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Œuvres de P. Corneille, Tome 02

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The Project Gutenberg eBook of Œuvres de P. Corneille, Tome 02

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Title: Œuvres de P. Corneille, Tome 02

Author: Pierre Corneille

Commentator: Charles Joseph Marty-Laveaux

Release date: November 25, 2010 [eBook #34445]

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink, Carlo Traverso and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ŒUVRES DE P. CORNEILLE, TOME 02 ***

Notes de transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

Les vers sont en principe numérotés toutes les 5 lignes; les numéros omis dans l'original ont été également omis dans cette version. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

LES

GRANDS ÉCRIVAINS

DE LA FRANCE

NOUVELLES ÉDITIONS

PUBLIÉES SOUS LA DIRECTION

DE M. AD. REGNIER

Membre de l'Institut

OEUVRES

DE

P. CORNEILLE

TOME II


PARIS.—IMPRIMERIE DE CH. LAHURE ET Cie

Rue de Fleurus, 9,


OEUVRES

DE

P. CORNEILLE


NOUVELLE ÉDITION

REVUE SUR LES PLUS ANCIENNES IMPRESSIONS
ET LES AUTOGRAPHES

ET AUGMENTÉE

de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d'un lexique des mots
et locutions remarquables, d'un portrait, d'un fac-simile, etc.

PAR M. CH. MARTY-LAVEAUX

TOME DEUXIÈME

PARIS

LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie

BOULEVARD SAINT-GERMAIN


1862

LA

GALERIE DU PALAIS

COMÉDIE

1634

NOTICE.

Cette comédie, qui a eu plus de succès que toutes celles que Corneille a fait représenter avant le Cid[1], est curieuse à divers titres, et principalement pour l'histoire du théâtre.

D'abord c'est dans cette pièce qu'il a substitué pour la première fois, comme il en fait lui-même la remarque[2], une suivante à la nourrice traditionnelle de la vieille comédie qu'il avait fait figurer dans Mélite et dans la Veuve. A partir de ce moment, l'acteur Alison, dont on ignore le nom véritable, et qui remplissait sous le masque cet emploi de nourrice, ne joua plus jusqu'à sa retraite que certains rôles de vieilles femmes ridicules. En jetant les yeux sur la planche qui se trouve en tête de la Veuve, dans les éditions de 1660 et 1664, on est frappé de l'air masculin de la nourrice, et l'on se demande si le dessinateur n'a pas voulu représenter le visage ou le masque d'Alison.

Ensuite notre poëte, qui a dit spirituellement dans la préface de Clitandre, en parlant de la scène, dont il abandonne le choix au lecteur: «Où vous l'aurez une fois placée, elle s'y tiendra,» nous présente ici, au premier acte et au quatrième, un lieu non-seulement très-bien déterminé, mais réel, la Galerie du Palais, parfaitement connue de tous ses auditeurs, qui durent sans aucun doute prendre grand plaisir à ce spectacle, car aujourd'hui encore ce moyen de succès, bien qu'on en ait fort abusé, manque rarement son effet.

La lingère nous fournit quelques détails sur l'histoire du costume, sur les variations de la mode: elle nous apprend, par exemple, combien les toiles de soie, dédaignées d'abord, furent ensuite recherchées, et nous dit pourquoi elles le furent. Les conversations du libraire et de ses acheteurs présentent plus d'intérêt. Il est vrai que bon nombre de leurs allusions littéraires sont pour nous autant d'énigmes dont il nous est impossible de découvrir le mot, et qui n'en avaient probablement pas et n'étaient destinées qu'à faire naître les conjectures des spectateurs désireux de paraître initiés ou de faire les entendus; mais nous trouvons parmi ces énigmes quelques renseignements clairs et précis: nous apprenons, par exemple, que la vogue avait passé des romans aux pièces de théâtre, et que la Normandie avait acquis un grand renom par ses productions poétiques. Cette dernière assertion, venant d'un Rouennais, pourrait paraître un peu suspecte; mais par bonheur, pour confirmer son témoignage, nous pouvons invoquer celui d'un Angevin. Dans l'avis Au lecteur d'Hippolyte, tragédie publiée en 1635, le sieur de la Pinelière prétend que beaucoup de gens expérimentés lui auraient conseillé peut-être de taire son pays «plutôt que de le mettre en gros caractères au frontispice de son ouvrage;» et il ajoute: «Pour être estimé autrefois poli dans la Grèce il ne falloit que se dire d'Athènes, pour avoir la réputation de vaillant il falloit être de Lacédémone, et maintenant, pour se faire croire excellent poëte, il faut être né dans la Normandie.» Sur quoi Fontenelle fait observer qu'il est assez remarquable qu'il y ait eu un temps où l'on se soit cru obligé de faire ses excuses au public de ne pas être Normand. Au reste cet engouement du poëte angevin s'explique peut-être par l'honneur que lui avait fait Corneille de composer une pièce de vers pour son Hippolyte: on la trouvera dans les Poésies diverses, où elle figure pour la première fois.

On peut rapprocher des détails que donne Corneille sur les libraires et leurs boutiques certains passages des auteurs de son temps. Par exemple, dans l'avis du libraire au lecteur qui est en tête de Philine ou l'Amour contraire, pastorale du sieur de la Morelle, publiée en 1630, nous lisons ce qui suit: «S'il y falloit faire un argument, il faudroit une main de papier entière; joint que la principale raison pourquoi on n'en fait point, c'est le peu de curiosité que beaucoup de personnes ont d'en acheter (des pièces de théâtre), après que tout un matin ou une après-dînée ils en ont lu l'argument sur la boutique d'un libraire, qui leur apprend pour rien ce qu'ils ne sauroient que pour de l'argent. Chacun aime son profit, ne t'en étonne pas. Adieu.»

Une vue de la Galerie du Palais, par Abraham Bosse, nous montre les boutiques d'un libraire, d'un mercier, et d'une lingère. Le dessinateur s'est complu à multiplier au devant de ces boutiques des inscriptions par lesquelles il appelle sur lui-même l'attention du lecteur et qui prouvent que les procédés actuels de la réclame ne sont pas nouveaux. Le mercier, par exemple, tient un carton sur lequel ou lit: éventails de Bosse, et le libraire est principalement fourni des livres pour lesquels ce graveur a fait des frontispices. La Mariane de Tristan qui figure parmi ces ouvrages nous montre que cette planche est, au plus tôt, de 1637. On lit au bas les vers suivants qui expliquent et complètent certains passages de la comédie de Corneille:

Tout ce que l'art humain a jamais inventé
Pour mieux charmer les sens par la galanterie,
Et tout ce qu'ont d'appas la grâce et la beauté
Se découvre à nos yeux dans cette galerie.

Ici les cavaliers les plus aventureux
En lisant les romans s'animent à combattre,
Et de leur passion les amants langoureux
Flattent les mouvements par des vers de théâtre.

Ici faisant semblant d'acheter devant tous
Des gants, des éventails, du ruban, des dentelles,
Les adroits courtisans se donnent rendez-vous,
Et pour se faire aimer galantisent les belles.

Ici quelque lingère, à faute de succès
A vendre abondamment, de colère se pique
Contre les chicaneurs, qui, parlant de procès,
Empêchent les chalands d'aborder sa boutique.

Dans ses Épîtres, publiées en 1637, Boisrobert nous montre les libraires du Palais annonçant à haute voix leurs nouveautés:

Ce qui surtout blesse ma modestie,
Et qui ne peut souffrir de repartie,
C'est que mon nom retentira partout
Dans le Palais de l'un à l'autre bout.

Si je vais là parfois pour mes affaires,
Que deviendrai-je oyant trente libraires
Me clabauder et crier de concert:
«Deçà, messieurs, achetez Boisrobert[3]

Dans une Réponse à une autre épître, Conrart complète ainsi ce tableau[4]:

Fais venir dans ton cabinet
Courbé, Sommaville et Quinet[5],
Et sans barguigner leur délivre
Tes lettres pour en faire un livre,
Qu'ils clabauderont au Palais
Tous les jours au sortir des plaids.

