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Théâtre de Hrotsvitha: religieuse allemande du dixième siècle, traduit pour la première fois en français avec le texte latin revu sur le manuscrit de Munich

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The Project Gutenberg eBook of Théâtre de Hrotsvitha

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Title: Théâtre de Hrotsvitha

Author: Hrotsvitha

Translator: Charles Magnin

Release date: February 2, 2015 [eBook #48135]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Bibimbop, The Internet
Archive/Canadian Libraries and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK THÉÂTRE DE HROTSVITHA ***

— Note de transcription —

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.

L’original se présente avec le latin sur les pages de gauche, et la traduction en français à droite. Pour des raisons de place, il n’a pas été possible de garder cette présentation. Toutefois pour chaque dialogue, cliquer sur le symbole → renverra à l’autre version.

La Table des matières se trouve ici.

THÉATRE
DE
HROTSVITHA
RELIGIEUSE ALLEMANDE
DU Xème SIÈCLE

TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS AVEC LE TEXTE LATIN REVU SUR LE MANUSCRIT DE MUNICH

PRÉCÉDÉ
D’une introduction et suivi de notes

PAR
Charles MAGNIN
Membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

A PARIS

CHEZ BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRE DE L’INSTITUT ET DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
Rue du Cloître-Saint-Benoit, 77


1845

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.

CAUSERIES ET MÉDITATIONS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. 2 vol. in-8o.

LES ORIGINES DU THÉATRE MODERNE, t. Ier, Introduction complète. 1 vol. in-8o.


DE LA MISE EN SCÈNE CHEZ LES ANCIENS. (Présentation des pièces, comités de lecture, censure dramatique), Revue des Deux-Mondes, no du 1er septembre 1839; (Distributions des rôles, directeur de troupes, acteurs), no du 14 avril 1840; (Affiches, annonces, billets d’entrée), no du 1er novembre 1840.

LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE; QUEROLUS. Revue des Deux-Mondes, no du 15 juin 1835.

FRAGMENTS INÉDITS D’UN COMIQUE DU VIIe SIÈCLE. Bibliothèque de l’École des Chartes, t. Ier.

THÉATRE
DE
HROTSVITHA

DE L’IMPRIMERIE DE CRAPELET
RUE DE VAUGIRARD, No 9

THÉATRE
DE
HROTSVITHA
RELIGIEUSE ALLEMANDE
DU XE SIÈCLE

TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS
AVEC LE TEXTE LATIN REVU SUR LE MANUSCRIT DE MUNICH

PRÉCÉDÉ
D’UNE INTRODUCTION ET SUIVI DE NOTES

PAR
CHARLES MAGNIN
MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES

A PARIS
CHEZ BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRE DE L’INSTITUT ET DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
RUE DE CLOÎTRE SAINT-BENOÎT, No 7


1845

Εἰ Σαπφὼ δεκάτη Μουσάων ἐστὶν ἀδόντων,
Ῥοσβὶθ' ἑνδεκάτη Μοῦσα καταγράφεται.

Vilibaldus Birkhammer.

Rara avis in Saxonia visa est.

Henricus Bodo.

HROTSVITHA,
SON TEMPS, SA VIE ET SES OUVRAGES.


I.

Un recueil de drames portant la date du Xe siècle et signé, comme celui-ci, d’un nom de femme, et, qui plus est, de religieuse, est un phénomène des plus remarquables et qui intéresse à la fois les mœurs, les lettres et la discipline de l’Église. Toutefois ce livre, quelque singulier qu’il paraisse, n’est point une œuvre exceptionnelle, sans antécédents et sans analogues. Le théâtre de Hrotsvitha confirme, au contraire, tout un ensemble de faits récemment étudiés et mis en lumière.

On avait cru jusqu’ici trop légèrement qu’entre le VIe et le XIIe siècle de notre ère toute représentation scénique avait été abolie, et qu’il fallait désespérer de rien trouver de ce genre en Europe, pendant toute la durée du moyen âge. Dans une série de leçons présentées, il y a dix ans, à la Faculté des lettres de Paris, j’ai essayé d’établir la vérité contraire, en produisant un grand nombre de textes et de monuments jusque-là négligés ou inconnus. Chaque siècle ainsi patiemment interrogé est venu déposer de l’incessante activité du génie scénique. La période féodale elle-même, cet âge de concentration religieuse et de morcellement social, durant lequel il semble qu’il ne pût exister pour le drame ni poëte, ni scène, ni spectateurs, nous a fourni le plus inattendu et le plus riche contingent théâtral. C’est en pleine féodalité, au milieu de la moins lettrée des époques obscures, dans le Xe siècle, en un mot, à qui l’on refuse généralement toute science, toute poésie, tout sentiment du beau, toute délicatesse de pensée ou de langage, que s’est montré à nous le monument le plus considérable et le moins imparfait de ce théâtre intermédiaire, dont on avait jusqu’ici méconnu l’existence, parce qu’on s’obstinait à le chercher par habitude dans des lieux et sous des formes qui depuis longtemps n’existaient plus.

Éclairé par l’étude des origines de la tragédie grecque, que nous avons vue sortir demi-lyrique des hiérons de Bacchus et des processions dionysiaques[1], nous avons pensé que du VIe au XIIe siècle le drame chrétien devait se montrer dans les parvis ou sous les arceaux mêmes de nos plus anciennes cathédrales. En effet, depuis la chute du polythéisme, et surtout depuis l’établissement des conquérants barbares dans les provinces romaines, les théâtres antiques avaient cessé peu à peu de recevoir la foule déshabituée des spectacles sanglants ou obscènes qui charmaient la corruption payenne. La plupart de ces édifices avaient été successivement transformés en citadelles contre les invasions des Goths, des Francs, des Sarrasins et des Normands. Plus tard, avec les pierres tirées de leurs ruines, la société chrétienne et barbare éleva les seules constructions dont elle eût besoin, à savoir, des donjons sur la crête des collines, pour l’aristocratie militaire; dans la plaine et dans les villes, des cathédrales et des abbayes pour l’aristocratie intellectuelle et cléricale. A la place des cirques et des amphithéâtres, qui avaient autrefois réuni d’immenses populations dans une même idée comme dans une même enceinte, on vit s’élever les églises aux larges nefs, véritables lieux d’assemblée, ainsi que leur nom l’indique, qui recevaient, aux jours solennels, et réunissaient, sans les confondre, les fidèles de tous les états, les barons et les clercs, les hommes d’armes et les artisans, les manants des cités et les serfs de la glèbe, et présentaient ainsi, malgré la séparation profonde de toutes les classes, la chose dont le drame a besoin par-dessus toute autre, je veux dire, un grand auditoire prêt à s’unir dans une pensée sympathique et à palpiter sous une émotion commune.

[1] Voyez Les origines du théâtre moderne; t. Ier, Introduction.

Il en fut de même et mieux encore dans l’enceinte des monastères, ces asiles privilégiés, qui s’ouvraient pourtant à toutes les conditions, et, à de certains jours, conviaient les séculiers à leurs fêtes. A l’abri de ces sanctuaires de la science, de la piété et des beaux-arts, le drame au moyen âge put se développer plus hardi, plus poétique, plus affranchi de l’inflexibilité des rites. Que l’on compare les pièces de Hrotsvitha aux drames si sévèrement liturgiques qui, à cette époque et même un peu plus tard, étaient offerts par le clergé à la dévotion populaire; que l’on rapproche, par exemple, Gallicanus ou Callimaque, ces œuvres presque laïques et à demi mondaines, du rigide et court Mystère des Vierges sages et des Vierges folles, espèce de séquence dialoguée qu’a publiée M. Raynouard[2], et qu’on nous dise si ce dernier morceau n’a pas, dans sa concision toute hiératique, un caractère de roideur ou, si l’on veut, de gravité sacerdotale, qui le distingue, de la manière la plus tranchée, des six drames que nous publions. Dans ceux-ci, on sent, à chaque scène, un auteur non-seulement nourri de l’Écriture, des Pères et des agiographes, mais familier avec les vers de Plaute et de Térence, d’Horace et de Virgile; on sent un auteur qui écrit non pour être psalmodié du haut d’un jubé, mais pour être joué avec apparat dans la grande salle d’un noble Chapitre. En effet, nous savons, à n’en pas douter, que c’est dans une illustre abbaye saxonne que furent représentés les drames de Hrotsvitha, probablement en présence de l’évêque diocésain[3] et de son clergé, devant plusieurs nobles dames de la maison ducale de Saxe et quelques hauts dignitaires de la cour impériale, sans compter, au fond de l’auditoire, la foule émerveillée des manants du voisinage et (qui sait même?) plus loin, sur les marches du grand escalier, quelques serfs ou gens mainmortables de la riche et puissante abbaye[4].

[2] Voy. Choix de poésies des troubadours, t. II, p. 139–143.
[3] L’abbaye de Gandersheim était placée sous la juridiction de l’évêque d’Hildesheim.
[4] Pour les serfs de Gandersheim (mancipii utriusque sexus), voyez une charte de 973 donnée à cette abbaye par Othon Ier, et publiée par Leibnitz (Scriptor. rer. Brunsv., t. II, p. 375).

C’est une chose étrange à dire, et pourtant aussi vraie que singulière: l’abbaye de Gandersheim est au Xe siècle, comme la royale maison de Saint-Cyr au XVIIe, un sujet obligé d’étude pour tout historien sérieux du théâtre. Ce célèbre monastère a été pour l’Allemagne une sorte d’oasis intellectuelle, jetée au milieu des steppes de la barbarie. Là fleurirent mieux qu’en aucun autre endroit du nord de l’Europe, la piété, les arts, la civilisation et la poésie. Cette sainte demeure, recommandable à tant de titres, a un droit particulier à la vénération des amis des lettres. Je n’hésite pas, quant à moi, à la saluer, sinon comme le plus ancien, du moins comme un des plus glorieux berceaux de l’art des Lope de Vega, des Calderon et des Corneille.

II.

L’abbaye de Gandersheim ou de Gandesheim, de l’ordre de saint Benoît, a été fondée ou plutôt restaurée en 852[5], par un des arrière-petits-neveux de Witikind, Ludolfe, d’abord comte, puis duc de Saxe, lequel entreprit cette œuvre pieuse à la prière de sa femme Oda, princesse de race franque[6]. Le premier siége de ce monastère fut à Brunshusen, ou Brunshausen; mais, dès 856, l’emplacement ayant paru insuffisant, Ludolfe résolut de transférer cette sainte maison, à laquelle il avait confié cinq de ses filles[7], sur les bords d’une rivière voisine, nommée Ganda, au milieu de bruyères et de forêts, devenues peu à peu la ville de Gandersheim. Ludolfe, mort en 859[8], ne put achever cette entreprise, qui ne reçut son entière exécution qu’en 881, par les soins et les libéralités de sa veuve. Celle-ci, âgée alors de soixante-trois ans, se retira dans cet asile, et y vécut, après la mort de presque tous les siens, jusqu’à l’âge de cent sept ans. Ce monastère ne compte guère dans la liste de ses abbesses que des princesses du sang impérial ou ducal. Les trois premières, Hathumoda, Gerberge et Christine, étaient toutes trois filles des fondateurs, et administrèrent l’illustre abbaye du vivant et d’après les conseils de leur mère. Il y a, si je ne me trompe, un rapport frappant, et qui n’est peut-être pas fortuit, entre cette vénérable centenaire, qui vit disparaître presque tous les siens et ensevelit de ses mains affaiblies quatre de ses filles mortes au service du Christ, et un des drames que l’on va lire. Je veux parler de la dernière pièce du recueil, intitulée Sapience, où nous voyons une mère, courbée par les ans, creuser la tombe de ses trois filles, mortes pour la gloire de Jésus-Christ, et exhaler ensuite pieusement son âme dans une fervente prière.

[5] Voy. Annal. Quedlinburg., ap. Pertz., Monumenta Germaniæ, t. V, p. 46.—A toutes les autorités originales que j’allègue pour l’histoire du monastère de Gandersheim et de ses abbesses, il faut ajouter le livre de J. Chr. Harenberg, intitulé Historia ecclesiæ Gandersheim. diplomatica, Hannoveræ, 1734, qui les résume et les discute, malheureusement avec plus de prolixité que de jugement et de critique. Cet ouvrage de 1758 pages in-folio est destiné à former le supplément des Scriptores rer. Brunsv. de Leibnitz.
[6] Voy. Agii Vit. Hathum., ap. Pertz., Monum. German., t. VI, p. 167, et Hrotsvith. Carm. de primord. et construct. cœnob. Gandesheim., v. 22.
[7] Voy. Agii Dialog., v. 553, ap. Pertz., ibid., t. VI, p. 186.
[8] Le savant M. Pertz assigne (ibid., t. VI, p. 165 et 311), d’après les Annal. Xantenses, publiées par lui (ibid., t. II, p. 231), l’année 866 à la mort de Ludolfe, contrairement à plusieurs témoignages réunis par Leuckfeld dans ses Antiquitates Gandesheimenses, p. 20, lesquels fixent la mort du duc à l’année 859.

Lorsqu’en 874 (année funeste, signalée par la peste et par la famine), la première abbesse de Gandersheim, Hathumoda, fut rappelée à Dieu, à l’âge de trente-trois ans, il se passa dans l’intérieur de cette pieuse maison, un spectacle dont le souvenir doit occuper une place notable dans l’histoire littéraire. C’était alors l’usage aux obsèques des abbés et des abbesses, de réciter et souvent même d’improviser, sur leurs tombes, des dialogues funèbres, espèces de nénies dramatiques, dont il nous est parvenu plus d’un curieux exemple. A la mort de Hathumoda, Wichbert, d’abord moine au couvent de Corbie en Saxe, puis religieux dans l’abbaye de Lampspring[9], et, enfin, évêque d’Hildesheim, Wichbert qui, en cette qualité, devait bientôt (en 881) faire la dédicace des nouvelles constructions de Gandersheim, et qui paraît avoir été allié par le sang à la maison de Saxe[10], vint à Brunshusen présider aux funérailles de la jeune abbesse et échangea avec les religieuses éplorées des gémissements et des consolations pieuses. Nous possédons encore le dialogue, sorte de drame funéraire, où Wichbert remplit le principal rôle, sous le nom d’Agius, traduction grecque de son nom théotisque[11].

