Théâtre de Hrotsvitha: religieuse allemande du dixième siècle, traduit pour la première fois en français avec le texte latin revu sur le manuscrit de Munich
SECONDE PARTIE
DE GALLICANUS(20),
ou
LE MARTYRE DE JEAN ET PAUL.
PERSONNAGES.
JULIEN, empereur.
GALLICANUS.
TÉRENTIANUS.
JEAN et PAUL.
Les consuls.
Soldats romains.
Une troupe de chrétiens.
Le fils de Térentianus, personnage muet.
SCÈNE PREMIÈRE.→
JULIEN, LES CONSULS, GARDES.
- JULIEN.→
- Il m’est bien démontré que le malaise de notre empire vient de l’extrême liberté dont jouissent les chrétiens, qui prétendent suivre les lois qu’ils ont reçues du temps de Constantin.
- LES CONSULS.→
- Il serait honteux pour vous de le souffrir.
- JULIEN.→
- Je ne le souffrirai pas.
- LES CONSULS.→
- Vous agirez ainsi d’une manière convenable.
- JULIEN.→
- Soldats! prenez les armes et dépouillez les chrétiens de ce qu’ils possèdent, en leur objectant la maxime de Jésus-Christ qui a dit: «Celui qui ne renoncera pas pour moi à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple(21).»
- LES GARDES.→
- Nous vous obéirons sans retard.
SCÈNE II.→
Les mêmes.
- LES CONSULS.→
- Voici les soldats qui reviennent.
- JULIEN.→
- Est-ce un heureux retour que le vôtre?
- JULIEN.→
- Et pourquoi si prompt?
- LES GARDES.→
- Nous allons vous le dire. Nous avions résolu d’enlever les châteaux forts que Gallicanus possède, et de les occuper pour vous(23); mais à peine un des nôtres avait-il posé le pied sur le seuil, qu’il était frappé tout à coup de lèpre ou de frénésie.
- JULIEN.→
- Retournez, et forcez Gallicanus à quitter sa patrie ou à sacrifier aux idoles.
SCÈNE III.→
GALLICANUS, GARDES.
- GALLICANUS.→
- Soldats, ne perdez pas vos peines à me donner d’inutiles conseils; je ne fais, en comparaison de la vie éternelle, nul cas de tout ce qui existe sous le soleil. Je vais donc abandonner ma patrie; et, banni pour le Christ, je me rendrai à Alexandrie, où j’espère recevoir la couronne du martyre.
SCÈNE IV.→
JULIEN, GARDES.
- LES GARDES.→
- Gallicanus exilé, suivant vos ordres, s’est retiré à Alexandrie. Arrêté dans cette ville par le comte Rautianus, il a péri par le glaive.
- JULIEN.→
- Oh! la bonne action!
- LES GARDES.→
- Mais Jean et Paul vous bravent.
- JULIEN.→
- Que font-ils?
- LES GARDES.→
- Ils parcourent librement les provinces et distribuent les trésors que leur a laissés Constance.
- JULIEN.→
- Qu’on les fasse venir.
- LES GARDES.→
- Les voici.
SCÈNE V.→
Les mêmes, PAUL ET JEAN.
- JULIEN.→
- Je n’ignore pas, Jean et Paul, que, dès le berceau, vous avez été attachés au service des empereurs qui m’ont précédé.
- JEAN.→
- Nous l’avons été.
- JULIEN.→
- Il convient dès lors que, toujours à mes côtés, vous serviez dans le palais, où vous avez été nourris dès l’enfance.
- PAUL.→
- Nous ne servirons pas.
- JULIEN.→
- Refusez-vous de me servir?
- JEAN.→
- Nous l’avons dit.
- JULIEN.→
- Ne me reconnaissez-vous pas pour un Auguste?
- PAUL.→
- Oui; mais pour un Auguste bien différent de ses prédécesseurs.
- JULIEN.→
- En quoi?
- JEAN.→
- En religion et en mérite.
- JULIEN.→
- Je souhaite que vous développiez plus amplement votre pensée.
- PAUL.→
- Nous voulons dire que les très-glorieux et très-renommés empereurs Constantin, Constant et Constance, dont nous étions les officiers, furent des princes très-chrétiens et se glorifiaient de servir le Christ.
- JULIEN.→
- Je ne l’ai pas oublié; mais je n’ai nulle envie de suivre en cela leur exemple.
- PAUL.→
- Vous n’imitez que le mal. Ils fréquentaient les églises, et, déposant leur diadème, ils adoraient à genoux Jésus-Christ.
- JULIEN.→
- Vous ne me forcerez point d’agir comme eux.
- JEAN.→
- Aussi ne leur ressemblez-vous pas.
- PAUL.→
- En offrant leur encens au Créateur, ils rehaussaient la dignité impériale; ils la béatifiaient par l’éclat de leur vertu et de leur sainteté, et méritaient que le succès couronnât tous leurs vœux.
- JULIEN.→
- Et moi de même.
- JEAN.→
- Par des moyens bien différents; car, eux, la grâce divine les accompagnait.
- JULIEN.→
- Niaiseries! Moi aussi, je fus assez simple jadis pour suivre de telles pratiques. J’ai été clerc dans l’Église.
- JEAN.→
- Que t’en semble, Paul? Il a été clerc!
- PAUL.→
- Chapelain du diable.
- JULIEN.→
- Mais lorsque je vis qu’il n’y avait là rien à gagner, je me tournai vers le culte des dieux, dont la bonté m’a élevé au faîte du pouvoir.
- JEAN.→
- Vous nous avez interrompus, pour ne pas entendre la louange des justes.
- JULIEN.→
- En quoi cela me regarde-t-il?
- PAUL.→
- En rien; mais ce que nous allons ajouter vous regarde. Lorsque ce monde ne fut plus digne de les posséder, Dieu les plaça dans le chœur des anges, et la malheureuse république tomba sous votre pouvoir.
- JULIEN.→
- Pourquoi l’appelez-vous à présent malheureuse?
- JEAN.→
- A cause du caractère de son souverain.
- PAUL.→
- Vous avez déserté toute religion et imité les superstitions de l’idolâtrie. Cette iniquité nous a obligés de fuir votre présence et la société de vos courtisans.
- JULIEN.→
- Quoique vous ayez manqué gravement au respect qui m’est dû, je veux bien encore pardonner à votre audace, et désire vous élever au premier rang des dignitaires du palais.
- JEAN.→
- Ne vous fatiguez pas en vain! nous ne céderons ni aux séductions ni aux menaces.
- JULIEN.→
- Je vous accorde un délai de dix jours, pour que vous ayez le temps de revenir à résipiscence et de regagner notre faveur impériale. S’il en arrive autrement, je ferai ce qu’il conviendra pour ne pas vous servir plus longtemps de jouet.
- PAUL.→
- Ce que vous méditez contre nous, faites-le dès ce moment, car vous ne nous ramènerez jamais ni à votre cour, ni à votre service, ni au culte de vos dieux.
- JULIEN.→
- Allez; retirez-vous, et obéissez à mes conseils.
- JEAN.→
- Nous acceptons volontiers le délai que vous nous donnez; mais c’est pour consacrer toutes nos facultés au ciel et nous recommander à Dieu, dans cet intervalle, par les jeûnes et les prières.
SCÈNE VI.→
JULIEN, TÉRENTIANUS.
- JULIEN.→
- Allez, Térentianus, prenez avec vous quelques soldats, et forcez Jean et Paul de sacrifier au dieu Jupiter. S’ils s’obstinent dans leur refus, qu’ils soient mis à mort, non pas en public, mais aussi secrètement que vous pourrez, parce qu’ils ont exercé la charge d’officiers du palais.
SCÈNE VII.→
TÉRENTIANUS, PAUL ET JEAN, GARDES.
- TÉRENTIANUS.→
- Paul, et vous Jean, l’empereur Julien, mon maître, vous envoie, dans sa clémence, cette statue d’or de Jupiter, et vous ordonne de lui offrir de l’encens. Si vous refusez d’obéir, vous subirez la peine capitale.