En 1652, Berthod, dans sa Ville de Paris en vers burlesques, publiée chez J. B. Loyson, donne une description de la Galerie du Palais trop étendue pour que nous la reproduisions ici en entier, mais dont nous croyons devoir extraire les passages suivants:

.... Les courretieres d'amours
Font mille tours de passe-passe.
Le mal s'y fait de bonne grâce:
Les plus sages y sont trompés.
J'en sais qui furent attrapés
Allant un jour, par raillerie,
Faire un tour de la Galerie
Du Palais, où l'on fait ces coups.
«Çà, Monseu, qu'achèterez-vous?
Dit une belle librairesse.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
«Voulez-vous voir la Galatée[6],
La Niobé[7], la Pasithée[8],

La Mort de César[9], Jodelet[10],
Le Cinna, le Maître valet[11],
Tout le recueil des comédies?
Voici de belles tragédies
Qu'on a faites depuis deux jours.
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
J'ai tout Rablais[12] et l'Agrippa,
Il n'y manque pas un iota....
C'est pour porter à la pochette,
Mais je vous le vends en cachette.»
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
«Approchez-vous ici, Madame!
Là, voyez donc, venez, venez,
Voici ce qu'il vous faut, tenez!»
Dit un autre marchand, qui crie
Du milieu de la galerie:
«J'ai de beaux masques, de beaux glands,
De beaux mouchoirs, de beaux galands[13]:
Venez ici, Mademoiselle,
J'ai de bellissime dentelle,
Des points coupés[14] qui sont fort beaux,
De beaux étuis, de beaux ciseaux,
De la neige[15] des plus nouvelles;

J'ai des cravates des plus belles,
Un manchon, un bel éventail,
Des pendants d'oreilles d'émail,
Une coëffe de crapaudaille[16],
J'ai de beaux ouvrages de paille.»
. . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . .
Mais écoutons cette marchande:
«Monseu, j'ai de belle Hollande[17],
Des manchettes, de beaux rabats,
De beaux collets, de fort beaux bas.
Achetez-vous quelque chemise?
Voici de belle marchandise!
Venez, Monseu, venez à moi,
Vous aurez bon marché, ma foi!»

En 1663, Montfleury choisit la Galerie du Palais pour y placer son Impromptu de l'Hôtel de Condé[18]. Au commencement de la pièce, de Villiers et Beauchâteau rencontrent un de leurs amis, qui les arrête en leur disant:

Qui vous mène au Palais?

BEAUCHATEAU.

Le seul dessein d'y faire
Emplette de ruban qui nous est nécessaire.

LÉANDRE.

Et vous en faut-il tant?

DE VILLIERS.

Comment s'il nous en faut?
Vous pouvez en juger: demain Monsieur Boursaut
Fait jouer sa réponse[19], et j'ai l'honneur d'y faire
Un marquis malaisé qui ne sauroit se taire.
Jugez après cela s'il nous faut des rubans.

Plus loin dans la même pièce se trouve une revue des auteurs du temps fort analogue à celle de la Galerie du Palais. Elle se passe entre Alis, marchande de livres, et un marquis, que nous n'aurions nulle envie de quereller sur ses goûts, si au ridicule qu'on lui prête de préférer Molière à Quinault, à Boursault, à Poisson et même à Boyer, il ne joignait le tort, plus grave à nos yeux, de ranger aussi Corneille au nombre de ceux qu'il dédaigne.

En 1682 les comédiens italiens donnèrent Arlequin, lingère du Palais, où l'on trouve une scène qui a quelque ressemblance avec celle de la dispute de la Lingère et du Mercier[20]. Ici c'est avec un limonadier que la lingère a maille à partir. Arlequin joue à lui seul les deux rôles, et vêtu tout à la fois en homme et en femme, il se retourne avec une grande agilité pour représenter alternativement chacun des deux personnages. Ce n'est pas le seul souvenir de Corneille que renferme cette pièce; on y trouve une parodie de la scène du Cid où Rodrigue se présente chez Chimène[21]. Une note nous apprend que dans ce morceau Arlequin s'appliquait à imiter le ton et la démarche de la Champmeslé.

La Galerie du Palais, représentée en 1634, ne fut imprimée qu'en 1637, en vertu d'un privilége accordé, «le vingtvniesme iour de Ianuier l'an de grace mil six cens trente sept,» à Augustin Courbé, qui y associa François Targa. «Nostre bien amé Augustin Courbé, Libraire à Paris, nous a fait remonstrer, dit ce privilége, qu'il a recouuré un manuscrit contenant trois Comedies, sçavoir: la Galerie du Palais, ou l'Amie Riualle, la Place Royalle, ou l'Amoureux Extrauagant, et la Suiuante; et une Tragi-Comedie, intitulée le Cid, composées par Monsieur Corneille.» La première de ces pièces forme un volume in-4o, de 4 feuillets et 143 pages, dont le titre exact est: La Galerie dv Palais ov l'amie rivalle, Comedie. A Paris, chez Augustin Courbé, Imprimeur et Libraire de Monseigneur frere du Roy dans la petite Salle du Palais, à la Palme, M.DC.XXXVII. Auec priuilege du Roy.

L'achevé d'imprimer est du 20 février. En 1644 Corneille a supprimé le sous-titre de cet ouvrage.

A MADAME DE LIANCOUR[22].

Madame,

Je vous demande pardon si je vous fais un mauvais présent; non pas que j'aye si mauvaise opinion de cette pièce, que je veuille condamner les applaudissements qu'elle a reçus, mais parce que je ne croirai jamais qu'un ouvrage de cette nature soit digne de vous être présenté. Aussi vous supplierai-je très-humblement de ne prendre pas tant garde à la qualité de la chose, qu'au pouvoir de celui dont elle part: c'est tout ce que vous peut offrir un homme de ma sorte; et Dieu ne m'ayant pas fait naître assez considérable pour être utile à votre service, je me tiendrai trop récompensé d'ailleurs si je puis contribuer en quelque façon à vos divertissements. De six comédies qui me sont échappées[23], si celle-ci n'est la meilleure, c'est la plus heureuse, et toutefois la plus malheureuse en ce point, que n'ayant pas eu l'honneur d'être vue de vous, il lui manque votre approbation, sans laquelle sa gloire est encore douteuse, et n'ose s'assurer sur les acclamations publiques. Elle vous la vient demander, Madame, avec cette protection qu'autrefois Mélite a trouvée si favorable. J'espère que votre bonté ne lui refusera pas l'une et l'autre, ou que si vous désapprouvez sa conduite, du moins vous agréerez mon zèle, et me permettrez de me dire toute ma vie,

MADAME,
Votre très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,
Corneille.

EXAMEN.