[9] Voyez Pertz, Monum. German., t. VI, p. 165.
[10] M. Pertz soutient même (ibidem) que Wichbert devait être fils de Ludolfe et d’Oda, et par conséquent frère de Hathumoda. Cette assertion est purement conjecturale.
[11] C’est l’opinion d’Eccard, qui a publié le premier ce poëme (Veterum monument. Quaternio, p. 27), opinion que combat Bernard Pez. Voyez Agii Dialog., in Thesaur. anecdot. noviss., t. I, pars IIIe, p. LXXXIII et 311, et Pertz., Monument. Germ., t. VI, p. 165, seqq.—Ce dialogue et le prologue en prose qui le précède contiennent plusieurs détails intéressants sur le monastère de Gandersheim et sur la famille ducale de Saxe.

Cependant Gerberge succéda à sa sœur Hathumoda; mais la vocation de cette princesse eut à soutenir de bien pénibles épreuves. Elle était mariée au comte Bernhard, quand elle prit la résolution de se retirer à Gandersheim, sous l’aile de sa sainte mère. Le rude Saxon vint l’y réclamer et menaçait d’employer la violence. Forcé de partir pour une expédition militaire, il jura qu’à son retour il saurait bien contraindre sa femme à rentrer dans le manoir commun et à partager le lit conjugal; mais il fut tué avant la fin de la campagne. Dans cette aventure, racontée avec complaisance par Hrotsvitha dans un de ses ouvrages[12], il est difficile de ne pas reconnaître ce qui lui a inspiré le choix de sa première pièce de théâtre. Il est vrai que, bien différent du comte Bernhard, Gallicanus renonce volontairement à la possession de sa fiancée; mais il n’en existe pas moins entre la délicate situation de Constance et celle de Gerberge, une frappante analogie, qui ne pouvait manquer de doubler, pour les chastes habitantes de Gandersheim, l’intérêt qu’offrait déjà par elle-même l’histoire de Constance et de Gallicanus.

[12] Carmen de primord. et construct. cœnobii Gandesh., v. 320, seqq.

Après vingt-deux ans de fonctions abbatiales, l’an 896, Gerberge alla rejoindre Hathumoda[13]. Alors Christine, la plus jeune des filles de la duchesse Oda, alors âgée de cent-un ans, lui succéda. Six années après, en 903[14], les descendantes directes des fondateurs venant à manquer, une savante religieuse du monastère, nommée Hrotsvitha[15], fut élue quatrième abbesse. On a souvent confondu cette première Hrotsvitha avec la simple nonne du même couvent, qui, soixante ans plus tard, rendit ce nom si célèbre. Suivant les uns, Hrotsvitha l’abbesse sortait de la seconde branche de la famille ducale de Saxe, et était fille du duc Othon l’Illustre, second fils de Ludolfe et père de l’empereur Henri l’Oiseleur[16]. Selon d’autres, Hrotsvitha était fille d’un roi de Grèce[17]; origine romanesque, et d’autant moins vraisemblable, que les filles allemandes étaient seules admises dans le couvent de Gandersheim. Au reste, quelle que fût sa naissance, cette première Hrotsvitha était digne par ses talents de gouverner la noble abbaye. Elle excellait en plusieurs sciences, notamment dans la logique et la rhétorique. Elle avait même composé un traité de logique fort estimé, qui ne nous est pas parvenu[18]. Il serait possible que les Vies en prose de saint Willibald et de saint Wunibald attribuées par Casimir Oudin à l’illustre nonne Hrotsvitha[19], mais qui sont d’une main certainement plus ancienne, comme Oudin l’a reconnu ailleurs[20], fussent l’ouvrage de la première Hrotsvitha. Elle mourut en 906[21], d’autres disent en 926.

[13] Un ancien catalogue abbatial cité par Leuckfeld (Antiquit. Gandesh., p. 213) fait mourir Gerberge l’an 881, ne lui attribuant que sept années de gouvernement. D’autres historiens placent sa mort à l’an 883 ou 884. La date que j’ai adoptée a pour autorité Hrotsvith. Carm. de Constr. cœn. Gandesh., v. 480, et Thangmar. Vit. Bernw. episc. Hildesh., ap. Pertz., Monum. German., t. VI, p. 763.
[14] Voy. Chron. episc. Hild. et abb. S. Mich. ap. Leibn., Script. rer. Brunsv., t. II, p. 786.—M. Pertz assigne la date de 913 au lieu de 903 à la mort de la duchesse Oda, et celle de 919 à la mort de Christine (Carm. de Constr. cœnob. Gandesh. v. 530). Les auteurs qu’il a suivis (Annal. Quedlinburg., ibid., t. V, p. 45 et Thangmar. Vit. Bernward. episc. Hild., ibid., t. VI, p. 763) attribuent à Christine vingt-deux ans d’administration, comme à sa sœur Gerberge. Christine, suivant moi, mourut en 903, la même année que sa mère et ne lui survécut que de sept mois et non sept ans, comme le dit Thangmar.—Leuckfeld (Antiq. Gand., p. 20) fait mourir Oda en 898.—Cf. Leuckfeld, ibid., p. 216 et 217, et Gasp. Brusch. Chronolog. monast. German., p. 233, 499.
[15] Son nom se trouve écrit Ruitsuinda, Rotsuinda, Rothsmuda et de plusieurs autres manières plus ou moins fautives.
[16] Voy. Chronic. episcop. Hildesh. et abbat. S. Mich., ap. Leibn. Script. rer. Brunsv., t. II, p. 786. L’histoire ne donne au duc Othon l’Illustre qu’une fille nommée Adélaïde, morte abbesse de Quedlinbourg. D’autres chroniqueurs attribuent la même extraction à Luitgarde, qui succéda, comme abbesse, à Hrotsvitha.
[17] Selneccer, Pædagogia, part. I, titul. I, de usuris, cité par Leuckfeld, ibid., p. 217.
[18] Meibomius, Vita Roswithæ Panegyrico Oddonum præfixa, inter Script. rerum German., t. I, p. 706.
[19] Supplem. de scriptor. ecclesiast. a Bellarmino omissis, ad ann. 890.—Ces Vies ont été plusieurs fois imprimées. Voy. Mabillon, Sæcul. III. Sanctor. S. Bened., t. II, p. 176.
[20] Comment. de scriptor. ecclesiast., t. II, p. 508.
[21] Voy. Chron. episc. Hildesh. et abbat. monast. S. Mich. ap. Leibn., t. II, p. 786.—M. Pertz a adopté la date de 927 (Monum. Germ., t. VI, p. 302), d’après les Annal. Hild., publiées par lui (ibid., t. V, p. 54), date que je crois fautive, quoiqu’elle ait des autorités.

Comme l’histoire de ces époques est rarement exempte de légendes superstitieuses, on a raconté que cette savante abbesse eut le pouvoir d’arracher au démon un pacte ou cédule qu’un jeune imprudent avait souscrit de son sang[22]. Cette tradition, glorieuse pour Gandersheim et pour la mémoire de son abbesse, me paraît avoir pu engager notre Hrotsvitha à traiter deux fois indirectement ce sujet fantastique dans ses légendes en vers.

[22] Selneccer, Pædagogia, pars Io, titul. I, de Usuris, ut supra.

L’abbaye de Gandersheim, dont l’abbesse avait le titre de Fürstäbtin et siégeait à la diète, a été sécularisée au commencement de ce siècle. Cependant, sa magnifique église, ainsi que les bâtiments du monastère et leurs dépendances, sont encore debout. Il serait bien désirable que la gravure se hâtât de reproduire, pendant qu’il en est temps, tous les détails de construction et de disposition tant intérieures qu’extérieures de cette vénérable abbaye, à laquelle se rattachent tant et de si précieux souvenirs. Leuckfeld et Harenberg ont joint à leurs volumineux ouvrages sur Gandersheim quelques planches (vues, sceaux, cartes, etc.) qui, bien qu’insuffisantes, ne sont pourtant point sans intérêt.—Passons maintenant à Hrotsvitha.

III.

Nous ne possédons guère sur la vie de cette femme illustre d’autres renseignements que ceux qu’elle nous fournit elle-même dans ses ouvrages, et notamment dans ses préfaces et ses épîtres dédicatoires, dont elle est, par bonheur, assez prodigue. Cette merveille de l’Allemagne a été pour la plupart de ses biographes une occasion d’erreurs d’autant plus graves, que ses écrits, source à peu près unique où il soit possible de puiser avec certitude, ont été plus longtemps moins étudiés et moins bien connus.

On ne s’accorde même pas sur son nom; les variantes sont nombreuses. Cependant, en plusieurs endroits du beau manuscrit de Munich, le seul qui nous reste, et qui paraît de la fin du Xe siècle ou du commencement du XIe siècle, c’est-à-dire, à peu près contemporain, elle se nomme elle-même Hrotsvith[23]. Henri Bodo, moine de Cluse, un des plus anciens historiens qui l’ait citée, l’appelle Hrosvita[24], en élidant le t médial. Il n’est donc pas douteux que tel ait été son nom ou son surnom; je dis surnom, car elle-même traduit, avec une certaine jactance poétique, cette sonore appellation de Hrotsvitha par clamor validus: «Ego clamor validus Gandesheimensis;» moi la voix forte, la voix retentissante de Gandersheim. Tel paraît être, en effet, le sens du vieux mot Hruodsuind, d’où sont venus Hrothsuit et Hrotsuitha. Cette interprétation fournie par elle-même, et que confirme Jacques Grimm[25], détruit l’explication plus gracieuse, et moins solide, de J.-Chr. Gottsched, qui avait proposé de traduire le nom de Hrotsvitha par Rose blanche[26], et renverse, du même coup, une autre hypothèse, encore moins admissible du conseiller Martin Frédéric Seidel[27], qui prétend, d’après Knesebeck (mais sans faire connaître l’ouvrage où ce paradoxe est consigné), que l’H initial de Hrotsvitha n’est pas le signe d’aspiration ajouté si fréquemment, au moyen âge, devant certains noms germaniques, tels que Hrabanus, Hrodolphus, Hcarolus, mais l’abréviation de Helena. Sur cette supposition, Seidel a soutenu que le nom de Hrotsvitha cachait celui de Helena a Rossow, rattachant ainsi notre auteur, à une ancienne famille saxonne mentionnée dans la chronique d’Enzelt, mais que Gottsched ne croit pas remonter, à beaucoup près, au Xe siècle. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’une aussi chimérique conjecture ait été reçue sans difficulté dans un grand nombre d’histoires littéraires estimées, notamment dans celles de Saxius[28] et de Wachler[29].

[23] Voy. la note c[92] de la page 8 du présent volume.
[24] Henr. Bodo, Syntagm. de eccles. Gandeshian., ap. Leib., inter Scriptor. rer. Brunsv., t. III, p. 712.
[25] Lateinische Gedichte des X und XI Jh., 1838, p. IX.
[26] Voy. Nöthiger Vorrath zur Gesch. der deutschen dramatischen Dichtkunst, t. II, p. 13.—Les Bollandistes ont accepté, en partie, cette étymologie: «Vixit Rosvitha sive Hroswitha, formato ab equis pascendis vel rubro alboque coloribus nomine... (Acta Sanct., Jun. t. V, p. 205).»—Harenberg en indique encore une autre. Voy. Hist. eccles. Gandersh. diplomatic., p. 589.
[27] Icones et elogia virorum aliquot præstantium, etc., 1670, in-fol.
[28] Onomast. litter., t. II, p. 157.
[29] Handb. der Gesch. d. Litter., nouv. édit., t. II, p. 254.

On s’est trompé d’une manière moins excusable sur le temps où elle a vécu. D’abord, il faut citer comme un mémorable exemple d’infatuation nationale, l’opinion de l’Anglais Laurent Humphrey, qui jaloux de conquérir cette muse à sa patrie, n’a rien trouvé de mieux que de la confondre avec la poëtesse anglaise Hilda Heresvida, qui vécut au VIIe siècle[30]. Il ne servirait de rien à ce critique trop patriote, de prouver, comme il s’efforce en vain d’y parvenir, que Hilda vivait au IXe siècle[31], puisque Hrotsvitha ne vécut pas plus au IXe siècle, comme le dit Trithème[32], qu’au XIIe, comme on pourrait l’induire de l’index scriptorum mediæ et infimæ Latinitatis de notre illustre du Cange.

[30] Martin Fréd. Seidel et les autres écrivains qui ont réfuté cette extravagante prétention de Laurent Humphrey, ont négligé de nous faire connaître dans quel ouvrage de l’auteur elle est émise.
[31] Voy. pour Hilda, Beda, Histor. ecclesiast., lib. III, cap. 33.
[32] Trithème (Liber de script. ecclesiast., in-4o, 1512, p. 89) fait, ainsi que H. Bodo, Hrotsvitha contemporaine de Johannes Anglicus, «quæ doctrina sua papatum meruit,» c’est-à-dire, contemporaine de la prétendue papesse Jeanne; ce qui revient à faire vivre Hrotsvitha vers l’an 854. Trithème a évité cette faute dans deux autres ouvrages: De viris illustr. German., p. 129, Francf., et Annal. Hirsaugiens., t. I, p. 113.

Il résulte, avec la dernière évidence, d’un poëme de Hrotsvitha (Historia sive panegyris Oddonum), qu’elle écrivait dans la dernière moitié du Xe siècle. Il est plus difficile de déterminer exactement la date de sa naissance et celle de sa mort. Hrotsvitha nous apprend elle-même[33] qu’elle vint au monde longtemps après la mort d’Othon l’Illustre, duc de Saxe, père de Henri l’Oiseleur, arrivée le 30 novembre 912. Ailleurs (préface de ses légendes en vers), elle se dit un peu plus âgée que la fille de Henri, duc de Bavière, Gerberge II, sacrée abbesse de Gandersheim l’an 959[34], et née, suivant toutes les apparences, vers l’an 940[35]. Il résulte de ces deux indices combinés, que Hrotsvitha a dû naître entre les années 912 et 940, et beaucoup plus près de la seconde date que de la première, par conséquent, vers 930 ou 935[36]. La date de sa mort est encore plus incertaine. Un seul point est hors de doute, c’est qu’elle poussa sa carrière fort au delà de l’an 968, puisque le fragment qui nous reste du Panégyrique des Othons comprend les événements de cette année[37], et que postérieurement à ce poëme, Hrotsvitha en composa un autre sur la fondation du monastère de Gandersheim[38]. Casimir Oudin dit qu’elle mourut l’an 1001[39]; elle aurait eu soixante-sept ans, si nous ne nous sommes pas trompés dans nos précédents calculs. Oudin fonde son opinion sur ce que Hrotsvitha a célébré les trois premiers Othons. Il est vrai que le premier livre du poëme, le seul qui subsiste, finit à la mort d’Othon Ier; mais le titre même de l’ouvrage (Panegyris Oddonum), prouve que nous n’en possédons que la première partie. La seconde dédicace adressée à Othon, roi des Romains, qui devint bientôt Othon II[40], formait probablement le préambule du second livre, consacré aux actions de ce prince. Ajoutons qu’on lit dans une chronique des évêques d’Hildesheim[41], que Hrotsvitha a célébré les trois Othons. De ce dernier fait, s’il était bien établi, il résulterait que notre auteur aurait vécu au delà de l’an 1002, ce qui n’aurait, d’ailleurs, rien que de très-vraisemblable.

