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Tante Million

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QUELQU’UN PASSE

Morancez s’attabla devant le petit abattant de bois, garni d’une nappe, à deux couverts, que le garçon à veste blanche du wagon-restaurant lui désignait.

Machinalement, il releva sa mèche grise, vérifia, sur l’image renvoyée par une glace incrustée de panneau, l’épingle piquée sous le nœud de sa régate. Quarante-sept ans, l’air fier, un peu triste ; un masque pétri par l’usure de la vie ; la distinction de l’homme et de la carrière : il retournait à Madrid occuper son poste d’ambassadeur.

Des Anglais à haute charpente s’installaient dans un angle ; un couple allemand gras, l’homme barbe et lunettes, la femme coiffée d’une tourte de drap, échouèrent non loin de lui. Un Américain glabre, faux Napoléon, s’assit vis-à-vis d’un Espagnol brun, très Alphonse XIII. Morancez leva les yeux et s’inclina légèrement. Le garçon guidait vers lui une jeune femme en chapeau blanc et voile blanc, jaquette de tussor beige ouvrant sur un corsage de mousseline neigeuse à boutons bleu pâle.

Jeune femme ou jeune fille ? Elle avait la grâce élégante de l’une et la gaucherie délicate de l’autre. Très jeune, en tout cas ; cette fleur du teint, ce lisse de la chair qui font penser à l’éclat d’une rose ouverte du matin. Elle parcourait le menu que, poliment, Morancez venait de lui offrir et qu’à son tour, d’un air négligent, il consulta ; hors d’œuvre, truite sauce hollandaise, poulet poêlé, rosbif aux pommes, haricots verts.

Un garçon, débouchant les bouteilles, déposait sur la nappe son panier de bouchons et de capsules d’étain : un tas d’épluchures. La jeune femme demanda une demi-bouteille d’Apollinaris, Morancez prit de la bière.

Son regard, forcément, si discret fût-il, rencontra celui de l’inconnue : court malaise, tâtonnement de deux curiosités à demi indifférentes : il semble qu’entre âmes et corps étrangers, par d’invisibles antennes, on s’effleure, on se replie ou l’on se cherche.

L’homme social dominait Morancez, et depuis longtemps avait aboli, sous sa distinction un peu froide, la spontanéité, l’élan de sympathie conquérante. Habitué à se tenir très ou trop correctement, une gêne et un ennui le saisirent : cette paralysie des convenances qui enserre le civilisé. Il pensa à tel de ses amis, au peintre Korys, par exemple. Déjà Korys, entreprenant, avec sa large face de satyre de Jordaens, les yeux vifs, le sourire expansif, serait entré en conversation avec sa voisine.

Morancez, une fois de plus, détesta, non le voyage et son but, son changement d’horizon et l’allégement de soucis qu’il apporte, mais le voyage et le parcours, la quasi-intimité imposée dans les couloirs et en ce wagon-restaurant, avec des étrangers. Cependant il aurait dû être blasé. N’avait-il pas vécu à Londres, à Vienne, à Constantinople ? N’avait-il pas séjourné à New-York ? Ne connaissait-il pas presque tous les sites réputés de la vieille terre et le ronron sourd des grands express, et le halètement d’hélice des paquebots monstres ? Partout, sous les cieux les plus divers, n’avait-il pas étudié la face humaine et coudoyé des échantillons de toutes les races ? Comment se faisait-il, alors, qu’il demeurât silencieux et embarrassé, lui, si à l’aise d’habitude, devant l’énigme fugitive d’une jolie passante ?

Cette femme, ou cette jeune fille, il ne la reverrait probablement jamais. Que de rencontres aussi brèves avaient noué entre lui et de vivantes images l’entrelacs d’un fil ténu, aussi léger qu’un fil de la Vierge, et aussi facile à rompre !

Le garçon servait les hors-d’œuvre. Morancez présenta à sa partenaire les radis et les concombres ; elle préféra les anchois et la salade de tomates. Bien souvent, il s’était amusé à ce jeu frivole de discerner la personnalité réelle sous le masque, et de repérer l’entité probable de ses compagnons de voyage. Ici, il se sentit en défaut. L’extrême jeunesse de sa compagne fortuite déroutait sa perspicacité.

La vie, de ses griffes, de ses morsures, de ses rides, inscrit sur un visage de femme, comme en un livre ouvert, le secret des passions, l’aveu des joies et des peines, la marque des professions, le mystère des destinées. Mais là, sur ces traits presque enfantins, comment lire ce qui n’était ni gravé ni même ébauché ? Il ne discernait que ces ombres légères et ces clairs de jour rapides qui ne trahissent que la surface de l’âme : vague timidité, léger ennui, poses négligemment distantes, indiquées par tel regard au paysage, tel penchement de tête sur un doigt replié, tel coup d’œil à des voisins de table.