- JEAN.→
- Puisque Julien est votre maître, vivez en paix avec lui et jouissez de ses faveurs. Quant à nous, nous n’avons nul autre maître que Notre Seigneur Jésus-Christ, pour l’amour duquel nous désirons mourir, afin de mériter une part des joies éternelles.
- TÉRENTIANUS.→
- Que tardez-vous, soldats? tirez vos épées et tuez ces rebelles aux dieux et à l’empereur. Quand ils auront rendu le dernier soupir, inhumez-les secrètement dans cette maison, et ne laissez aucune trace du sang versé.
- LES GARDES.→
- Et que dirons-nous si l’on nous interroge?
- TÉRENTIANUS.→
- Vous direz qu’ils ont été envoyés en exil.
- JEAN ET PAUL.→
- O toi, Christ! qui règnes avec le Père et le Saint-Esprit, Dieu unique! nous t’invoquons dans ce péril nous proclamons tes louanges en expirant; daigne, ô Dieu! recevoir nos âmes, qui pour toi sont chassées de leur habitation de boue!
SCÈNE VIII.→
TÉRENTIANUS, TROUPE DE CHRÉTIENS.
- TÉRENTIANUS.→
- Hélas! ô chrétiens? quel mal a saisi mon fils unique?
- LES CHRÉTIENS.→
- Il grince les dents; sa bouche écume; il roule les yeux comme un insensé. Il est la proie du démon.
- TÉRENTIANUS.→
- Malheur à son père! Et en quel lieu souffre-t-il ces tourments?
- LES CHRÉTIENS.→
- Auprès des tombeaux des martyrs Jean et Paul. Il se roule par terre, et déclare que leurs prières sont la cause de ses tortures.
- TÉRENTIANUS.→
- C’est ma faute, c’est mon crime; car à ma voix et par mon ordre, l’infortuné a porté ses mains impies sur les saints martyrs.
- LES CHRÉTIENS.→
- Si vous avez partagé la faute par vos conseils, vous partagez le châtiment par vos souffrances.
- TÉRENTIANUS.→
- Hélas! je n’ai fait qu’obéir aux ordres de l’impie Julien.
- LES CHRÉTIENS.→
- Lui-même a été frappé par la colère divine.
- TÉRENTIANUS.→
- Je le sais, et ma frayeur en redouble; car je n’ignore pas que nul ennemi des serviteurs de Dieu n’est demeuré impuni.
- LES CHRÉTIENS.→
- La justice le voulait ainsi.
- TÉRENTIANUS.→
- Si, en expiation de mon crime, j’allais me jeter à genoux devant les saints tombeaux?
- LES CHRÉTIENS.→
- Vous mériteriez votre pardon, pourvu que vous fussiez purifié par le baptême.
SCÈNE IX.→
TÉRENTIANUS, TROUPE DE CHRÉTIENS, le fils de Térentianus.
- TÉRENTIANUS.→
- Glorieux confesseurs du Christ, Jean et Paul, suivez l’exemple et le commandement de votre maître, et priez pour les péchés de vos persécuteurs. Compatissez aux angoisses d’un père qui craint d’être privé de son enfant; ayez pitié des souffrances d’un fils tombé dans la frénésie; faites que tous les deux, purifiés par les eaux du baptême, nous persévérions dans la foi de la sainte Trinité.
- LES CHRÉTIENS.→
- Séchez vos larmes, Térentianus, et calmez les angoisses de votre cœur. Voyez, votre fils a recouvré la santé et la raison par l’intercession des martyrs(25).
- TÉRENTIANUS.→
- Grâces soit rendues au roi de l’éternité qui accorde tant de gloire à ses soldats, que non-seulement leurs âmes se réjouissent au ciel, mais qu’au fond du sépulcre leurs os inanimés opèrent encore les plus éclatants miracles, en témoignage de leur sainteté, et par la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans tous les siècles. Amen(26).
II.
DULCITIUS.
ARGUMENT DE DULCITIUS.→
Martyre des saintes vierges Agape, Chionie et Irène. Le gouverneur Dulcitius va trouver furtivement ces pieuses filles pendant le silence de la nuit, dans une intention criminelle; mais à peine est-il entré, que, perdant tout à coup la raison, il saisit, au lieu des vierges, des marmites et des poêles à frire, et les couvre de baisers, au point que son visage et ses vêtements en sont horriblement noircis. Ensuite, par ordre de Dioclétien, il livre les pieuses vierges au comte Sisinnius, chargé de les punir. Celui-ci, ayant été à son tour le jouet des plus étonnantes illusions, fait enfin brûler Agape et Chionie, et percer Irène à coups de flèches(27).
DULCITIUS.→
PERSONNAGES.
DIOCLÉTIEN.
AGAPE.
CHIONIE.
IRÈNE.
DULCITIUS, gouverneur de Thessalonique.
SISINNIUS.
La femme de Dulcitius.
Huissiers du palais impérial.
Gardes.
Suivantes de la femme de Dulcitius.
SCÈNE PREMIÈRE.→
DIOCLÉTIEN, AGAPE, CHIONIE, IRÈNE, GARDES.
- DIOCLÉTIEN.→
- L’illustration de votre famille, votre haute naissance, l’éclat de votre beauté, exigent que vous soyez unies par les lois de l’hymen aux premiers officiers de mon palais. Ma puissance ne s’opposera pas à ce qu’il en soit ainsi, pourvu que vous consentiez à renier le Christ et à sacrifier à nos dieux.
- AGAPE.→
- Vous pouvez vous épargner de pareils soucis et ne pas vous fatiguer des apprêts de nos noces, car rien au monde ne pourra nous forcer à renier un nom que nous devons confesser, ni à souiller notre pureté virginale.
- DIOCLÉTIEN.→
- Que signifie, Agape, la folie qui vous agite?
- AGAPE.→
- Quel signe de folie découvrez-vous en moi?
- DIOCLÉTIEN.→
- Un signe évident et considérable.
- AGAPE.→
- En quoi suis-je folle?
- DIOCLÉTIEN.→
- D’abord en ce que, renonçant à la pratique de notre antique religion, vous suivez les nouveautés futiles de la superstition chrétienne.
- AGAPE.→
- Votre témérité calomnie la majesté du Dieu tout-puissant. Il y a péril!
- DIOCLÉTIEN.→
- Pour qui?
- AGAPE.→
- Pour vous et pour la république que vous gouvernez.
- DIOCLÉTIEN.→
- Cette fille extravague; qu’on l’éloigne!
- CHIONIE.→
- Ma sœur n’extravague point; elle blâme votre égarement insensé; elle a raison.
- DIOCLÉTIEN.→
- Cette seconde ménade est encore plus violente que la première; qu’on l’éloigne aussi de ma présence, et interrogeons la troisième.
- IRÈNE.→
- Vous trouverez la troisième également rebelle à vos ordres et prête à vous résister opiniâtrement.
- DIOCLÉTIEN.→
- Irène, bien que tu sois la dernière en âge, deviens la première en dignité.
- IRÈNE.→
- Montrez-moi comment, je vous prie.
- DIOCLÉTIEN.→
- Courbe la tête devant nos dieux, et sois pour tes sœurs un exemple qui les corrige et les sauve.
- IRÈNE.→
- Que ceux qui veulent encourir la colère du Très-Haut se souillent en sacrifiant aux idoles; moi, je ne déshonorerai pas ma tête, sur laquelle a coulé l’onction du Roi céleste, en l’abaissant aux pieds de ces vains simulacres.
- DIOCLÉTIEN.→
- Le culte des dieux, loin d’apporter la honte, honore extrêmement ceux qui le pratiquent.
- IRÈNE.→
- Y a-t-il bassesse plus honteuse, y a-t-il turpitude plus grande que de rendre à des esclaves l’hommage que l’on doit aux maîtres?