[33] Carm. de primord. et construct. cœnob. Gandesh., v. 562, seqq.
[34] Voy. Annal. Hildesh., ap. Pertz., Monum. German.; t. V, p. 92.—Cf. Leuckfeld, Antiq. Gandersh., p. 220.
[35] Le mariage du duc Henri, père de Gerberge II, est de 938.
[36] Cette opinion que j’ai émise dans la Revue des Deux-Mondes du 15 novembre 1839, se trouve en partie confirmée par M. Pertz dans ses Monument. German., t. VI, p. 302.
[37] Dans la préface qui précède la première partie de ce poëme, Hrotsvitha s’en remet au jugement de l’archevêque de Mayence, Wilhelmus, fils d’Othon Ier, lequel mourut l’an 968.
[38] Il est certain que le Carmen de primordiis et construct. cœnobii Gandesheimensis est postérieur au Panégyrique des Othons, puisque Hrotsvitha y fait allusion à ce dernier poëme. Voyez v. 80 et 81.
[39] Comment. de script ecclesiast., t. II, p. 506.—Hrotsvitha serait morte la même année que l’abbesse Gerberge II. Voy. Annal. Hildesh., ap. Pertz., Monum. German., t. V, p. 92.
[40] M. Pertz dans le titre de cette dédicace, qualifie ce prince d’Othon II, empereur, prématurément, je crois. Voy. Monument. German., t. VI, p. 318.
[41] Chron. episc. Hildesh. et abb. monast. S. Mich., ap. Leibn., inter Scriptor. rer. Brunsv., t. II, p. 787 et 788.

La vie de cette femme illustre avant son entrée à Gandersheim nous est absolument inconnue. Cependant, elle montre dans ses écrits trop de connaissance du monde et des passions, pour que nous puissions supposer qu’elle leur soit demeurée entièrement étrangère. Quant à sa vie monastique, elle-même nous en révèle quelques particularités fort simples, mais qui sont intéressantes dans leur simplicité. Elle entra au monastère de Gandersheim un peu après Gerberge, c’est-à-dire, avant 959, à l’âge d’environ vingt-trois ans. Elle y perfectionna son éducation religieuse et littéraire. En effet, dans cette pieuse et docte maison, comme dans presque toutes celles de l’ordre de saint Benoît, on mêlait à l’étude des Livres Saints la lecture des chefs-d’œuvres de l’antiquité. Plusieurs écrivains assurent que Hrotsvitha était versée dans les lettres grecques[42], ce dont il nous semble permis de douter. Elle parle avec une modestie naïve de ses premiers essais poétiques. Dans la préface en prose placée à la tête de ses légendes, composées vers l’an 960, elle sollicite l’indulgence pour les fautes qu’elle a pu commettre contre la prosodie, et la grammaire, alléguant pour excuse la solitude du cloître, la faiblesse de son sexe et son âge encore éloigné de la maturité. Elle devait avoir à peu près vingt-cinq ans. «Elle ne s’est proposé, dit-elle, d’autre but en écrivant ses vers, que d’empêcher le faible génie que lui a départi le ciel de croupir dans son sein et de se rouiller par sa négligence; elle a voulu le forcer à rendre, sous le marteau de la dévotion, un faible son à la louange de Dieu.» Dans une invocation en vers élégiaques qui précède le premier de ses récits en vers (l’Histoire de la nativité de la Sainte Vierge), elle demande à la mère de Dieu de lui délier la langue, et rappelle humblement, à cette occasion, l’exemple de l’ânesse de l’Ancien Testament, à laquelle Dieu daigna accorder la parole.

[42] Ces écrivains sont Henr. Bodo (Syntagma de eccles. Gandesh., ap. Leibn., Script. rer. Brunsv., t. III, p. 712); Trithème (Liber de script. ecclesiast., p. 89), Gesner (Bibliothec. univers.) et autres.—Ce qui m’empêche d’admettre leur opinion, c’est que Hrotsvitha, qui travaille sans cesse sur des agiographes, emploie exclusivement des légendes latines ou traduites du grec en latin.

Hrotsvitha mentionne avec reconnaissance ses deux principales maîtresses[43]. La première fut une religieuse de Gandersheim, nommée Rikkarde; la seconde, la jeune abbesse Gerberge II, elle-même, qui, quoique moins âgée que son élève, avait cependant sur elle la supériorité d’éducation qui convenait à une princesse du sang impérial. Hrotsvitha lui a dédié respectueusement plusieurs de ses ouvrages; mais bientôt l’écolière surpassa ses maîtresses et même ses maîtres; car, si elle gémit dans la préface de son premier recueil poétique d’être privée des conseils des hommes habiles, on verra dans l’épître qui précède ses comédies (Epistola ad quosdam sapientes), que l’attention et les suffrages des hommes les plus éminents ne lui manquèrent pas longtemps, et qu’elle reçut bientôt, de toutes parts, des encouragements et des éloges.

[43] Dans les couvents de l’ordre de saint Benoît, un frère, sous le titre de Scholasticus ou d’Écolâtre, présidait à l’instruction des moines. Il paraît que cet article de la règle s’appliquait aux couvents de femmes, aussi bien qu’aux couvents d’hommes.

A tous les mérites qui placent Hrotsvitha au premier rang des femmes célèbres du moyen âge, quelques écrivains ont voulu joindre un talent d’un autre genre. On lit dans une Encyclopédie musicale, dirigée par M. le docteur Gust. Schilling[44], un article, d’ailleurs très-incomplet, où l’on range Hrotsvitha parmi les musiciens compositeurs de l’Allemagne. L’auteur de cette notice prétend que son illustre compatriote a mis en musique le Panégyrique des Othons, ainsi que plusieurs récits héroïques, et il ajoute: «On a encore d’elle le martyre d’une sainte mis en vers et en musique.» Comme il n’existe, à ma connaissance, aucune trace de notation musicale dans le manuscrit de Hrotsvitha, il est fort à craindre que cette assertion dénuée de toutes preuves, ne soit le résultat d’une méprise. Hrotsvitha emploie fréquemment, en parlant de ses poésies, les expressions modulari, componere. Il est probable que le biographe dont nous parlons aura été induit en erreur par ces mots d’une signification fort complexe, et leur aura attribué le sens précis et technique qu’ils n’ont point dans l’occasion présente. Hrotsvitha a bien assez de sa gloire réelle, sans qu’il soit besoin de lui en créer une imaginaire.

[44] Universal-Lexicon der Tunkunst, Stuttg., 1834–1839; 6 vol. in-8o.

Martin Frédéric Seidel, celui-là même qui, dans ses Icones et elogia virorum aliquot præstantium, a si malheureusement transformé le nom de Hrotsvitha en celui de Helena a Rossow, a joint à la notice de cette femme illustre un portrait dont il ne fait pas connaître l’origine. Cette image, qui se retrouve dans Leuckfeld, dans Schurzfleisch[45], dans le Diarium theologicum[46] et même dans le Mercure allemand de Wieland[47], n’en est pas pour cela plus authentique. Il nous a paru sans intérêt de la reproduire, et nous avons de beaucoup préféré emprunter la belle gravure sur bois qui se trouve à la tête de la première édition de Hrotsvitha, donnée par Conrad Celtes, et qui représente l’illustre nonne dans l’habit de son ordre, offrant à genoux ses poésies au vieil empereur Othon Ier. La ressemblance n’est probablement pas fort exacte; mais la scène a de l’intérêt et les traits du moins offrent, à un degré remarquable, le caractère ascétique et passionné, qui convient si bien au temps et à la personne[48].

[45] A la tête de son édition des œuvres de Hrotsvitha, in-4o, 1717, dont nous parlerons plus loin.
[46] Fortgesetzte sammlung von alt. und neuen theolog. Sachen, Leips., 1732, p. 678.
[47] Der neue deutsche Merkur, Weimar, april 1803, t. I, p. 258.
[48] On a attribué cette gravure et les six autres qui ornent l’édition de 1501, à Albert Durer ou à Cranach. Ces planches ne portent ni signature ni monograme, et rien n’indique leur auteur avec certitude. Nous les avons fait réduire, pour les insérer dans notre édition.

IV.

Tous les ouvrages de Hrotsvitha (je pourrais me dispenser de le dire) sont écrits en latin, seule langue usitée au Xe siècle en Occident, pour les compositions littéraires. Il existe deux éditions de ses œuvres, qui toutes deux sont incomplètes. La première a été imprimée en 1501 à Nuremberg, en un volume petit in-folio, par les soins de Conrad Celtes (Meissel), littérateur érudit[49] et poëte lauréat de l’empereur Maximilien, le même à qui l’on doit, dit-on, la découverte des fables de Phèdre et celle de la carte dite de Peutinger. La seconde édition donnée par Schurzfleisch, n’est que la réimpression de celle de Conrad Celtes, augmentée de quelques éclaircissements biographiques et philologiques. Elle parut in-quarto, à Wittenberg, en 1717, et non en 1707, comme porte le titre.

[49] Je dis Celtes, pour me conformer à l’usage; mais lui-même signait Conradus Celtis. Le mot Celtis, traduction du nom allemand Meissel, qui signifie burin, est, avec ce sens, d’une latinité très-douteuse.

Celtes a reproduit assez fidèlement un beau manuscrit de la fin du Xe siècle ou du commencement du XIe, qu’il découvrit et copia dans un monastère de l’ordre de saint Benoît. Ce manuscrit a passé du couvent de Saint-Emméran de Ratisbonne, dans la bibliothèque royale de Munich, où il est aujourd’hui. Personne n’en a fait usage depuis Celtes, qui l’a publié en entier, jusqu’à M. Pertz, qui s’en est servi pour sa nouvelle édition du Panegyris Oddonum[50]. M. Gust. Freytag, qui a donné en 1839 une notice sur Hrotsvitha et une réimpression de la comédie d’Abraham, a regretté d’en avoir perdu la trace[51].

[50] Voy. Monument. German., t. VI, p. 317.
[51] De Hrosvitha poetria, Vratislaviæ, 1839, in-8o, p. 5.

Ce précieux manuscrit est divisé en trois livres ou parties. Le premier livre renferme huit poëmes ou légendes; le second contient nos six comédies en prose rimée. Puis vient un poëme ou long fragment de poëme, intitulé Panégyrique des Othons. Celtes, qui a reproduit ce manuscrit avec assez d’exactitude, a eu pourtant le tort d’en changer sans motif la disposition, qui nous paraît offrir l’ordre véritable et chronologique, dans lequel les productions de Hrotsvitha ont été composées. En effet, l’auteur montre dans la préface du Panégyrique, qui termine le recueil, moins de timidité et de défiance en ses talents que dans la préface de ses drames, et beaucoup moins surtout que dans la préface de ses histoires en vers. Nous allons faire connaître en détail le contenu des trois parties.