Ce titre[24] seroit tout à fait irrégulier, puisqu'il n'est, fondé que sur le spectacle du premier acte, où commence l'amour de Dorimant pour Hippolyte, s'il n'étoit autorisé par l'exemple des anciens, qui étoient sans doute encore bien plus licencieux, quand ils ne donnoient à leurs tragédies que le nom des chœurs, qui n'étoient que témoins de l'action, comme les Trachiniennes[25] et les Phéniciennes[26]. L'Ajax[27] même de Sophocle ne porte pas pour titre la Mort d'Ajax, qui est sa principale action, mais Ajax porte-fouet, qui n'est que l'action du premier acte[28]. Je ne parle point des Nues, des Guêpes et des Grenouilles d'Aristophane; ceci doit suffire pour montrer que les Grecs, nos premiers maîtres, ne s'attachoient point à la principale action pour en faire porter le nom à leurs ouvrages, et qu'ils ne gardoient aucune règle sur cet article. J'ai donc pris ce titre de la Galerie du Palais, parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire, et agréable pour sa naïveté, devoit exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs; et ç'a été pour leur plaire plus d'une fois, que j'ai fait paroître ce même spectacle à la fin du quatrième acte, où il est entièrement inutile, et n'est renoué avec celui du premier que par des valets[29] qui viennent prendre dans les boutiques ce que leurs maîtres y avoient acheté, ou voir si les marchands ont reçu les nippes qu'ils attendoient. Cette espèce de renouement lui étoit nécessaire, afin qu'il eût quelque liaison qui lui fît trouver sa place, et qu'il ne fût pas tout à fait hors d'œuvre. La rencontre que j'y fais faire d'Aronte[30] et de Florice est ce qui le fixe particulièrement en ce lieu-là; et sans cet incident, il eût été aussi propre à la fin du second et du troisième[31], qu'en la place qu'il occupe. Sans cet agrément, la pièce auroit été très-régulière pour l'unité du lieu[32] et la liaison des scènes, qui n'est interrompue que par là. Célidée et Hippolyte sont deux voisines dont les demeures ne sont séparées que par le travers d'une rue, et ne sont pas d'une condition trop élevée pour souffrir que leurs amants les entretiennent à leur porte. Il est vrai que ce qu'elles y disent seroit mieux dit dans une chambre ou dans une salle, et même ce n'est[33] que pour se faire voir aux spectateurs qu'elles quittent cette porte où elles devroient être retranchées, et viennent parler au milieu de la scène; mais c'est un accommodement de théâtre qu'il faut souffrir pour trouver cette rigoureuse unité de lieu qu'exigent les grands réguliers. Il sort un peu de l'exacte vraisemblance et de la bienséance même; mais il est presque impossible d'en user autrement; et les[34] spectateurs y sont si accoutumés, qu'ils n'y trouvent rien qui les blesse. Les anciens, sur les exemples desquels on a formé les règles, se donnoient cette liberté. Ils choisissoient pour le lieu de leurs comédies, et même de leurs tragédies, une place publique; mais je m'assure qu'à les bien examiner, il y a plus de la moitié de ce qu'ils font dire qui seroit mieux dit dans la maison qu'en cette place. Je n'en produirai qu'un exemple, sur qui le lecteur en pourra trouver d'autres.

L'Andrienne de Térence commence par le vieillard Simon, qui revient du marché avec des valets chargés de ce qu'il vient d'acheter pour les noces de son fils; il leur commande d'entrer dans sa maison avec leur charge, et retient avec lui Sosie, pour lui apprendre que ces noces ne sont que des noces feintes, à dessein de voir ce qu'en dira son fils, qu'il croit engagé dans une autre affection, dont il lui conte l'histoire. Je ne pense pas qu'aucun me dénie qu'il seroit mieux dans sa salle à lui faire confidence de ce secret que dans une rue. Dans la seconde scène, il menace Davus de le maltraiter, s'il fait aucune fourbe pour troubler ces noces: il le menaceroit plus à propos dans sa maison qu'en public; et la seule raison qui le fait parler devant son logis, c'est afin que ce Davus, demeuré seul, puisse voir Mysis sortir de chez Glycère, et qu'il se fasse une liaison d'œil entre ces deux scènes; ce qui ne regarde pas l'action présente de cette première, qui se passeroit mieux dans la maison, mais une action future qu'ils ne prévoient point, et qui est plutôt du dessein du poëte, qui force un peu la vraisemblance pour observer les règles de son art, que du choix des acteurs qui ont à parler, qui ne seroient pas où les met le poëte, s'il n'étoit question que de dire ce qu'il leur fait dire. Je laisse aux curieux à examiner le reste de cette comédie de Térence; et je veux croire qu'à moins que d'avoir l'esprit fort préoccupé d'un sentiment contraire, ils demeureront d'accord de ce que je dis.

Quant à la durée de cette pièce, elle est dans le même ordre que la précédente, c'est-à-dire dans cinq jours consécutifs. Le style en est plus fort et plus dégagé des pointes dont j'ai parlé[35], qui s'y trouveront assez rares. Le personnage de nourrice, qui est de la vieille comédie, et que le manque d'actrices sur nos théâtres y avoit conservé jusqu'alors, afin qu'un homme le pût représenter sous le masque, se trouve ici métamorphosé en celui de suivante, qu'une femme représente sur son visage. Le caractère des deux amantes a quelque chose de choquant, en ce qu'elles sont toutes deux amoureuses d'hommes qui ne le sont point d'elles, et Célidée particulièrement s'emporte jusqu'à s'offrir elle-même. On la pourroit excuser sur le violent dépit qu'elle a de s'être vue méprisée par son amant, qui en sa présence même a conté des fleurettes à une autre; et j'aurois de plus à dire que nous ne mettons pas sur la scène des personnages si parfaits, qu'ils ne soient sujets à des défauts et aux foiblesses qu'impriment les passions; mais je veux bien avouer que cela va trop avant, et passe trop la bienséance et la modestie du sexe, bien qu'absolument il ne soit pas condamnable. En récompense, le cinquième acte est moins traînant que celui des précédentes, et conclut deux mariages sans laisser aucun mécontent; ce qui n'arrive pas dans celles-là.


ACTEURS.

PLEIRANTE, père de Célidée.
LYSANDRE, amant de Célidée.
DORIMANT, amoureux d'Hippolyte.
CHRYSANTE, mère d'Hippolyte.
CÉLIDÉE, fille de Pleirante[36].
HIPPOLYTE, fille de Chrysante[37].
ARONTE, écuyer de Lysandre.
CLÉANTE, écuyer de Dorimant.
FLORICE, suivante d'Hippolyte.
Le Libraire du Palais.
Le Mercier du Palais.
La Lingère du Palais.

La scène est à Paris.

LA

GALERIE DU PALAIS.

COMÉDIE.


ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

ARONTE, FLORICE.

ARONTE.

Enfin je ne le puis: que veux-tu que j'y fasse[38]?
Pour tout autre sujet mon maître n'est que glace;
Elle est trop dans son cœur; on ne l'en peut chasser,
Et c'est folie à nous que de plus y penser.
J'ai beau devant les yeux lui remettre Hippolyte,5
Parler de ses attraits, élever son mérite,
Sa grâce, son esprit, sa naissance, son bien;
Je n'avance non plus qu'à ne lui dire rien[39]:
L'amour, dont malgré moi son âme est possédée,
Fait qu'il en voit autant, ou plus, en Célidée.10

FLORICE.

Ne quittons pas pourtant: à la longue on fait tout.
La gloire suit la peine: espérons jusqu'au bout.
Je veux que Célidée ait charmé son courage,
L'amour le plus parfait n'est pas un mariage;
Fort souvent moins que rien cause un grand changement,
Et les occasions naissent en un moment.

ARONTE.

Je les prendrai toujours quand je les verrai naître.

FLORICE.

Hippolyte, en ce cas, saura le reconnoître[40].

ARONTE.

Tout ce que j'en prétends, c'est un entier secret[41].
Adieu: je vais trouver Célidée à regret.20

FLORICE.

De la part de ton maître?

ARONTE.

Oui.

FLORICE.

Si j'ai bonne vue,
La voilà que son père amène vers la rue.
Tirons-nous à quartier; nous jouerons mieux nos jeux[42],
S'ils n'aperçoivent point que nous parlions nous deux.


SCÈNE II.

PLEIRANTE, CÉLIDÉE.

PLEIRANTE.

Ne pense plus, ma fille, à me cacher ta flamme;25
N'en conçois point de honte, et n'en crains point de blâme:
Le sujet qui l'allume a des perfections
Dignes de posséder tes inclinations;
Et pour mieux te montrer le fond de mon courage,
J'aime autant son esprit que tu fais son visage.30
Confesse donc, ma fille, et crois qu'un si beau feu
Veut être mieux traité que par un désaveu.

CÉLIDÉE.

