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Théâtre de Hrotsvitha: religieuse allemande du dixième siècle, traduit pour la première fois en français avec le texte latin revu sur le manuscrit de Munich

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IV.
ABRAHAM.

ARGUMENT D’ABRAHAM.


Chute et conversion de Marie, nièce d’Abraham, ermite. Marie, après avoir vécu vingt années en solitude, se laisse séduire, rentre dans le siècle, et ne craint pas de se mêler à une troupe de courtisanes. Au bout de deux ans, les prières d’Abraham, qui s’était présenté à elle comme un amant, la rappellent à la vertu. Elle effaça par des larmes abondantes, par des jeûnes, des veilles et des prières continuées pendant vingt ans, les souillures de ses péchés(44).

ABRAHAM.


PERSONNAGES.

ABRAHAM, } ermites.
ÉPHREM(45),
MARIE, nièce d’Abraham.
Un ami d’Abraham.
Un hôtelier.

SCÈNE PREMIÈRE.

ABRAHAM, ÉPHREM.

ABRAHAM.
Éphrem, mon frère et le compagnon de ma solitude, vous convient-il de vous entretenir avec moi, ou dois-je attendre que vous ayez fini de louer le Seigneur?
ÉPHREM.
La conversation doit avoir pour unique objet, entre nous, la louange de celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom.
ABRAHAM.
Je ne suis venu que pour m’entretenir de ce que je sais être agréable à la divine volonté.
ÉPHREM.
C’est pourquoi je ne différerai pas cet entretien d’un seul moment, et je me donne tout à votre désir.
ABRAHAM.
Un projet fermente dans mon esprit, et je souhaite ardemment que votre volonté réponde à mes vœux.
ÉPHREM.
Avec un même cœur, avec une même âme, nous devons vouloir ou ne vouloir pas les mêmes choses.
ABRAHAM.
J’ai une nièce toute jeune, privée de l’appui de son père et de sa mère. La compassion que m’inspire son isolement me donne pour elle la plus vive affection, et j’éprouve à son sujet de continuelles inquiétudes.
ÉPHREM.
Que vous font les soucis du monde, à vous qui avez triomphé du siècle?
ABRAHAM.
Mon seul souci est que l’éclatante beauté de ma nièce ne soit un jour ternie par la souillure du péché.
ÉPHREM.
Peut-on blâmer une telle crainte?
ABRAHAM.
J’espère que non.
ÉPHREM.
Quel est son âge?
ABRAHAM.
Qu’une révolution de douze mois s’accomplisse, et elle aura respiré l’air vital pendant deux olympiades.
ÉPHREM.
Votre pupille est loin de la maturité.
ABRAHAM.
Aussi ne suis-je pas sans inquiétude.
ÉPHREM.
Où habite-t-elle?
ABRAHAM.
Dans mon ermitage; car, à la prière de ses parents, je l’ai prise chez moi pour l’élever; de plus, j’ai résolu de distribuer ses richesses aux pauvres.
ÉPHREM.
Le mépris des biens temporels convient à un esprit tourné vers le ciel.
ABRAHAM.
Je brûle du désir de fiancer ma nièce au Christ et de la soumettre à sa discipline.
ÉPHREM.
Ce désir est louable.
ABRAHAM.
Le nom qu’elle porte m’en fait une loi.
ÉPHREM.
Quel est son nom?
ABRAHAM.
Marie.
ÉPHREM.
Il est vrai que la couronne de la virginité sied bien à l’excellence d’un tel nom.
ABRAHAM.
Je ne doute pas que, si nous lui adressons de douces exhortations, nous ne la trouvions facile à céder à nos conseils.
ÉPHREM.
Allons près d’elle, et tâchons de faire comprendre à son esprit la paisible douceur du célibat.

SCÈNE II.

Les précédents, MARIE.

ABRAHAM.
O ma fille adoptive! ô partie de mon âme! Marie, cède à mes avis paternels et aux instructions salutaires de mon compagnon Éphrem; tâche d’imiter par la chasteté la patronne de la virginité, à qui tu ressembles déjà par le nom.
ÉPHREM.
Il ne convient pas, ma fille, que vous qui, par le mystère de votre nom, vous élevez sur l’axe du monde près de Marie, la mère de Dieu, au milieu des astres qui ne doivent jamais tomber, vous rampiez, inférieure en mérite, parmi les plus infimes créatures de la terre.
MARIE.
J’ignore le mystère de mon nom; de là vient que je ne puis comprendre ce que signifient les circonlocutions dont vous vous servez(46).
ÉPHREM.
Marie signifie l’étoile de la mer, autour de laquelle roule le monde, et sont appelés les peuples.
MARIE.
Pourquoi l’appelle-t-on l’étoile de la mer?
ÉPHREM.
Parce qu’elle ne se couche jamais et indique aux navigateurs le sentier du droit chemin.
MARIE.
Et comment pourrait-il se faire que moi, si faible créature, formée de boue, je pusse atteindre aux mérites dont brille le mystère de mon nom?
ÉPHREM.
Vous le pourrez par une virginale pureté de corps et une entière sainteté d’esprit.
MARIE.
C’est un honneur bien grand pour un être mortel, que d’égaler les rayons des astres(47).
ÉPHREM.
Oui, si vous restez vierge et pure, vous deviendrez l’égale des anges de Dieu. Entourée de leur phalange, quand vous aurez déposé votre grossière enveloppe corporelle, traversant les airs, franchissant les nuages, vous parcourrez le cercle du zodiaque et ne vous arrêterez que dans les bras du fils de la Vierge, sur la couche radieuse de sa mère.
MARIE.
Qui ne sait pas apprécier ce bonheur vit comme la brute(48); aussi je méprise les biens terrestres, et je renonce à moi-même, pour mériter d’être admise à jouir d’une si grande félicité.
ÉPHREM.
En vérité, nous trouvons dans le cœur de cette enfant la maturité d’esprit d’un vieillard.
ABRAHAM.
C’est à la grâce divine qu’elle le doit.
ÉPHREM.
On ne peut le nier.
ABRAHAM.
Mais, bien qu’elle soit éclairée par la grâce, il n’est pas bon, cependant, que, dans un âge aussi faible, elle soit abandonnée à sa propre volonté.
ÉPHREM.
Cela est vrai.
ABRAHAM.
Je lui construirai, auprès de mon ermitage, une cellule dont l’entrée sera très-étroite, et par la fenêtre de laquelle je lui apprendrai, dans mes fréquentes visites, les psaumes et les autres parties de la loi divine.
ÉPHREM.
Cela est convenable.
MARIE.
Éphrem, mon père, je m’abandonne à votre direction.
ÉPHREM.
Que l’époux céleste à l’amour duquel vous vous êtes vouée dans un âge si tendre, vous protége, ma fille, contre toutes les ruses du démon!

SCÈNE III.

ABRAHAM, ÉPHREM.