Le premier livre, Opera carmine conscripta, se compose de huit récits, savoir: 1o L’Histoire de la nativité de l’immaculée Vierge Marie, mère de Dieu, tirée du protévangile de saint Jacques, frère de Jésus[52]; 859 vers hexamètres léonins, comme le sont tous les hexamètres de Hrotsvitha; 2o L’Histoire de l’ascension de Notre-Seigneur, pièce de 150 vers hexamètres, composée sur un récit traduit du grec en latin par Jean l’Évêque; 3o La passion de saint Gandolfe, martyr; 564 vers élégiaques. L’auteur a employé dans cette pièce un mètre moins grave que dans celles qui précèdent et qui suivent, sans doute parce que le sujet est plutôt comique qu’héroïque. Gandolfe, qui vivait au milieu du VIIIe siècle, sortait de la tige royale des Burgondes. La sainteté du jeune prince était si grande, qu’il reçut le don des miracles. Il épousa une fort belle femme, que Hrotsvitha nomme Ganea, probablement par allusion à ses mœurs dissolues. Elle s’abandonna bientôt à un clerc de la maison de son mari. L’adultère fut prouvé par l’épreuve de l’eau: Ganea se brûla la main et le bras, en les plongeant dans une cuve d’eau tiède. Au lieu d’accepter le pardon que lui offrait généreusement son mari, elle le fit assassiner à Varennes en Bourgogne. Plusieurs miracles opérés sur le tombeau de saint Gandolfe furent racontés à cette méchante femme, qui s’en moqua en des termes fort immodestes: «Miracula, dit la légende, non secus ut ventris crepitum existimavit.» Elle fut aussitôt punie de cet impur blasphème par un châtiment digne de sa faute: «in pœnæ perfidiam (in pœnam perfidiæ) venter illi quoad viveret perpetuo crepabat.» Ce sujet de poésie singulier, surtout dans un couvent de femmes, prouve que le badinage et une gaieté, même assez grossière, n’étaient pas entièrement bannis de ces pieux asiles[53]; 4o Le martyre de saint Pélage à Cordoue. Ce poëme, composé de 404 hexamètres, est le récit d’une aventure que Hrotsvitha a mise en vers, d’après une relation orale qu’elle tenait d’un Espagnol, témoin de l’événement. Cette circonstance dénote des rapports remarquables, au Xe siècle, entre l’Allemagne et les royaumes d’Espagne[54]. Aussi rencontre-t-on dans cette pièce quelques hispanismes singuliers, entre autres, le mot rostrum employé pour facies. Le fait s’est passé du temps d’Abdalrahman, ou, comme nous disons, d’Abderame III. Lors de l’expédition de ce prince contre les peuples de la Galice[55], entre les années 940 et 943, le père de Pélage ayant été fait prisonnier par les Maures, ce jeune homme obtint d’être emmené captif à Cordoue, à la place de son père; sa beauté l’exposa aux outrages des Sarrasins. Ayant refusé de servir aux plaisirs infâmes de leur chef, il fut précipité du haut des remparts dans le fleuve. Recueilli vivant par des pêcheurs, il fut achevé par les soldats d’Abderame. Le poëme de Hrotsvitha obtint une si grande célébrité, qu’il a été cité par plusieurs agiographes, notamment par ceux d’Espagne et de Portugal[56]; il a été inséré en entier dans le recueil des Bollandistes, sous la date du 4 février[57]; 5o La chute et la conversion de Théophile, vidame ou archidiacre d’Adona en Cilicie, et non en Sicile, comme le disent à tort les deux éditions de Celtes et de Schurzfleisch. Cette légende est l’histoire d’un clerc qui, vers l’an 538, ayant été nommé très-jeune aux fonctions de vidame de l’église d’Antioche et révoqué peu après, se voua au diable par dépit et par ambition. Cette aventure fantastique a été, pendant le moyen âge, le texte de beaucoup d’ouvrages d’imagination: tout le monde connaît le Miracle de Théophile, drame du XIIIe siècle, composé par le trouvère Rutbeuf[58]. Lors de la sécularisation des sciences au XVIe siècle, le clerc Théophile est devenu le docteur Faust; 6o L’Histoire de la conversion d’un jeune esclave exorcisé par saint Basile. Dans ce poëme, composé de 249 vers, ce n’est pas par ambition, mais par amour, que l’esclave d’un habitant de Césarée se voue au diable. Éperdument amoureux de la fille de Proterius, que son père destinait au cloître, il parvint, avec l’aide de l’esprit malin, à se faire aimer d’elle, et l’épousa au grand déplaisir de sa famille. Cependant, la jeune femme, s’étant bientôt aperçue que son mari n’osait pas entrer dans l’église, devina la vérité. Elle sollicita aussitôt et obtint le divorce, et, suivant son premier dessein, embrassa la vie monastique. De son côté, le jeune homme, repentant de son crime, fut exorcisé par saint Basile, qui força le démon à rendre la cédule que l’imprudent avait souscrite. Cette histoire et la précédente devaient, comme on voit, rappeler agréablement aux pieuses habitantes de Gandersheim le miracle attribué à Hrotsvitha, leur quatrième abbesse; 7o L’Histoire de la passion de saint Denis; 266 vers hexamètres. Ce poëme est calqué sur la légende que l’on peut lire dans les Bollandistes, sous la date du 9 octobre. La scène principale, c’est-à-dire le voyage miraculeux du saint décapité, est peinte par Hrotsvitha en traits qui ne manquent ni de poésie ni de grandeur; 8o L’Histoire de la passion de sainte Agnès, vierge et martyre. Le sujet de cette pièce, composée de 459 vers et tirée d’un récit de saint Ambroise[59], est plus scabreux que celui d’aucun des poëmes précédents. Agnès, jeune Romaine d’une grande beauté, avait embrassé le christianisme et fait vœu de chasteté. Le fils du comte Simpronius, préfet de la ville, s’éprit de cette belle chrétienne et, n’ayant pu la gagner ni par ses prières, ni par ses présents, tomba dans une mélancolie, qui fit craindre pour ses jours. Les médecins, ayant découvert la cause de son mal, en informèrent Simpronius, qui commanda, avec emportement, à la jeune Agnès de céder aux désirs de son fils. Celle-ci étant restée inexorable, Sempronius la fit traîner au temple de Vesta, pour y adorer le feu sacré. Sur le refus d’Agnès, il ordonna qu’on la dépouillât de ses vêtements et qu’on la conduisît dans un lieu de prostitution; mais au moment où on commençait à exécuter cet ordre, le ciel, pour garantir la pudeur d’Agnès, permit que ses cheveux grandissent, au point de tomber jusqu’à ses pieds, comme un voile. Le fils du préfet l’ayant poursuivie dans cette demeure infâme, n’eut pas plus tôt porté la main sur elle, qu’il tomba mort à ses pieds. Le père, au désespoir, accusa la jeune vierge de magie. Agnès, pour se disculper, demande au ciel et obtient la résurrection du jeune insensé. Le père et le fils se font chrétiens. Cependant, les prêtres païens poursuivent la condamnation d’Agnès. Celle-ci, qui consent au martyre, meurt sous l’épée du bourreau et va prendre place auprès de Jésus-Christ, dans le chœur immortel des vierges.

[52] Voy. J. Alb. Fabricius, Codic. apocryph. Novi Testam., t. I, p. 40, seqq.
[53] Cette histoire est très-sérieusement rapportée par les Bollandistes. Voy. Act. Sanctor., Maii t. II, p. 642, seqq.—Le Duchat croit que Rabelais a fait allusion à cette légende (Pantagruel, liv. II, chap. 7), et il se permet lui-même, à cette occasion, une note très-pantagruélique.
[54] Othon Ier entretint même des relations avec les califes de Cordoue. On peut lire dans Mabillon (Act. Sanctor. ordin. S. Benedicti, t. V, p. 404), le récit de l’ambassade de Jean, moine de Gorze, récit très-bien analysé par M. Ch. Romey dans le t. IV de son Histoire d’Espagne, p. 213 et suiv.
[55] C’est l’expression de Hrotsvitha, v. 81.—Abderame III n’a point fait d’expédition dans ce que nous appelons proprement la Galice.—L’argument qui précède ce poëme n’est point de Hrotsvitha; il est, je crois, comme tous les arguments des légendes, l’œuvre d’une main plus récente et ordinairement peu exacte.
[56] Voyez, entre autres, dans Ambrosius Morales (Addit. ad divi Eulogii opera, p. 112 seqq.), et surtout dans Jorge Cardoso (Agiologio Lusitano, t. III, in-folio, p. 829–832), la légende de Sam Payo, où l’auteur s’appuie de l’autorité de Hrotsvitha.
[57] Acta Sanctor., februar. t. I, p. 480, seqq.
[58] Voy. l’édition des œuvres de ce poëte donnée par M. Achille Jubinal, t. II, p. 79 et 105.
[59] Voy. Act. Sanct., Januar. t. II, p. 351, seqq.

Entre le premier livre et le second, on trouve dans le manuscrit un court morceau en prose, servant à la fois d’épilogue aux récits en vers, et de prologue aux drames. Cet avertissement, commun aux légendes et aux comédies, semble indiquer que ces deux recueils avaient été disposés pour la lecture par Hrotsvitha elle-même, et rangés par elle dans l’ordre où les présente le manuscrit.

Le second livre (liber dramatica serie contextus), celui qui fait la matière du présent volume, contient six comédies, toutes composées, comme l’auteur nous l’apprend dans sa préface, à l’imitation de Térence. Ces pièces sont: Gallicanus, Dulcitius, Callimaque, Abraham, Paphnuce, Sapience ou Foi, Espérance et Charité. Il est aisé de deviner, d’après le caractère des poésies qui précèdent, quelle doit être la couleur générale du théâtre de Hrotsvitha. Honorer et recommander la chasteté, tel est le but presque unique que s’est proposé la pieuse nonne. C’est à une aussi louable intention qu’il faut attribuer ce qu’il y a ordinairement d’un peu chatouilleux dans les sujets qu’elle s’impose. Elle-même explique ingénument sa pensée dans la préface des comédies: elle a voulu, dit-elle, substituer d’édifiantes histoires de vierges pudiques aux déportements des femmes païennes; elle s’est efforcée, dans la mesure de son faible génie, de célébrer les triomphes de la chasteté, particulièrement ceux où l’on voit la faiblesse des femmes l’emporter sur les passions brutales des hommes. Or, pour montrer ces victoires féminines dans tout leur éclat, il était nécessaire que ces vertus de femmes fussent exposées aux plus grands périls. De là un choix de légendes, toutes au fond très-édifiantes et très-morales, mais qui roulent la plupart sur des aventures propres à alarmer un peu la modestie. Il est juste d’ajouter que, si les sujets traités par Hrotsvitha sont pris ordinairement dans un ordre de faits et d’idées qui semblent inquiétants pour la pudeur, la plume de la discrète religieuse demeure toujours aussi chaste et aussi réservée que ses intentions sont candides et irréprochables.

La première de ces comédies, intitulée Gallicanus, est tirée de deux légendes[60] et forme deux pièces ou, du moins, une pièce en deux parties. M. Villemain, qui le premier a cité les productions de Hrotsvitha dans une chaire française[61], a fait remarquer que l’action de Gallicanus ne dure pas moins de vingt-cinq ans. «C’est une pièce libre, dit l’illustre critique, écrite dans une prose assez correcte, et où il y a un sentiment vrai de l’histoire[62].» Il a même fait à Hrotsvitha l’honneur de traduire une scène entière de Gallicanus, avec cette exactitude pleine d’élégance, dont il possède si bien le secret. Il s’agit, dans la première partie de la pièce, d’un général, homme consulaire, qui mérite par ses exploits la main de Constance, fille de l’empereur Constantin, et qui, devenu chrétien, renonce à la possession de cette princesse, pour pouvoir se consacrer, comme elle, au célibat. C’est la contre-partie de l’histoire du comte Bernhard et de l’abbesse de Gandersheim, Gerberge Ire. La seconde partie, qui ne se lie qu’assez indirectement à la première, nous fait assister au martyre de Jean et Paul, aumôniers de Constance, qui ont converti Gallicanus au christianisme, et sont mis à mort, par ordre de l’empereur Julien.

[60] Voy. note 20, à la fin du volume.
[61] A la Faculté des lettres, en 1829.—Un peu avant les grandes préoccupations politiques de 1789, l’attention littéraire longtemps dédaigneuse des origines, commença à s’occuper de Hrotsvitha. En 1785, Paphnuce était brièvement analysé dans un article du Mercure, que reproduisit l’Esprit des Journaux. En 1788, don Maugerard adressa au Journal Encyclopédique une notice sur Hrotsvitha, que répéta encore l’Esprit des Journaux, dans le cahier d’avril 1788.
[62] Voy. Tableau de la littérature au moyen âge; t. II, p. 252.

Dulcitius, qui vient ensuite, est le seul drame de Hrotsvitha qui, par la singularité plaisante de divers incidents, ait quelque rapport avec ce que nous appelons comédie. En effet, cet ouvrage, bien que composé, comme tous ceux du même écrivain, dans une pensée d’édification et de piété, remplit néanmoins la plus indispensable des conditions imposées à l’auteur comique, celle d’exciter le rire et la gaieté. On peut même dire qu’à cet égard Dulcitius dépasse quelque peu les bornes du genre. Cette pièce est plus qu’une comédie, c’est une farce religieuse, une bouffonnerie dévote, une parade sacrée, qui se déploie, chose étonnante! sans trop de disparate, à côté du martyre des trois héroïques sœurs, Agape, Chionie et Irène. Dans cette pièce, où les prestiges et le merveilleux dominent, les persécuteurs ne sont pas simplement représentés, selon l’usage, comme des bourreaux farouches et sanguinaires, mais comme des hommes ineptes, des niais en butte aux plus ridicules illusions et livrés aux mystifications d’une main cachée qui se joue d’eux. Certes, les burlesques déconvenues qui assaillent tour à tour Dulcitius et Sisinnius, n’ont pas dû moins divertir la grave assemblée réunie au monastère de Gandersheim, que les grotesques tribulations qui pleuvent sur Monsieur de Pourceaugnac n’ont diverti, au XVIIe siècle, la cour joyeuse de Chambord et de Saint-Germain.

Cette bouffonnerie, dont la valeur poétique et littéraire n’est assurément pas très-grande, ne nous en paraît pas moins un monument d’un intérêt considérable pour l’histoire du théâtre antérieur à la renaissance. Elle prouve jusqu’à l’évidence, que les pièces de Hrotsvitha n’étaient pas seulement destinées à être lues, comme l’ont avancé quelques critiques, notamment M. Price[63]; mais qu’elles ont dû être représentées. En effet, tout le mérite comique de ce petit drame consiste en une suite de jeux de théâtre qui s’adressent bien plus aux yeux qu’à l’esprit. Peut-on voir autre chose qu’une parade calculée pour divertir des spectateurs, dans la scène où le triste gouverneur de Thessalonique, noirci comme un Éthiopien par le contact des chaudrons et des lèchefrites, méconnu par ses propres gardes, repoussé et gourmé par les huissiers du palais, se demande avec une intrépidité de bonne opinion vraiment risible, ce qu’il manque à sa toilette et s’il n’est pas vêtu de ses habits les plus splendides? Certes, quand de futurs érudits viendront à lire, dans quelques mille ans, les canevas de nos pièces bouffonnes, Le docteur barbouillé, Crispin médecin, ou ces farces de la comédie italienne dans lesquelles Arlequin ne manque jamais de plonger son masque noir dans une jatte de crème, ils affirmeront, à coup sûr, que de pareils jeux de scène ont été arrangés pour les yeux et nullement pour la lecture. Eh bien! entre le comique de Dulcitius et celui de nos arlequinades ou de nos comédies-féeries, la ressemblance est complète.

[63] Voyez note 12, à la fin du volume, p. 457.

Le sujet de la troisième pièce, intitulée Callimaque, n’est pas moins singulier que celui du drame précédent; mais il est d’une nature entièrement différente. C’est de tous les ouvrages de Hrotsvitha celui qui, par la délicatesse passionnée des sentiments, l’exaltation du langage et le romanesque de la légende, se rapproche le plus du drame de nos jours. Poésie, mouvement, passion, couleur générale plus empreinte des idées germaniques, tels sont les caractères qui recommandent à notre examen cette originale et intéressante production.

On a dit souvent que l’amour est un sentiment moderne, né en Occident du mélange de la mysticité chrétienne et de l’enthousiasme naturel aux races du Nord. Toujours est-il bien remarquable que ce soit Hrotsvitha, une religieuse allemande, contemporaine des deux premiers Othons, qui nous ait légué la première et une des plus vives peintures de cette passion, peinture sur laquelle près de neuf cents ans ont passé et qu’on dirait d’hier, tant nous y trouvons déjà les subtilités, la mélancolie, le délire fébrile de l’âme et des sens, et jusqu’à cette fatale inclination au suicide et à l’adultère, attributs presque inséparables de l’amour au XIXe siècle. Aussi, ne voit-on dans Callimaque aucun de ces jeunes ou vieux débauchés des comédies de Plaute et de Térence, qui se disputent une belle esclave ou marchandent une courtisane; ce que peint Hrotsvitha dans Callimaque, c’est la passion effrénée, aveugle, furieuse d’un jeune homme encore païen, pour une jeune femme chrétienne et mariée, femme chaste, mais sensible, et qui craint sa propre faiblesse, au point de demander en grâce à Dieu de la faire mourir, pour la soustraire aux dangers d’une tentation trop vive. Et en même temps que la vertu élève de si délicats scrupules dans la conscience de Drusiana, l’amour bouillonne si violemment dans les veines de Callimaque, qu’après la mort de celle qu’il aime, il ose, comme Roméo, violer sa tombe à peine fermée et chercher les embrassements qu’elle lui a refusés vivante, dans la couche de pierre où gisent ses restes inanimés. En vérité, quand cet ouvrage n’aurait d’autre mérite que de nous montrer un échantillon des sentiments et des paroles qu’échangeaient, au Xe siècle, les amants dans leurs tête-à-tête, et de soulever ainsi un pan du voile qui nous a caché jusqu’ici la vie intime et passionnée de ces temps encore mal connus, ce drame, par cela seul, serait pour nous d’une valeur inappréciable. Toutefois, dans Callimaque la peinture des passions et des mœurs du temps est plutôt occasionnelle et fortuite, que volontaire et directe. L’action de la pièce n’est point contemporaine de l’écrivain. Drusiana est une habitante d’Éphèse, disciple de l’apôtre saint Jean et, par conséquent, elle est censée vivre à la fin du Ier siècle. C’est par un procédé constamment suivi par les dramatistes de tous les pays et de toutes les époques, que Hrotsvitha prête à ses personnages les idées et le langage qui avaient cours de son temps dans les relations plus ou moins intimes des classes les plus polies, langage qu’elle même avait dû parler, et certainement entendre bien des fois, si je ne me trompe, avant d’avoir été chercher le repos du cœur sous les paisibles voûtes de l’abbaye de Gandersheim.

