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Tante Million

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L’ÉPREUVE

Fanny Presles recula, horrifiée de stupeur. C’est la secousse qui suit l’accident ; on se hâte, on vit toujours, on n’a rien ; mais l’ébranlement persiste. Il y a quelque chose de cassé, dans la minute, de transformé, dans l’espace. On ne se retrouve pas : c’est un réveil hagard.

Sur le visage de Fanny se peignait une incrédule angoisse. Derrière le rideau de feuillage, elle entendait le chuchotement, les voix tendres. Sous ses yeux, Jacques, son mari, venait d’embrasser Thérèse Allis, leur jeune amie. Elle n’avait pas rêvé : il l’embrassait !

Ce baiser sur la bouche qui était descendu impérieux, conquérant, et avait lié, une seconde, la résistance pâmée de la jeune fille et sa mâle ivresse, à lui : quelle horreur ! Fanny avait vu, elle entendait. Ah ! que faire ?

Se montrer, déclencher le drame ? Avec des phrases qui dépasseraient le ton juste et des gestes involontairement exagérés, flétrir les coupables ? Puis la scène, la scène convulsive, hachée d’imprécations et de sanglots, où elle exigerait le renvoi immédiat de l’intruse, repousserait les affirmations maladroites de Jacques ; le tout pour constater ensuite, brisée, l’effondrement de sa vie ; quinze ans de bonheur saccagés en cinq minutes !

Se taire ? Elle le pouvait. On ne l’avait pas entendue s’approcher à pas de loup du cabinet de verdure. Ils n’avaient pas soupçonné sa présence. Se taire ? La vie continuait, rien ne s’était passé, sauf l’irréparable !

Elle rentra dans sa chambre, se réfugia dans ce nid d’intimité qui n’évoquait pour elle que joies sereines, ardeurs douces, la stabilité du foyer, les beaux émois de l’alcôve. Voyons, elle ne l’avait pas rêvé, que pour Jacques, au commencement du printemps, elle était encore l’aimée, la désirée. Cette maison de famille, où ils fuyaient pendant six mois Paris et sa vie trépidante, leur avait toujours porté bonheur. Sa Toinette y avait été conçue, il y a huit ans ; et, il y en a quatre, son Pierrot y était né. Pourquoi, l’été venu, avaient-ils reçu cette étrangère ? Cette Thérèse Allis en qui, dans sa foi aveugle à la fidélité de Jacques, elle n’avait su deviner une rivale ! Et quelle rivale ! Le charme à peine éclos d’une fleur de volupté, d’une haute et grande rose. L’éclat, la jeunesse, la gaieté triomphante. Ce qui lui manquait, à elle, paisible, tendre et commençant déjà à se faner, un peu, à peine, comme un lys dans une pièce close.

Et elle n’avait rien soupçonné ; il avait fallu que le hasard éclairât d’une lumière brusque des impressions si fugaces qu’elle n’avait su les rattacher à une chose précise, tant son indulgence avait tenu à s’expliquer ce qui à d’autres eût semblé équivoque ou inquiétant. Le sans-gêne libre de Thérèse Allis ? Façons d’étudiante, l’indépendance d’une future doctoresse condamnée par la nécessité à évoluer, en camarade, au milieu des hommes. La part aussi d’une éducation incomplète, Thérèse n’ayant pas eu de mère ; et cela avait mieux valu, puisque l’ex-Mme Allis, divorcée, courait le monde, en un veuvage perpétuellement consolé.

La familiarité de Jacques avec elle ? Protection d’ami du pauvre Allis envers l’orpheline, tutelle de savant envers l’élève recueillie et fervente à qui, médecin de valeur, et bien qu’il n’exerçât plus, il enseignait la méthode, l’histoire clinique, les théories, tout ce qui l’avait passionné et le passionnait lui-même encore.

Qu’il s’éprît de cette enfant, non, Fanny ne l’eût pas supposé. Et elle se le reprochait amèrement. Folle, d’avoir cru, parce que Jacques lui était apparu jusqu’alors fidèle, qu’il le demeurerait toujours ; comme s’il fallait compter pour rien les mille embûches de la vie ; comme si Jacques, qu’elle avait cru plus qu’un homme, et qu’elle savait une conscience et un cœur d’élite, n’était pas pétri, lui aussi, de chair, de sang et de boue, comme tous les autres.

En travers de son lit, face à la muraille, anéantie, elle sanglotait. Fallait-il, mon Dieu ! qu’elle eût été romanesque pour croire, candidement orgueilleuse et endormie dans son bonheur, qu’elle échapperait au sort commun ? Dire qu’elle pensait : « Notre ménage est l’unique ! » Et ce lot divin de la chance, elle l’acceptait au point de le juger tout simple, une chose due. Est-ce qu’elle ne savait pas, voyons !…

Est-ce que ses meilleures amies n’étaient pas malheureuses ? Anna Timon, mariée à un jaloux érotomane qui la traquait de soupçons, de reproches absurdes et atroces ? Claire du Bosset, trompée pour un vieux crapaud fardé, un monstre vieilli ? Guichette, surnom de la petite Armel, qu’un joueur et un débauché avait peu à peu pervertie et détraquée ?