Monsieur, il est tout vrai, son ardeur légitime
A tant gagné sur moi que j'en fais de l'estime:
J'honore son mérite, et n'ai pu m'empêcher35
De prendre du plaisir à m'en voir rechercher;
J'aime son entretien, je chéris sa présence;
Mais cela n'est enfin qu'un peu de complaisance[43],
Qu'un mouvement léger qui passe en moins d'un jour.
Vos seuls commandements produiront mon amour,40
Et votre volonté, de la mienne suivie....

PLEIRANTE.

Favorisant ses vœux, seconde ton envie.
Aime, aime ton Lysandre; et puisque je consens
Et que je t'autorise à ces feux innocents,
Donne-lui hardiment une entière assurance45
Qu'un mariage heureux suivra son espérance:
Engage-lui ta foi. Mais j'aperçois venir
Quelqu'un qui de sa part te vient entretenir.
Ma fille, adieu: les yeux d'un homme de mon âge
Peut-être empêcheroient la moitié du message.50

CÉLIDÉE.

Il ne vient rien de lui qu'il faille vous celer.

PLEIRANTE.

Mais tu seras sans moi plus libre à lui parler;
Et ta civilité, sans doute un peu forcée,
Me fait un compliment qui trahit ta pensée.


SCÈNE III.

CÉLIDÉE, ARONTE.

CÉLIDÉE.

Que fait ton maître, Aronte?

ARONTE.

Il m'envoie aujourd'hui55
Voir ce que sa maîtresse a résolu de lui,
Et comment vous voulez qu'il passe la journée.

CÉLIDÉE.

Je serai chez Daphnis toute l'après-dînée,
Et s'il m'aime, je crois que nous l'y pourrons voir.
Autrement....

ARONTE.

Ne pensez qu'à l'y bien recevoir.60

CÉLIDÉE.

S'il y manque, il verra sa paresse punie.
Nous y devons dîner fort bonne compagnie:
J'y mène, du quartier, Hippolyte et Cloris.

ARONTE.

Après elles et vous il n'est rien dans Paris[44],
Et je n'en sache point, pour belles qu'on les nomme,65
Qui puissent attirer les yeux d'un honnête homme.

CÉLIDÉE.

Je ne suis pas d'humeur bien propre à t'écouter,
Et ne prends pas plaisir à m'entendre flatter[45].
Sans que ton bel esprit tâche plus d'y paroître,
Mêle-toi de porter ma réponse à ton maître[46].70

ARONTE, seul.

Quelle superbe humeur! quel arrogant maintien!
Si mon maître me croit, vous ne tenez plus rien;
Il changera d'objet, ou j'y perdrai ma peine:
Aussi bien son amour ne vous rend que trop vaine[47].


SCÈNE IV.

La Lingère, le Libraire[48].

(On tire un rideau, et l'on voit le Libraire, la Lingère et le Mercier, chacun dans sa boutique[49].)

LA LINGÈRE.

Vous avez fort la presse à ce livre nouveau;75
C'est pour vous faire riche.

LE LIBRAIRE.

On le trouve si beau[50],
Que c'est pour mon profit le meilleur qui se voie.
Mais vous, que vous vendez de ces toiles de soie[51]!

LA LINGÈRE.

De vrai, bien que d'abord on en vendît fort peu,
A présent Dieu nous aime, on y court comme au feu;80
Je n'en saurois fournir autant qu'on m'en demande:
Elle sied mieux aussi que celle de Hollande,
Découvre moins le fard dont un visage est peint,
Et donne, ce me semble, un plus grand lustre au teint[52].
Je perds bien à gagner, de ce que ma boutique,85
Pour être trop étroite, empêche ma pratique;
A peine y puis-je avoir deux chalands à la fois:
Je veux changer de place avant qu'il soit un mois;
J'aime mieux en payer le double et davantage,
Et voir ma marchandise en un bel-étalage[53].90

LE LIBRAIRE.

Vous avez bien raison; mais à ce que j'entends....
Monsieur, vous plaît-il voir quelques livres du temps?


SCÈNE V.

DORIMANT, CLÉANTE, Le Libraire.

DORIMANT.

Montrez-m'en quelques-uns.

LE LIBRAIRE.

Voici ceux de la mode.

DORIMANT.

Otez-moi cet auteur, son nom seul m'incommode;
C'est un impertinent, ou je n'y connois rien.95

LE LIBRAIRE.

Ses œuvres toutefois se vendent assez bien.

DORIMANT.

Quantité d'ignorants ne songent qu'à la rime.

LE LIBRAIRE.

Monsieur, en voici deux dont on fait grande estime:
Considérez ce trait, on le trouve divin.

DORIMANT.

Il n'est que mal traduit du cavalier Marin[54];100
Sa veine, au demeurant, me semble assez hardie.

LE LIBRAIRE.

Ce fut son coup d'essai que cette comédie.

DORIMANT.

Cela n'est pas tant mal pour un commencement;
La plupart de ses vers coulent fort doucement:
Qu'il a de mignardise à décrire un visage!105


SCÈNE VI.

HIPPOLYTE, FLORICE, DORIMANT, CLÉANTE, Le Libraire, La Lingère.

HIPPOLYTE[55].

Madame, montrez-nous quelques collets d'ouvrage[56].

LA LINGÈRE.

Je vous en vais montrer de toutes les façons.

DORIMANT, au Libraire[57].

Ce visage vaut mieux que toutes vos chansons[58].

LA LINGÈRE, à Hippolyte[59].

Voilà du point d'esprit[60], de Gênes, et d'Espagne.

HIPPOLYTE.

Ceci n'est guère bon qu'à des gens de campagne.110

LA LINGÈRE.

Voyez bien: s'il en est deux pareils dans Paris[61]....

HIPPOLYTE.

Ne les vantez point tant, et dites-nous le prix.

LA LINGÈRE.

Quand vous aurez choisi.

HIPPOLYTE.

Que t'en semble, Florice?

FLORICE.

Ceux-là sont assez beaux, mais de mauvais service;
En moins de trois savons on ne les connoît plus.115

HIPPOLYTE[62].

Celui-ci, qu'en dis-tu[63]?

FLORICE.

L'ouvrage en est confus,
Bien que l'invention de près soit assez belle.
Voici bien votre fait, n'étoit que la dentelle[64]
Est fort mal assortie avec le passement;
Cet autre n'a de beau que le couronnement.120

LA LINGÈRE.

Si vous pouviez avoir deux jours de patience[65],
Il m'en vient, mais qui sont dans la même excellence.

(Dorimant parle au Libraire à l'oreille[66].)

FLORICE.

Il vaudroit mieux attendre.

HIPPOLYTE.

Eh bien! nous attendrons;
Dites-nous au plus tard quel jour nous reviendrons.

LA LINGÈRE.

Mercredi j'en attends de certaines nouvelles.125
Cependant vous faut-il quelques autres dentelles?

HIPPOLYTE.

J'en ai ce qu'il m'en faut pour ma provision.

LE LIBRAIRE, à Dorimant[67].

J'en vais subtilement prendre l'occasion.
La connois-tu, voisine?

LA LINGÈRE.

Oui, quelque peu de vue:
Quant au reste, elle m'est tout à fait inconnue.130

(Dorimant tire Cléante au milieu du théâtre, et lui parle à l'oreille[68].)

Ce cavalier sans doute y trouve plus d'appas
Que dans tous vos auteurs?

CLÉANTE[69].

Je n'y manquerai pas.

DORIMANT[70].

Si tu ne me vois là, je serai dans la salle[71].

(Il prend un livre sur la boutique du Libraire[72].)

Je connois celui-ci; sa veine est fort égale;
Il ne fait point de vers qu'on ne trouve charmants.135
Mais on ne parle plus qu'on fasse de romans;
J'ai vu que notre peuple en étoit idolâtre.

LE LIBRAIRE.

La mode est à présent des pièces de théâtre.

DORIMANT.