J’ai rapproché involontairement Roméo et Callimaque. C’est qu’en effet il est impossible de n’être pas vivement frappé de plusieurs points de ressemblance qui existent entre cette première exquisse du drame passionné et le véritable chef-d’œuvre du genre, Roméo et Juliette. Un simple coup d’œil suffit pour faire apercevoir dans ces deux ouvrages des rapports, qui, pour être extérieurs et, en quelque sorte, matériels, n’en sont ni moins surprenants ni moins notables. Ainsi le denoûment des deux pièces présente aux yeux un tableau presque pareil. Dans l’un et l’autre, on voit un caveau sépulcral, une tombe de femme ouverte, une jeune morte, fraîche encore, dont le suaire a été écarté par la main égarée de son amant, un jeune homme étendu mort au pied d’un cercueil. Sur le lieu de cette scène douloureuse et tragique surviennent, dans l’un et l’autre drame, deux hommes navrés de douleur, mais qui sont maîtres de leurs passions: dans Shakespeare, le père de la jeune fille et le moine Laurence; dans Callimaque, le mari de la jeune défunte et l’apôtre saint Jean, qui, plus heureux que le franciscain, aura le double pouvoir de ressusciter Drusiana et Callimaque, et de rendre celui-ci à la sagesse, aussi bien qu’à la vie. Ce sont là, il faut l’avouer, des coïncidences de personnages et de situations incontestables, mais qui ne sont, après tout, peut-être que secondaires et accidentelles. Ce qui mérite d’être vraiment et sérieusement remarqué, c’est le ton de mysticité sophistique, qui donne aux plaintes amoureuses de Callimaque un air de si proche parenté avec celles de Roméo. Chose étrange! la langue de l’amour au Xe siècle est aussi raffinée, aussi quintessenciée, aussi précieuse qu’aux XVI et XVIIes siècles! Ouvrez les deux pièces: elles commencent l’une et l’autre par un entretien de l’amant mélancolique avec ses amis. Eh bien! dans ces deux scènes, l’affectation des idées et la recherche des expressions sont égales des deux parts. Seulement, dans le poëte de la cour d’Élisabeth, le jeune amoureux se perd en concetti à la mode italienne, tandis que, dans Hrotsvitha, il s’épuise, suivant le goût de l’époque, en arguties scolastiques et en distinctions tirées de la doctrine des universaux. On serait vraiment tenté de conclure de cette ressemblance que la subtilité de la pensée, aussi bien que le raffinement du langage sont dans la nature même de ce sentiment si tumultueux, si complexe, si indéfinissable, de ce sentiment qui ne serait plus l’amour, s’il cessait d’être une énigme de vie ou de mort pour le cœur sanglant et l’imagination bouleversée qui l’éprouvent. En résumé, Callimaque nous offre au plus haut degré ce qui constitue le caractère spécial et le charme particulier des comédies de cette femme illustre, le mélange piquant d’une culture demi-érudite et d’une langue à demi barbare.

Les deux pièces qui suivent, Abraham et Paphnuce, sont comme deux variantes d’une même histoire. L’auteur a su pourtant y introduire les nuances les plus délicates. Le sujet d’Abraham est tiré d’une légende écrite au IVe siècle, et qu’Arnauld d’Andilly a traduite dans ses Vies des Pères des déserts. Malgré la source respectable où a puisé l’auteur, l’action de ce drame pourra bien n’en pas paraître moins hasardée à quelques personnes, et choquera peut-être la pruderie de nos mœurs[64]. Un saint homme, un pieux solitaire qui quitte son ermitage, s’habille en cavalier, couvre sa tonsure d’un large chapeau militaire et se rend dans un lieu plus que suspect, afin d’en retirer sa nièce, jeune sainte déchue, qui s’est envolée un matin de sa cellule, pour mener la vie honteuse de courtisane; c’est là une étrange histoire! Et, cependant, cette pièce qui repose sur une donnée si voisine de la licence, a été écrite par une religieuse enthousiaste de la chasteté, jouée par des religieuses, en présence de graves prélats, et n’a sans doute pas moins édifié la noble assemblée réunie à Gandersheim, que les tragédies d’Esther et d’Athalie n’ont édifié le pieux auditoire réuni à Saint-Cyr, autour de Louis XIV et de madame de Maintenon.

[64] J’exprimais ce doute en 1835, dans le Théâtre européen; nous nous sommes bien aguerris depuis cette époque.

On reconnaîtra, si je ne m’abuse, dans la comédie d’Abraham un enchaînement de scènes bien liées, beaucoup de clarté dans l’action, un dialogue rapide et juste, un extrême naturel tant dans les sentiments que dans le langage, et, pour tout dire, beaucoup plus d’art que ne le suppose l’âge inculte où vivait l’écrivain. La tristesse que la jeune pécheresse éprouve au milieu de ses désordres, les larmes furtives qui lui échappent pendant le repas qu’elle devrait égayer, enfin la belle scène de la reconnaissance, au moment où, retiré dans un réduit secret et les portes bien closes, l’oncle jette à terre son chapeau de cavalier et montre à sa nièce foudroyée ses cheveux blanchis dans le jeûne et les veilles, les paroles compatissantes du saint ermite, la contrition profonde, les soupirs étouffés de la jeune pénitente, ce sont là des beautés de tous les lieux et de tous les temps. En vérité, on reste confondu, quand on songe qu’un dialogue si vrai et si touchant, sur un sujet si délicat et si mondain, a été écrit, il y a plus de huit cents ans, par une sainte fille, modeste habitante d’un couvent de la Basse-Saxe.

On verra dans Paphnuce, comme dans Abraham, un pieux ermite quitter sa solitude, pour aller, sous des habits séculiers, convertir une courtisane. Celle-ci, touchée de componction, jette dans un brasier toutes ses richesses mal acquises et pleure ses fautes pendant trois ans, au fond d’une étroite cellule. Ce qui rend peut-être ce drame moins pathétique que le précédent, c’est qu’il n’existe pas entre Thaïs et Paphnuce les mêmes liens d’affection et de parenté qu’entre Abraham et Marie; mais l’auteur a su compenser cette cause réelle d’infériorité par l’effusion la plus abondante des sentiments de la plus angélique charité. Je serais bien surpris que la mort de Thaïs ne parût pas à tous les lecteurs une scène à la fois des plus naturelles et des plus touchantes. Je ne fais nulle difficulté de convenir, en revanche, que dans aucune autre pièce, Hrotsvitha ne s’est montrée aussi pédante et n’a étalé un appareil d’érudition aussi formidable et aussi déplacé. Dans aucune autre occasion, non plus, elle n’a aussi bizarrement substitué les mœurs de son temps à celles de l’époque où l’action du drame est supposée avoir lieu; mais on me permettra de faire remarquer que certaines maladresses de composition et quelques anachronismes de costume, ne sont dans des œuvres aussi anciennes que celles de Hrotsvitha, ni moins piquantes ni moins instructives que ne le seraient des beautés.

Le sujet de ces deux pièces, tout étrange qu’il peut paraître, a été traité de plusieurs manières par les modernes, et, si je l’ose dire, avec bien moins de délicatesse et de goût que par Hrotsvitha. D’abord, dans la chaire, Barelette, le fameux prédicateur jacobin de la fin du XVe siècle, a fait usage, à sa façon, de la légende de saint Paphnuce[65]. Érasme, à son tour, a glissé dans ses Colloques une petite scène, demi-badine et demi-morale, intitulée Adolescens et scortum, laquelle roule sur le même texte. Enfin Decker, poëte anglais contemporain de Jacques Ier, a traité ce sujet sur le théâtre de Londres, sous le titre grossier de The honest whore. Dans cette pièce, comme dans celle d’Abraham, un père (mais un père véritable et selon la chair, et non pas seulement un père spirituel) franchit le seuil d’un lieu de débauche, pour en arracher sa fille tombée au dernier degré du vice et de l’abjection. S’il est vrai, comme on l’a dit souvent, que la comédie soit l’expression de la société, la comparaison que nous sommes à portée de faire entre les deux pièces de Hrotsvitha, le colloque d’Érasme et le drame de Decker, nous offrirait un moyen sûr et piquant d’apprécier la valeur morale des trois époques. Quant à moi, pour la pureté des sentiments, pour l’inspiration religieuse et la délicatesse du langage, les comédies d’Abraham et de Paphnuce me paraissent incontestablement supérieures au bel esprit libertin et médiocrement sérieux d’Érasme, aussi bien qu’au cynisme déclamatoire et aux prédications lourdement vertueuses du dramaturge anglais; de sorte que s’il nous fallait juger des Xe, XVIe et XVIIe siècles par ces ouvrages, tout l’avantage (je le dis à regret, mais je le dis sans hésiter) appartiendrait, suivant moi, au Xe siècle.

[65] Henri Étienne, dans son Apologie pour Hérodote (t. III, ch. 34, p. 120, éd. de Le Duchat), n’a pas manqué de signaler ce passage de Barlette, lequel est d’une édification fort équivoque.

La sixième et dernière comédie, intitulée Sapience, ou Foi, Espérance et Charité, m’avait semblé, au premier abord, offrir une sorte de création idéale, un drame allégorique, dans le genre de ceux qu’on a appelés plus tard moralités. Je me trompais; Hrotsvitha, dans cette pièce, ne s’est pas départie de sa méthode habituelle. Ici, comme toujours, la prudente nonne s’est bien gardée de rien inventer. Elle se contente de dramatiser les récits des légendaires des Ve et VIe siècles, comme les grands dramatistes de la fin du XVIe siècle ont dramatisé les chroniqueurs et les nouvellistes des XIVe et XVe siècles. Hrotsvitha conserve, comme eux, tout ce qu’elle a d’invention, pour l’employer dans l’ordonnance de ses pièces et le répandre dans les détails. Aussi, ce qu’il peut y avoir d’allégorique dans le martyre de Sapience et de ses filles, appartient-il à l’imagination des agiographes. Nous voyons dans ce drame trois vierges, Foi, Espérance et Charité, arriver de Grèce à Rome, avec Sapience leur mère, pour y propager le christianisme. L’empereur Hadrien essaie de ramener, par des flatteries et des menaces, ces femmes au culte des idoles, mais vainement: après avoir résisté aux séductions et aux tortures, les trois jeunes filles périssent par le fer. La mère rassemble leurs membres, et, aidée dans ce pieux office par des matrones chrétiennes, elle les enterre à trois milles de Rome. Alors, elle ne forme plus qu’un vœu, celui de mourir en Jésus-Christ, après avoir achevé sa prière. Elle élève donc son âme vers le ciel dans un hymne magnifique, et exhale sa vie dans cette sublime aspiration. Cette dernière scène, d’un effet religieux et grandiose, rappelle un peu, si j’ose le dire, le dénoûment d’Œdipe à Colone.

Ou je me trompe, ou le théâtre, dont nous venons de donner une idée sommaire, a droit d’occuper une place éminente dans la littérature du moyen âge. Ces six drames sont un dernier rayon de l’antiquité classique, une imitation préméditée et assez peu reconnaissable, j’en conviens, des comédies de Térence, sur lesquels le christianisme et la barbarie ont déposé leur double empreinte; mais c’est précisément par ce qu’ils ont de chrétien et même de barbare, c’est-à-dire, par ce que leur physionomie nous offre de moderne, que ces drames m’ont paru mériter d’être recueillis à part et traduits avec soin, pour prendre rang à la suite du théâtre ancien, et à la tête des collections théâtrales de toutes les nations de l’Europe. Nous recommandons seulement à ceux qui ne craindront pas de braver la lecture de ce singulier monument dramatique, de ne point oublier sa date. Pour être juste envers de pareilles œuvres, il faut les considérer avec l’affectueuse impartialité d’antiquaire, que nous apportons, surtout depuis quelques années, devant les peintures des Cimabue, des Lucas de Leyde ou devant les statues de Sabina de Steinbach.

La IIIe partie du manuscrit de Munich ne contient qu’un fragment de 837 vers, ayant pour titre Panegyris sive historia Oddonum. Ce poëme n’a été composé, comme le déclare l’auteur, sur aucun document écrit, mais d’après des rapports oraux et, pour ainsi dire, confidentiels. Ce sont, en quelque façon, des mémoires de la famille ducale et impériale de Saxe. Bien que les troubles excités dans l’Empire par la révolte de Henri, duc de Bavière, surnommé Rixosus, père de l’abbesse Gerberge II, contre son frère Othon Ier, aient été fort atténués par la plume officieuse de Hrotsvitha, cette chronique en vers n’en offre pas moins un tableau intéressant, et véridique à beaucoup d’égards, des intrigues intérieures qui, à la fin du Xe siècle, agitèrent l’Empire et la maison de Saxe[66].

[66] Le Panégyrique des Othons a été réimprimé plusieurs fois, depuis la première édition donnée par Celtes: 1o par Justus Ruberus dans ses Script. rerum German.; 2o par Henri Meibomius, avec les Wittechindi Annales, 1621, in-4o; 3o par H. Meibomius, neveu du précédent, dans les Script. rerum German.; 4o par M. Pertz dans les Monumenta Germaniæ, t. VI.