ABRAHAM.
Éphrem, mon frère, si quelque coup de la bonne ou de la mauvaise fortune vient à m’atteindre, c’est vous que je vais trouver le premier, vous seul que je consulte. Ne repoussez donc pas les plaintes que je profère; mais assistez-moi dans ma douleur.
ÉPHREM.
Abraham, Abraham, quel chagrin éprouvez-vous? pourquoi cette tristesse qui passe toutes les bornes? Un solitaire doit-il être agité des mêmes troubles que les séculiers?
ABRAHAM.
Un immense sujet de deuil m’a frappé, une douleur intolérable m’accable.
ÉPHREM.
Ne me fatiguez pas par de longs détours; dites-moi ce que vous souffrez.
ABRAHAM.
Marie, ma fille adoptive, que j’ai pendant quatre lustres nourrie avec tant de soin, instruite avec tant de zèle...
ÉPHREM.
Eh bien? Elle....
ABRAHAM.
Hélas! elle est perdue.
ÉPHREM.
Comment?
ABRAHAM.
D’une manière déplorable. Après sa faute, elle s’est échappée secrètement.
ÉPHREM.
De quels piéges l’a donc environnée la ruse de l’antique serpent?
ABRAHAM.
Il s’est servi de la passion perverse d’un imposteur qui, lui rendant souvent d’hypocrites visites sous un habit de moine(49), a enfin amené le cœur rétif de cette jeune fille à partager son amour; elle en est venue à s’échapper par la fenêtre pour commettre le crime.
ÉPHREM.
Ce récit me fait frémir.
ABRAHAM.
Mais lorsque l’infortunée se sentit perdue, elle se frappa la poitrine, se meurtrit le visage, déchira ses vêtements, s’arracha les cheveux et jeta des cris lamentables.
ÉPHREM.
Ce n’était pas sans raison; une ruine semblable doit être pleurée par un torrent de larmes.
ABRAHAM.
Elle gémissait de n’être plus ce qu’elle avait été.
ÉPHREM.
Malheur à elle!
ABRAHAM.
Elle pleurait d’avoir agi contrairement à nos préceptes.
ÉPHREM.
Oui, grandement.
ABRAHAM.
Elle répandait d’abondantes larmes, en pensant qu’elle avait perdu le fruit de ses veilles, de ses jeûnes et de ses prières.
ÉPHREM.
Si elle persévérait dans un tel repentir, elle serait sauvée.
ABRAHAM.
Elle n’y a point persévéré; mais à une première faute elle a ajouté des fautes plus graves.
ÉPHREM.
Je suis troublé jusqu’au fond du cœur; tous mes membres perdent leur force.
ABRAHAM.
Après s’être punie par ses larmes, vaincue par l’excès de la douleur, elle se précipita dans l’abîme du désespoir.
ÉPHREM.
Hélas! quelle perte funeste!
ABRAHAM.
Désespérant de mériter jamais son pardon, elle est rentrée dans le siècle, et a résolu de se faire un instrument des vanités du monde.
ÉPHREM.
Hélas! jamais jusqu’à ce jour les mauvais esprits n’avaient remporté une pareille victoire sur un solitaire.
ABRAHAM.
Nous sommes maintenant la proie des démons.
ÉPHREM.
Il est étonnant qu’elle ait pu s’échapper à votre insu.
ABRAHAM.
J’avais déjà l’esprit troublé; déjà une vision effrayante, si mon esprit n’eût pas été frappé d’aveuglement(50), me présageait la ruine de Marie.
ÉPHREM.
Je voudrais entendre les détails de cette vision.
ABRAHAM.
Il me semblait que j’étais devant la porte de ma cellule, lorsqu’un dragon énorme et qui répandait l’odeur la plus fétide, s’abattit avec impétuosité sur une jeune et blanche colombe qui se trouvait auprès de moi, la saisit, la dévora et disparut aussitôt.
ÉPHREM.
Cette vision était bien claire.
ABRAHAM.
A mon réveil, réfléchissant à ce que j’avais vu, je craignis que l’Église ne fût menacée d’une persécution qui fît tomber quelques fidèles dans l’erreur.
ÉPHREM.
Cela était à craindre.
ABRAHAM.
Ensuite, me prosternant pour prier, je suppliai celui dont la prescience connaît l’avenir, de me découvrir les suites que devait avoir ce songe.
ÉPHREM.
Vous avez bien agi.
ABRAHAM.
Enfin, la troisième nuit, lorsque je reposais dans le sommeil mes membres fatigués, je crus voir le même dragon rouler mort à mes pieds et la colombe reparaître à mes yeux sans la moindre blessure.
ÉPHREM.
Ce récit me comble de joie; car je ne doute pas que votre chère Marie ne revienne un jour près de vous.
ABRAHAM.
A mon réveil, en me rappelant ce songe, je me consolais du malheur que me présageait le premier. Je me recueillis alors pour penser à ma pupille. Je me souvins aussi, non sans tristesse, que depuis deux jours je ne l’entendais plus chanter, selon sa coutume, les louanges du Seigneur.
ÉPHREM.
Ce souvenir était bien tardif.
ABRAHAM.
Je l’avoue. Je m’approchai, je frappai de la main à la fenêtre de Marie, je l’appelai plusieurs fois en la nommant ma fille.
ÉPHREM.
Hélas! vous l’appeliez en vain.
ABRAHAM.
Cette idée ne me vint pas encore; je lui demandai la cause de sa négligence à remplir ses devoirs pieux; mais je ne reçus pas le plus faible murmure pour réponse.
ÉPHREM.
Que fîtes-vous alors?
ABRAHAM.
Dès que je m’aperçus que celle que je cherchais était absente, mes entrailles furent émues de crainte, tout mon corps trembla.
ÉPHREM.
On ne peut s’en étonner; moi aussi j’éprouve le même trouble en vous écoutant.
ABRAHAM.
Puis je remplis les airs de cris lamentables, demandant quel loup m’avait ravi mon agneau, quel brigand retenait ma fille captive?
ÉPHREM.
Vous déploriez avec raison la perte de celle que vous avez nourrie.
ABRAHAM.
Enfin arrivèrent des gens qui, sachant la vérité, me dirent ce que je vous ai raconté et m’apprirent qu’elle s’était faite la servante des vaines passions du siècle.
ÉPHREM.
Où demeure-t-elle?
ABRAHAM.
On l’ignore.
ÉPHREM.
Que ferez-vous?
ABRAHAM.
J’ai un ami fidèle qui parcourt les villes et les campagnes et ne prendra pas de repos, qu’il n’ait appris quelle terre a reçu Marie.
ÉPHREM.
Et s’il découvre sa retraite?
ABRAHAM.
Je changerai d’habits et j’irai la trouver sous l’extérieur d’un amant; j’essaierai si mes exhortations peuvent la faire rentrer, après ce triste naufrage, dans le port de son premier repos.
ÉPHREM.
Bien; mais que ferez-vous si on vous offre à manger des viandes et à vider des coupes de vin?
ABRAHAM.
Je ne refuserai point, de peur d’être reconnu.
ÉPHREM.
Ce sera user d’un sage et louable discernement, que de relâcher pour quelques moments le frein étroit de la discipline, afin de regagner une âme à Jésus-Christ.
ABRAHAM.
Je m’enhardis d’autant plus à tenter cette entreprise, que votre pensée se trouve sur ce point conforme à la mienne.
ÉPHREM.
Celui qui connaît les replis des cœurs sait l’intention qui dirige chacune de nos actions; dans son examen équitable, il ne regarde point comme coupable de prévarication celui qui, s’affranchissant pour un moment de la rigueur d’une stricte observance, ne dédaigne point de s’assimiler aux créatures les plus faibles, afin de ramener plus sûrement une âme égarée.
ABRAHAM.
C’est à vous cependant de m’aider de vos prières, pour empêcher que la malice du démon n’entrave mes desseins.
ÉPHREM.
Que l’être souverainement bon, sans lequel aucune chose bonne n’est faisable, permette que votre projet tourne à bien!

SCÈNE IV.

ABRAHAM, un ami d’Abraham.

ABRAHAM.
Ne vois-je pas cet ami que j’envoyai il y a plus de deux ans à la recherche de Marie? C’est lui-même.
L’AMI.
Salut, mon vénérable père!
ABRAHAM.
Salut, obligeant ami! Je vous ai attendu longtemps, mais j’avais fini par désespérer de votre retour.
L’AMI.
J’ai tardé ainsi, parce que je ne voulais pas prolonger votre inquiétude par des renseignements incertains; mais aussitôt que j’ai eu découvert la vérité, j’ai hâté mon retour.
ABRAHAM.
Avez-vous vu Marie?
L’AMI.
Je l’ai vue.
ABRAHAM.
Où?
L’AMI.
Quelle chose déplorable à dire!
ABRAHAM.
Dites-la moi, je vous en supplie.
L’AMI.
Elle a choisi pour demeure la maison d’un homme qui fait un métier honteux; cet homme a pour elle beaucoup de soins et d’attachement, et ce n’est pas sans raison, car chaque jour il reçoit de grosses sommes des amants de Marie.
ABRAHAM.
Des amants de Marie!
L’AMI.
Oui.
ABRAHAM.
Et qui sont ces amants?
L’AMI.
Ils sont très-nombreux.
ABRAHAM.
Hélas! ô bon Jésus! quelle monstruosité! Celle que j’avais élevée pour être ton épouse se livre, me dit-on, à des amants étrangers!
L’AMI.
Ce fut de tout temps la coutume des courtisanes de se plaire à l’amour des étrangers.
ABRAHAM.
Procurez-moi un cheval léger et un habit militaire; je veux déposer mon vêtement de religion, et me présenter à elle sous les dehors d’un amant.
L’AMI.
Voici tout ce que vous m’avez demandé.
ABRAHAM.
Apportez-moi encore, je vous prie, un grand chapeau pour voiler ma tonsure.
L’AMI.
Cette précaution est surtout nécessaire, pour que vous ne soyez pas reconnu.
ABRAHAM.
Si j’emportais avec moi une pièce d’or que je possède, afin de payer l’hôtelier?
L’AMI.
Autrement vous ne pourriez parvenir à converser avec Marie.

SCÈNE V.

ABRAHAM, L’HÔTELIER.

ABRAHAM.
Salut, bon hôtelier.
L’HÔTELIER.
Qui me parle? Hôte, salut.
ABRAHAM.
Avez-vous de la place pour un voyageur qui veut passer la nuit chez vous?
L’HÔTELIER.
Oui, sans doute; nous ne devons refuser notre humble hôtellerie à personne.
ABRAHAM.
C’est très-louable.
L’HÔTELIER.
Entrez, on va vous préparer à souper.
ABRAHAM.
Je vous dois beaucoup pour ce gracieux accueil; mais j’ai à vous demander un plus grand service.
L’HÔTELIER.
Dites ce que vous désirez, vous l’obtiendrez, à coup sûr.
ABRAHAM.
Acceptez ce petit présent que je vous offre, et faites en sorte que cette très-belle fille qui, je le sais, demeure chez vous, vienne prendre place à notre table.
L’HÔTELIER.
Pourquoi avez-vous envie de la voir?
ABRAHAM.
Parce que je me fais une grande joie de connaître cette femme dont j’ai entendu louer si souvent la beauté.
L’HÔTELIER.
Ceux qui vantent ses charmes ne mentent point; car par les grâces de son visage elle éclipse toutes les autres femmes.
ABRAHAM.
De là vient que je brûle d’amour pour elle.
L’HÔTELIER.
Je m’étonne que vous puissiez, vieux et décrépit comme vous êtes, soupirer d’amour pour une jeune femme.
ABRAHAM.
Il est très-certain que je ne suis venu ici que pour la voir(51).

SCÈNE VI.

Les précédents, MARIE.