« Un ménage unique ! » Fanny l’avait cru. Et, bizarrerie déconcertante, elle le croyait encore, malgré l’évidence du désastre. Portée aux illusions, bonne et d’un idéalisme d’enfant, elle se disait :

« Non, Jacques m’aime ! Jacques ne peut tenir à cette petite ! Que je tente un grand coup, — ni scène ni reproches !… — oui, un grand coup généreux, une épreuve décisive ; et Jacques, bouleversé, repentant, me reviendra. Je vais lui offrir… Il reculera devant la catastrophe… Il ne peut renoncer à tant d’années d’union, au lien des habitudes, à ses enfants, à moi… »

S’étant bassiné les yeux d’eau fraîche, ayant passé un peu de poudre de riz sur ses joues et mis sa robe de tussor blanc, — une toilette qu’il aimait, — après s’être contemplée un moment au miroir, pâle, mais résolue, le cœur battant à grands coups d’une indicible angoisse où l’espoir dominait, Fanny Presles alla retrouver son mari dans son cabinet de travail, où, elle s’en était assurée, il serait seul.

Comment se noua l’entretien, elle ne put se le rappeler par la suite. Mais, très vite, elle en arriva à ceci ; et ces paroles solennelles, elle s’efforça de les prononcer avec tout son calme, afin que l’épreuve eût tout son effet, que Jacques la crût et répondît sans arrière-pensée, mû par la seule impulsion de sa droiture :

— Je te rends, mon ami, ta liberté. Tu aimes Thérèse, tu peux l’épouser. Je ne suis pas de celles qui se cramponnent à un mari qu’elles adorent, quand celui-ci ne les aime plus. Règle le divorce je m’inclinerai. Je ne serai jamais un obstacle à ton bonheur.

Elle le regarda. Il ne vit pas le piège. Il ne scruta pas le mensonge. Il ne protesta pas. Il n’exprima ni l’épouvante, ni le remords, ni même le regret. Il ne s’écria pas : « Tu rêves ! » Il ne murmura pas : « Entre elle et toi, est-ce que je puis hésiter ? » Il ne protesta pas : « Mais les enfants ! » Non ! il s’épanouit d’une affreuse joie, car le propre de la passion est de tout détruire en nous et autour de nous, et de se planter au but comme le couteau dans la cible. Il s’écria, tendant les mains :

— Oh ! Fanny, que tu es bonne !

Et comme, hagarde, elle le dévisageait, n’en croyant par sa raison, il ajouta, inconscient et meurtrier :

— Je te devrai ma Thérèse ! Ah ! quelle femme admirable tu es !…

Alors elle poussa un cri effrayant, de bête égorgée :

— Ce n’est pas vrai ! C’était pour t’éprouver ! Et toi !… Toi… qui t’imagines…

Elle se tordit les mains.

— Ah !… tu l’as cru ? Vraiment, tu l’as cru ?… Comme cela… Que j’allais m’en aller, en domestique chassée… Et les enfants ? Notre Pierrot… notre Toinette… Tu trouves cela commode ?… Tu les laisses ?… Tu t’en débarrasses… Nos enfants, à qui tu dois protection !… Faut-il que tu aies perdu tout sens moral !… Ainsi, pas une seconde d’hésitation : le seul cri qui t’échappe est celui de la délivrance. Nous t’encombrons… Vider la place ! Ah ! non, non, et non ! Je resterai… je ne pars pas ainsi… Je ne suis pas coupable, je suis innocente, moi… Mais rappelle-toi… J’ai été ta compagne tendre, soumise, dévouée ! Je t’ai aimé ! Je t’aime !… Cela compte, aimer !… As-tu assez vite accepté cette offre tendue à ta crédulité ? Pour un homme intelligent, laisse-moi te le dire, tu es jeune !…

Et devant les yeux largement ouverts, l’air bouleversé de son mari, elle éclata d’un rire navrant.

— Il y a maldonne, Jacques ! Ce n’est pas nous qui partirons ! Mais cette ingrate, cette petite arriviste sans cœur qui veut te voler à nous, à nous ta vraie vie, à nous ton honneur, à nous ton devoir. Ne compte pas sur ma faiblesse, sur ma bonté même pour te faciliter ce crime que tu as avoué, que dis-je, que tu as proclamé avec un tel cynisme, malheureux !

Jacques Presles était devenu très pâle.

— Ah ! fit-il simplement.

Et entre eux tomba un silence d’agonie, où râlait le souffle désespéré de l’épouse, tandis qu’on entendait, dans le fond du jardin, les rires joyeux des enfants.


Le divorce qu’elle lui refusait, Jacques l’arracha au bout d’un an à la lassitude et au désespoir de sa femme, abreuvée d’humiliations et de dégoûts. Il se maria avec Thérèse Allis. Fanny n’eut donc ni le mérite de son faux sacrifice, ni la consolation de voir se dresser la justice tardive des choses, car elle mourut d’un accident d’auto, avant de savoir que Jacques, dans un mariage réassorti, était malheureux et la regrettait douloureusement.

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