Outre ces divers ouvrages, contenus dans le manuscrit de Munich, et qu’ont reproduits les deux éditions de Hrotsvitha (celle de Celtes et celle de Schurzfleisch), on a imprimé d’après une copie plus récente, un poëme ou fragment de poëme, de 837 hexamètres, sur la fondation du monastère de Gandersheim (Carmen de constructione sive de primordiis cœnobii Gandesheimensis), chronique en vers, précieuse pour l’histoire littéraire et monastique des IXe et Xe siècles[67]. Hrotsvitha entre dans son sujet par un récit étendu de la vie de deux vénérables patrons du monastère, saint Innocent et saint Athanase. Quelques historiens, notamment Bodo, ont mentionné ce début du poëme, de manière à induire plusieurs critiques et, entre autres, Fabricius[68], à croire que Hrotsvitha avait composé une Vie en vers de ces deux saints pontifes, séparée de son poëme et aujourd’hui perdue[69]. Par une erreur du même genre, plusieurs biographes, sur la foi de Trithème[70], ont signalé comme un ouvrage à part de Hrotsvitha, un livre d’épigrammes qui, du moins sous cette forme, ne nous est pas parvenu. Il est très-vraisemblable, comme l’a soupçonné Fabricius, que ces épigrammes ne sont autre chose que les préfaces et les dédicaces en vers que Hrotsvitha a placées en tête de la plupart de ses ouvrages, et qu’un manuscrit, qui n’existe plus, avait peut-être rassemblées[71].

[67] Ce poëme, imprimé pour la première fois par Leuckfeld dans ses Antiquit. Gandesheimenses, l’a été, l’année d’après, par Leibnitz dans les Scriptor. rer. Brunsv., t. II, p. 319, puis par J. Chr. Harenberg (Histor. eccles. Gandesh., 1734, p. 469), et enfin par M. Pertz dans ses Monumenta Germaniæ, t. VI, p. 306.—Il est regrettable que Schurzfleisch n’ait pas ajouté ce poëme à son édition des œuvres de Hrotsvitha, donnée à Wittemberg, en 1717 et non 1707, comme le titre le porte.
[68] Voy. Biblioth. Latin, mediæ et infima ætatis, t. II, p. 834.
[69] Syntagma de eccles. Gandesh., ap. Leibn. Script. rer. Brunsv., t. III, p. 712.
[70] Trithem., Liber de viris illustrib. German., p. 129, et Chronic. Hirsing., t. I, p. 113.
[71] Cette opinion que j’émettais en 1839 dans la Revue des Deux-Mondes, a été confirmée par M. Pertz. Voy. Monumenta German., t. VI, p. 303, n. 17.

C’est par la même absence de critique, que Leuckfeld, l’historien allemand du monastère de Gandersheim, dans la liste des ouvrages en vers de Hrotsvitha, cite les huit légendes et le panégyrique des Othons, puis ajoute un dixième ouvrage purement imaginaire, qu’il intitule: De la chasteté des nonnes. Cette erreur, répétée par divers critiques, vient d’une phrase ambiguë et mal comprise de Henri Bodo[72]. On a pris l’énoncé du caractère des productions de Hrotsvitha pour le titre d’un de ses ouvrages particuliers. Il est trop certain, d’ailleurs, que Leuckfeld, compilateur laborieux, qui a donné judicieusement une large place à Hrotsvitha dans ses Antiquités de Gandersheim, n’avait lu que bien superficiellement les œuvres qu’il louait. Dans la liste des comédies de l’illustre nonne, il traduit le titre de la première, Conversio Gallicani principis, par Histoire de la conversion d’un prince français[73].

[72] Syntagma de eccles. Gandesh., ap. Leibn., ut supra.
[73] Antiquit. Gandesheim., p. 274.

Tels sont les écrits moins connus que vantés de cette femme extraordinaire. Ils sont de ceux qui honorent le plus son sexe, et qui, malgré quelques défauts inhérents à l’époque où elle a vécu, relèvent le mieux le Xe siècle de l’accusation de barbarie, qu’on lui a trop légèrement prodiguée. Un des anciens historiens de Gandersheim, que nous avons plusieurs fois cité, Henri Bodo, termine le chapitre qu’il consacre à Hrotsvitha, par ce trait: Rara avis in Saxonia visa est[74]. C’est trop peu dire. Cette dixième muse, cette Sapho chrétienne, comme la proclamaient à l’envi ses enthousiastes compatriotes du XVIe siècle, ne fut pas seulement une merveille pour la Saxe; elle est une gloire pour l’Europe entière: dans la nuit du moyen âge, on signalerait difficilement une étoile poëtique plus pure et plus éclatante.

[74] Voy. Syntagm. de eccles. Gandesh., ap. Leibn., ut supra.

V.

Il ne me reste plus qu’à dire un mot de mon propre travail. En 1835, j’ignorais si le manuscrit, sur lequel Conrad Celtes a donné l’édition de 1501, existait encore. Ce savant éditeur avait négligé de faire connaître le nom du couvent de l’ordre de saint Benoît, où il avait découvert ce trésor. Jean Aventinus, dans la préface de sa Vie d’Henri IV, signala et répara cet oubli; il apprit au monde savant que ce précieux recueil était conservé au couvent de Saint-Emmeran à Ratisbonne. Guidés par cette indication, Mabillon[75] et ensuite Gottsched, purent voir et toucher ce manuscrit[76], dont ils ne firent d’ailleurs aucun usage. En 1835, M. Pol Nicard, le traducteur français du Manuel d’archéologie d’Otfried Müller, ayant fait un voyage en Allemagne, dans l’intention spéciale de visiter les musées et les bibliothèques, voulut bien, à ma prière, s’informer à Ratisbonne de ce qu’étaient devenus les livres et manuscrits de Saint-Emmeran. Il apprit qu’ils avaient été transportés, vers l’année 1803, dans la bibliothèque royale de Munich, et il m’envoya sur-le-champ une description exacte et détaillée du manuscrit de Hrotsvitha: il m’indiqua même un fait important, qui, si je ne me trompe, a été négligé par tous ceux qui ont examiné ce manuscrit; je veux parler de deux fragments, l’un de treize vers élégiaques[77], l’autre de trente-cinq vers hexamètres, qui sont jetés, je ne sais pourquoi, à la suite des comédies, le premier au verso du feuillet 129, le second au recto du feuillet 130. Ces vers sont encore inédits.

[75] Voy. Ann. ordin. S. Benedicti, t. III, p. 588.
[76] En 1740. Voy. Nöthiger Vorrath zur Geschichte der deutschen dramatischen Dichtkunst, t. II, p. 10.
[77] Il n’existe des cinq premiers vers que les lettres initiales.

Grâce aux démarches de M. Nicard, secondées de l’obligeante entremise de M. de Martius, j’obtins du bibliothécaire, M. Lichtenthaler, de pouvoir faire prendre une copie exacte, page pour page et ligne pour ligne, de la seconde partie de ce manuscrit, depuis le feuillet 78 jusqu’au feuillet 129, comprenant toutes les comédies. Cette copie presque figurative est la base du texte que je donne aujourd’hui.

La comparaison attentive que j’ai été obligé de faire du manuscrit et de l’édition de Celtes, m’a convaincu que ce savant homme a apporté à ce travail beaucoup de soins et de lumières. Je n’ai eu à insérer dans mon texte qu’un petit nombre de lectures préférables à celles de la première édition. Pour permettre au lecteur d’apprécier la valeur de ces restitutions, j’ai eu soin de donner toujours au bas des pages la leçon du premier éditeur.

L’orthographe du manuscrit est tellement inconstante et si habituellement fautive, qu’il était impossible de la reproduire sans modification. L’ancien copiste, par exemple, supprime presque constamment l’h dans les mots où les Latins l’admettent, et il l’ajoute où elle ne doit pas être; il écrit souvent les adverbes terminés en e par æ et par un e les génitifs de la première déclinaison, etc., etc. J’ai rétabli l’orthographe commune, avertissant, une fois pour toutes, de quelques incorrections constantes du manuscrit, mais signalant en note, d’une manière spéciale, certaines anomalies singulières. J’ai, d’ailleurs, accepté l’orthographe du manuscrit, toutes les fois qu’elle était admissible et surtout constante. Par exemple, le manuscrit porte, non pas une fois, mais toujours, neglegentia, neglegere; j’ai adopté cette forme, quoique moins bonne que negligentia, negligere, parce qu’elle est latine, et que tout porte à croire qu’elle a été celle de Hrotsvitha. Mais, quand le copiste n’a pas de règles fixes et qu’il écrit le même mot, tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, je me suis cru autorisé à n’employer que la meilleure. J’ai suivi le même système pour la ponctuation et les capitales. Le manuscrit m’ayant paru ne présenter à cet égard aucune règle appréciable, j’ai dû me conformer à l’usage communément reçu.

Quant à la traduction, je me suis efforcé de la rendre aussi fidèle et aussi littérale qu’il était possible de le faire, en respectant le génie de notre langue; je serais heureux qu’elle pût reproduire quelque chose de la grâce et de la délicatesse de l’original. Elle aura toujours l’avantage d’être la première traduction complète de ce recueil théâtral. Gottsched n’a traduit que la première partie de Gallicanus en allemand. J’ai eu à surmonter dans ce travail, surtout pour le rétablissement du texte, d’assez graves et assez nombreuses difficultés. Si les juges compétents en cette matière, soit en France, soit à l’étranger, croient mes efforts dignes de quelques éloges, je dois en reporter la meilleure partie aux conseils que je n’ai cessé de recevoir de mon ami et collègue, M. Louis Dubeux, qui m’a prêté en cette occasion, comme en toutes, le secours de la sagacité philologique la plus sûre et du savoir le plus étendu.

4 juillet 1845.

THÉATRE DE HROTSVITHA.

HROTSUITHÆ
VIRGINIS ET MONIALIS GERMANICÆ,
GENTE SAXONICA ORTÆ,
INCIPIT
LIBER DRAMATICA SERIE CONTEXTUS [78].


Hujus omnem materiam, sicut et prioris, opusculi sumsi ab antiquis libris sub certis auctorum nominibus conscriptis, excepta superius scripta passione sancti Pelagii, cujus seriem martyrii quidam, ejusdem qua passus est indigena civitatis, mihi exposuit, qui ipsum pulcherrimum virorum se vidisse et exitum rei attestatus est veraciter agnovisse. Unde si quid in illis falsitatis dictando comprehendi, non ex meo fefelli, sed fallentes incaute imitata fui.

PRÆFATIO IN COMŒDIAS[79].


Plures inveniuntur catholici, cujus nos penitus expurgare nequimus[80] facti, qui, pro cultioris facundia sermonis, gentilium vanitatem librorum utilitati præferunt sacrarum Scripturarum. Sunt etiam alii sacris inhærentes paginis, qui licet alia gentilium spernant, Terentii[81] tamen figmenta[82] frequentius lectitant, et, dum dulcedine sermonis delectantur, nefandarum notitia rerum maculantur. Unde ego, Clamor validus Gandeshemensis, non recusavi illum imitari dictando, dum[83] alii colunt legendo; quo, eodem dictationis genere, quo turpia lascivarum incesta feminarum recitabantur, laudabilis sacrarum castimonia virginum, juxta mei facultatem ingenioli, celebraretur. Hoc tamen facit non raro verecundari gravique rubore perfundi, quod, hujusmodi specie dictationis cogente, detestabilem inlicite[84] amantium dementiam et male dulcia colloquia eorum, quæ nec nostro auditui[85] permittuntur, accommodari dictando mente tractavi et stili officio designavi. Sed, si[86] hæc erubescendo neglegerem, nec proposito satisfacerem, nec innocentium laudem adeo plene juxta meum posse exponerem, quia quanto blanditiæ amantium[87] ad illiciendum promptiores, tanto et superni adjutoris gloria sublimior et triumphantium victoria probatur gloriosior, præsertim cum feminea fragilitas vinceret, et virile[88] robur confusioni subjaceret. Non enim dubito mihi ab aliquibus objici, quod hujus vilitas dictationis multo inferior, multo contractior, penitusque dissimilis ejus, quem proponebam imitari; sit, sententiis concedo[89]: ipsis tamen denuncio me in hoc jure reprehendi non posse, quasi his vellem abusive assimilari, qui mei inertiam longe præcesserunt in scientia sublimiori. Nec enim tantæ sum jactantiæ, ut vel extremis me præsumam conferre auctorum alumnis, sed hoc solum nitor, ut, licet nullatenus valeam apte, supplici tamen mentis devotione, acceptum in datorem retorqueam ingenium. Ideoque non sum adeo amatrix mei, ut pro vitanda reprehensione, Christi, qui in Sanctis operatur, virtutem (quocumque ipse dabit posse) cessem prædicare. Si enim alicui placet mea devotio, gaudebo; si autem, vel pro mei abjectione, vel pro vitiosi sermonis rusticitate nulli placet, memet ipsam tamen juvat quod feci; quia, dum proprii vilitatem laboris in aliis meæ inscientiæ opusculis heroico ligatam strophio, in hoc dramatica junctam serie colo[90], perniciosas gentilium delicias abstinendo devito.

[78] Legitur in codice (folio 77o verso): Explicit liber primus, incipit secundus dramatica serie contextus.
[79] Codex habet: Hrosvithæ illustris mulieris Germanicæ gente Saxonica ortæ in sex comœdias suas præfatio incipit fæliciter. Hic titulus scriptus est recentiore manu, quam Conradi Celtis esse putant Bibliothecæ Regiæ Monacensis custodes.
[80] Celtes et Schurzfleisch: nequivimus.
[81] Codex: Terrentii.—Celtes: Therencii.
[82] Codex: Fingmenta.
[83] Sic codex.—Celtes: quem.
[84] Celtes: illicite.
[85] Codex: autitui.
[86] Conjunctio conditionalis si, quæ in codice deest, ex Celte recepi postulante sensu.
[87] Codex: amentium.
[88] Codex et Celtes: virilis.—Schurzfleisch: virile.
[89] Celtes: eorum concedo sententiis.—Schurzfleisch: concedo sententiis. Nihil tamen mutandum.

EPISTOLA EJUSDEM
AD
QUOSDAM SAPIENTES HUJUS LIBRI FAUTORES [91].