L’HÔTELIER.
Avancez, avancez, Marie, et faites admirer votre beauté à ce néophyte.
MARIE.
Me voici.
ABRAHAM, à part.
De quelle constance, de quelle fermeté d’esprit ne dois-je pas m’armer, quand je vois celle que j’ai nourrie dans la solitude de mon ermitage, chargée des parures d’une courtisane? Mais il n’est pas temps que mon visage révèle ce qui se passe dans mon âme. Je retiens avec un mâle courage mes larmes prêtes à s’échapper, et je couvre sous une feinte gaieté la profonde amertume de ma douleur.
L’HÔTELIER.
Heureuse Marie, réjouissez-vous, car, non-seulement, comme de coutume, les jeunes gens de votre âge, mais les vieillards eux-mêmes vous recherchent et accourent en foule pour vous témoigner leur amour.
MARIE.
Tous ceux qui m’aiment reçoivent de moi en retour un amour égal.
ABRAHAM.
Approchez, Marie, et donnez-moi un baiser.
MARIE.
Non-seulement je vous donnerai les plus doux baisers, mais je caresserai et j’entourerai de mes bras ce col que les ans ont courbé.
ABRAHAM.
Volontiers.
MARIE, à part.
Quelle est l’odeur que je sens? quel est le parfum extraordinaire que je respire? Cette saveur particulière me rappelle celle de mon ancienne abstinence.
ABRAHAM, à part.
C’est à présent qu’il faut feindre, à présent qu’il faut me livrer à de joyeux ébats comme un jeune étourdi, de peur que ma gravité ne me fasse reconnaître, et que la honte ne la pousse à rentrer dans sa retraite.
MARIE.
Hélas! malheureuse! D’où suis-je tombée? et dans quel abîme de perdition ai-je roulé?
ABRAHAM.
Ce lieu où se rassemble la foule des convives n’est pas fait pour entendre des plaintes.
L’HÔTELIER.
Dame Marie, pourquoi soupirez-vous? pourquoi versez-vous des larmes? N’habitez-vous pas ici depuis deux ans? et jamais je ne vous ai entendu gémir; jamais je n’ai remarqué que vos propos aient été plus tristes.
MARIE.
Oh! plût à Dieu que la mort m’eût enlevée il y a trois ans! Je ne serais point descendue à une vie aussi criminelle.
ABRAHAM.
Je ne suis pas venu pour pleurer vos péchés avec vous, mais pour partager votre amour.
MARIE.
Un léger repentir m’attristait et me faisait ainsi parler; mais soupons et livrons-nous à la joie; car, comme vous m’en faites souvenir, ce n’est ni le moment ni le lieu de pleurer mes péchés. (Ils se mettent à table.)
ABRAHAM.
Nous avons largement soupé, largement bu, grâce à votre libérale hospitalité, ô digne hôtelier. Permettez-moi de me lever de table, pour aller étendre dans un lit mon corps fatigué et refaire mes forces par un doux repos.
L’HÔTELIER.
Comme il vous plaira.
MARIE.
Levez-vous, mon seigneur, levez-vous; je vais me rendre avec vous dans la chambre à coucher.
ABRAHAM.
Je le désire; rien ne m’aurait fait sortir d’ici, si vous n’aviez dû m’accompagner.

SCÈNE VII.

MARIE, ABRAHAM.

MARIE.
Voici une chambre où nous serons commodément; voici un lit qui n’est point composé de pauvres matelas. Asseyez-vous, que je vous épargne la fatigue d’ôter votre chaussure.
ABRAHAM.
Fermez d’abord les verroux avec soin, pour que personne ne puisse entrer.
MARIE.
Que cela ne vous inquiète pas; je saurai faire en sorte que personne n’arrive aisément jusqu’à nous.
ABRAHAM, à part.
Il est temps maintenant d’ôter le grand chapeau qui couvre ma tête et de montrer qui je suis. (Haut.) O ma fille d’adoption! ô moitié de mon âme, Marie, reconnaissez-vous en moi le vieillard qui vous a nourrie avec la tendresse d’un père et qui vous a fiancée au fils unique du Roi céleste?
MARIE.
O Dieu! c’est mon père et mon maître Abraham qui me parle! (Elle demeure frappée de crainte(52).)
ABRAHAM.
Que t’est-il arrivé, ma fille?
MARIE.
Un grand malheur.
ABRAHAM.
Qui t’a trompée? qui t’a séduite?
MARIE.
Celui qui a fait tomber nos premiers pères.
ABRAHAM.
Où est la vie angélique que tu menais sur la terre?
MARIE.
Tout à fait perdue.
ABRAHAM.
Où est ta pudeur virginale? où est ton admirable chasteté?
MARIE.
Perdue!
ABRAHAM.
Si tu ne rentres dans la voie du salut, quel prix peux-tu espérer recevoir de tes jeûnes, de tes veilles, de tes prières, lorsque, tombée de la hauteur du ciel, tu t’es comme noyée dans les profondeurs de l’enfer?
MARIE.
Hélas!
ABRAHAM.
Pourquoi m’as-tu méprisé? pourquoi m’as-tu abandonné? pourquoi ne m’as-tu pas instruit de ta chute? Aidé de mon cher Éphrem, j’aurais fait pour toi une complète pénitence.
MARIE.
Après que je fus tombée dans le péché, souillée comme je l’étais, je n’osai plus m’approcher de votre sainteté.
ABRAHAM.
Qui jamais fut exempt de péché, si ce n’est le fils de la Vierge?
MARIE.
Personne.
ABRAHAM.
Pécher est le propre de l’humanité; ce qui est du démon, c’est de persévérer dans ses fautes. On doit blâmer non pas celui qui tombe par surprise, mais celui qui néglige de se relever aussitôt.
MARIE.
Malheureuse que je suis! (Elle se prosterne.)
ABRAHAM.
Pourquoi te laisses-tu abattre? pourquoi rester ainsi immobile, prosternée à terre? Relève-toi et écoute ce que je vais dire.
MARIE.
Je suis tombée frappée de terreur; je n’ai pu soutenir le poids de vos remontrances paternelles.
ABRAHAM.
Songe, ma fille, à ma tendresse pour toi, et cesse de craindre.
MARIE.
Je ne puis.
ABRAHAM.
N’est-ce pas pour toi que j’ai quitté mon désert si regrettable et renoncé à l’observance de presque toute discipline régulière? n’est-ce pas pour toi, que moi, véritable ermite, je me suis fait le compagnon de table de gens débauchés? Moi, qui depuis si longtemps m’étais voué au silence, n’ai-je pas proféré des paroles joviales pour ne pas être reconnu? Pourquoi baisser les yeux et regarder la terre? pourquoi dédaignes-tu de me répondre et d’échanger avec moi tes pensées?
MARIE.
La conscience de mon crime m’accable; je n’ose lever les yeux vers le ciel, ni mêler mes paroles aux vôtres.
ABRAHAM.
Ne te défie pas ainsi du ciel, ma fille; ne désespère pas; mais sors de cet abîme de désespoir et mets ton espérance en Dieu.
MARIE.
L’énormité de mes péchés m’a plongée dans le plus profond désespoir.
ABRAHAM.
Vos péchés sont bien grands, je l’avoue; mais la miséricorde divine est plus grande que toutes les choses créées(53). Bannissez donc cette tristesse, et profitez du peu de temps qui vous est donné pour vous repentir; car la grâce divine abonde où ont le plus abondé l’abomination et les désordres.
MARIE.
Si on avait le moindre espoir de mériter son pardon, on ne manquerait pas de se livrer avec ardeur à la pénitence.
ABRAHAM.
Ayez pitié, ma fille, des fatigues auxquelles je me suis exposé pour vous; renoncez à ce funeste découragement qui est, je le déclare, plus coupable que toutes les fautes; car celui qui désespère de la miséricorde de Dieu envers les pécheurs, commet un péché irrémissible. En effet, comme l’étincelle qui jaillit du caillou ne peut embraser la mer, l’amertume de nos péchés ne saurait altérer la douceur de la clémence divine.
MARIE.
Je ne nie pas la grandeur de la bonté suprême; mais quand je considère l’énormité de mon crime, j’ai peur qu’il n’y ait pas de pénitence qui puisse suffire à l’expier.
ABRAHAM.
Je me charge de votre iniquité; seulement retournez au lieu que vous avez quitté et reprenez le genre de vie que vous avez abandonné.
MARIE.
Je ne m’opposerai jamais à aucun de vos désirs; j’obéis respectueusement à vos ordres.
ABRAHAM.
Je vois bien à présent que j’ai retrouvé ma fille, celle que j’ai nourrie; à présent c’est vous que je dois chérir par-dessus toutes choses.
MARIE.
Je possède un peu d’or et quelques vêtements précieux; j’attends ce que votre autorité décidera à cet égard.
ABRAHAM.
Ce que vous avez acquis par le péché, il faut l’abandonner avec le péché.
MARIE.
Je pensais à distribuer ces objets aux pauvres ou bien à les offrir aux saints autels.
ABRAHAM.
Le produit du crime n’est certainement point une offrande agréable à Dieu(54).
MARIE.
Je ne me préoccuperai plus de cette idée.
ABRAHAM.
L’aurore paraît; le jour est venu; partons.
MARIE.
C’est à vous, père chéri, de précéder, comme le bon pasteur, la brebis que vous avez retrouvée, et moi, marchant derrière, je suivrai vos traces.
ABRAHAM.
Il n’en sera pas ainsi; j’irai à pied et vous monterez sur mon cheval, de peur que l’aspérité du chemin ne blesse la plante de vos pieds délicats(55).
MARIE.
Oh! comment vous louer dignement? par quelle reconnaissance payer tant de bonté? Loin de me forcer au repentir par la terreur, vous m’y amenez, moi indigne de pitié, par les plus douces, par les plus tendres exhortations.
ABRAHAM.
Je ne vous demande rien autre chose que de demeurer fidèle au Seigneur pendant le reste de votre vie.
MARIE.
Je m’attacherai à Dieu de toute ma volonté, de toutes mes forces; et si le pouvoir me manque, du moins jamais la volonté ne me manquera.
ABRAHAM.
Il convient maintenant de servir Dieu avec la même ardeur que vous aviez mise au service des vanités du monde.
MARIE.
Je demande à Dieu que, par vos mérites, sa volonté s’accomplisse en moi.
ABRAHAM.
Hâtons notre retour.
MARIE.
Oui, hâtons-le; car tout délai m’est pénible.

SCÈNE VIII.

Les mêmes.