- DIOCLÉTIEN.→
- Je ne vous engage pas à adorer des esclaves, mais les dieux des maîtres et des princes.
- IRÈNE.→
- N’est-il pas l’esclave du premier venu, le dieu qu’un artisan vend comme une marchandise pour un vil prix?
- DIOCLÉTIEN.→
- Il faut que les supplices mettent fin à ce présomptueux verbiage.
- IRÈNE.→
- Notre souhait, notre désir le plus ardent est de subir les plus cruelles tortures pour l’amour du Christ.
- DIOCLÉTIEN.→
- Que ces femmes opiniâtres, qui luttent contre nos édits, soient chargées de chaînes et retenues dans les horreurs d’un cachot, pour être examinées par le gouverneur Dulcitius.
SCÈNE II.→
DULCITIUS, AGAPE, CHIONIE, IRÈNE, GARDES.
- DULCITIUS.→
- Amenez, soldats, amenez ici vos prisonnières.
- LES GARDES.→
- Voici celles que vous demandez.
- DULCITIUS.→
- Dieux! qu’elles sont belles! que ces jeunes filles ont de grâces et d’attraits!
- LES GARDES.→
- Elles sont d’une beauté parfaite.
- DULCITIUS.→
- Je suis épris de leurs charmes.
- LES GARDES.→
- Cela est facile à croire.
- DULCITIUS.→
- Je brûle de les amener à partager mon amour.
- LES GARDES.→
- Il nous paraît douteux que vous réussissiez.
- DULCITIUS.→
- Pourquoi?
- LES GARDES.→
- Parce qu’elles sont inébranlables dans la foi.
- DULCITIUS.→
- Qu’importe, si je les persuade par de douces paroles?
- LES GARDES.→
- Elles les méprisent.
- DULCITIUS.→
- Et si je les effraie par les supplices?
- LES GARDES.→
- Elles les dédaignent.
- DULCITIUS.→
- Que faire donc?
- LES GARDES.→
- C’est à vous d’y penser.
- DULCITIUS.→
- Enfermez-les dans la salle intérieure de l’office, dont le vestibule contient les ustensiles de cuisine.
- LES GARDES.→
- Pourquoi dans ce lieu?
- DULCITIUS.→
- Pour que je puisse les visiter plus fréquemment.
- LES GARDES.→
- Nous obéissons à vos ordres.
SCÈNE III.→
DULCITIUS, GARDES.
- DULCITIUS.→
- Que peuvent faire nos captives à cette heure de la nuit?
- LES GARDES.→
- Elles s’occupent à chanter des hymnes.
- DULCITIUS.→
- Approchons.
- LES GARDES.→
- Nous pourrons entendre dans l’éloignement le son de leurs voix argentines.
- DULCITIUS.→
- Restez en observation devant cette porte avec vos flambeaux; moi, j’entrerai et je jouirai de leurs embrassements tant désirés.
- LES GARDES.→
- Entrez; nous vous attendrons.
SCÈNE IV.→
AGAPE, CHIONIE, IRÈNE.
- AGAPE.→
- Quel bruit entends-je à la première porte?
- IRÈNE.→
- C’est le misérable Dulcitius qui entre.
- CHIONIE.→
- Dieu nous protége!
- AGAPE.→
- Amen.
- CHIONIE.→
- Que signifie ce cliquetis de marmites, de chaudrons et de poêles qui s’entre-choquent?
- IRÈNE.→
- Je vais voir ce que c’est.—Approchez, je vous prie; regardez à travers les fentes de la porte.
- AGAPE.→
- Qu’y a-t-il?
- IRÈNE.→
- Voyez! cet insensé a perdu la raison; il croit jouir de nos embrassements.
- AGAPE.→
- Que fait-il?
- IRÈNE.→
- Tantôt il presse tendrement des marmites sur son sein, tantôt il embrasse des chaudrons et des poêles à frire, et leur donne d’amoureux baisers.
- CHIONIE.→
- Cela est risible!
- IRÈNE.→
- Déjà son visage, ses mains, ses vêtements, sont tellement salis et noircis, qu’il ressemble tout à fait à un Éthiopien.
- IRÈNE.→
- Voici qu’il se dispose à s’en aller; examinons ce que vont faire, quand il sortira, les soldats qui l’attendent à la porte.
SCÈNE V.→
DULCITIUS, GARDES.
- LES GARDES.→
- Quel est ce démoniaque, ou plutôt ce démon qui sort? Fuyons!
- DULCITIUS.→
- Soldats, où fuyez-vous? Restez, attendez; conduisez-moi avec vos flambeaux à ma demeure.
- LES GARDES.→
- C’est la voix de notre seigneur, mais c’est l’image du diable. Ne nous arrêtons pas, pressons notre fuite; ce fantôme veut notre perte.
- DULCITIUS.→
- Je cours au palais, et j’apprendrai aux princes comment on m’outrage.
SCÈNE VI.→
DULCITIUS, LES HUISSIERS DU PALAIS.
- DULCITIUS.→
- Huissiers, introduisez-moi dans le palais; j’ai à parler en particulier à l’empereur.
- LES HUISSIERS.→
- Quel est ce monstre affreux et dégoûtant, couvert de haillons noirs et déchirés? Gourmons-le, et précipitons-le du haut des degrés; il ne faut pas qu’il pénètre plus avant.
- DULCITIUS.→
- Malheur, malheur à moi! Qu’est-il arrivé? Ne suis-je pas paré des vêtements les plus riches(29)? toute ma personne n’est-elle pas éclatante? Et cependant tous ceux que j’aborde témoignent à ma vue autant de dégoût qu’à l’aspect d’un monstre horrible. Je vais retourner auprès de ma femme; j’apprendrai d’elle ce qui m’est arrivé. Mais la voici; elle accourt les cheveux épars, et toute sa maison la suit en larmes.
SCÈNE VII.→
DULCITIUS, la femme de Dulcitius, GARDES.
- LA FEMME DE DULCITIUS.→
- Hélas! hélas! mon seigneur, à quel mal êtes-vous en proie? Vous n’avez plus votre raison, Dulcitius. Vous êtes devenu un objet de risée pour les chrétiens.
- DULCITIUS.→
- Oui, je le sens enfin; j’ai été le jouet des maléfices de ces femmes.
- LA FEMME DE DULCITIUS.→
- Ce qui me confondait surtout, ce qui me contristait le plus, c’est que vous ne connussiez pas votre mal.
- DULCITIUS, aux gardes.→
- J’ordonne qu’on expose en place publique ces filles impudiques, qu’on leur arrache leurs vêtements et qu’on les livre nues à tous les regards, afin qu’elles sachent, à leur tour, quels outrages nous pouvons leur faire subir.
SCÈNE VIII.→
DULCITIUS, endormi sur son tribunal, GARDES.
- LES GARDES.→
- Nous nous fatiguons en vain; nos efforts sont inutiles: les vêtements de ces vierges tiennent à leur corps autant que leur peau. Et voilà que notre chef, Dulcitius lui-même, qui nous pressait de les dépouiller, s’est endormi et ronfle sur son siége, sans qu’il y ait moyen de le réveiller. Allons trouver l’empereur et informons-le des choses qui se passent.
SCÈNE IX.→
DIOCLÉTIEN, seul.→
- Il m’est pénible d’apprendre que le gouverneur Dulcitius ait été en butte à tant d’insultes, d’outrages et de cruelles déceptions. Mais pour que ces misérables femmelettes ne puissent pas se vanter d’insulter impunément nos dieux et se jouer de ceux qui les adorent, je chargerai le comte Sisinnius d’être l’exécuteur de ma vengeance.
SCÈNE X.→
SISINNIUS, GARDES.
- SISINNIUS.→
- Soldats, où sont les filles impudiques qui doivent subir la torture?
- LES GARDES.→
- Elles sont dans cette triste prison.
- SISINNIUS.→
- Mettez à part Irène, et amenez ici les autres.
- LES GARDES.→
- Pourquoi exceptez-vous une d’elles?