Plene sciis et bene moratis, nec alieno profectui invidentibus, sed, ut decet vere sapientes, congratulantibus, Hrotsuitha[92] nesciola, nullaque probitate idonea, præsens valere et perpes gaudere. Vestræ igitur laudandæ humilitatis magnitudinem satis admirari nequeo, magnificæque, circa mei utilitatem, benignitatis atque dilectionis plenitudinem, condignarum recompensatione gratiarum remetiri non sufficio, quia, cum philosophicis adprime studiis enutriti et scientia longe excellentius sitis perfecti, mei opusculum vilis mulierculæ, vestra admiratione dignum duxistis, et largitorem in me operantis gratiæ fraterno affectu gratulantes laudastis, arbitrantes mihi inesse aliquantulum scientiam artium, quarum subtilitas longe præterit mei[93] muliebre ingenium. Denique rusticitatem meæ dictatiunculæ hactenus vix audebam paucis ac solummodo familiaribus meis ostendere; unde pene opera cessavit dictandi ultra aliquid hujusmodi, quia, sicut pauci fuere, qui me prodente perspicerent, ita non multi, qui, vel quid corrigendum inesset enuclearent, vel ad audendum[94] aliquid huic simile provocarent. At nunc, quia trium testimonium constat esse verum, vestris corroborata sententiis, fiducialius[95] præsumo et componendis operam dare, si quando Deus annuerit posse, et quorumcumque sapientium examen subire. Inter hæc diversis affectibus, gaudio videlicet et metu, in diversum trahor. Deum namque, cujus solummodo gratia sum id quod sum, in me laudari cordetenus gaudeo; sed major quam sim videri timeo, quia utrumque nefas esse non ambigo, et gratuitum Dei donum negare, et non acceptum accepisse simulare. Unde non denego præstante gratia Creatoris per dynamin me artes scire, quia sum animal capax disciplinæ, sed per energiam[96] fateor omnino nescire. Perspicax quoque ingenium divinitus mihi collatum esse agnosco, sed magistrorum cessante diligentia, incultum et propriæ pigritia inertiæ torpet neglectum. Quapropter, ne in me donum Dei annullaretur ob neglegentiam mei, si qua forte fila vel etiam floccos de panniculis a veste philosophiæ abruptis evellere quivi, præfato opusculo inserere curavi, quo vilitas meæ inscientiæ intermixtione nobilioris materiæ illustraretur, et largitor ingenii tanto amplius in me jure laudaretur[97], quanto muliebris sensus tardior esse creditur. Hæc mea in dictando intentio, hæc sola mei sudoris est causa, neque simulando me nescita scire jacto, sed quantum ad me tantum scio quod nescio. Quia enim attactu vestri favoris atque petitionis arundineo more inclinata libellum, quem tali intentione disposui, sed usque huc pro sui vilitate occultare quam in palam proferre malui, vobis perscrutandum tradidi, decet ut non minoris diligentia sollicitudinis eum emendando investigetis, quam proprii seriem laboris; et sic tandem ad normam rectitudinis reformatum mihi remittite, quo, vestri magisterio præmonstrante in quibus maxime peccassem possim agnoscere.

[90] Celtes: in hac dragmatica junctura serie colo.
[91] Celtes addit: et emendatores priusquam libros suos ederet, quod nescio unde invexit.
[92] Scripturam hujus nominis nostræ ex pluribus poetriæ locis dedimus. Ita enim in præfatione Sanctæ Mariæ, in fine Ascentionis Domini, in præfatione Gangolphi, in præfatione Pelagii et in præfatione Proterii, teste G. H. Pertzio (Monumenta Germaniæ; Scriptorum tom. IV, p. 302, n. 1). Hic tantum, ni fallor, Hrotsvit codex exhibet.
[93] Schurzfleisch: meum, nulla necessitate.
[94] Celtes: audiendum, male.
[95] Celtes: fiducialibus, absque sensu.
[96] Codex: energian, pro energeian, semigræce.
[97] Sic Celtes.—Codex habet lauderetur.

I.
GALLICANUS[98].

ARGUMENTUM IN GALLICANUM[99].


Conversio Gallicani principis militiæ, qui iturus ad bellum contra Scythas, sacratissimam virginem Constantiam Constantini imperatoris filiam desponsavit, sed in conflictu prælii nimium coartatus, per Joannem et Paulum primicerios Constantiæ conversus, ad baptisma convolavit, cælibemque vitam elegit. Postea autem jubente Juliano apostata in exilium missus martyrio est coronatus. Sed et Joannes et Paulus eodem jubente clam occisi et in domo occulte sunt sepulti. Nec mora: percussoris filius a dæmonio arreptus, patris commissum et martyrum confitendo meritum juxta eorum sepulchra salvatus, una cum patre est baptizatus.

GALLICANUS.


DRAMATIS PERSONÆ[100].

CONSTANTINUS imperator.
GALLICANUS.
CONSTANTIA.
ARTEMIA.
ATTICA.
JOANNES.
PAULUS.
Principes.


SCENA PRIMA[101].


CONSTANTINUS[102].
Tædet me, Gallicane, morarum, quia gentem, quam scis Scytharum Romanæ solam resistere paci nostrisque temere præceptis reluctari, bello protrahis lacessere, cum pro tui strenuitate id tibimet exercitii ad defensionem non ignores patriæ servari[103].
GALLICANUS[104].
Tuis enim, o Auguste Constantine, obnixe manibus pedibusque semper insistens obsequiis, tuæ Augustalis excellentiæ votis effectu conabar respondere operis, nec umquam me subtraxi faciendis.
CONSTANTINUS.
Si opus est monitu[105]? nam memoriæ fixum teneo. Unde monui hortando potius quam arguendo, morem ut geras.
GALLICANUS.
Id ipsum etiam studebo nunc.
CONSTANTINUS.
Gaudeo.
GALLICANUS.
Nec amore vitæ abduci potero, quin peragam quæ jubes.
CONSTANTINUS.
Placet, tuique in me benivolentiam laudo.
GALLICANUS.
Sed summa implendæ intentio servitutis summam expetit recompensationem mercedis.
CONSTANTINUS.
Nec injuria.
GALLICANUS.
Difficultas enim cujuscumque laboris tolerabilius fertur, si haud[106] incerta accipiendæ spe mercedis relevatur.
CONSTANTINUS.
Patet.
GALLICANUS.
Unde ineundi præmium periculi mihi, quæso, proponas in præsenti, quo inpigre dimicans sudore non frangar certaminis, animatus spe retributionis.
CONSTANTINUS.
Quod dignissimum omnique videbatur senatui gratissimum[107] numquam tibi negabam aut negabo præmium, scilicet nostræ adeptionem familiaritatis, præcipuæque inter palatinos dignitatis.
GALLICANUS.
Fateor, sed id nunc haud molior.
CONSTANTINUS.
Si aliud expetas, oportet proferas.
GALLICANUS.
Immo aliud.
CONSTANTINUS.
Quid?
GALLICANUS.
Si præsumo dicere....
CONSTANTINUS.
Et bene.
GALLICANUS.
Irasceris.
CONSTANTINUS.
Nullo modo.
GALLICANUS.
Certe.
CONSTANTINUS.
Non.
GALLICANUS.
Moveberis indignatione.
CONSTANTINUS.
Ne id vereare.
GALLICANUS.
Dicam, jussisti; Constantiam tui natam amo.
CONSTANTINUS.
Et merito. Decet enim[108] ut herilem filiam honorabiliter ames et amabiliter honores.
GALLICANUS.
Interrumpis dicenda.
CONSTANTINUS.
Non interrumpo.
GALLICANUS.
Ipsamque, si tua annuerit pietas, desponsare gestio.
CONSTANTINUS.
Non leve appetit præmium, sed summum vobisque, o principes, ante insolitum.
GALLICANUS.
Eh[109] heu! dedignatur; præscivi. Instate, quæso, mecum precibus.
PRINCIPES.
Decet tuam, imperator egregie, dignitatem, ut pro sui reverentia hoc illi non abnuas.
CONSTANTINUS.
Si[110] abnuo quantum ad me; sed subtili primum inquisitione reor investigandum, an filia præbeat assensum.
PRINCIPES.
Consequens est.
CONSTANTINUS.
Ibo, ipsamque, si velis, Gallicane, pro hac re appellabo.
GALLICANUS.
Ac libens.

SCENA SECUNDA.


CONSTANTIA[111].
Dominus imperator adit nos solito tristior. Quid velit vehementer admiror.
CONSTANTINUS.
Huc ades, o filia Constantia, paucis te volo.
CONSTANTIA.
Assum, domine mi; jube, quid velis.
CONSTANTINUS.
Anxietate cordis fatigor, gravique tristitia afficior.
CONSTANTIA.
Ut te venientem aspexi, tristitiam deprehendi, et licet causam ignorarem, conturbata pertimui.
CONSTANTINUS.
Tui causa contristor.
CONSTANTIA.
Mei?
CONSTANTINUS.
Tui.
CONSTANTIA.
Expaveo; quid est, domine mi?
CONSTANTINUS.
Piget dicere, ne contristeris.
CONSTANTIA.
Multo magis contristor, si non dixeris.
CONSTANTINUS.
Gallicanus dux, cui frequens successus triumphorum primum inter principes dignitatis adquisivit gradum, cujusque ope sæpissime indigemus ad defensionem patriæ....
CONSTANTIA.
Quid ille?
CONSTANTINUS.
Desiderat te sponsam habitum ire.
CONSTANTIA.
Me?
CONSTANTINUS.
Te.
CONSTANTIA.
Mallem[112] mori.
CONSTANTINUS.
Præscivi.
CONSTANTIA.
Nec mirum, quia tuo consensu, tuo permissu, servandam Deo virginitatem devovi.
CONSTANTINUS.
Memini.
CONSTANTIA.
Nullis enim suppliciis umquam potero compelli, quin inviolatum custodiam sacramentum propositi.
CONSTANTINUS.
Convenit. Sed hinc coartor nimium, quia si, quod debet fieri paterno more, te in proposito permansum ire consensero, haud leve damnum patiar in publica re. Si autem, quod absit, renitor, æternis cruciandus pœnis subjacebo.
CONSTANTIA.
Si enim divinum desperarem adesse auxilium, mihi quam maxime, mihi potissimum esset dolendum.
CONSTANTINUS.
Verum.
CONSTANTIA.
Nunc autem nullus relinquitur locus mœstitiæ, præsumenti de Domini pietate.
CONSTANTINUS.
Quam bene dicis, mea Constantia!
CONSTANTIA.
Si meum digneris captare consilium, præmonstrabo qualiter utrumque evadere possis damnum.
CONSTANTINUS.
O utinam!
CONSTANTIA.
Simula, prudenter peracta expeditione, ipsius votis te satisfacturum esse: et ut meum concordari credat velle, suade, quo suas interim filias Atticam ac Artemiam, velut pro solidandi pignore amoris, mecum mansum ire, meosque primicerios Joannem et Paulum secum faciat iter arreptum ire.
CONSTANTINUS.
Et quid, si victor revertetur[113], mihi erit agendum?
CONSTANTIA.
Reor Omnipatrem prius esse invocandum, quo ab hujusmodi intentione Gallicani revocet[114] animum.
CONSTANTINUS.
O filia, filia, quantum dulcedine tuæ alloquutionis amaritudinem dulcorasti mœsti patris, adeo ut pro hac re nulla post hæc movear sollicitudine.
CONSTANTIA.
Non est necesse.
CONSTANTINUS.
Eam, et Gallicanum læta promissione circumveniam.
CONSTANTIA.
Vade in pace, mi domine.

SCENA TERTIA.


GALLICANUS.
Curiositate frangar, o principes, antequam, quid mis[115] senior Augustus tamdiu cum herili filia agat, experiar.
PRINCIPES.
Suadet illi velle quæ desideras.
GALLICANUS.
O utinam prævaleret suasio!
PRINCIPES[116].
Forsitan prævalebit.
GALLICANUS.
Silete, quiescite, Augustus revertitur, non ut abiit obscuro, sed vultu admodum sereno.
PRINCIPES.
Bona fortuna.
GALLICANUS.
Si enim, ut dicitur, speculum mentis est facies, serenitas faciei, mansuetudinem forte designat ejus animi.
PRINCIPES.
Ita.

SCENA QUARTA.


CONSTANTINUS.
Gallicane!
GALLICANUS.
Quid dixit?
PRINCIPES.
Procede, procede, vocat te.
GALLICANUS.
Dii propitii, favete!
CONSTANTINUS.
Perge securus, Gallicane, ad bellum. Reversurus enim accipies, quod desideras, præmium.
GALLICANUS.
Illudisne me?
CONSTANTINUS.
Si illudo?
GALLICANUS.
Me felicem, si unum scirem.
CONSTANTINUS.
Quid unum?
GALLICANUS.
Ejus responsum.
CONSTANTINUS.
Filiæ?
GALLICANUS.
Ipsius.
CONSTANTINUS.
Injusta satis ratio in hac re verecundæ virginis responsum quærere. Consequentia autem rerum monstrabit ejus assensum.
GALLICANUS.
Si hunc scirem, responsum flocci facerem.
CONSTANTINUS.
Licet, experiare.
GALLICANUS.
Exopto.
CONSTANTINUS.
Sui primicerios Joannem et Paulum tecum commoratum iri decrevit, usque in diem nuptiarum.
GALLICANUS.
Quam ob causam?
CONSTANTINUS.
Quo illorum ex confabulatione ipsius vitam, mores, consuetudinem, possis prænoscere.
GALLICANUS.
Bonum consilium, mihique quam maxime placitum.
CONSTANTINUS.
Scilicet tui filias secum versa vice desiderat interim mansum ire, quatinus illarum per sodalitatem tibi fiat morigera.
GALLICANUS.
Euax, Euax! Omnia meis respondent votis.
CONSTANTINUS.
Fac ut adducantur citius.
GALLICANUS[117].
Statis, milites? Currite, abite, adducite filias ad obsequium sui dominæ.

SCENA QUINTA.