ABRAHAM.
Avec quelle rapidité nous avons surmonté les difficultés de ce rude voyage(56)!
MARIE.
Ce qu’on fait avec dévotion se fait aisément.
ABRAHAM.
Voici votre cellule déserte.
MARIE.
Hélas! elle fut témoin et confidente de mon crime, je n’ose y entrer(57).
ABRAHAM.
Vous avez raison; il convient de fuir un lieu où le triomphe a été du côté de l’ennemi.
MARIE.
Et où m’ordonnez-vous de faire pénitence?
ABRAHAM.
Entrez dans cette cellule plus retirée, afin que le vieux serpent ne trouve plus désormais l’occasion de vous tromper.
MARIE.
Je ne résiste pas, et je me soumets à vos ordres.
ABRAHAM.
Je vais aller trouver mon compagnon Éphrem, afin qu’il se réjouisse avec moi de ce que je vous ai retrouvée, lui qui seul a pleuré avec moi votre perte.
MARIE.
Cela est juste.

SCÈNE IX.

ABRAHAM, ÉPHREM.

ÉPHREM.
M’apportez-vous d’heureuses nouvelles?
ABRAHAM.
Oui; de très-heureuses.
ÉPHREM.
Je m’en félicite; je ne doute pas que vous n’ayez retrouvé Marie.
ABRAHAM.
Je l’ai retrouvée, en effet, et je l’ai ramenée avec joie au bercail.
ÉPHREM.
C’est l’œuvre de l’assistance divine; je le crois.
ABRAHAM.
Il n’en faut pas douter.
ÉPHREM.
Je voudrais savoir de quelle manière elle a maintenant réglé ses mœurs et sa vie.
ABRAHAM.
Suivant ma volonté.
ÉPHREM.
Rien ne peut lui être plus utile.
ABRAHAM.
Elle s’est soumise à tout ce que je lui ai ordonné de faire, quelque difficile, quelque pénible que cela fût.
ÉPHREM.
Cette obéissance est digne d’éloge.
ABRAHAM.
Revêtue d’un cilice, se mortifiant par des veilles et par un jeûne continuel, elle observe la discipline la plus austère et force son corps délicat à subir l’empire de l’âme.
ÉPHREM.
Il est juste que les souillures d’une volupté criminelle ne puissent se laver que par les plus rudes macérations.
ABRAHAM.
Quand on l’entend gémir, on a le cœur déchiré; quand on voit son repentir, on se livre soi-même à la contrition.
ÉPHREM.
Il en est presque toujours ainsi.
ABRAHAM.
Elle travaille de toutes ses forces à devenir pour le monde un exemple de conversion, comme elle a été une cause de chute.
ÉPHREM.
Cela est bien pensé.
ABRAHAM.
Plus elle a été souillée, plus elle s’efforce de se montrer pure.
ÉPHREM.
Ce récit me comble de joie et fait pénétrer la satisfaction jusqu’au fond de mon cœur.
ABRAHAM.
Et avec raison, car les phalanges angéliques se réjouissent et louent le Très-Haut pour la conversion d’un pécheur.
ÉPHREM.
On ne peut s’en étonner, car Dieu ressent peut-être moins de joie de la persévérance du juste que du repentir de l’impie.
ABRAHAM.
Aussi devons-nous louer d’autant plus la bonté du Seigneur envers Marie, que nous espérions moins qu’elle pût revenir jamais à la vertu.
ÉPHREM.
Félicitons et louons, louons et glorifions l’unique, le vénérable, le bien-aimé et le clément fils de Dieu, qui ne veut pas laisser périr ceux qu’il a rachetés de son sang divin.
ABRAHAM.
A lui honneur, gloire, louange et jubilation pendant les siècles sans fin! Amen.

V.
PAPHNUCE.

ARGUMENT DE PAPHNUCE.


Conversion de la courtisane Thaïs, que l’ermite Paphnuce va trouver, comme Abraham, sous les dehors d’un amant. Paphnuce la convertit et lui impose pour pénitence de rester pendant cinq ans renfermée dans une étroite cellule. Thaïs, par cette juste expiation, est réconciliée à Dieu, et, quinze jours après avoir accompli sa pénitence, elle s’endort dans le Christ(58).

PAPHNUCE.


PERSONNAGES.

PAPHNUCE, ermite.
Disciples de Paphnuce.
THAÏS, courtisane.
Jeunes gens, amoureux de Thaïs.
ANTOINE et PAUL, ermites de la Thébaïde.
Une abbesse.


SCÈNE PREMIÈRE.

PAPHNUCE, LES DISCIPLES.