- SISINNIUS.→
- Par pitié pour son jeune âge. Peut-être sera-t-elle convertie plus aisément, si la présence de ses sœurs ne l’intimide pas.
- LES GARDES.→
- Cela est certain.
SCÈNE XI.→
Les précédents, AGAPE, CHIONIE.
- LES GARDES.→
- Voici celles que vous demandez.
- SISINNIUS.→
- Agape et vous, Chionie, suivez mes conseils.
- AGAPE.→
- Nous pourrions suivre vos conseils!
- SISINNIUS.→
- Offrez des libations aux dieux.
- CHIONIE.→
- Nous offrons un continuel sacrifice de louanges à Dieu, le père véritable et éternel, à son fils coéternel et à leur saint Paraclet.
- SISINNIUS.→
- Ce n’est point là ce que je vous conseille; je vous le défends même sous les peines les plus sévères.
- AGAPE.→
- Vos défenses sont impuissantes; jamais nous ne sacrifierons aux démons.
- SISINNIUS.→
- Que votre cœur dépose son endurcissement; sacrifiez aux dieux, sinon je vous ferai mettre à mort, suivant l’ordre de l’empereur Dioclétien.
- CHIONIE.→
- Il faut bien, lorsque votre empereur ordonne notre mort, que vous lui obéissiez, vous qui savez que nous méprisons ses édits; si même la pitié vous faisait tarder à lui obéir, il serait juste qu’on vous punît de mort.
- SISINNIUS.→
- Ne tardez pas, soldats! ne tardez pas à saisir ces blasphématrices, et jetez-les vivantes dans un brasier.
- LES GARDES.→
- Hâtons-nous de construire un bûcher et livrons-les à la fureur des flammes, afin de mettre un terme à leur insolence.
- AGAPE.→
- Non, Seigneur, non, ce ne serait pas un effet sans exemple de votre pouvoir que d’ordonner au feu d’oublier sa violence et de le forcer à vous obéir. Mais tout ce qui nous retient ici-bas nous est à charge. Nous vous supplions donc de rompre les liens qui enchaînent nos âmes, afin que nos corps étant consumés, nous nous réjouissions avec vous dans les régions célestes.
- LES GARDES.→
- O prodige nouveau et inexplicable! les âmes de ces femmes viennent de quitter leurs corps, sans qu’on puisse apercevoir aucune trace de lésion. Ni leurs cheveux, ni leurs vêtements n’ont été atteints par le feu, encore moins leurs corps.
- SISINNIUS.→
- Faites approcher Irène.
- LES GARDES.→
- La voici.
SCÈNE XII.→
Les mêmes, IRÈNE.
- SISINNIUS.→
- Redoutez, Irène, le sort de vos sœurs et craignez de périr en les prenant pour exemple.
- IRÈNE.→
- Je souhaite suivre leur exemple et mourir pour mériter de me réjouir éternellement avec elles.
- SISINNIUS.→
- Cède, cède à mes conseils.
- IRÈNE.→
- Je ne céderai point à qui me conseille le crime.
- SISINNIUS.→
- Si tu t’obstines dans tes refus, je ne t’accorderai pas une mort prompte; mais je la différerai, et chaque jour je multiplierai et renouvellerai tes supplices.
- IRÈNE.→
- Plus cruelles seront mes tortures, plus grande sera ma gloire.
- SISINNIUS.→
- Tu ne crains pas les supplices; mais j’en emploierai un dont tu as horreur.
- IRÈNE.→
- J’échapperai, avec l’aide du Christ, à tout ce que vous inventerez contre moi.
- SISINNIUS.→
- Je te ferai conduire dans un lieu de débauche, où ton corps sera souillé par les plus honteuses impuretés.
- IRÈNE.→
- Il vaut mieux que mon corps soit livré à toutes sortes d’outrages, que mon âme salie par le culte des idoles.
- SISINNIUS.→
- Si tu deviens la compagne des courtisanes, tu ne pourras plus, ainsi déshonorée, être comptée dans la phalange des vierges.
- IRÈNE.→
- La volupté attire le châtiment, mais la nécessité donne la couronne céleste. On n’est déclaré coupable que pour des fautes auxquelles l’âme a consenti(30).
- SISINNIUS.→
- En vain je l’épargnais; en vain j’avais pitié de son enfance.
- LES GARDES.→
- Nous savions bien que rien ne la pourrait forcer à adorer les dieux, et que la terreur ne pourrait jamais la vaincre.
- SISINNIUS.→
- Je ne l’épargnerai pas plus longtemps.
- LES GARDES.→
- Vous ferez bien.
- SISINNIUS.→
- Saisissez-la sans pitié, traînez-la sans miséricorde et conduisez-la honteusement dans un lieu de prostitution.
- IRÈNE.→
- Ils ne m’y conduiront pas.
- SISINNIUS.→
- Qui pourra les en empêcher?
- IRÈNE.→
- Celui dont la providence régit le monde.
- SISINNIUS.→
- Nous verrons.
- IRÈNE.→
- Et plus tôt que tu ne le voudras.
- SISINNIUS.→
- Soldats, ne vous laissez pas effrayer par les fausses prédictions de cette blasphématrice.
- LES GARDES.→
- Elle ne nous effraie point; nous nous efforçons d’exécuter vos ordres.
SCÈNE XIII.→
SISINNIUS, ensuite LES GARDES.
- SISINNIUS.→
- Quels sont ces hommes qui accourent vers nous? Combien ils ressemblent aux soldats à qui j’ai livré Irène! Ce sont eux. (Aux gardes.) Pourquoi revenez-vous si vite? où courez-vous si hors d’haleine?
- LES GARDES.→
- C’est vous que nous cherchons.
- SISINNIUS.→
- Et où est celle que vous avez emmenée?
- LES GARDES.→
- Sur la crête de la montagne.
- SISINNIUS.→
- De quelle montagne?
- LES GARDES.→
- De la montagne voisine.
- SISINNIUS.→
- O hommes stupides et insensés, qui avez perdu toute raison!
- LES GARDES.→
- Pourquoi ces reproches? Pourquoi cette voix et ce visage menaçants?
- SISINNIUS.→
- Que les dieux vous foudroient!
- LES GARDES.→
- Quel crime avons-nous commis contre vous? quelle injure vous avons-nous faite? en quoi avons-nous transgressé vos ordres?
- SISINNIUS.→
- Ne vous ai-je pas ordonné de traîner dans un lieu d’ignominie cette fille rebelle à nos dieux?
- LES GARDES.→
- Oui, et nous étions occupés à vous obéir, quand deux jeunes inconnus survinrent et nous assurèrent que vous les aviez envoyés pour conduire Irène au sommet de la montagne.
- SISINNIUS.→
- Vous me l’apprenez.
- LES GARDES.→
- Nous le voyons.
- SISINNIUS.→
- Quel aspect avaient ces inconnus?
- LES GARDES.→
- Leurs vêtements étaient éclatants, leurs traits imposants et graves.
- SISINNIUS.→
- Ne les suivîtes-vous pas?
- LES GARDES.→
- Oui, nous les suivîmes.
- SISINNIUS.→
- Qu’ont-ils fait?
- LES GARDES.→
- Ils se placèrent aux deux côtés d’Irène, et nous envoyèrent ici pour vous informer de la conclusion de cette affaire.
- SISINNIUS.→
- Il ne me reste plus qu’à monter à cheval et à chercher qui ose se jouer aussi insolemment de nous.
- LES GARDES.→
- Courons-y également.
SCÈNE XIV.→
Les précédents, IRÈNE.
- SISINNIUS, à cheval.→
- Qu’est-ce? je ne sais que faire; je suis ensorcelé par les chrétiens. Voyez, je tourne incessamment autour de cette montagne, et si je parviens à trouver un sentier, je ne puis ni monter ni revenir sur mes pas(31).