De vrai, chacun s'en pique; et tel y met la main,
Qui n'eut jamais l'esprit d'ajuster un quatrain.140


SCÈNE VII.

LYSANDRE, DORIMANT, le Libraire, le Mercier.

LYSANDRE.

Je te prends sur le livre.

DORIMANT.

Eh bien! qu'en veux-tu dire?
Tant d'excellents esprits, qui se mêlent d'écrire,
Valent bien qu'on leur donne une heure de loisir.

LYSANDRE.

Y trouves-tu toujours une heure de plaisir?
Beaucoup font bien des vers, et peu la comédie[73].145

DORIMANT.

Ton goût, je m'en assure, est pour la Normandie[74]?

LYSANDRE.

Sans rien spécifier, peu méritent de voir[75];
Souvent leur entreprise excède leur pouvoir[76],
Et tel parle d'amour sans aucune pratique.

DORIMANT.

On n'y sait guère alors que la vieille rubrique:150
Faute de le connoître, on l'habille en fureur;
Et loin d'en faire envie, on nous en fait horreur.
Lui seul de ses effets a droit de nous instruire;
Notre plume à lui seul doit se laisser conduire:
Pour en bien discourir, il faut l'avoir bien fait;155
Un bon poëte ne vient que d'un amant parfait.

LYSANDRE.

Il n'en faut point douter, l'amour a des tendresses
Que nous n'apprenons point qu'auprès de nos maîtresses.
Tant de sorte[77] d'appas, de doux saisissements,
D'agréables langueurs et de ravissements,160
Jusques où d'un bel œil peut s'étendre l'empire,
Et mille autres secrets que l'on ne sauroit dire
(Quoi que tous nos rimeurs en mettent par écrit),
Ne se surent jamais par un effort d'esprit;
Et je n'ai jamais vu de cervelles bien faites165
Qui traitassent l'amour à la façon des poëtes.
C'est tout un autre jeu. Le style d'un sonnet
Est fort extravagant dedans un cabinet;
Il y faut bien louer la beauté qu'on adore,
Sans mépriser Vénus, sans médire de Flore,170
Sans que l'éclat des lis, des roses, d'un beau jour,
Ait rien à démêler avecque notre amour.
O pauvre comédie, objet de tant de veines,
Si tu n'es qu'un portrait des actions humaines,
On te tire souvent sur un original175
A qui, pour dire vrai, tu ressembles fort mal!

DORIMANT.

Laissons la muse en paix, de grâce, à la pareille[78].
Chacun fait ce qu'il peut, et ce n'est pas merveille
Si, comme avec bon droit on perd bien un procès,
Souvent un bon ouvrage a de foibles succès.180
Le jugement de l'homme ou plutôt son caprice
Pour quantité d'esprits n'a que de l'injustice.
J'en admire beaucoup dont on fait peu d'état;
Leurs fautes, tout au pis, ne sont pas coups d'État:
La plus grande est toujours de peu de conséquence.185

LE LIBRAIRE.

Vous plairoit-il de voir des pièces d'éloquence[79]?

LYSANDRE,
ayant regardé le titre d'un livre que le Libraire lui présente[80].

J'en lus hier la moitié; mais son vol est si haut,
Que presque à tous moments je me trouve en défaut.

DORIMANT.

Voici quelques auteurs dont j'aime l'industrie.
Mettez ces trois à part, mon maître, je vous prie;190
Tantôt un de mes gens vous les[81] viendra payer.

LYSANDRE, se retirant d'auprès les boutiques[82].

Le reste du matin, où veux-tu l'employer?

LE MERCIER.

Voyez deçà, messieurs; vous plaît-il rien du nôtre?
Voyez, je vous ferai meilleur marché qu'un autre,
Des gants, des baudriers, des rubans, des castors.195


SCÈNE VIII.

DORIMANT, LYSANDRE.

DORIMANT.

Je ne saurois encor te suivre, si tu sors:
Faisons un tour de salle, attendant mon Cléante.

LYSANDRE.

Qui te retient ici?

DORIMANT.

L'histoire en est plaisante:
Tantôt, comme j'étois sur le livre occupé[83],
Tout proche on est venu choisir du point coupé[84].200

LYSANDRE.

Qui?

DORIMANT.

C'est la question; mais il faut s'en remettre[85]
A ce qu'à mes regards sa coiffe a pu permettre[86].
Je n'ai rien vu d'égal: mon Cléante la suit,
Et ne reviendra point qu'il n'en soit bien instruit[87],
Qu'il n'en sache le nom, le rang et la demeure.205

LYSANDRE.

Ami, le cœur t'en dit.

DORIMANT.

Nullement, ou je meure;
Voyant je ne sais quoi de rare en sa beauté,
J'ai voulu contenter ma curiosité.

LYSANDRE.

Ta curiosité deviendra bientôt flamme:
C'est par là que l'amour se glisse dans une âme.210
A la première vue, un objet qui nous plaît[88]
N'inspire qu'un desir de savoir quel il est[89];
On en veut aussitôt apprendre davantage[90],
Voir si son entretien répond à son visage,
S'il est civil ou rude, importun ou charmeur,215
Éprouver son esprit, connoître son humeur:
De là cet examen se tourne en complaisance;
On cherche si souvent le bien de sa présence,
Qu'on en fait habitude, et qu'au point d'en sortir
Quelque regret commence à se faire sentir:220
On revient tout rêveur; et notre âme blessée,
Sans prendre garde à rien, cajole sa pensée.
Ayant rêvé le jour, la nuit à tous propos
On sent je ne sais quoi qui trouble le repos[91];
Un sommeil inquiet, sur de confus nuages225
Élève incessamment de flatteuses images,
Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
Que le réveil admire et ne dédit jamais:
Tout le cœur court en hâte après de si doux guides;
Et le moindre larcin que font ses vœux timides230
Arrête le larron et le met dans les fers.

DORIMANT.

Ainsi tu fus épris de celle que tu sers?

LYSANDRE.

C'est un autre discours; à présent je ne touche
Qu'aux ruses de l'amour contre un esprit farouche,
Qu'il faut apprivoiser presque insensiblement[92],235
Et contre ses froideurs combattre finement.
Des naturels plus doux....


SCÈNE IX.

DORIMANT, LYSANDRE, CLÉANTE.

DORIMANT.

Eh bien! elle s'appelle?

CLÉANTE.

Ne m'informez de rien[93] qui touche cette belle.
Trois filous rencontrés vers le milieu du pont[94]
Chacun l'épée au poing, m'ont voulu faire affront,240
Et sans quelques amis qui m'ont tiré de peine,
Contre eux ma résistance eût peut-être été vaine.
Ils ont tourné le dos, me voyant secouru;
Mais ce que je suivois tandis est disparu.

DORIMANT.

Les traîtres! trois contre un! t'attaquer! te surprendre!
Quels insolents vers moi s'osent ainsi méprendre[95]?

CLÉANTE.

Je ne connois qu'un d'eux, et c'est là le retour
De quelques tours de main qu'il reçut l'autre jour[96],
Nous eûmes prise ensemble à l'hôtel de Bourgogne[97].250

DORIMANT.

Qu'on le trouve où qu'il soit; qu'une grêle de bois
Assemble sur lui seul le châtiment des trois;
Et que sous l'étrivière il puisse tôt connoître[98],
Quand on se prend aux miens, qu'on s'attaque à leur maître!

LYSANDRE.

J'aime à te voir ainsi décharger ton courroux;255
Mais voudrois-tu parler franchement entre nous?

DORIMANT.

Quoi! tu doutes encor de ma juste colère?

LYSANDRE.

En ce qui le regarde, elle n'est que légère:
En vain pour son sujet tu fais l'intéressé,
Il a paré des coups dont ton cœur est blessé.260
Cet accident fâcheux te vole une maîtresse:
Confesse ingénument, c'est là ce qui te presse.

DORIMANT.

