduit. Elle n’avait plus ses mains pâles aux ongles soignés : les doigts avaient rougi, la peau s’abîmait. Et Mme Harle haussait la voix. Le naturel avait repris le dessus. Les reproches de pleuvoir :
— Mais, ma pauvre Juliette, je vous ai dit de mieux rincer vos serviettes ! Juliette, vous êtes en retard pour servir !… Ah ! non, ma fille, pas d’observations !… Zoulou se plaint que vous lui avez parlé sévèrement… Et mon jupon, est-ce la semaine des quatre jeudis que vous le festonnerez ?… Vous ne savez donc plus coudre ?…
M. Harle souffrit bientôt de tout. Comme la pompe était dure ! C’était fou, ces lessives séchant dans l’enclos et où, confus, il reconnaissait ses chemises et ses caleçons ! Et, vraiment, Zoulou et Bulli étaient insupportables. Bon ! voilà que Maria s’offrait des rages de dents, et que Juliette devait la suppléer et faire la cuisine !
Un jour, il la surprit qui sanglotait, dans la lingerie, en rangeant des nappes. Alors il comprit qu’il l’aimait et son cœur creva.
— Juliette, il ne faut pas… il ne faut pas…
Et il lui prit la main tendrement, avec la terreur que sa femme l’entendît et survînt.
Elle se débattit comme s’il lui faisait mal, puis, s’épongeant les yeux, plus calme, elle lui sourit misérablement. Quel sourire ! M. Harle en fut chaviré.
Le soir même, après une explication pénible avec sa maîtresse, elle quitta la maison.
— Crois-tu ? dit Mme Harle suffoquée. Elle nous plaque ! Moi qui ai été si bonne pour elle !
Juliette Tambourg reprit son métier de couturière, mais elle ne revint plus jamais chez ses anciens maîtres.
Et M. Harle, résigné, pensa que cela valait mieux ainsi.