- LES GARDES.→
- Nous sommes tous le jouet des enchantements les plus étranges; la fatigue nous accable. Si vous laissez vivre plus longtemps cette tête écervelée, vous causerez votre perte et la nôtre.
- SISINNIUS.→
- Qu’un des miens bande fortement son arc, décoche une flèche et perce cette odieuse magicienne.
- LES GARDES.→
- C’est là ce qui convient.
- IRÈNE.→
- Rougis, malheureux Sisinnius, rougis de te voir honteusement vaincu et de n’avoir pu triompher que par la force et par les armes, de l’enfance d’une faible vierge.
- SISINNIUS.→
- Je me résigne sans beaucoup de peine à cette honte, parce que je suis sûr que tu vas mourir.
- IRÈNE.→
- C’est pour moi un très-grand sujet de joie, et c’en doit être un d’affliction pour toi; car, à cause de ta cruauté, tu seras damné dans le Tartare(32). Moi, au contraire, j’irai recevoir la palme du martyre, et parée de la couronne de la virginité, j’entrerai dans la couche céleste du Roi éternel, à qui appartiennent l’honneur et la gloire dans tous les siècles.
III.
CALLIMAQUE.
ARGUMENT DE CALLIMAQUE.→
Résurrection de Drusiana et de Callimaque. Cette jeune femme étant morte dans le Seigneur, Callimaque, qui l’avait aimée vivante, désolé de l’avoir perdue et aveuglé par une passion coupable, l’aima encore dans le tombeau plus qu’il ne devait. De là sa mort misérable causée par la morsure d’un serpent; mais, grâce aux prières de l’apôtre saint Jean, il est ressuscité, ainsi que Drusiana, et renaît dans le Christ(33).
CALLIMAQUE.→
PERSONNAGES.
CALLIMAQUE, jeune habitant d’Éphèse.
Les amis de Callimaque.
DRUSIANA.
ANDRONIQUE, mari de Drusiana.
L’apôtre SAINT JEAN.
FORTUNATUS, esclave d’Andronique.
DIEU.
SCÈNE PREMIÈRE.→
CALLIMAQUE, SES AMIS.
- CALLIMAQUE.→
- Je voudrais, mes amis, vous dire quelques mots.
- LES AMIS.→
- Usez de notre entretien aussi longtemps qu’il vous plaira.
- CALLIMAQUE.→
- Je préfère, si cette proposition ne vous déplaît pas, vous mettre à l’abri de la foule des importuns.
- LES AMIS.→
- Nous sommes prêts à faire tout ce qui vous paraîtra commode.
- CALLIMAQUE.→
- Gagnons des lieux moins ouverts, afin que personne ne vienne interrompre ce que j’ai à vous dire.
- LES AMIS.→
- Comme il vous conviendra.
SCÈNE II.→
Les précédents.
- CALLIMAQUE.→
- Je suis depuis longtemps atteint d’une peine profonde que vos conseils pourront adoucir, j’espère.
- LES AMIS.→
- Il est juste que la communauté de nos sympathies nous fasse tous compatir à ce que la fortune apporte de bien ou de mal à chacun de nous.
- CALLIMAQUE.→
- Oh! plût à Dieu que vous voulussiez prendre une part de ma souffrance en y compatissant!
- LES AMIS.→
- Apprenez-nous quels sont vos chagrins; et, si leur gravité l’exige, nous y compatirons: sinon, nous ferons nos efforts pour distraire votre esprit d’une préoccupation funeste.
- CALLIMAQUE.→
- J’aime.
- LES AMIS.→
- Qu’aimez-vous?
- CALLIMAQUE.→
- Une chose belle et pleine de grâces.
- LES AMIS.→
- Ce sont là des attributs; et les attributs ne s’appliquent ni à un seul ordre d’objets, ni à tous les individus d’un même ordre(34). Aussi ne peut-on savoir par votre réponse l’être particulier que vous aimez.
- CALLIMAQUE.→
- Eh bien! je me servirai du mot femme.
- LES AMIS.→
- Employer le mot femme, c’est les comprendre toutes.
- CALLIMAQUE.→
- Non pas toutes généralement, mais une en particulier.
- LES AMIS.→
- Ce qu’on dit d’un sujet ne peut s’entendre que d’un sujet déterminé. Si donc vous voulez que nous connaissions les attributs, dites-nous d’abord quelle est la substance.
- CALLIMAQUE.→
- Drusiana.
- LES AMIS.→
- La femme du prince Andronique?
- CALLIMAQUE.→
- Elle-même.
- LES AMIS.→
- Vous délirez, notre ami; elle a été purifiée par le baptême.
- CALLIMAQUE.→
- Je m’en inquiète peu, si je puis l’amener à m’aimer.
- LES AMIS.→
- Vous ne le pourrez pas.
- CALLIMAQUE.→
- Pourquoi cette défiance?
- LES AMIS.→
- Parce que vous entreprenez une chose difficile.
- CALLIMAQUE.→
- Suis-je le premier qui tente une aventure de ce genre, et de nombreux exemples ne me provoquent-ils pas à tout oser?
- LES AMIS.→
- Écoutez, frère: celle pour laquelle vous brûlez suit la doctrine de l’apôtre saint Jean; elle s’est vouée tout entière à Dieu, à tel point que rien, depuis longtemps, n’a pu la rappeler dans le lit de son époux Andronique, chrétien zélé. Encore bien moins consentira-t-elle à satisfaire vos désirs frivoles.
- CALLIMAQUE.→
- Je vous ai demandé des consolations, et vous enfoncez le désespoir dans mon cœur!
- LES AMIS.→
- Dissimuler, c’est tromper, et celui qui flatte vend la vérité.
- CALLIMAQUE.→
- Puisque vous me refusez votre secours, j’irai trouver Drusiana, et par mes discours passionnés je persuaderai à son cœur de m’accorder son amour.
- LES AMIS.→
- Vous n’y parviendrez pas.
- LES AMIS.→
- Nous verrons à l’épreuve.
SCÈNE III.→
CALLIMAQUE, DRUSIANA(36).
- CALLIMAQUE.→
- C’est à vous que je parle, Drusiana, à vous mon plus cher et mon plus cordial amour.
- DRUSIANA.→
- Je cherche avec surprise, Callimaque, ce que vous voulez de moi en m’adressant la parole.
- CALLIMAQUE.→
- Vous le cherchez avec surprise?
- DRUSIANA.→
- Oui, vraiment.
- CALLIMAQUE.→
- Je veux, avant tout, vous parler de mon amour.
- DRUSIANA.→
- Que voulez-vous dire par votre amour?
- CALLIMAQUE.→
- Je veux dire que je vous chéris plus que toutes choses au monde.
- DRUSIANA.→
- Quels sont les liens étroits du sang, quels sont les nœuds formés par les lois qui vous portent à m’aimer?
- CALLIMAQUE.→
- Votre beauté.
- DRUSIANA.→
- Ma beauté!
- CALLIMAQUE.→
- Oui, certes.
- DRUSIANA.→
- Quel rapport y a-t-il entre ma beauté et vous?
- CALLIMAQUE.→
- Hélas! il y en a eu bien peu jusqu’à ce jour; mais j’espère qu’il en sera bientôt différemment.
- DRUSIANA.→
- Loin de moi! loin de moi! odieux suborneur! je rougis d’échanger plus longtemps des paroles avec vous. Je sens que vous êtes rempli des ruses du démon.
- CALLIMAQUE.→
- Ma Drusiana, ne repoussez pas un homme qui vous aime, un homme qui vous est attaché de toute son âme! Répondez plutôt à son amour.
- DRUSIANA.→
- Je ne fais pas le moindre cas de votre langage corrupteur; je n’ai que du dégoût pour vos désirs lascifs, et je méprise profondément votre personne.
- CALLIMAQUE.→
- Je n’ai pas voulu jusqu’ici me livrer à la colère, parce que je pense que peut-être la pudeur vous empêche d’avouer l’effet que ma tendresse produit sur vous.