Pourquoi te confesser ce que tu vois assez?
Au point de se former, mes desseins renversés,
Et mon desir trompé, poussent dans ces contraintes,265
Sous de faux mouvements, de véritables plaintes.

LYSANDRE.

Ce desir, à vrai dire, est un amour naissant
Qui ne sait où se prendre, et demeure impuissant;
Il s'égare et se perd dans cette incertitude;
Et renaissant toujours de ton inquiétude,270
Il te montre un objet d'autant plus souhaité,
Que plus sa connoissance a de difficulté.
C'est par là que ton feu davantage s'allume:
Moins on l'a pu connoître, et plus on en présume[99];
Notre ardeur curieuse en augmente le prix.275

DORIMANT.

Que tu sais, cher ami, lire dans les esprits!
Et que pour bien juger d'une secrète flamme,
Tu pénètres avant dans les ressorts d'une âme!

LYSANDRE.

Ce n'est pas encor tout, je veux te secourir[100].

DORIMANT.

Oh! que je ne suis pas en état de guérir!280
L'amour use sur moi de trop de tyrannie.

LYSANDRE.

Souffre que je te mène en une compagnie
Où l'objet de mes vœux m'a donné rendez-vous;
Les divertissements t'y sembleront si doux,
Ton âme en un moment en sera si charmée,285
Que, tous ses déplaisirs dissipés en fumée,
On gagnera sur toi fort aisément ce point
D'oublier un objet que tu ne connois point[101].
Mais garde-toi surtout d'une jeune voisine
Que ma maîtresse y mène; elle est et belle et fine,290
Et sait si dextrement ménager ses attraits,
Qu'il n'est pas bien aisé d'en éviter les traits.

DORIMANT.

Au hasard, fais de moi tout ce que bon te semble.

LYSANDRE.

Donc, en attendant l'heure, allons dîner ensemble.


SCÈNE X.

HIPPOLYTE, FLORICE.

HIPPOLYTE.

Tu me railles toujours.

FLORICE.

S'il ne vous veut du bien,295
Dites assurément que je n'y connois rien.
Je le considérois tantôt chez ce libraire;
Ses regards de sur vous ne pouvoient se distraire,
Et son maintien étoit dans une émotion
Qui m'instruisoit assez de son affection.300
Il vouloit vous parler, et n'osoit l'entreprendre.

HIPPOLYTE.

Toi, ne me parle point, ou parle de Lysandre.
C'est le seul dont la vue excita mon ardeur.

FLORICE.

Et le seul qui pour vous n'a que de la froideur.
Célidée est son âme, et tout autre visage305
N'a point d'assez beaux traits pour toucher son courage;
Son brasier est trop grand, rien ne peut l'amortir.
En vain son écuyer tâche à l'en divertir,
En vain, jusques aux cieux portant votre louange,
Il tâche à lui jeter quelque amorce du change[102],310
Et lui dit jusque-là que dans votre entretien
Vous témoignez souvent de lui vouloir du bien:
Tout cela n'est qu'autant de paroles perdues.

HIPPOLYTE.

Faute d'être sans doute assez bien entendues[103]!

FLORICE.

Ne le présumez pas, il faut avoir recours315
A de plus hauts secrets qu'à ces foibles discours.
Je fus fine autrefois, et depuis mon veuvage
Ma ruse chaque jour s'est accrue avec l'âge;
Je me connois en monde, et sais mille ressorts
Pour débaucher une âme et brouiller des accords.320

HIPPOLYTE.

Dis promptement, de grâce[104].

FLORICE.

A présent l'heure presse,
Et je ne vous saurois donner qu'un mot d'adresse:
Cette voisine et vous.... Mais déjà la voici.


SCÈNE XI.

CÉLIDÉE, HIPPOLYTE, FLORICE.

CÉLIDÉE.

A force de tarder, tu m'as mise en souci:
Il est temps, et Daphnis par un page me mande325
Que pour faire servir on n'attend que ma bande;
Le carrosse est tout prêt: allons, veux-tu venir?

HIPPOLYTE.

Lysandre après dîner t'y vient entretenir?

CÉLIDÉE.

S'il osoit y manquer, je te donne promesse
Qu'il pourroit bien ailleurs chercher une maîtresse.330

FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

HIPPOLYTE, DORIMANT.

HIPPOLYTE.

Ne me contez point tant que mon visage est beau:
Ces discours n'ont pour moi rien du tout de nouveau;
Je le sais bien sans vous, et j'ai cet avantage,
Quelques perfections qui soient sur mon visage,
Que je suis la première à m'en apercevoir:335
Pour me les bien apprendre, il ne faut qu'un miroir[105];
J'y vois en un moment tout ce que vous me dites.

DORIMANT.

Mais vous n'y voyez pas tous vos rares mérites[106]:
Cet esprit tout divin et ce doux entretien
Ont des charmes puissants dont il ne montre rien.340

HIPPOLYTE.

Vous les montrez assez par cette après-dînée
Qu'à causer avec moi vous vous êtes donnée;
Si mon discours n'avoit quelque charme caché,
Il ne vous tiendroit pas si longtemps attaché.
Je vous juge plus sage, et plus aimer votre aise,345
Que d'y tarder ainsi sans que rien vous y plaise;
Et si je présumois qu'il vous plût sans raison[107],
Je me ferois moi-même un peu de trahison;
Et par ce trait badin qui sentiroit l'enfance,
Votre beau jugement recevroit trop d'offense.350
Je suis un peu timide, et dût-on me jouer[108],
Je n'ose démentir ceux qui m'osent louer.

DORIMANT.

Aussi vous n'avez pas le moindre lieu de craindre
Qu'on puisse en vous louant ni vous flatter ni feindre:
On voit un tel éclat en vos brillants appas[109],355
Qu'on ne peut l'exprimer, ni ne l'adorer pas.

HIPPOLYTE.

Ni ne l'adorer pas! Par là vous voulez dire....

DORIMANT.

Que mon cœur désormais vit dessous votre empire,
Et que tous mes desseins de vivre en liberté
N'ont rien eu d'assez fort contre votre beauté.360

HIPPOLYTE.

Quoi! mes perfections vous donnent dans la vue?

DORIMANT.

Les rares qualités dont vous êtes pourvue
Vous ôtent tout sujet de vous en étonner.

HIPPOLYTE.

Cessez aussi, Monsieur, de vous l'imaginer.
Si vous brûlez pour moi, ce ne sont pas merveilles[110]:365
J'ai de pareils discours chaque jour aux oreilles,
Et tous les gens d'esprit en font autant que vous.

DORIMANT.

En amour toutefois je les surpasse tous.
Je n'ai point consulté pour vous donner mon âme;
Votre premier aspect sut allumer ma flamme,370
Et je sentis mon cœur, par un secret pouvoir,
Aussi prompt à brûler que mes yeux à vous voir.

HIPPOLYTE.

Avoir connu d'abord combien je suis aimable[111],
Encor qu'à votre avis il soit inexprimable,
Ce grand et prompt effet m'assure puissamment375
De la vivacité de votre jugement.
Pour moi, que la nature a faite un peu grossière,
Mon esprit, qui n'a pas cette vive lumière,
Conduit trop pesamment toutes ses fonctions
Pour m'avertir sitôt de vos perfections.380
Je vois bien que vos feux méritent récompense;
Mais de les seconder ce défaut me dispense.

DORIMANT.

Railleuse!

HIPPOLYTE.

Excusez-moi, je parle tout de bon.

DORIMANT.

Le temps de cet orgueil me fera la raison;
Et nous verrons un jour, à force de services,385
Adoucir vos rigueurs et finir mes supplices.


SCÈNE II.

DORIMANT, LYSANDRE, HIPPOLYTE, FLORICE.

Lysandre sort de chez Célidée, et passe sans s'arrêter, leur donnant seulement un coup de chapeau[112].

HIPPOLYTE.

