Tante Million
XI
LES VERTBOIS DISPOSENT…
Depuis deux mois, Mme Goulart n’est plus descendue de sa chambre. Les dames patronnesses de l’Œuf à la Coque et les commensaux du mardi ont désappris le chemin de son hôtel, où le comte et la comtesse de Vertbois se sont installés en maîtres, s’appuyant sur le dévouement de Zoé Lacave et rétablissant, parmi le personnel que l’autorité aristocratique de ces neveux d’élection intimide, l’ordre et la discipline.
M. et Mme de Vertbois se considèrent comme les seuls qualifiés à se substituer à leur tante si éprouvée. Ils savent qu’elle ne protestera pas, pour la raison excellente qu’elle en est incapable. Plongée dans un affaiblissement mental pitoyable, ne vivant plus que pour des sensations animales, soignée par deux gardes qui se relaient à son chevet, une de jour, une de nuit, et qu’elle bat quand elle en a la force, elle n’a plus qu’une demi-conscience et qu’une ombre de volonté.
Désireux de tout concilier, et courtois par éducation, malgré leur sécheresse, les Vertbois ont mis une certaine délicatesse à éconduire les Girolle et même les Colembert ; quant à Mlle de La Clabauderie, qui fit exprès deux fois le voyage de Montargis, ils l’ont, ne la jugeant pas dangereuse, accueillie favorablement. Les seuls auxquels ils n’ont témoigné aucun égard sont les petits Teulette, des rapins, des bohèmes, qui ne sont pas nés et vivent en marge du monde !
Néanmoins, les Girolle et les Colembert, d’abord impressionnés par la bonne grâce hautaine des Vertbois, commencent à murmurer : pourquoi ne peuvent-ils pas approcher de la tante ? Est-ce vrai qu’elle soit hors d’état de recevoir personne ? Et qu’est-ce qui leur prouve que les Vertbois ne profitent pas de leur situation exceptionnelle, étant dans la place, pour la circonvenir et lui dicter, à leur exclusif profit, de captieuses dispositions ?
Déjà, M. Colembert a prononcé le mot de séquestration, et il est allé, magnanime, rendre visite à M. Girolle, lui tendant la main, l’adjurant d’oublier le passé et de se liguer, dans une entente profitable, contre les intrus.
M. et Mme de Vertbois n’ignorent rien de ces menées, et bien que décidés à tenir bon, ils en conçoivent quelque souci. Ils viennent de sortir de table, et, réconfortés par un délicat et substantiel déjeuner commandé par Zoé Lacave, qui connaît leurs goûts : petits soufflés au parmesan, truite meunière, canard au sang, endives au gratin, salade de céleri et de truffes, pommes meringuées — le comte, la comtesse et Zoé prennent le café dans le petit boudoir où nul profane ne peut les entendre.
M. de Vertbois, galant. — Souffrez, Aglaure, que je mette ce coussin sous vos pieds.
Madame de Vertbois. — Mille grâces, Norbert. Je n’aime pas beaucoup ce meuble Empire, et vous ?
M. de Vertbois. — Je me sens porté à quelque indulgence pour ce style Empire, lorsqu’il est très pur. A la vérité, celui-ci me semble, comme à vous, suspect d’alourdissement. Ne pensez-vous pas que, du Louis XV ferait beaucoup mieux dans cette pièce ?
Zoé Lacave, admiratrice. — Vous avez un goût exquis, monsieur le comte.
M. de Vertbois, négligeant. — C’est de naissance. Je n’ai jamais étudié ces questions. Le goût, d’ailleurs, ne s’apprend pas…
Madame de Vertbois. — Quand d’autres temps seront venus, je compte bien, Zoé — et je parle ici d’accord avec mon mari, n’est-ce pas, Norbert ? — que vous voudrez bien continuer à vous occuper de la maison ?
M. de Vertbois. — Certainement : la santé de ma femme et aussi la confiance absolue que nous avons en vous…
Zoé Lacave. — Vous êtes trop bons… A vrai dire, et même si madame Goulart croyait devoir récompenser mon dévouement, de façon à assurer mon indépendance, il m’en coûterait, je l’avoue, de renoncer à vivre dans cette maison. Ce n’est pas que j’y aie été toujours heureuse.
M. de Vertbois. — Non. Respectons la triste fin de notre parente ; mais il est permis de dire qu’elle a dû souvent vous rendre l’existence intolérable.
Zoé Lacave. — Mme Goulart n’a eu qu’un bon moment pour moi : à son retour de Montargis. Je ne sais si c’était l’influence pacifiante de Mlle de La Clabauderie, ou, plus probablement, que Mme Goulart se sentait très faible. Mais huit jours après, elle avait repris son caractère difficile ; et même en ce moment, quand elle retrouve quelque lucidité, c’est pour entrer en fureur au plus léger prétexte et s’efforcer de battre les gardes.