- DRUSIANA.→
- Votre tendresse n’excite en moi que l’indignation.
- CALLIMAQUE.→
- Je crois que vous ne tarderez pas à changer de sentiment.
- DRUSIANA.→
- Je n’en changerai jamais, soyez-en certain.
- CALLIMAQUE.→
- Peut-être.
- DRUSIANA.→
- O homme insensé! amant égaré! pourquoi te tromper toi-même? pourquoi t’abuser par un vain espoir? Par quelle raison, par quel aveuglement peux-tu espérer que je cède à tes folles avances, moi qui depuis longtemps me suis abstenue de partager la couche de mon légitime époux?
- CALLIMAQUE.→
- J’en atteste Dieu et les hommes, Drusiana! si tu ne cèdes pas à mon amour, je n’aurai ni repos ni relâche, que je ne t’aie enveloppée et prise dans mes piéges.
SCÈNE IV.→
DRUSIANA, ANDRONIQUE.
- DRUSIANA, se croyant seule.→
- Hélas! Seigneur Jésus-Christ! que me sert d’avoir fait profession de chasteté, puisque ma beauté n’en a pas moins séduit ce jeune fou? Voyez mon effroi, Seigneur; voyez de quelle douleur je suis pénétrée. Je ne sais ce que je dois faire: si je dénonce l’audace de Callimaque, je causerai des discordes civiles; si je me tais, je ne pourrai, sans votre secours, éviter ces embûches diaboliques. Ordonnez plutôt, ô Christ! que je meure en vous bien vite, afin que je ne devienne pas une occasion de chute pour ce jeune voluptueux! (Elle meurt).
- ANDRONIQUE.→
- Infortuné que je suis! Drusiana vient de trépasser subitement. Je cours appeler saint Jean.
SCÈNE V.→
ANDRONIQUE, JEAN.
- JEAN.→
- Pourquoi vous affligez-vous avec tant d’excès, Andronique? pour quelle raison coulent vos larmes?
- ANDRONIQUE.→
- Hélas! hélas! seigneur! la vie m’est devenue un fardeau.
- JEAN.→
- Quel malheur vous a frappé?
- ANDRONIQUE.→
- Drusiana, votre élève....
- JEAN.→
- A-t-elle quitté son enveloppe humaine?
- ANDRONIQUE.→
- Hélas! vous l’avez dit.
- JEAN.→
- Il n’est nullement convenable de verser des pleurs sur la mort de ceux dont nous croyons les âmes heureuses dans le repos céleste.
- ANDRONIQUE.→
- Bien que je ne doute pas que son âme, comme vous l’assurez, ne goûte les joies éternelles, et que son corps inaccessible à la corruption ne ressuscite un jour, cependant une chose me pénètre de douleur: c’est que par ses vœux elle ait, devant moi, invité la mort à venir la prendre.
- JEAN.→
- Avez-vous su quel a été son motif?
- ANDRONIQUE.→
- Je l’ai su, et je vous l’apprendrai, si jamais je parviens à me guérir de ma tristesse.
- JEAN.→
- Allons, et employons tous nos soins à célébrer ses obsèques.
- ANDRONIQUE.→
- Il y a non loin d’ici un tombeau de marbre; nous y déposerons ses restes. Je chargerai Fortunatus, un de mes serviteurs, du soin de garder ce monument.
- JEAN.→
- Il est convenable que Drusiana soit inhumée avec honneur. Puisse Dieu donner à son âme la joie et le repos!
SCÈNE VI.→
CALLIMAQUE, FORTUNATUS(37).
- CALLIMAQUE.→
- Qu’arrivera-t-il de tout ceci, Fortunatus? La mort même de Drusiana ne peut éteindre mon amour.
- FORTUNATUS.→
- Votre situation est digne de pitié.
- CALLIMAQUE.→
- Je meurs si ton adresse ne me vient en aide.
- FORTUNATUS.→
- En quoi puis-je vous aider?
- CALLIMAQUE.→
- En faisant que je la voie, quoique morte.
- FORTUNATUS.→
- Son corps, je le pense, est encore intact, parce qu’il n’a pas été flétri par de longues souffrances, et qu’elle a, vous le savez, été enlevée par une fièvre légère.
- CALLIMAQUE.→
- O plût à Dieu que j’en pusse faire l’épreuve!
- FORTUNATUS.→
- Si vous me payez généreusement, je livrerai le corps de Drusiana à vos désirs.
- CALLIMAQUE.→
- Prends d’abord tout ce que j’ai sous la main, et sois sûr que tu recevras de moi beaucoup plus ensuite.
- FORTUNATUS.→
- Allons vite à la tombe.
- CALLIMAQUE.→
- Ce n’est pas moi qui tarderai.
SCÈNE VII.→
Les précédents, DRUSIANA, couchée dans son cercueil.
- FORTUNATUS.→
- Voici le corps. (Écartant le linceul.) Ces traits ne sont pas ceux d’une morte; ces membres ont toute la fraîcheur de la vie; faites d’elle selon vos désirs.
- CALLIMAQUE.→
- O Drusiana! Drusiana! quelle tendresse de cœur je t’avais vouée! comme je t’aimais sincèrement et du fond de mes entrailles! Et toi, tu m’as toujours repoussé! toujours tu as contredit mes vœux! (Il l’enlève hors de la tombe.) Maintenant il est en mon pouvoir de pousser contre toi mes violences aussi loin que je voudrai.
- FORTUNATUS.→
- Ah! ah! un horrible serpent s’élance sur nous!
- CALLIMAQUE.→
- Malheur à moi! Fortunatus, pourquoi m’as-tu séduit? pourquoi m’as-tu conseillé ce crime détestable? Voici que tu meurs sous la blessure de ce serpent, et moi j’expire avec toi de terreur.
SCÈNE VIII.→
JEAN, ANDRONIQUE, ensuite DIEU.
- JEAN.→
- Andronique, allons au tombeau de Drusiana, afin de recommander son âme au Christ par nos prières.
- ANDRONIQUE.→
- Il est digne de votre sainteté de ne pas oublier celle qui avait mis toute sa confiance en vous.
- (Dieu apparaît.)
- JEAN.→
- Voyez! le Dieu invisible se montre à nous sous une forme visible. Il a pris les traits d’un très-beau jeune homme.
- JEAN.→
- Seigneur Jésus! pourquoi avez-vous daigné vous manifester en ce lieu à vos serviteurs?
- DIEU.→
- C’est pour la résurrection de Drusiana et de ce jeune homme étendu près de sa tombe, que je vous apparais. Mon nom doit être glorifié en eux.
- JEAN.→
- Je ne comprends pas entièrement la cause de tout ceci.
- ANDRONIQUE.→
- Hâtons notre marche; peut-être, quand nous serons arrivés, trouverons-nous, à la vue des faits, l’explication de ce que vous assurez ne pas bien comprendre.
SCÈNE IX.→
Les précédents, les trois corps de DRUSIANA, de FORTUNATUS et de CALLIMAQUE.
- JEAN.→
- Au nom du Christ, quel prodige vois-je ici? Le sépulcre est ouvert, le corps de Drusiana a été jeté hors de sa tombe; à côté gisent deux cadavres enlacés dans les nœuds d’un serpent!
- ANDRONIQUE.→
- Je devine ce que cela signifie. Durant sa vie, le jeune Callimaque aima Drusiana d’un amour criminel. Drusiana en fut contristée; le chagrin qu’elle en conçut la fit tomber dans la fièvre, et elle invita la mort à venir la visiter.
- JEAN.→
- L’amour de la chasteté a-t-il pu la pousser jusque-là?
- ANDRONIQUE.→
- Après la mort de celle qu’il aimait, ce jeune insensé, tourmenté à la fois par l’amour et par le chagrin de n’avoir pu commettre le crime qu’il méditait, s’abandonna au désespoir et sentit s’irriter le feu de ses désirs.
- JEAN.→
- Obstination déplorable!