« Comme elle eût préféré, sans doute, être servie à part ? se dit Morancez. Mon âge, mes cheveux gris et ce manque de liant dont ma profession de courtoisie n’a pu me guérir, tout cela doit la rebuter. Et ma réserve même. Des attentions trop précises, trop galantes, me sont interdites. Un jeune homme lui sourirait même d’un visage fermé ; ses yeux au moins traduiraient l’intérêt qui s’attache à toute femme et le désir inavoué qui s’émeut sous chaque approche de l’Ève éternelle.

« Pour elle, je suis sans attrait ni saveur. Un silencieux importun. Et, cependant, sa grâce me touche, et, si désintéressé que soit l’hommage réticent de mon attitude, peut-être sent-elle bien que je ne suis pas si indifférent à ce que cette minute sans suite comporte de furtives sensations.

« Elle mange avec l’appétit, à peine déguisé, d’un organisme neuf ; la truite saumonée ne se distingue pas pour elle par une nuance de perfection ou de fraîcheur que l’affinement perçoit, et qui me fait, de goût difficile et d’estomac fatigué, laisser contre toute bienséance, ma portion presque intacte. »

Automatique, il lui tendit le flacon de poivre qu’elle cherchait. Puis, avec le rosbif, la moutarde, et un peu plus tard les cure-dents.

Plus il l’examinait, moins il la précisait. Sa race même ne se déterminait pas clairement. Il la supposa, cependant. Méridionale et Latine. Rang ? moyen : bourgeoisie aisée sans doute. Et, à la voir si jeune, il admira ce qu’elle portait en puissance d’inconnu pour les autres et pour elle-même, les hasards et les possibilités du sort, le bonheur qu’elle aurait ou l’accident tragique, l’amour et ses misères, l’enfant et ses joies douloureuses, la vieillesse affligeante, la mort sans visage, la Fin voilée comme un spectre qui se dresserait devant elle, à l’heure voulue.

Un cahot du train inclina leurs têtes l’une vers l’autre : l’esquisse d’un sourire passa entre eux.

« Si Korys était là ! se répétait-il. Mais n’importe qui : le premier venu. Un fat saurait lui parler, un goujat oserait même lui faire du pied. Combien d’aventures plaisantes et de faciles amours sont nées d’un contact audacieux, d’un frôlement inquisiteur… Beaucoup de femmes ne sont-elles pas à qui veut les prendre ? »

Il se rappela d’étonnantes bonnes fortunes, des épisodes galants, des nuits de bal masqué, des amoureuses d’un mois, d’une semaine, d’un moment ; il revit des visages aussi frais que celui qu’il contemplait là, souriant à l’angoisse sèche de son désir et répondant ensuite par une expression délicieuse de volupté à sa conquête prompte. Que valait celle-ci ? Plus, ou moins ? Pourquoi plus ? Pourquoi moins ? Autant, sans doute.

Jeune fille : ce mot la gardait d’un sceau, d’une investiture. Mais bien des jeunes filles, libres malgré elles, — la vie étroite, le goût du luxe, — ne courent-elles pas leur chance ? N’avait-il pas eu de secrètes histoires, jadis, avec des jeunes filles que, cependant, le respect du monde, les fictions sociales entouraient, et qui s’étaient jetées, d’elles-mêmes, à sa tête ?

Qu’allait-il chercher là ?… C’était loin. A présent, marié, père de deux grands fils, alourdi d’honneurs et de titres, sa carrière faite, il n’était plus l’homme des sentiments ou de sensations semblables. Ses courtes et rares infidélités — on n’est pas parfait — dataient déjà d’un autre temps. Et même, si cette inconnue eût été femme, et non jeune fille, et consciente, et responsable, — n’avait-elle pas dans le voile flottant, le rejet des épaules, une assurance lascive, un rien d’aventurière ? — il n’eût pas compromis son repos, et l’affection sûre qu’il portait désormais à Mme Morancez, douce, malade et résignée.

Un garçon passait les fromages, qu’elle et lui refusèrent, une corbeille d’abricots insuffisamment mûrs et de grosses cerises cœur-de-pigeon. Puis ce furent l’addition, la monnaie, le pourboire, les petits rites coutumiers et médiocres. Voilà qu’en cette seconde où, rejetant sa serviette en tampon sur la nappe, elle allait disparaître, Morancez éprouvait un regret.

Un regret fugace, peu et beaucoup : quelque chose de sans nom et de sans forme l’étreignit. La conscience d’une occasion perdue, d’un bonheur fugitif envolé. Ah ! sa jeunesse, sa belle jeunesse aventureuse ; l’époque où, plein d’illusions et sans scrupules, on risque son va-tout, et neuf fois sur dix on réussit.

Mais un dernier regard sur l’inconnue le persuada de l’inutilité de ce regret. Comme allégée d’un de ces vains supplices que la contrainte sociale nous inflige, elle se dressait. Ils échangèrent un léger salut. Morancez la vit s’éloigner harmonieusement.

Il s’aperçut alors dans la glace, grisonnant, un peu las. Et, délivré à son tour d’un insaisissable malaise, il alluma une cigarette, songeant qu’après tout il devait grâce au destin d’avoir mis en face de lui, jeune et charmante, cette apparition, telle une rose nue à qui l’on sait gré d’être suave, sans plus.

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