Peut-être l'avenir.... Tout beau, coureur, tout beau!
On n'est pas quitte ainsi pour un coup de chapeau:
Vous aimez l'entretien de votre fantaisie;
Mais pour un cavalier c'est peu de courtoisie,390
Et cela messied fort à des hommes de cour,
De n'accompagner pas leur salut d'un bonjour.

LYSANDRE.

Puisque auprès d'un sujet capable de nous plaire
La présence d'un tiers n'est jamais nécessaire,
De peur qu'il en reçût quelque importunité[113],395
J'ai mieux aimé manquer à la civilité.

HIPPOLYTE.

Voilà parer mon coup d'un galant artifice[114],
Comme si je pouvois.... Que me veux-tu, Florice?

(Florice sort, et parle à Hippolyte à l'oreille[115].)

Dis-lui que je m'en vais. Messieurs, pardonnez-moi:
On me vient d'apporter une fâcheuse loi;400
Incivile à mon tour, il faut que je vous quitte.
Une mère m'appelle.

DORIMANT.

Adieu, belle Hippolyte,
Adieu, souvenez-vous....

HIPPOLYTE.

Mais vous, n'y songez plus.


SCÈNE III.

LYSANDRE, DORIMANT.

LYSANDRE.

Quoi, Dorimant, ce mot t'a rendu tout confus!

DORIMANT.

Ce mot à mes desirs laisse peu d'espérance.405

LYSANDRE.

Tu ne la vois encor qu'avec indifférence?

DORIMANT.

Comme toi Célidée.

LYSANDRE.

Elle eut donc chez Daphnis
Hier dans son entretien des charmes infinis?
Je te l'avois bien dit que ton âme à sa vue
Demeureroit ou prise ou puissamment émue[116];410
Mais tu n'as pas sitôt oublié la beauté
Qui fit naître au Palais ta curiosité?
Du moins ces deux objets balancent ton courage[117]?

DORIMANT.

Sais-tu bien que c'est là justement mon visage,
Celui que j'avois vu le matin au Palais?415

LYSANDRE.

A ce compte....

DORIMANT.

J'en tiens, ou l'on n'en tint jamais.

LYSANDRE.

C'est consentir bientôt à perdre ta franchise[118].

DORIMANT.

C'est rendre un prompt hommage aux yeux qui me l'ont prise.

LYSANDRE.

Puisque tu les connois, je ne plains plus ton mal[119].

DORIMANT.

Leur coup, pour les connoître, en est-il moins fatal?420

LYSANDRE.

Non, mais du moins ton cœur n'est plus à la torture[120]
De voir tes vœux forcés d'aller à l'aventure;
Et cette belle humeur de l'objet qui t'a pris....

DORIMANT.

Sous un accueil riant cache un subtil mépris.
Ah! que tu ne sais pas de quel air on me traite!425

LYSANDRE.

Je t'en avois jugé l'âme fort satisfaite;
Et cette gaie humeur, qui brilloit dans ses yeux[121],
M'en promettoit pour toi quelque chose de mieux.

DORIMANT.

Cette belle, de vrai, quoique toute de glace,
Mêle dans ses froideurs je ne sais quelle grâce,430
Par où tout de nouveau je me laisse gagner[122],
Et consens, peu s'en faut, à m'en voir dédaigner[123].
Loin de s'en affoiblir, mon amour s'en augmente;
Je demeure charmé de ce qui me tourmente.
Je pourrois de toute autre être le possesseur[124],435
Que sa possession auroit moins de douceur.
Je ne suis plus à moi quand je vois Hippolyte
Rejeter ma louange et vanter son mérite[125],
Négliger mon amour ensemble et l'approuver,
Me remplir tout d'un temps d'espoir et m'en priver,440
Me refuser son cœur en acceptant mon âme,
Faire état de mon choix en méprisant ma flamme.
Hélas! en voilà trop: le moindre de ces traits
A pour me retenir de trop puissants attraits:
Trop heureux d'avoir vu sa froideur enjouée[126]445
Ne se point offenser d'une ardeur avouée[127]!

LYSANDRE.

Son adieu toutefois te défend d'y songer,
Et ce commandement t'en devroit dégager.

DORIMANT.

Qu'un plus capricieux d'un tel adieu s'offense;
Il me donne un conseil plutôt qu'une défense,450
Et par ce mot d'avis, son cœur sans amitié
Du temps que j'y perdrai montre quelque pitié.

LYSANDRE.

Soit défense ou conseil, de rien ne désespère;
Je te réponds déjà de l'esprit de sa mère[128].
Pleirante son voisin lui parlera pour toi[129];455
Il peut beaucoup sur elle, et fera tout pour moi.
Tu sais qu'il m'a donné sa fille pour maîtresse.
Tâche à vaincre Hippolyte avec un peu d'adresse,
Et n'appréhende pas qu'il en faille beaucoup[130]:
Tu verras sa froideur se perdre tout d'un coup.460
Elle ne se contraint à cette indifférence[131]
Que pour rendre une entière et pleine déférence[132],
Et cherche, en déguisant son propre sentiment,
La gloire de n'aimer que par commandement.

DORIMANT.

Tu me flattes, ami, d'une attente frivole.465

LYSANDRE.

L'effet suivra de près.

DORIMANT.

Mon cœur, sur ta parole[133],
Ne se résout qu'à peine à vivre plus content.

LYSANDRE.

Il se peut assurer du bonheur qu'il prétend:
J'y donnerai bon ordre. Adieu, le temps me presse,
Et je viens de sortir d'auprès de ma maîtresse[134];470
Quelques commissions dont elle m'a chargé
M'obligent maintenant à prendre ce congé.


SCÈNE IV[135].

DORIMANT, FLORICE.

DORIMANT, seul.

Dieux! qu'il est malaisé qu'une âme bien atteinte
Conçoive de l'espoir qu'avec un peu de crainte[136]!
Je dois toute croyance à la foi d'un ami,475
Et n'ose cependant m'y fier qu'à demi.
Hippolyte, d'un mot, chasseroit ce caprice.
Est-elle encore en haut?

FLORICE.

Encore.

DORIMANT.

Adieu, Florice.
Nous la verrons demain.


SCÈNE V.

HIPPOLYTE, FLORICE.

FLORICE.

Il vient de s'en aller.
Sortez.

HIPPOLYTE.

Mais falloit-il ainsi me rappeler, 480
Me supposer ainsi des ordres d'une mère[137]?
Sans mentir, contre toi j'en suis toute en colère:
A peine ai-je attiré Lysandre en nos discours[138],
Que tu viens par plaisir en arrêter le cours.

FLORICE.

Eh bien! prenez-vous-en à mon impatience485
De vous communiquer un trait de ma science:
Cet avis important, tombé dans mon esprit,
Méritoit qu'aussitôt Hippolyte l'apprît;
Je vais sans perdre temps y disposer Aronte[139].

HIPPOLYTE.

J'ai la mine après tout d'y trouver mal mon conte[140].490

FLORICE.

Je sais ce que je fais, et ne perds point mes pas;
Mais de votre côté ne vous épargnez pas;
Mettez tout votre esprit à bien mener la ruse.

HIPPOLYTE.

Il ne faut point par là te préparez d'excuse.
Va, suivant le succès, je veux à l'avenir495
Du mal que tu m'as fait perdre le souvenir[141].


SCÈNE VI.

HIPPOLYTE, CÉLIDÉE.

HIPPOLYTE, frappant à la porte de Célidée[142].

Célidée, es-tu là?

CÉLIDÉE.

Que me veut Hippolyte?

HIPPOLYTE.

Délasser mon esprit une heure en ta visite.
Que j'ai depuis un jour un importun amant,
Et que, pour mon malheur, je plais à Dorimant!500

CÉLIDÉE.

Ma sœur, que me dis-tu? Dorimant t'importune!
Quoi! j'enviois déjà ton heureuse fortune,
Et déjà dans l'esprit je sentois quelque ennui[143]
D'avoir connu Lysandre auparavant que lui.