- ANDRONIQUE.→
- Je ne doute pas qu’il n’ait séduit à prix d’argent ce méchant esclave, pour obtenir de lui l’occasion d’accomplir son dessein criminel.
- JEAN.→
- O forfait sans exemple!
- ANDRONIQUE.→
- Aussi, tous les deux, je le vois, ont-ils été frappés de mort, afin de les empêcher de consommer leur entreprise scélérate.
- JEAN.→
- Juste châtiment!
- ANDRONIQUE.→
- Ce qui dans tout ceci m’étonne le plus, c’est que la voix de Dieu ait plutôt annoncé la résurrection de celui dont la volonté fut coupable, que celle de l’homme qui n’a été que son complice; cela vient peut-être de ce que l’un, entraîné par les séductions de la chair, a failli sans discernement, tandis que l’autre a péché par pure méchanceté.
- JEAN.→
- Avec quel scrupule l’Arbitre suprême juge les actions humaines, et dans quelle juste balance il pèse les mérites de chacun, c’est ce qu’il est difficile de savoir, et ce que personne ne peut expliquer; car le mystère des jugements divins passe de bien loin la sagacité de l’esprit de l’homme.
- ANDRONIQUE.→
- Aussi n’avons-nous pas pour les jugements de Dieu assez d’admiration: nous voyons les événements; mais la science nous manque pour en discerner les causes.
- JEAN.→
- Ce n’est d’ordinaire qu’après les faits accomplis que l’événement nous révèle le secret des choses.
- ANDRONIQUE.→
- Mais, faites donc, bienheureux Jean, ce que vous avez reçu la mission de faire: ressuscitez Callimaque, pour que nous arrivions au dénoûment de cette mystérieuse aventure.
- JEAN.→
- Je pense devoir invoquer d’abord le nom du Christ pour chasser le serpent; ensuite je ressusciterai Callimaque.
- ANDRONIQUE.→
- Vous avez raison; c’est le moyen qu’il ne soit pas blessé de nouveau par la morsure du reptile.
- JEAN, au serpent.→
- Éloigne-toi de ce jeune homme, bête cruelle! car il doit dorénavant servir le Christ.
- ANDRONIQUE.→
- Quoique cette brute soit sans raison, son oreille au moins n’est pas sourde; elle a entendu votre ordre.
- JEAN.→
- Ce n’est pas à ma puissance, mais à celle du Christ qu’elle a obéi.
- JEAN.→
- Dieu infini et que nul espace ne peut contenir; être simple et incommensurable, qui seul es ce que tu es; qui, réunissant deux substances dissemblables, as de l’une et de l’autre créé l’homme, et qui, désunissant ces deux principes, sépares ce qui formait un tout; ordonne que le souffle de vie rentre dans ce corps, que l’union rompue se rétablisse, et que Callimaque ressuscite homme parfait comme auparavant, afin que tu sois glorifié par toutes les créatures, toi qui peux seul opérer de tels miracles!
- ANDRONIQUE.→
- Amen.—Tenez! voici Callimaque qui respire l’air vital! Seulement la stupeur le retient encore immobile.
- JEAN.→
- Callimaque, au nom du Christ, levez-vous! et quoi que vous ayez fait, confessez-le; à quelques tentations coupables que vous ayez succombé, proclamez-les, pour que la vérité ne nous reste en rien cachée.
- CALLIMAQUE.→
- Je ne puis nier que je ne sois venu ici dans une intention criminelle. J’étais consumé par une mélancolie funeste et je ne pouvais apaiser le feu de mon amour illicite.
- JEAN.→
- Quelle démence, quelle frénésie s’était emparée de vous, pour oser vouloir faire subir à ces chastes restes un si honteux outrage?
- CALLIMAQUE.→
- J’étais entraîné par ma propre folie et par les suggestions captieuses de ce Fortunatus.
- JEAN.→
- Avez-vous eu, trois fois infortuné, le malheur de parvenir à commettre le mal que vous désiriez?
- CALLIMAQUE.→
- Nullement. J’ai eu la possibilité de vouloir; mais le pouvoir d’exécuter m’a tout à fait manqué.
- JEAN.→
- Quel obstacle vous arrêta?
- CALLIMAQUE.→
- A peine avais-je écarté le suaire et essayé d’odieux attentats sur le corps inanimé de Drusiana, que ce Fortunatus, le fauteur et l’instigateur du crime, périt sous le venin d’un serpent.
- ANDRONIQUE.→
- O punition bien méritée!
- CALLIMAQUE.→
- Alors m’apparut un jeune homme d’un aspect terrible; sa main recouvrit respectueusement le corps; de sa face rayonnante jaillirent des étincelles sur le tombeau; une d’elles atteignit mon visage, et en même temps se fit entendre une voix qui dit: «Callimaque, meurs pour vivre!» Ayant ouï ces mots, j’expirai.
- JEAN.→
- Bienfait de la grâce céleste, qui ne se complaît pas dans la perte des impies!
- CALLIMAQUE.→
- Vous avez entendu la misère de ma chute, daignez ne pas ajourner le remède de votre miséricorde.
- JEAN.→
- Je ne l’ajournerai point.
- CALLIMAQUE.→
- Car je suis confus et contristé jusqu’au fond de l’âme, je souffre, je gémis, je pleure sur mon horrible sacrilége.
- JEAN.→
- Ce n’est pas sans raison; un aussi grave délit exige le remède d’une pénitence qui ne soit point légère.
- CALLIMAQUE.→
- Oh! plût à Dieu que je pusse vous ouvrir les plus profonds replis de mon cœur! vous y verriez l’amertume du regret que je souffre, et vous compatiriez à ma douleur.
- JEAN.→
- Je me réjouis de cette douleur; car je sens que la tristesse vous est salutaire.
- CALLIMAQUE.→
- Je n’ai que dégoût pour ma vie passée, je n’ai que dégoût pour les voluptés coupables.
- JEAN.→
- Ce n’est point à tort.
- CALLIMAQUE.→
- Je me repens du crime que j’ai commis.
- JEAN.→
- La raison le veut.
- CALLIMAQUE.→
- J’ai tant de déplaisir de ce que j’ai fait, que je ne puis éprouver ni le désir ni le bonheur de vivre, à moins que, renaissant en Jésus-Christ, je ne mérite de devenir meilleur.
- JEAN.→
- Je ne doute pas que la grâce d’en-haut ne se manifeste en vous.
- CALLIMAQUE.→
- Ne tardez donc pas, ne différez pas à relever mon abattement, à adoucir ma tristesse par vos consolations, afin qu’aidé de vos avis et sous votre direction, de gentil je devienne chrétien, et que de débauché je devienne chaste; et qu’entré, sous votre conduite, dans le chemin de la vérité, je vive selon les préceptes de la promission divine.
- JEAN.→
- Béni soit le fils unique de Dieu, qui a bien voulu participer à notre faiblesse, et dont la clémence, ô mon fils Callimaque, vous a tué et en vous tuant vous a vivifié! Béni soit celui qui, par ce faux semblant de trépas, a délivré sa créature de la mort de l’âme!
- ANDRONIQUE.→
- Chose inouïe et digne de toute notre admiration!
- JEAN.→
- O Christ! rédemption du monde, holocauste offert pour nos péchés! je ne sais par quelles louanges assez éclatantes te célébrer dignement. J’adore avec crainte ta bénigne clémence et ta clémente patience, toi qui tantôt traites les pécheurs avec une bonté de père, tantôt les châties avec une juste sévérité et les forces à la pénitence.
- ANDRONIQUE.→
- Gloire à sa divine miséricorde!
- JEAN.→
- Qui aurait osé le croire? qui l’aurait espéré? La mort surprend ce jeune homme tout occupé de satisfaire ses désirs coupables; elle l’enlève au moment du crime, et ta miséricorde, ô Seigneur! daigne le rappeler à la vie et lui rendre des chances de pardon! Béni soit ton saint nom dans tous les siècles, ô toi qui seul opères de si admirables prodiges!