LES DISCIPLES.
Pourquoi ce sombre visage, Paphnuce notre père? Pourquoi ne nous montrez-vous pas un air serein, comme de coutume?
PAPHNUCE.
Celui dont le cœur est contristé ne peut montrer qu’un sombre visage.
LES DISCIPLES.
Quelle est la cause de votre tristesse?
PAPHNUCE.
L’injure qu’on fait au Créateur.
LES DISCIPLES.
De quelle injure parlez-vous?
PAPHNUCE.
De celle que lui fait souffrir sa propre créature, formée à son image.
LES DISCIPLES.
Vos paroles nous ont effrayés.
PAPHNUCE.
Quoique son impassible majesté ne puisse être atteinte par aucun outrage, cependant, s’il m’est permis de transporter métaphoriquement à Dieu les sentiments propres à notre faible nature, quelle plus sensible injure peut-on lui faire, que de mettre le monde mineur en révolte contre sa volonté, quand le monde majeur obéit avec soumission à sa toute-puissance?
LES DISCIPLES.
Qu’est-ce que le monde mineur(59)?
PAPHNUCE.
L’homme.
LES DISCIPLES.
L’homme?
PAPHNUCE.
Sans doute.
LES DISCIPLES.
Quel homme?
PAPHNUCE.
L’homme en général.
LES DISCIPLES.
Comment cela peut-il se faire?
PAPHNUCE.
Comme il a plu au Créateur.
LES DISCIPLES.
Nous ne comprenons pas.
PAPHNUCE.
C’est qu’en effet cette matière n’est pas accessible à tous les esprits.
LES DISCIPLES.
Expliquez-nous cela.
PAPHNUCE.
Prêtez-moi votre attention.
LES DISCIPLES.
Oui, et la plus complète.
PAPHNUCE.
Comme le monde majeur est formé de quatre éléments opposés, mais qui, par la volonté du Créateur, s’accordent entre eux selon les lois de l’harmonie, de même l’homme est composé non-seulement de ces quatre éléments, mais d’autres parties, qui sont encore plus contraires entre elles.
LES DISCIPLES.
Et qu’y a-t-il de plus contraire que les éléments?
PAPHNUCE.
Le corps et l’âme. Car les éléments, bien que contraires, ont cependant un point commun, qui est d’être matériels; au lieu que l’âme n’est pas mortelle comme le corps, ni le corps spirituel comme l’âme.
LES DISCIPLES.
Cela est vrai.
PAPHNUCE.
Cependant, si nous suivons la méthode des dialecticiens, nous ne conviendrons pas même que le corps et l’âme soient contraires.
LES DISCIPLES.
Et qui peut le nier?
PAPHNUCE.
Ceux qui sont exercés aux discussions de la dialectique. Rien, suivant eux, n’est contraire à la substance (οὐσία), qui est le réceptacle de tous les contraires.
LES DISCIPLES.
Qu’entendiez-vous tout à l’heure par cette expression: suivant les lois de l’harmonie(60)?
PAPHNUCE.
Le voici. Comme les sons graves et les sons aigus(61) produisent un résultat musical, s’ils sont unis suivant des rapports harmoniques, de même des éléments dissonants forment un seul monde, s’ils sont convenablement mis d’accord.
LES DISCIPLES.
Il est étonnant que des choses dissonantes puissent concorder, ou qu’il soit possible d’appeler concordantes des choses dissonantes.
PAPHNUCE.
C’est que rien ne peut se composer d’éléments semblables, non plus que d’éléments qui n’ont entre eux aucun rapport de proportion et qui diffèrent entièrement de substance et de nature.
LES DISCIPLES.
Qu’est-ce que la musique?
PAPHNUCE.
Une des sciences du quadrivium de la philosophie.
LES DISCIPLES.
Qu’appelez-vous quadrivium?
PAPHNUCE.
L’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie(62).
LES DISCIPLES.
Pourquoi ce nom de quadrivium?
PAPHNUCE.
Parce que, comme d’un carrefour, d’où partent quatre chemins, ces quatre sciences découlent directement d’un seul et même principe de philosophie.
LES DISCIPLES.
Nous n’osons pas vous questionner sur les trois autres sciences; car à peine la faible portée de notre esprit peut-elle atteindre la hauteur de la discussion que vous avez commencée.
PAPHNUCE.
Cela est, en effet, d’une difficile intelligence.
LES DISCIPLES.
Donnez-nous quelques notions superficielles de la science dont nous nous occupons en ce moment.
PAPHNUCE.
Je ne saurais vous en parler que très-succinctement, car elle est peu connue des solitaires.
LES DISCIPLES.
De quoi s’occupe-t-elle?
PAPHNUCE.
La musique?
LES DISCIPLES.
Oui.
PAPHNUCE.
Elle traite des sons.
LES DISCIPLES.
Y en a-t-il une ou plusieurs?
PAPHNUCE.
On en compte trois, mais qui sont tellement liées entre elles par des rapports de proportion, que ce qui est dans l’une ne peut manquer d’être dans les autres.
LES DISCIPLES.
Et quelle différence y a-t-il entre les trois?
PAPHNUCE.
La première se nomme la musique du monde ou musique céleste, la seconde la musique humaine, et la troisième l’instrumentale(63).
LES DISCIPLES.
En quoi consiste la céleste?
PAPHNUCE.
Dans les sept planètes et la sphère céleste.
LES DISCIPLES.
Comment cela?
PAPHNUCE.
Parce qu’il en est de la musique céleste comme de l’instrumentale. Car on trouve dans les planètes et dans la sphère le même nombre d’intervalles, les mêmes degrés et les mêmes consonnances que dans les cordes.
LES DISCIPLES.
Qu’est-ce que les intervalles?
PAPHNUCE.
Les espaces appréciables qui sont entre les planètes ou entre les cordes.
LES DISCIPLES.
Et les degrés?
PAPHNUCE.
La même chose que les tons(64).
LES DISCIPLES.
Nous n’avons aucune notion de ceux-ci.
PAPHNUCE.
Le ton se compose de deux sons: il est proportionnel au nombre epogdous ou sesquioctave (c’est-à-dire dans le rapport de 9 à 8).
LES DISCIPLES.
Plus nous faisons d’efforts pour comprendre et franchir rapidement vos premières propositions, plus vous nous en apportez sans cesse d’une difficulté croissante.
PAPHNUCE.
Cela est inévitable dans ces sortes de discussions.
LES DISCIPLES.
Dites-nous quelques mots des consonnances en général, pour qu’au moins nous sachions le sens de ce terme.
PAPHNUCE.
La consonnance est une certaine combinaison harmonique(65).
LES DISCIPLES.
Comment cela?
PAPHNUCE.
Parce qu’elle est composée tantôt de quatre, tantôt de cinq, et tantôt de huit sons.
LES DISCIPLES.
A présent que nous savons qu’il y a trois consonnances, nous voudrions connaître le nom de chacune d’elles.
PAPHNUCE.
La première se nomme diatessaron, comme formée de quatre sons; elle est en proportion épitrite ou sesquitierce (dans le rapport de 4 à 3). La seconde se nomme diapente, ou composée de cinq sons; elle est en proportion hémiole ou sesquialtère (dans le rapport de 3 à 2). La troisième se nomme diapason; elle est en raison double (c’est-à-dire formée par l’union de la quarte et de la quinte)(66), et se compose de huit sons.
LES DISCIPLES.
La sphère et les planètes rendent-elles donc des sons, pour qu’on puisse les comparer aux cordes?
PAPHNUCE.
Oui, et des sons très-forts.
LES DISCIPLES.
Pourquoi ne les entendons-nous pas?
PAPHNUCE.
On en donne plusieurs raisons. Les uns pensent qu’on ne peut entendre les sons de la sphère céleste à cause de leur continuité. Les autres croient que cela vient de la densité de l’air. Quelques-uns pensent qu’un aussi énorme volume de son ne peut pénétrer dans notre étroit conduit auditif(67). Quelques personnes enfin soutiennent que la sphère produit un son si doux, si enchanteur, que si les hommes pouvaient l’entendre, ils se réuniraient en foule, négligeraient toutes leurs affaires, et, s’oubliant eux-mêmes, suivraient le son conducteur de l’Orient en Occident.
LES DISCIPLES.
Il vaut mieux ne pas l’entendre.
PAPHNUCE.
La prescience du Créateur en a jugé ainsi.
LES DISCIPLES.
Cela peut suffire sur la musique céleste; passons à la musique humaine.
PAPHNUCE.
Que voulez-vous en savoir?
LES DISCIPLES.
En quoi elle consiste.
PAPHNUCE.
Non-seulement elle consiste, comme je vous l’ai dit, dans l’union du corps et de l’âme, ainsi que dans l’émission de la voix tantôt grave et tantôt aiguë; mais on la retrouve encore dans la pulsation des artères et dans la mesure de certains membres, tels que les articulations des doigts, qui nous offrent, quand nous les mesurons, les mêmes proportions que nous avons signalées dans les consonnances; car la musique est non-seulement la convenance des voix, mais encore celle des autres choses dissemblables.
LES DISCIPLES.
Si nous avions prévu que le nœud de cette question dût être si difficile à dénouer pour des ignorants, nous aurions mieux aimé ne rien savoir du monde mineur, que de nous jeter dans de telles difficultés.
PAPHNUCE.
La peine que vous avez prise n’est rien, à présent que vous savez ce que vous ignoriez auparavant.
LES DISCIPLES.
Il est vrai; mais nous n’avons aucun goût pour les discussions philosophiques. Notre intelligence ne peut saisir la subtilité de votre argumentation.
PAPHNUCE.
Pourquoi vous moquez-vous? je ne suis qu’un ignorant, et non pas un philosophe.
LES DISCIPLES.
Et d’où avez-vous tiré ces connaissances dont nous n’avons pu suivre l’exposition sans fatigue?
PAPHNUCE.
C’est une faible goutte que, par hasard et sans m’être assis au banquet de la science, j’ai vue, en passant, tomber de la pleine coupe des sages; je l’ai recueillie, et j’ai voulu vous en faire part.
LES DISCIPLES.
Nous rendons grâce à votre bonté; mais cette maxime de l’Apôtre nous effraie: «Dieu choisit les insensés suivant le monde, pour confondre les prétendus sages(68)
PAPHNUCE.
Sages ou insensés mériteront d’être confondus devant le Seigneur, s’ils font le mal.
LES DISCIPLES.
Sans doute.
PAPHNUCE.
Toute la science qu’il est possible d’avoir n’est pas ce qui offense Dieu, mais l’injuste orgueil de celui qui sait.
LES DISCIPLES.
Cela est vrai.
PAPHNUCE.
Et à quoi la connaissance des arts serait-elle plus justement et plus dignement employée qu’à la louange de celui qui a créé tout ce qu’on peut savoir, et qui nous fournit la matière et l’instrument de la science?
LES DISCIPLES.
On n’en saurait faire un meilleur emploi.
PAPHNUCE.
Car mieux l’homme comprend par quelle loi admirable Dieu a réglé le nombre, la proportion et l’équilibre de toutes choses, plus il brûle d’amour pour lui.
LES DISCIPLES.
Et c’est avec justice(69).
PAPHNUCE.
Mais pourquoi m’appesantir sur ce sujet, qui nous apporte peu de plaisir?
LES DISCIPLES.
Apprenez-nous la cause de votre tristesse, pour que nous ne soyons pas oppressés plus longtemps sous le poids de la curiosité.
PAPHNUCE.
Quand vous m’aurez entendu, vous n’aurez pas lieu de vous réjouir.
LES DISCIPLES.
Trop souvent on ne trouve qu’un chagrin au fond de la curiosité satisfaite(70). Toutefois, nous ne pouvons surmonter la nôtre: car c’est un défaut inhérent à la faiblesse humaine.
PAPHNUCE.
Une femme impudique habite dans notre pays.
LES DISCIPLES.
C’est un grand danger pour les habitants.
PAPHNUCE.
Cette femme, en qui brille une admirable beauté, se souille des impuretés les plus horribles.
LES DISCIPLES.
Malheur déplorable! Quel est son nom?
PAPHNUCE.
Thaïs.
LES DISCIPLES.
Thaïs, la courtisane?
PAPHNUCE.
Elle-même.
LES DISCIPLES.
Sa vie infâme est connue de tous.
PAPHNUCE.
Il ne faut pas s’en étonner, car il ne lui suffit pas de courir à sa perte avec un petit nombre d’amants; il n’y a personne qu’elle ne s’efforce de séduire par ses charmes et d’entraîner à sa perte.
LES DISCIPLES.
Calamité funeste!
PAPHNUCE.
Non-seulement les étourdis dissipent avec elle le peu de biens qui leur reste; mais les riches citoyens de la ville consument ce qu’ils possèdent de plus précieux, pour l’enrichir à leurs dépens.
LES DISCIPLES.
Cela fait frémir d’horreur.
PAPHNUCE.
Des troupeaux d’amants affluent chez elle.
LES DISCIPLES.
Ils se perdent eux-mêmes.
PAPHNUCE.
Ces insensés, aveuglés par leurs désirs, se disputent l’entrée de sa maison, et s’emportent en querelles.
LES DISCIPLES.
Un vice en engendre un autre.
PAPHNUCE.
Puis ils en viennent aux mains; tantôt ils se meurtrissent le visage à coups de poing, tantôt ils se repoussent les uns les autres par les armes et inondent de sang le seuil de cette demeure impure.
LES DISCIPLES.
O excès détestables!
PAPHNUCE.
Voilà l’injure au Créateur que je déplorais; voilà la cause de ma douleur.
LES DISCIPLES.
Ce n’est pas sans motif que vous vous affligez, et nous ne doutons pas que les citoyens de la patrie céleste n’en soient contristés comme vous.
PAPHNUCE.
Si j’allais la trouver sous les dehors d’un amant, peut-être pourrais-je l’amener à renoncer à ces désordres?
LES DISCIPLES.
Puisse celui qui a versé ce dessein dans votre pensée vous donner le pouvoir de l’accomplir!
PAPHNUCE.
Prêtez-moi cependant l’appui de vos prières assidues, pour que je puisse vaincre les ruses du serpent maudit.
LES DISCIPLES.
Que celui qui a terrassé le roi des habitants des ténèbres vous fasse triompher de l’ennemi du genre humain!

SCÈNE II.

PAPHNUCE, LES AMANTS DE THAÏS.