MILITES.
Assunt illustres Gallicani natæ, tuæ familiaritati, hera Constantia, pro sui pulchritudinis, sapientiæ, et probitatis perspicuitate satis aptæ.
CONSTANTIA.
Placet. (Introducuntur[118] honorifice.)—Amator virginitatis et inspirator castitatis, Christe, qui me precibus martyris tuæ Agnetis a lepra pariter corporis et ab errore eripiens gentilitatis, invitasti ad virgineum tui Genitricis thalamum, in quo tu manifestus es verus Deus, retro exordium natus a Deo Patre, idemque[119] verus homo ex Matre natus in tempore, te veram et coæternam Patri sapientiam, per quam facta sunt omnia et cujus dispositione consistunt et moderantur universa, suppliciter exoro, ut Gallicanum, qui tui in me amorem surripiendo conatur extinguere, post te trahendo ab injusta intentione revocare, suique filias digneris tibi assignare sponsas, et instilla cogitationibus earum tui amoris dulcedinem, quatinus execrantes carnale consortium pervenire mereantur ad sacrarum societatem virginum.
ARTEMIA.
Ave, Constantia, imperialis hera.
CONSTANTIA.
Salvete, sorores, Attica et Artemia; state, state, ne procidatis, sed libate mihi osculum amoris.
ARTEMIA.
Tuum ad obsequium, domina, alacri mente venimus, tuæ ditioni summa devotione nos subjecimus, tantum, ut tua nobis abundet gratia.
CONSTANTIA.
Unum Dominum habemus in cœlis, cui debetur devotio nostræ servitutis, in cujus fide et dilectione condecet nos servata corporis integritate unanimiter perseverare, ut mereamur aulam cœlestis patriæ cum palma virginitatis introire.
ARTEMIA.
In nullo reluctamur, sed testes in omnibus præceptis parere nitimur, præcipue in agnitione veritatis et servandæ proposito virginitatis.
CONSTANTIA.
Congrua satis responsio, vestraque ingenuitate condigna, nec dubito, quin divinæ inspiratione gratiæ ad credendum estis perventæ[120].
ARTEMIA.
Qui posset fieri, ut servientes idolis sanum saperemus, sine illustratione supernæ pietatis?
CONSTANTIA.
Stabilitas vestræ fidei spem mihi excitat de credulitate Gallicani.
ARTEMIA.
Admoneatur tantum; haud dubium quin credat[121].
CONSTANTIA.
Advocentur Joannes et Paulus.

SCENA SEXTA.


JOANNES.
Præsto sumus, hera, quos[122] vocasti.
CONSTANTIA.
Ite citi ad Gallicanum, et inhærentes ejus lateri suadete illi paulatim mysterium nostræ fidei, si forsan illum Deus dignetur per nos[123] lucrari[124].
PAULUS.
Deus det proventum! Nos adhibemus frequentationes hortamentorum.

SCENA SEPTIMA.


GALLICANUS.
Opportune advenitis, Joannes et Paule; suspensis diu animis vestrum præstolabar adventum.
JOANNES.
Ut vocem jubentis domnæ hausimus, tibi ad obsequendum convolavimus.
GALLICANUS.
Multo magis vestro quam aliorum delector obsequio.
PAULUS.
Non immerito, nam vulgo dicitur: Qui dilectis obsequitur, et ipse fit dilectus[125].
GALLICANUS.
Verum.
JOANNES.
Dilectio mittentis heræ reconciliatur nos familiaritati tuæ.
GALLICANUS.
Non nego. Convenite, congregamini, tribuni et centuriones, omnesque mei juris milites. Assunt Joannes et Paulus, quorum detinebar absentia ne pergerem.
TRIBUNI.
Præcede. (Collectim comitantur[126].)
GALLICANUS.
Capitolium et templa primum nobis intranda, numinaque deorum placanda sunt ritu sacrificiorum, quo prosperentur exitus[127] pugnæ.
TRIBUNI.
Necesse.
JOANNES.
Subtrahamus nos interim.
PAULUS.
Decet.

SCENA OCTAVA.


JOANNES.
En, dux egreditur; ascendamus equos, offeramus nos obviam.
PAULUS.
Ac cito.
GALLICANUS.
Unde venitis? Ubi fuistis?
JOANNES.
Stravimus sarcinulas, præmisimus, quo expediti tuum iter possimus comitari.
GALLICANUS.
Placet.

SCENA NONA.


GALLICANUS.
O tribuni, proh Juppiter! aspicio innumerabilis exercitus legiones, variis armorum instrumentis horribiles.
TRIBUNI.
Hercle hostes!
GALLICANUS.
Resistamus fortiter et congrediamur viriliter.
TRIBUNI.
Si est utilis nostri congressio cum tantis?
GALLICANUS.
Et quid mavultis?
TRIBUNI.
Submittere colla.
GALLICANUS.
Nolit hoc Apollo!
TRIBUNI.
Ædepol faciendum. En, undiquesecus circumdamur, vulneramur, perimimur.
GALLICANUS.
Eh heu! quid erit, cum tribuni me spernunt, se tradunt?
JOANNES.
Fac votum Deo cœli te christianum fieri, et vinces.
GALLICANUS.
Voveo, et opere implebo.
HOSTES[128].
Heus! rex Bradan, sperandæ fortuna victoriæ alludit[129] nos. En, dextræ languescunt, vires fatiscunt[130]; sed et inconstantia pectoris cogit nos discedere ab armis.
BRADAN.
Quid dicam ignoro; ipsa quam toleratis me urget passio. Restat ut nos duci tradamus.
HOSTES.
Alias non evademus.
BRADAN.
Dux Gallicane, noli in nostri perniciem sævire, sed parce et utere ut libet nostra servitute.
GALLICANUS.
Ne trepidetis, ne formidetis; sed datis obsidibus facite vos tributarios imperatoris et vivite beate sub Romana pace.
BRADAN[131].
Tuo arbitrio pendet quot qualesque accipere quantumque pondus solvendi census nobis velis imponere.
GALLICANUS.
Solvite procinctum, mei milites; nemo lædatur, nemo perimatur; amplectamur fœderatos, quos publicos insectamur[132] inimicos.
JOANNES.
Quanto magis valet intenta precatio, quam humana præsumptio!
GALLICANUS.
Verum.
PAULUS.
Quam efficax his aderit superna miseratio, quos Deo commendat humilis devotio!
GALLICANUS.
Perspicuum.
JOANNES.
Sed quod vovetur in perturbatione, solvendum est in tranquillitate.
GALLICANUS.
Assentio; unde quantocius baptizari[133] gestio, ac reliquum vitæ in Dei obsequio vacare.
PAULUS.
Justum.

SCENA DECIMA.


GALLICANUS.
Ecce, in introitu nostro proruunt Romani urbicolæ, insignia laudum ferentes ex more.
JOANNES.
Consequens est.
GALLICANUS.
Sed nec nostræ, nec deorum fortitudini titulus debetur triumphi.
PAULUS.
Nullo modo, sed vero Deo.
GALLICANUS.
Unde templa arbitror transeunda.
JOANNES.
Recte arbitraris.
GALLICANUS.
Et limina Apostolorum supplici confessione esse intranda.
PAULUS.
O te tali opinione felicem! Nunc testaris te verum christicolam.

SCENA UNDECIMA.


CONSTANTINUS.
Admiror, o milites, cur Gallicanus tamdiu se subtrahat nostris conspectibus.
MILITES.
Ut urbem intravit, gressum ad domum sancti Petri concite tetendit, terratenusque prostratus pro recepta victoria grates impendit Altithrono.
CONSTANTINUS.
Gallicanus?
MILITES.
Ipse.
CONSTANTINUS.
Incredibile.
MILITES.
En, accedit; ipsum potes sciscitari.

SCENA DUODECIMA.


CONSTANTINUS.
Diu te, Gallicane, sustinui, ut modum exitumque experirer prælii.
GALLICANUS.
Dicam digestim.
CONSTANTINUS.
Hoc interim parvi pendo, quo edisseras quod magis exopto.
GALLICANUS.
Quid est?
CONSTANTINUS.
Cur iturus deorum templa et revertens intrares Apostolorum tecta.
GALLICANUS.
Rogas?
CONSTANTINUS.
Curiose.
GALLICANUS.
Expono.
CONSTANTINUS.
Exopto.
GALLICANUS.
Fateor, sacratissime imperator, iturus, ut objecisti, sacella intravi, meque dæmoniis et diis supplex commisi.
CONSTANTINUS.
Hoc Romanis antiquitus fuit in more.
GALLICANUS.
Mala consuetudo.
CONSTANTINUS.
Pessima.
GALLICANUS.
Quo pacto tribuni cum suis legionibus advenere, meque euntem undiquesecus sepsere.
CONSTANTINUS.
Pomposo admodum apparatu egrediebaris.
GALLICANUS.
Promovimus, hostes impegimus, commisimus, victi sumus.
CONSTANTINUS.
Romani victi!
GALLICANUS.
Penitus.
CONSTANTINUS.
O res dira omnibusque seclis inaudita!
GALLICANUS.
Ego quidem nefanda sacrificia iteravi, nec aderant qui adjuvarent dii; sed invalescente congressione plurimi ex nostris interiere.
CONSTANTINUS.
Confundor audiendo.
GALLICANUS.
Tandem tribuni me spreverunt, se tradiderunt.
CONSTANTINUS.
Hostibus?
GALLICANUS.
Ipsis.
CONSTANTINUS.
Ah! quid fecisti?
GALLICANUS.
Quid possem facere, nisi fugam captare?
CONSTANTINUS.
Non.
GALLICANUS.
Etiam.
CONSTANTINUS.
Quantis tunc angustiis urgebatur constantia tui pectoris!
GALLICANUS.
Maximis.
CONSTANTINUS.
Et quomodo evasisti?
GALLICANUS.
Mis[134] familiares socii Joannes et Paulus suaserunt mihi votum fecisse Creatori.
CONSTANTINUS.
Salubre.
GALLICANUS.
Experiebar. Ut os ad vovendum aperui, cœleste juvamen sensi.
CONSTANTINUS.
Quo pacto?
GALLICANUS.
Apparuit mihi juvenis proceræ magnitudinis crucem ferens in humeris, et præcepit ut stricto mucrone illum sequerer.
CONSTANTINUS.
Quisquis ille erat, cœlitus missus fuerat.
GALLICANUS.
Comprobavi; nec mora, astiterunt mihi a dextra lævaque milites armati, quorum vultum minime agnovi, promittentes auxilium sui.
CONSTANTINUS.
Cœlestis militia.
GALLICANUS.
Non ambigo. At ubi sequens præcedentem securus[135] inter medias hostium ingrederer acies, perveni ad regem eorum, nomine Bradan, qui mox incredibili metu correptus, pedibusque meis provolutus, se cum suis subdidit, professus censum principi Romani orbis finetenus solvendum.
CONSTANTINUS.
Grates prosperitatis auctori, qui in se sperantes non patitur confundi.
GALLICANUS.
Experimento didici.
CONSTANTINUS.
Vellem experiri quid deinde profugi actitarent tribuni.
GALLICANUS.
Maturabant reconciliari.
CONSTANTINUS.
Recepistin’ gratis?
GALLICANUS.
Ego illos[136] gratis, qui me periclis[137], qui se inimicis? haud ita.
CONSTANTINUS.
Et qui?
GALLICANUS.
Proposui promerendæ gratiæ pretium.
CONSTANTINUS.
Quale?
GALLICANUS.
Videlicet sectam christicolarum, quam qui elegerit[138], gratiam susciperet priorem honoremque ampliorem; qui vero spreverit[139], gratia simul privaretur et militia.
CONSTANTINUS.
Recta propositio, tuaque auctoritate condigna.
GALLICANUS.
Ego quidem, baptismate imbutus, totum me Deo subjugavi, in tantum, ut tuæ quam præ omnibus dilexi abrenunciarem filiæ, quo abstinens conjugii placerem Virginis proli.
CONSTANTINUS.
Accede propius, ut irruam in tuos amplexus. Nunc quidem, nunc cogor tibi detegere quod ad tempus studebam velare.
GALLICANUS.
Quid?
CONSTANTINUS.
Id videlicet, quod mea tuæque natæ eidem quam elegisti student religioni.
GALLICANUS.
Gaudeo.
CONSTANTINUS.
Tantoque servandæ virginitatis flagrant amore, ut nec minis nec blandimentis revocari possint[140] ab intentione.
GALLICANUS.
Perseverent, exopto.
CONSTANTINUS.
Introeamus in palatium, ubi ipsæ commorantur.
GALLICANUS.
Præcede, sequar.
CONSTANTINUS.
Ecce, occurrunt cum Augusta Helena mei genitrice gloriosa, omnibusque lacrimæ fluunt præ gaudio.

SCENA TERTIA DECIMA.


GALLICANUS.
Vivite feliciter, o sanctæ virgines, perseverantes in Dei timore, decusque virginitatis inviolatum servate, quo dignæ inveniamini amplexibus Regis æterni.
CONSTANTIA.
Eo liberius servabimus, quo te non contra luctari sentimus.
GALLICANUS.
Non contra luctor, non renitor, non prohibeo; sed vestris in hoc votis libens concedo in tantum, ut nec te, o mea Constantia, quam haud segniter emi vitæ pretio, aliud quam cœpisti velle cogam[141].
CONSTANTIA.
Hæc mutatio dextræ Excelsi.
GALLICANUS.
Si in melius mutatus non essem, tuæ promissioni assensum non præberem.
CONSTANTIA.
Amicus pudicitiæ virginalis et fautor totius bonæ voluntatis, qui te ab injusta cogitatione[142] revocavit, meamque virginitatem sibi signavit, dignetur nos pro corporali discidio quandoque associatum ire in æterno gaudio.
GALLICANUS.
Fiat, fiat!
CONSTANTINUS.
Cum vinculum Christi amoris in unius nos societate[143] conjungat religionis, decet ut, quasi gener Augustorum, honorifice nobiscum habites intra palatium.
GALLICANUS.
Nulla magis est vitanda tentatio, quam oculorum concupiscentia.
CONSTANTINUS.
Refragari nequeo.
GALLICANUS.
Unde non expedit me frequentius virginem intueri, quam præ parentibus, præ vita, præ anima, a me scis amari.
CONSTANTINUS.
Ut libet.
GALLICANUS.
Ecce, habes quadruplicatum exercitum Christo favente et me laborante, patere ut[144] nunc militem Imperatori, cujus juvamine vici, et cui debeo quidquid feliciter vixi.
CONSTANTINUS.
Ipsum decet laus et jubilatio, ipsi debet famulari omnis creatura.
GALLICANUS.
Sed illi potissimum, quis in necessitate largius præstat auxilium.
CONSTANTINUS.
Ut asseris.
GALLICANUS.
Partem possessionis, quæ ad filias pertinet, excipio, partemque ad susceptionem peregrinorum mihi reservo. De reliquo[145] proprios servos libertate donatos ditari, pauperumque necessitates volo sustentari.
CONSTANTINUS.
Prudenter possessa disponis, nec expers fies æternæ retributionis.
GALLICANUS.
Me ipsum etiam sancto viro Hilariano in urbe Ostiensi[146] individuum sodalem ardeo associatum iri, quo ibidem reliquum vitæ in Dei laude pauperumque vacem susceptione.
CONSTANTINUS.
Simplex Esse, cui semper est posse, sinat tui esse prosperis successionibus juxta sui velle vigere, et perducat te ad gaudia æternitatis, qui regnat et gloriatur in unitate Trinitatis.
GALLICANUS.
Amen.
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