- ANDRONIQUE.→
- Et moi donc, bienheureux Jean! ne tardez pas à me consoler; car la tendresse conjugale que je porte à Drusiana ne permet à mon âme aucun repos, jusqu’à ce que je l’aie vue, elle aussi, ressuscitée au plus vite.
- JEAN.→
- Drusiana, que Jésus-Christ, notre Seigneur, vous ressuscite!
- DRUSIANA.→
- Gloire et honneur à toi, Christ, qui me fais revivre.
- CALLIMAQUE.→
- O ma Drusiana! grâces soient rendues à celui qui vous sauve, à celui qui vous fait renaître dans la joie, vous qui aviez atteint votre dernier jour dans la tristesse.
- DRUSIANA.→
- O mon vénérable père, bienheureux Jean, il est digne de votre sainteté qu’après avoir ressuscité Callimaque qui m’aima d’un amour coupable, vous ressuscitiez aussi l’esclave qui lui a livré mon corps enseveli.
- CALLIMAQUE.→
- Apôtre du Christ, ne croyez point qu’il soit digne de vous de délivrer des liens de la mort ce traître, ce malfaiteur qui m’a trompé, qui m’a séduit, qui m’a provoqué à oser cet horrible attentat.
- JEAN.→
- Vous ne devez point lui envier la grâce de la clémence divine.
- CALLIMAQUE.→
- Non, il n’est pas digne de la résurrection celui qui fut cause de la perte de son prochain.
- JEAN.→
- La loi de notre religion nous enseigne qu’un homme doit remettre ses offenses à un autre homme, s’il souhaite que Dieu lui remette les siennes(41).
- ANDRONIQUE.→
- Cela est juste.
- JEAN.→
- Car le fils unique de Dieu, le premier né de la Vierge, qui seul est venu au monde innocent, immaculé et exempt de la tache du péché originel, a trouvé tous les hommes courbés sous le lourd fardeau du péché.
- ANDRONIQUE.→
- Cela est vrai.
- JEAN.→
- Certes, il ne pouvait rencontrer aucun juste, aucun homme digne de sa miséricorde; cependant il ne méprisa personne, il n’excepta personne de sa grâce et de sa charité; mais il s’offrit lui-même pour tous, et donna sa vie précieuse pour le salut de tous.
- ANDRONIQUE.→
- Si l’innocent n’eût pas été mis à mort, nul homme n’eût été justement sauvé.
- JEAN.→
- Aussi ne se réjouit-il pas de la perte des hommes, lui qui se rappelle les avoir rachetés de son sang précieux.
- ANDRONIQUE.→
- Grâces lui soient rendues!
- JEAN.→
- C’est pourquoi nous ne devons pas envier aux autres la grâce divine, que nous voyons avec joie abonder en nous, sans que nous l’ayons méritée.
- CALLIMAQUE.→
- Votre remontrance m’a effrayé.
- JEAN.→
- Néanmoins, pour ne pas paraître repousser vos désirs, cet homme ne sera pas ressuscité par moi, mais par Drusiana, qui a reçu de Dieu le pouvoir de le faire.
- DRUSIANA.→
- Substance divine, qui seule es vraiment immatérielle et sans forme! toi qui as créé et modelé l’homme à ton image(42), et qui as inspiré à ta créature le souffle de vie, permets que le corps matériel de Fortunatus recouvre sa chaleur et redevienne une âme vivante, afin que notre triple résurrection tourne à ta louange, vénérable Trinité!
- JEAN.→
- Amen.
- DRUSIANA.→
- Réveillez-vous, Fortunatus, et, par l’ordre du Christ, rompez les liens de la mort!
- FORTUNATUS.→
- Qui me prend par la main et me relève? qui a parlé pour me faire revivre?
- JEAN.→
- Drusiana.
- FORTUNATUS.→
- Quoi! c’est Drusiana qui m’a ressuscité?
- JEAN.→
- Elle-même.
- FORTUNATUS.→
- N’avait-elle pas succombé, il y a quelques jours, à une mort imprévue?
- JEAN.→
- Oui, mais elle vit en Jésus-Christ.
- FORTUNATUS.→
- Et pourquoi Callimaque a-t-il ce maintien grave et modeste? pourquoi ne laisse-t-il pas éclater, selon sa coutume, son amour effréné pour Drusiana?
- JEAN.→
- Parce que, renonçant à cette mauvaise pensée, il s’est transformé en un vrai disciple du Christ.
- FORTUNATUS.→
- Non; cela n’est pas.
- JEAN.→
- Il en est ainsi.
- FORTUNATUS.→
- Eh bien! si, comme vous l’assurez, Drusiana m’a ressuscité, et si Callimaque croit au Christ, je rejette la vie, et fais volontairement choix de la mort; car j’aime mieux ne pas exister que de sentir continuellement en eux une telle abondance de grâce et de vertus.
- JEAN.→
- O étonnante envie du démon! ô malice de l’antique serpent, qui fit goûter la coupe de la mort à nos premiers pères, et qui ne cesse de gémir sur la gloire des justes! Ce malheureux Fortunatus, tout rempli d’un fiel diabolique, ressemble à un mauvais arbre qui ne produit que des fruits amers. Qu’il soit donc retranché du collége des justes et rejeté de la société de ceux qui craignent le Seigneur; qu’il soit précipité dans le feu de l’éternel supplice, pour y être torturé sans un seul intervalle de rafraîchissement.
- ANDRONIQUE.→
- Voyez comme les blessures que le serpent lui a faites se gonflent: il tourne de nouveau à la mort; il trépassera plus vite que je n’aurai parlé.
- JEAN.→
- Qu’il meure, et devienne un des habitants de l’enfer, lui qui, par haine du bonheur d’autrui, a refusé de vivre.
- ANDRONIQUE.→
- Punition effroyable!
- JEAN.→
- Rien n’est plus effroyable que l’envieux; nul n’est plus criminel que le superbe.
- ANDRONIQUE.→
- L’un et l’autre sont misérables.
- JEAN.→
- Un seul et même homme est toujours en proie à ces deux vices, parce qu’ils ne vont jamais l’un sans l’autre.
- ANDRONIQUE.→
- Expliquez-vous plus clairement.
- JEAN.→
- Oui, le superbe est envieux et l’envieux est superbe, parce qu’un esprit rongé par l’envie, ne pouvant souffrir d’entendre l’éloge d’autrui et désirant voir déprimer ceux qui le surpassent en perfection, dédaigne d’être placé au-dessous des plus dignes et s’efforce orgueilleusement d’être mis au-dessus de ses égaux.
- ANDRONIQUE.→
- Évidemment.
- JEAN.→
- De là vint que ce misérable se trouva blessé au fond du cœur, et ne put supporter l’humiliation de se reconnaître inférieur à ceux dans lesquels il voyait briller avec plus d’éclat la grâce divine.
- ANDRONIQUE.→
- Je comprends enfin, maintenant, pourquoi Dieu n’avait pas compté Fortunatus au nombre de ceux qui devaient ressusciter; c’est qu’il devait mourir presque aussitôt.
- JEAN.→
- Il méritait ce double trépas, d’abord pour avoir outragé une sépulture qui lui était confiée, ensuite pour avoir poursuivi de sa haine injuste ceux qui étaient ressuscités.
- ANDRONIQUE.→
- Le malheureux a cessé de vivre.
- JEAN.→
- Retirons-nous et laissons le démon reprendre son fils. Nous, cependant, pour célébrer dignement la conversion merveilleuse de Callimaque et cette double résurrection, passons ce jour dans la joie(43), rendant grâces à Dieu, ce juge équitable, ce pénétrant scrutateur de toutes les consciences, qui seul voit tout, et, disposant toutes choses comme il convient, distribuera à chacun, selon qu’il l’en aura reconnu digne, les récompenses ou les châtiments. A lui seul l’honneur, la vertu, la force, la victoire! à lui seul la gloire et le triomphe pendant la durée infinie des siècles! Amen.