PAPHNUCE.
J’aperçois des jeunes gens dans le forum. Je vais les aborder et leur demander où je trouverai celle que je cherche.
LES JEUNES GENS.
Cet inconnu semble vouloir nous aborder; voyons ce qu’il nous veut.
PAPHNUCE.
Holà! jeunes gens, qui êtes-vous?
LES JEUNES GENS.
Des habitants de cette ville.
PAPHNUCE.
Je vous salue.
LES JEUNES GENS.
Nous vous saluons aussi, qui que vous soyez, étranger ou citoyen.
PAPHNUCE.
Je suis étranger.
LES JEUNES GENS.
Pourquoi venez-vous ici? que cherchez vous?
PAPHNUCE.
Ce n’est pas une chose à dire.
LES JEUNES GENS.
Pourquoi?
PAPHNUCE.
C’est mon secret.
LES JEUNES GENS.
Vous feriez mieux de nous parler avec confiance; car, n’étant pas de cette ville, vous aurez de la peine à faire ce que vous désirez, sans les conseils des habitants.
PAPHNUCE.
Et si je parle, et qu’en parlant j’élève un obstacle à mes desseins?
LES JEUNES GENS.
Aucun ne viendra de nous.
PAPHNUCE.
Je cède à vos promesses bienveillantes et me fie à votre loyauté. Je vais vous communiquer mon secret.
LES JEUNES GENS.
Vous ne rencontrerez de notre part ni infidélité ni entrave.
PAPHNUCE.
J’ai appris, par de nombreux rapports, qu’il habite parmi vous une femme que tout le monde est forcé d’aimer, et qui est affable pour tout le monde.
LES JEUNES GENS.
Savez-vous son nom?
PAPHNUCE.
Oui.
LES JEUNES GENS.
Comment s’appelle-t-elle?
PAPHNUCE.
Thaïs.
LES JEUNES GENS.
C’est le feu qui embrase nos concitoyens.
PAPHNUCE.
On la dit la plus belle et la plus voluptueuse de toutes les femmes.
LES JEUNES GENS.
Ceux qui vous ont ainsi parlé d’elle ne vous ont pas trompé.
PAPHNUCE.
C’est pour elle que j’ai supporté la longueur d’un pénible voyage. Je ne suis venu que pour la voir.
LES JEUNES GENS.
Rien ne s’oppose à ce que vous la voyiez.
PAPHNUCE.
Où demeure-t-elle?
LES JEUNES GENS.
Voyez, son logis est tout proche.
PAPHNUCE.
Est-ce cette maison que vous me montrez du doigt?
LES JEUNES GENS.
Oui.
PAPHNUCE.
J’y vais.
LES JEUNES GENS.
Si vous voulez, nous vous accompagnerons.
PAPHNUCE.
Je préfère y aller seul.
LES JEUNES GENS.
Comme il vous plaira.

SCÈNE III.

PAPHNUCE, THAIS.

PAPHNUCE.
Êtes-vous ici dedans, Thaïs, vous que je cherche?
THAÏS.
Qui est là? quel inconnu me parle?
PAPHNUCE.
Un homme qui vous aime.
THAÏS.
Quiconque m’aime est payé de retour.
PAPHNUCE.
O Thaïs! Thaïs! quel long et pénible voyage j’ai entrepris, pour avoir le bonheur de vous parler et de contempler votre beauté!
THAÏS.
Je ne me dérobe point à vos regards; je ne refuse pas de m’entretenir avec vous.
PAPHNUCE.
Une conversation aussi intime que celle que je désire demande un lieu plus solitaire.
THAÏS.
Voici une chambre bien meublée, et qui offre une agréable habitation.
PAPHNUCE.
N’y a-t-il pas un réduit plus retiré, où nous puissions causer plus secrètement?
THAÏS.
Oui, il y a encore dans ce logis un lieu plus reculé, et si secret, qu’avec moi il n’y a que Dieu qui le connaisse.
PAPHNUCE.
Quel Dieu?
THAÏS.
Le vrai Dieu.
PAPHNUCE.
Vous croyez donc que Dieu sait quelque chose de ce qui nous concerne?
THAÏS.
Je n’ignore pas que rien ne lui est caché.
PAPHNUCE.
Pensez-vous qu’il reste indifférent aux actions des pécheurs, ou qu’il les juge, au contraire, avec équité?
THAÏS.
Je crois que, dans la balance de sa justice, il pèse les actions de tous les hommes, et qu’il dispense le châtiment ou la récompense à chacun suivant ses œuvres.
PAPHNUCE.
O Christ! combien ta bonté pour nous est admirable et patiente! Ceux même qui te connaissent, et que tu vois pécher, tu tardes encore à les punir.
THAÏS.
Pourquoi tremblez-vous et changez-vous de couleur? Pourquoi versez-vous des larmes?
PAPHNUCE.
Votre présomption me fait horreur, je déplore votre chute; car vous saviez ces vérités, et, cependant, vous avez perdu un si grand nombre d’âmes!
THAÏS.
Malheur, malheur à moi!
PAPHNUCE.
Vous serez damnée, avec d’autant plus de justice que vous avez, avec une plus grande présomption, offensé sciemment la Majesté divine!
THAÏS.
Hélas! hélas! que dites-vous? Quelles menaces adressez-vous à une malheureuse femme?
PAPHNUCE.
Les supplices de l’enfer vous atteindront, si vous persévérez dans le crime.
THAÏS.
La sévérité de vos réprimandes ébranle profondément mon cœur effrayé.
PAPHNUCE.
Oh! plût à Dieu qu’une si grande terreur pénétrât jusqu’au fond de vos entrailles, que vous n’eussiez plus l’audace de céder à de dangereuses voluptés!
THAÏS.
Et quelle place peut-il rester à présent pour les plaisirs corrompus dans un cœur où règnent sans partage un repentir amer et l’épouvante nouvelle que m’inspirent des crimes dont je connais l’énormité?
PAPHNUCE.
Ce que je souhaite, c’est que, coupant les épines du vice, vous fassiez couler sur vos fautes le torrent de la componction.
THAÏS.
Oh! si vous pouviez croire, oh! si vous pouviez espérer qu’une pécheresse souillée, comme je le suis, par la fange de mille et mille impuretés, pût jamais expier ses crimes et mériter son pardon par une pénitence, quelque dure qu’elle fût!...
PAPHNUCE.
Il n’est point de péché si grave, point de crime si énorme, que ne puissent expier les larmes du repentir, pourvu qu’elles soient suivies d’œuvres effectives.
THAÏS.
Montrez-moi, je vous prie, mon père, par quelles œuvres méritoires je puis obtenir le bienfait de ma réconciliation.
PAPHNUCE.
Méprisez le siècle, et fuyez la compagnie de vos amants dissolus.
THAÏS.
Et que me faudra-t-il faire ensuite?
PAPHNUCE.
Vous retirer dans un lieu solitaire, où, en faisant votre examen intérieur, vous puissiez pleurer sur l’énormité de votre péché.
THAÏS.
Si vous espérez que cela puisse être utile à mon salut, je ne tarde pas un seul instant.
PAPHNUCE.
Je ne doute pas que cela ne vous soit utile.
THAÏS.
Accordez-moi seulement un court délai, pour réunir les richesses que j’ai si mal acquises et que j’ai trop longtemps conservées.
PAPHNUCE.
Ne vous inquiétez pas de ces choses; il ne manquera pas de gens qui s’en serviront, quand ils les auront trouvées.
THAÏS.
Je ne m’inquiète de ces biens ni pour les garder, ni pour les donner à mes amis: je ne songe pas même à les distribuer aux indigents; car je ne crois pas que le prix de ce qui demande une expiation puisse être convenablement employé en bonnes œuvres(71).
PAPHNUCE.
Vous avez raison. Et qu’avez-vous résolu de faire de ces monceaux de richesses?
THAÏS.
Je veux les livrer aux flammes et les réduire en cendres.
PAPHNUCE.
Pourquoi?
THAÏS.
Pour ne rien laisser dans le monde de ce que je n’ai acquis qu’en péchant et en outrageant le Créateur du monde.
PAPHNUCE.
Oh! que vous êtes différente de cette Thaïs qui brûlait naguère de passions impures, et qui était altérée d’or(72)!
THAÏS.
Peut-être deviendrai-je meilleure, si cela plaît à Dieu.
PAPHNUCE.
Il n’est pas difficile à son essence immuable de changer toutes choses à son gré.
THAÏS.
Je vais mettre à exécution le projet que j’ai conçu.
PAPHNUCE.
Allez en paix, et hâtez-vous de revenir vers moi.

SCÈNE IV.

THAÏS, SES AMANTS.

THAÏS.
Venez tous ici; accourez, amants insensés!
LES AMANTS.
C’est la voix de Thaïs qui nous appelle; allons vite, pour ne pas l’offenser par nos lenteurs.
THAÏS.
Approchez! accourez! j’ai à échanger avec vous quelques paroles.
LES AMANTS.
O Thaïs! Thaïs! que signifie ce bûcher que vous élevez? Pourquoi y entassez-vous ce nombre infini d’objets précieux?
THAÏS.
Vous le demandez?
LES AMANTS.
Nous sommes frappés de surprise.
THAÏS.
Je vais vous le dire sans délai.
LES AMANTS.
Nous le désirons.
THAÏS.
Regardez! (Elle met le feu au bûcher.)
LES AMANTS.
Arrêtez! arrêtez, Thaïs! que faites-vous? Avez-vous perdu la raison?
THAÏS.
Je ne l’ai pas perdue; je l’ai recouvrée!
LES AMANTS.
Pourquoi sacrifiez-vous ainsi quatre cents livres d’or et tant de richesses de toutes sortes?
THAÏS.
Je veux consumer dans les flammes tout ce que j’ai arraché de vous par de mauvaises actions, afin qu’il ne vous reste plus la moindre espérance de me voir jamais céder à votre amour.
LES AMANTS.
Arrêtez, un moment! arrêtez! et découvrez-nous la cause du trouble où vous êtes.
THAÏS.
Je ne veux ni rester, ni vous parler plus longtemps.
LES AMANTS.
D’où viennent ces dédains et ce mépris? Nous reprochez-vous quelque infidélité? N’avons-nous pas toujours satisfait vos désirs? et voilà que vous nous accablez injustement d’une haine imméritée!
THAÏS.
Laissez-moi; ne déchirez pas mes vêtements pour me retenir! Qu’il vous suffise que jusqu’à ce jour j’aie consenti à pécher avec vous. Il est temps de mettre un terme à mes fautes. Le moment de nous séparer est venu.
LES AMANTS.
Où va-t-elle?
THAÏS.
Dans un lieu où nul d’entre vous ne me verra.
LES AMANTS.
Grand Dieu! quel est ce prodige? Thaïs, nos délices, elle qui ne songeait qu’à s’enrichir, elle qui n’eut jamais d’autre pensée que le plaisir, et qui s’était livrée tout entière à la volupté, voilà qu’elle sacrifie sans retour tant de monceaux d’or et de pierreries! Elle nous méprise, nous ses amants, et nous a privés tout à coup de sa présence!