Madame de Vertbois. — Heureusement, ce sont des Suissesses solides.
M. de Vertbois. — Je me tourmente de savoir si notre malheureuse tante a pris ses dispositions dernières, et de quelle nature elles sont ?
Zoé Lacave. Elle les a certainement prises. Mais là-dessus, elle a gardé le plus obstiné secret. Elle ne disait jamais, d’ailleurs, que ce qu’elle voulait bien.
M. de Vertbois, songeur. — Il est impossible qu’elle ait privilégié les Girolle.
Madame de Vertbois. — Et encore moins les Colembert.
M. de Vertbois. — Quant aux petits Teulette, je n’en parle même pas…
Zoé Lacave, pensive. — Les fantaisies des mourants sont étranges. J’en suis à me demander si mes soins dévoués auront tenu une petite place dans le souvenir de ma maîtresse ?
M. de Vertbois. — N’en doutez pas, Zoé. Agir autrement eût été, de sa part, une indignité. De même, quand je nous considère, Aglaure et moi, et que je nous compare au reste de la famille, bourgeoise et roturière, il me semble impossible que le bon sens de Mme Goulart n’ait pas consacré exclusivement nos titres et nos droits.
Madame de Vertbois, avec un soupir. — Dieu vous entende, Norbert !
M. de Vertbois. — Par exemple, ce que je changerai, c’est la salle à manger. Elle est incommode et, si vous m’en croyez, Aglaure, nous la placerons au premier en occupant la chambre de Mme Goulart et en démolissant la cloison qui sépare cette pièce de la salle de bain et de son boudoir.
Madame de Vertbois. — Ne sera-ce pas une grosse dépense ?
M. de Vertbois. — L’argent est fait pour être dépensé. Mme Goulart était, osons le dire, déplorablement avare. Que diriez-vous d’une salle à manger tendue en tapisserie des Flandres, avec plafond de vitraux ?
Madame de Vertbois. — Oui. J’aimerais assez avoir une chambre tendue de soie bleu pastel ; meubles de même.
M. de Vertbois. — Ce qui est certain, c’est qu’une résidence d’été sera indispensable pour nos santés. Nous achèterons le château de Merané, près d’Amboise. L’air de la Touraine, est excellent pour vos bronches et mes rhumatismes.
Zoé Lacave. — Vous voyez grand, monsieur le comte ; ce château, n’est-ce pas, vaut ?…
M. de Vertbois, qui vit avec six mille livres de rentes, très incertaines. — Une bagatelle. Deux millions. Nous aurons une meute et chasserons à courre.
Madame de Vertbois. — Parlez pour vous, Norbert.
M. de Vertbois. — Vous suivrez en voiture. Au surplus, je n’ai pas pris de décisions définitives en ce qui concerne cet hôtel ; mais je crois que j’y ferai des remaniements de fond en comble.
Madame de Vertbois, effrayée. — Ah ! mon Dieu !…
M. de Vertbois. — Il manque une salle de billard, une salle d’escrime et un grand cabinet d’hydrothérapie monté avec tout le luxe possible.
Zoé Lacave. — Comptez-vous beaucoup recevoir, monsieur le comte ?
M. de Vertbois. — Certainement. Nous donnerons de grandes fêtes ; et, j’y pense, une salle de théâtre ne sera pas de trop. En développant la serre et en élargissant le salon bleu, on pourra avoir quelque chose de très coquet.
Madame de Vertbois, levant le doigt. — Norbert, Norbert… Savez-vous seulement ce que la tante aura décidé à notre égard ?
M. de Vertbois. — A qui voulez-vous qu’elle laisse sa fortune ?
Madame de Vertbois. — Je ne sais pas, j’ai de vagues craintes…
M. de Vertbois. — Vous avez toujours eu peur, et de tout. Ce qui me préoccupe bien plus, c’est de voir se prolonger l’état de cette pauvre malade. Elle n’a plus aucune joie ; sinon de manger… si cela s’appelle manger… Engloutir serait plutôt le terme juste. Voyons, Zoé, combien pensez-vous que cela puisse traîner encore ! Que disent les médecins ?
Zoé Lacave. — Ils ne sont pas d’accord. M. Surnulot déclare qu’elle ne passera pas deux mois ; M. Hochelet affirme qu’elle peut vivre encore des années.
Irruption d’une femme de chambre qui, agitée, très vite annonce :
— La garde prie mademoiselle de venir tout de suite. Mme Goulart a une syncope qui n’en finit plus.
Zoé Lacave se précipite. M. et Mme de Vertbois se regardent, comme deux augures, avec un sourire qui veut paraître triste ; puis ils détournent leurs regards, trop expressifs.