SCÈNE V.

THAÏS, PAPHNUCE.

THAÏS.
Me voici, Paphnuce mon père. Je viens à vous toute prête à vous obéir.
PAPHNUCE.
Votre retard commençait à m’inquiéter; je craignais que vous ne vous fussiez engagée de nouveau dans les distractions du siècle.
THAÏS.
N’ayez pas cette crainte: les pensées qui roulent dans mon esprit sont bien différentes. J’ai disposé de ma fortune comme je le voulais, et j’ai renoncé publiquement à mes amants.
PAPHNUCE.
Puisque vous avez renoncé à eux, vous pouvez maintenant vous unir à votre amant qui est au ciel.
THAÏS.
C’est à vous de me tracer, comme avec une règle, la conduite que je dois tenir.
PAPHNUCE.
Suivez-moi.
THAÏS.
Mes pas vous suivront, et plût à Dieu que je pusse vous suivre de même par mes actions!

SCÈNE VI.

Les précédents.

PAPHNUCE.
Vous voyez ce monastère; il est habité par un noble collége de vierges consacrées à Dieu. C’est là que je désire que vous passiez le temps de votre pénitence.
THAÏS.
Je ne résiste point à vos ordres.
PAPHNUCE.
Je vais entrer et prier l’abbesse, directrice de cette maison, de vouloir bien vous y recevoir.
THAÏS.
Que dois-je faire en attendant?
PAPHNUCE.
Entrez avec moi.
THAÏS.
J’obéis.
PAPHNUCE.
L’abbesse vient à notre rencontre. Je ne comprends pas qui l’a si promptement instruite de notre arrivée.
THAÏS.
C’est la renommée, dont nul retard n’arrête la course.

SCÈNE VII.

Les mêmes, L’ABBESSE.

PAPHNUCE.
Je vous rencontre à propos, illustre abbesse; c’est vous que je cherche.
L’ABBESSE.
Vous êtes le bien-venu, Paphnuce notre vénérable père. Bénie soit votre arrivée, vous que chérit le Seigneur!
PAPHNUCE.
Que la grâce du souverain Créateur répande sur vous la béatitude de sa bénédiction éternelle!
L’ABBESSE.
D’où me vient ce bonheur, que votre Sainteté daigna visiter aujourd’hui mon humble habitation?
PAPHNUCE.
J’ai besoin de votre assistance dans une nécessité pressante.
L’ABBESSE.
Vous n’avez qu’à m’apprendre, d’un mot, ce que vous désirez de moi; je m’empresserai de vous obéir et de satisfaire à vos vœux, selon mon pouvoir.
PAPHNUCE.
Je vous apporte une chèvre demi-morte, que j’ai arrachée à la dent du loup; je vous prie de lui accorder, pour la guérir, votre miséricordieuse sollicitude, jusqu’à ce qu’elle ait échangé sa rude peau de chèvre contre une douce toison de brebis.
L’ABBESSE.
Expliquez-vous plus clairement.
PAPHNUCE.
Cette femme que vous voyez a mené la vie d’une courtisane.
L’ABBESSE.
Cela est déplorable.
PAPHNUCE.
Elle s’est abandonnée tout entière aux plaisirs sensuels.
L’ABBESSE.
Elle s’est perdue elle-même.
PAPHNUCE.
Mais enfin, par mes conseils, et avec le secours du Christ, elle n’a plus à présent que de l’aversion pour les vanités qui la séduisaient, et elle a résolu de vivre chaste.
L’ABBESSE.
Grâces soient rendues à l’auteur de cette conversion!
PAPHNUCE.
Les maladies de l’âme, comme celles du corps, se guérissent par l’emploi des contraires. Il faut donc que cette pécheresse, séquestrée des agitations du siècle, soit renfermée seule dans une cellule étroite, où elle puisse, avec plus de loisir, méditer sur ses fautes.
L’ABBESSE.
Rien n’est plus utile.
PAPHNUCE.
Donnez des ordres pour qu’une cellule soit construite le plus tôt possible.
L’ABBESSE.
Elle le sera dans un court délai.
PAPHNUCE.
Il faut n’y laisser ni entrée, ni sortie, mais seulement une petite fenêtre, par laquelle elle puisse recevoir un peu de nourriture, que vous lui ferez donner discrètement à des jours et des heures marqués.
L’ABBESSE.
Je crains que la faiblesse de cette femme habituée au luxe n’ait peine à supporter la rigueur d’une pénitence aussi dure.
PAPHNUCE.
N’ayez pas cette inquiétude: il faut pour de grandes fautes recourir à des remèdes proportionnés.
L’ABBESSE.
Cela est vrai.
PAPHNUCE.
Ce qui m’inquiète davantage, ce sont les délais; je crains qu’elle ne retombe dans la société corrompue des hommes.
L’ABBESSE.
Pourquoi cette inquiétude? Que ne la renfermez-vous? La cellule que vous avez demandée est prête.
PAPHNUCE.
Tant mieux. Entrez, Thaïs, dans ce réduit, où vous pourrez convenablement pleurer vos désordres.
THAÏS.
Que cette cellule est étroite et obscure! Que ce séjour est incommode pour une femme délicate!
PAPHNUCE.
Pourquoi maudissez-vous cette habitation? Pourquoi frémissez-vous d’y entrer? Indomptée jusqu’à ce jour, vous avez erré sans contrainte; il convient aujourd’hui que vous receviez un frein dans la solitude.
THAÏS.
L’âme accoutumée aux plaisirs des sens ne peut se défendre de quelques retours vers sa première vie.
PAPHNUCE.
C’est pourquoi les rênes de la discipline doivent la retenir, jusqu’à ce que la révolte ait cessé.
THAÏS.
Avilie, comme je le suis, je ne refuse pas d’obéir aux ordres de votre paternité; mais il y a dans cette habitation un inconvénient bien difficile à supporter pour ma faiblesse.
PAPHNUCE.
Quel est cet inconvénient?
THAÏS.
Je rougis de le dire.
PAPHNUCE.
Ne rougissez pas, et parlez sans détour.
THAÏS.
Qu’y a-t-il de plus pénible, de plus révoltant que d’être forcée de satisfaire dans un même lieu à toutes les nécessités corporelles? Il est certain que cette cellule sera bientôt infecte et inhabitable.
PAPHNUCE.
Craignez les douleurs de la torture éternelle, et ne redoutez pas les maux passagers.
THAÏS.
C’est ma faiblesse qui me force à craindre.
PAPHNUCE.
Il est convenable que vous expiiez par des incommodités rebutantes la mollesse et les jouissances coupables de votre vie passée.
THAÏS.
Je ne résiste pas: je conviens qu’il est juste que, souillée par l’impureté, j’habite une fosse impure et fétide. Je gémis seulement de voir qu’il ne me restera aucune place où je puisse convenablement et décemment invoquer le nom de la redoutable Majesté.
PAPHNUCE.
Et d’où vous vient cette présomption d’oser prononcer de vos lèvres salies le nom de la Divinité sans tache?
THAÏS.
Et de qui puis-je espérer mon pardon? qui me sauvera par sa miséricorde, s’il m’est défendu d’invoquer celui contre qui seul j’ai péché, et à qui seul je dois offrir mes prières ferventes?
PAPHNUCE.
Vous devez prier non par des paroles, mais par des larmes; non par le son plaintif de votre voix, mais par le râle de votre cœur repentant.
THAÏS.
S’il n’est pas permis à ma voix de prier Dieu, comment puis-je espérer mon pardon?
PAPHNUCE.
Vous l’obtiendrez d’autant plus vite, que votre humilité sera plus parfaite. Dites seulement: «O mon Créateur, ayez pitié de moi!»
THAÏS.
J’ai bien besoin qu’il m’accorde sa pitié, pour n’être pas vaincue dans ce périlleux combat.
PAPHNUCE.
Combattez avec courage, et vous obtiendrez une heureuse victoire.
THAÏS.
C’est à vous de prier pour me faire obtenir la palme du triomphe.
PAPHNUCE.
Cette recommandation n’est pas nécessaire.
THAÏS.
J’ai l’espérance. (Elle entre dans la cellule.)
PAPHNUCE.
Il est temps de reprendre le chemin désiré de ma solitude, et d’aller revoir mes disciples chéris. Vénérable abbesse, je confie cette captive à votre sollicitude et à votre charité. Je vous prie de lui donner le nécessaire, avec un peu d’indulgence pour son corps délicat, et de régénérer abondamment son âme par vos salutaires exhortations.
L’ABBESSE.
Soyez sans inquiétude, j’aurai pour elle une tendresse et des soins de mère.
PAPHNUCE.
Je pars.
L’ABBESSE.
Allez en paix(73).

SCÈNE VIII.

PAPHNUCE, LES DISCIPLES.

LES DISCIPLES.
Qui heurte à la porte?
PAPHNUCE.
Moi.
LES DISCIPLES.
C’est la voix de Paphnuce notre père!
PAPHNUCE.
Otez le verrou.
LES DISCIPLES.
Salut, ô notre père!
PAPHNUCE.
Salut.
LES DISCIPLES.
La durée de votre absence nous inquiétait beaucoup.
PAPHNUCE.
Je me félicite de m’être absenté.
LES DISCIPLES.
Qu’avez-vous fait de Thaïs?
PAPHNUCE.
Ce que j’avais projeté.
LES DISCIPLES.
Où l’avez-vous conduite?
PAPHNUCE.
Dans une étroite cellule, où elle pleure ses péchés.
LES DISCIPLES.
Gloire à la sainte Trinité!
PAPHNUCE.
Et que béni soit son nom redoutable, maintenant et dans tous les siècles!
LES DISCIPLES.
Amen.

SCÈNE IX.

PAPHNUCE, seul.

 
Il y a trois ans(74) que Thaïs subit sa pénitence, et j’ignore si son repentir est agréable à Dieu. Je vais aller trouver mon frère Antoine, afin que, par son intervention, la vérité se manifeste à moi.

SCÈNE X.

Le même, ANTOINE.

ANTOINE.
Quel bonheur inespéré! quel sujet imprévu de joie! ne vois-je pas Paphnuce, mon frère et mon compagnon de solitude? C’est lui-même.
PAPHNUCE.
C’est moi, en effet.
ANTOINE.
Vous êtes le bien-venu, mon frère, votre bonne arrivée me comble de joie.
PAPHNUCE.
Je ne suis pas moins joyeux de vous voir que vous ne l’êtes de ma venue.
ANTOINE.
Quel événement si heureux, si agréable pour nous, vous a fait sortir de votre retraite et vous amène ici?
PAPHNUCE.
Je vais vous le dire.
ANTOINE.
Je le souhaite.
PAPHNUCE.
Il y a plus de trois ans qu’une courtisane nommée Thaïs était venue s’établir dans notre voisinage. Non-seulement elle courait à sa perte, mais elle entraînait une foule d’âmes à la mort.
ANTOINE.
Oh! déplorable désordre!
PAPHNUCE.
J’allai la trouver sous les dehors d’un amant. Tantôt je m’efforçais de ramener par de douces remontrances ce cœur livré à la volupté, tantôt je l’effrayais par d’énergiques conseils et de terribles menaces.
ANTOINE.
Un semblable mélange était bien approprié à ce genre de faiblesse(75).
PAPHNUCE.
Elle céda enfin, et, renonçant à ses habitudes honteuses, elle se voua à la chasteté et consentit à s’enfermer dans une étroite cellule.
ANTOINE.
Ce que vous m’apprenez me cause tant de satisfaction, que toutes les fibres de mon cœur en ont tressailli de joie.
PAPHNUCE.
De tels sentiments sont dignes de votre sainteté. Pour moi, quoique je me réjouisse infiniment de cette conversion, j’éprouve cependant une fort grave inquiétude. Je crains que cette femme délicate n’ait trop de peine à supporter une pénitence si longue.
ANTOINE.
La vraie charité est toujours accompagnée d’une pieuse compassion.
PAPHNUCE.
Je vous demande ces tendres sentiments pour Thaïs. Daignez, vous et vos disciples, unir vos prières aux miennes, jusqu’à ce que le ciel nous fasse connaître si les larmes de notre pénitente ont attendri et amené à l’indulgence la miséricorde divine.
ANTOINE.
Nous consentons bien volontiers à votre demande.
PAPHNUCE.
Dieu dans sa clémence vous exaucera, j’en suis certain.

SCÈNE XI.

Les mêmes, ensuite PAUL.

ANTOINE.
Déjà la promesse évangélique s’est accomplie en nous.
PAPHNUCE.
Quelle promesse?
ANTOINE.
Celle qui nous assure qu’en unissant nos prières nous pourrons tout obtenir de Jésus-Christ(76).
PAPHNUCE.
Qu’est-il arrivé?
ANTOINE.
Mon disciple Paul vient d’avoir une vision.
PAPHNUCE.
Appelez-le.
ANTOINE.
Paul, approchez, et racontez à Paphnuce ce que vous avez vu.
PAUL.
J’ai vu dans le ciel un lit magnifique, tendu de blanc, auprès duquel se tenaient debout et comme en sentinelle, quatre jeunes vierges brillantes de clarté. En admirant cette réjouissante splendeur, je disais à part moi: une telle gloire n’appartient à personne autant qu’à mon père et à mon maître Antoine.
ANTOINE.
Je ne me crois pas digne d’une semblable béatitude.
PAUL.
A peine avais-je achevé cette réflexion, qu’une voix divine et tonnante me dit: «Ce n’est pas à Antoine, comme tu l’espères, mais à Thaïs la courtisane, que cette gloire est réservée.»
PAPHNUCE.
Grâces soient rendues à la douceur de ta miséricorde, Christ, fils unique de Dieu, qui as daigné accorder cette consolation à ma tristesse!
ANTOINE.
Louons le Seigneur; il en est digne.
PAPHNUCE.
Je vais visiter ma captive.
ANTOINE.
Le temps est venu de lui faire espérer son pardon et de la consoler par la promesse de la béatitude éternelle.

SCÈNE XII.

PAPHNUCE, THAÏS.

PAPHNUCE.
Thaïs! ma fille adoptive! ouvrez votre fenêtre, que je vous voie.
THAÏS.
Qui me parle?
PAPHNUCE.
Paphnuce, votre père.
THAÏS.
D’où me vient un si grand bonheur, que vous daigniez me visiter, moi, pauvre pécheresse?
PAPHNUCE.
Quoique depuis ces trois ans j’aie été absent de corps, je n’ai pas moins éprouvé une constante sollicitude pour votre salut.
THAÏS.
Je n’en doute pas.
PAPHNUCE.
Exposez-moi l’histoire de votre régime intérieur et les degrés de votre repentir.
THAÏS.
Je ne puis vous dire qu’une seule chose, c’est que je sais n’avoir rien fait qui soit digne du Seigneur.
PAPHNUCE.
Si Dieu scrutait toutes nos iniquités, nul ne pourrait soutenir cet examen.
THAÏS.
Si cependant vous voulez savoir ce que j’ai fait: j’ai réuni dans ma pensée, comme en un faisceau, la multitude de mes fautes; je n’ai pas cessé de les contempler et de les repasser dans mon esprit. Aussi, comme l’odeur infecte de ma cellule ne quittait point mes narines, de même la crainte de l’enfer ne s’est pas éloignée un moment des yeux de ma conscience.
PAPHNUCE.
Parce que vous vous êtes punie vous-même par le repentir, vous avez mérité votre pardon.
THAÏS.
Oh! plût au ciel!
PAPHNUCE.
Donnez-moi la main, que je vous aide à sortir.
THAÏS.
Non, mon vénérable père! non, ne me retirez pas de ce fumier, souillée comme je suis: laissez-moi dans ce lieu bien digne de mes mérites.
PAPHNUCE.
Le temps est venu pour vous de déposer la crainte et de commencer à espérer la vie éternelle, car votre pénitence est agréable à Dieu.
THAÏS.
Que tous les anges louent sa miséricorde, puisqu’il n’a pas repoussé l’humble repentir d’un cœur contrit!
PAPHNUCE.
Persistez dans la crainte de Dieu et maintenez-vous dans son amour; car lorsque quinze jours se seront écoulés, vous dépouillerez votre enveloppe humaine, et, votre course ici-bas étant heureusement achevée, vous irez, avec le secours de la grâce suprême, habiter les astres.
THAÏS.
Oh! puissé-je échapper aux tourments de l’enfer, ou du moins être brûlée par des flammes moins ardentes! car je ne saurais obtenir par mes mérites la béatitude éternelle.
PAPHNUCE.
La grâce, ce don gratuit de la divinité, ne pèse point le mérite des hommes; car, si elle n’était accordée qu’aux mérites, on ne l’appellerait pas la grâce(77).
THAÏS.
Que le concert des cieux, que tous les arbrisseaux de la terre, que toutes les espèces d’animaux, que les gouffres même des lacs et des mers s’unissent pour louer celui qui non-seulement supporte les pécheurs, mais qui prodigue encore généreusement des récompenses gratuites à ceux qui se repentent!
PAPHNUCE.
Il a, de toute éternité, préféré la miséricorde aux châtiments(78).

SCÈNE XIII.

Les mêmes.

THAÏS.
Ne me quittez pas, mon vénérable père! restez auprès de moi, pour me consoler à l’heure où mon corps va se dissoudre.
PAPHNUCE.
Non, je ne m’en irai point, je ne m’éloignerai point, jusqu’au moment où votre âme se sera élancée triomphante au ciel, et où j’aurai livré votre corps à la sépulture.
THAÏS.
Voici que je commence à mourir.
PAPHNUCE.
C’est à présent l’heure de prier.
THAÏS.
Vous qui m’avez formée, ayez pitié de moi, et permettez que l’âme que vous avez soufflée dans mon sein retourne heureusement vers vous.
PAPHNUCE.
Toi qui n’as point eu de créateur, forme vraiment immatérielle, dont l’essence simple a formé de diverses parties l’homme qui n’est pas, comme toi, celui qui est, permets que les éléments dont cette créature humaine est composée rejoignent sans obstacle le principe de leur origine; que l’âme venue du ciel participe aux joies célestes, et que le corps trouve une couche paisible au sein de la terre d’où il est sorti, jusqu’au jour où cette poussière se réunissant et le souffle de la vie animant de nouveau ces membres, cette même Thaïs ressuscitera, créature complète comme autrefois, pour prendre place parmi les blanches brebis du Seigneur et entrer dans la joie de l’éternité(79); ô toi, qui seul es ce que tu es, qui règnes dans l’unité de la Trinité, et qui es perpétuellement glorifié dans les siècles des siècles.
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