HIPPOLYTE.

Ah! ne me raille point: Lysandre, qui t'engage,505
Est le plus accompli des hommes de son âge.

CÉLIDÉE.

Je te jure, à mes yeux l'autre l'est bien autant.
Mon cœur a de la peine à demeurer constant;
Et pour te découvrir jusqu'au fond de mon âme,
Ce n'est plus que ma foi qui conserve ma flamme:510
Lysandre me déplaît de me vouloir du bien.
Plût aux Dieux que son change autorisât le mien[144],
Ou qu'il usât vers moi de tant de négligence,
Que ma légèreté se pût nommer vengeance!
Si j'avois un prétexte à me mécontenter,515
Tu me verrois bientôt résoudre à le quitter.

HIPPOLYTE.

Simple, présumes-tu qu'il devienne volage
Tant qu'il verra l'amour régner sur ton visage[145]?
Ta flamme trop visible entretient ses ferveurs,
Et ses feux dureront autant que tes faveurs.520

CÉLIDÉE.

Il semble, à t'écouter, que rien ne le retienne[146]
Que parce que sa flamme a l'aveu de la mienne.

HIPPOLYTE.

Que sais-je? Il n'a jamais éprouvé tes rigueurs;
L'amour en même temps sut embraser vos cœurs;
Et même j'ose dire, après beaucoup de monde,525
Que sa flamme vers toi ne fut que la seconde.
Il se vit accepter avant que de s'offrir;
Il ne vit rien à craindre, il n'eut rien à souffrir[147];
Il vit sa récompense acquise avant la peine,
Et devant le combat sa victoire certaine.530
Un homme est bien cruel quand il ne donne pas
Un cœur qu'on lui demande avecque tant d'appas.
Qu'à ce prix la constance est une chose aisée,
Et qu'autrefois par là je me vis abusée!
Alcidor, que mes yeux avoient si fort épris,535
Courut au changement dès le premier mépris[148].
La force de l'amour paroît dans la souffrance.
Je le tiens fort douteux, s'il a tant d'assurance.
Qu'on en voit s'affoiblir pour un peu de longueur[149],
Et qu'on en voit céder à la moindre rigueur!540

CÉLIDÉE.

Je connois mon Lysandre, et sa flamme est trop forte
Pour tomber en soupçon qu'il m'aime de la sorte.
Toutefois un dédain éprouvera ses feux:
Ainsi, quoi qu'il en soit, j'aurai ce que je veux[150];
Il me rendra constante, ou me fera volage:545
S'il m'aime, il me retient; s'il change, il me dégage.
Suivant ce qu'il aura d'amour ou de froideur,
Je suivrai ma nouvelle ou ma première ardeur.

HIPPOLYTE.

En vain tu t'y résous: ton âme un peu contrainte
Au travers de tes yeux lui trahira ta feinte.550
L'un d'eux dédira l'autre, et toujours un souris
Lui fera voir assez combien tu le chéris.

CÉLIDÉE.

Ce n'est qu'un faux soupçon qui te le persuade;
J'armerai de rigueurs jusqu'à la moindre œillade,
Et réglerai si bien toutes mes actions,555
Qu'il ne pourra juger de mes intentions.

HIPPOLYTE.

Pour le moins, aussitôt que par cette conduite
Tu seras de son cœur suffisamment instruite,
S'il demeure constant, l'amour et la pitié,
Avant que dire adieu, renoueront l'amitié.560

CÉLIDÉE.

Il va bientôt venir: va-t'en, et sois certaine
De ne voir d'aujourd'hui Lysandre hors de peine.

HIPPOLYTE.

Et demain?

CÉLIDÉE.

Je t'irai conter ses mouvements,
Et touchant l'avenir prendre tes sentiments.
O Dieux! si je pouvois changer sans infamie!565

HIPPOLYTE.

Adieu. N'épargne en rien ta plus fidèle amie.


SCÈNE VII.

CÉLIDÉE[151].

Quel étrange combat! Je meurs de le quitter,
Et mon reste d'amour ne le peut maltraiter[152].
Mon âme veut et n'ose, et bien que refroidie,
N'aura trait de mépris si je ne l'étudie.570
Tout ce que mon Lysandre a de perfections
Se vient offrir en foule à mes affections[153].
Je vois mieux ce qu'il vaut lorsque je l'abandonne,
Et déjà la grandeur de ma perte m'étonne.
Pour régler sur ce point mon esprit balancé,575
J'attends ses mouvements sur mon dédain forcé;
Ma feinte éprouvera si son amour est vraie.
Hélas! ses yeux me font une nouvelle plaie.
Prépare-toi, mon cœur, et laisse à mes discours
Assez de liberté pour trahir mes amours.580


SCÈNE VIII

LYSANDRE, CÉLIDÉE.

CÉLIDÉE.

Quoi? j'aurai donc de vous encore une visite?
Vraiment, pour aujourd'hui je m'en estimois quitte.

LYSANDRE.

Une par jour suffit, si tu veux endurer
Qu'autant comme le jour je la fasse durer.

CÉLIDÉE.

Pour douce que nous soit l'ardeur qui nous consume[154],585
Tant d'importunité n'est point sans amertume.

LYSANDRE.

Au lieu de me donner ces appréhensions,
Apprends ce que j'ai fait sur tes commissions.

CÉLIDÉE.

Je ne vous en chargeai qu'afin de me défaire
D'un entretien chargeant et qui m'alloit déplaire[155].590

LYSANDRE.

Depuis quand donnez-vous ces qualités aux miens?

CÉLIDÉE.

Depuis que mon esprit n'est plus dans vos liens[156].

LYSANDRE.

Est-ce donc par gageure ou par galanterie?

CÉLIDÉE.

Ne vous flattez point tant que ce soit raillerie.
Ce que j'ai dans l'esprit, je ne le puis celer,595
Et ne suis pas d'humeur à rien dissimuler.

LYSANDRE.

Quoi? que vous ai-je fait? d'où provient ma disgrâce?
Quel sujet avez-vous d'être pour moi de glace[157]?
Ai-je manqué de soins? ai-je manqué de feux?
Vous ai-je dérobé le moindre de mes vœux?600
Ai-je trop peu cherché l'heur de votre présence[158]?
Ai-je eu pour d'autres yeux la moindre complaisance?

CÉLIDÉE.

Tout cela n'est qu'autant de propos superflus.
Je voulus vous aimer, et je ne le veux plus;
Mon feu fut sans raison, ma glace l'est de même;605
Si l'un eut quelque excès, je rendrai l'autre extrême[159].

LYSANDRE.

Par cette extrémité vous avancez ma mort.

CÉLIDÉE.

Il m'importe fort peu quel sera votre sort.

LYSANDRE.

Quelle nouvelle amour ou plutôt quel caprice[160]
Vous porte à me traiter avec cette injustice,610
Vous de qui le serment m'a reçu pour époux?

CÉLIDÉE.

J'en perds le souvenir aussi bien que de vous.

LYSANDRE.

Évitez-en la honte et fuyez-en le blâme.

CÉLIDÉE.

Je les veux accepter pour peines de ma flamme.

LYSANDRE.

Un reproche éternel suit ce tour inconstant[161].615

CÉLIDÉE.

Si vous me voulez plaire, il en faut faire autant.

LYSANDRE.

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie[162]?
Ah! cessez vos mépris, ou me privez de vie.

CÉLIDÉE.

Eh bien! soit, un adieu les va faire cesser;
Aussi bien ce discours ne fait que me lasser.620

LYSANDRE.

Ah! redouble plutôt ce dédain qui me tue,
Et laisse-moi le bien d'expirer à ta vue;
Que j'adore tes yeux, tout cruels qu'ils me sont;
Qu'ils reçoivent mes vœux pour le mal qu'ils me font.
Invente à me gêner quelque rigueur nouvelle:625
Traite, si tu le veux, mon âme en criminelle,
Dis que je suis ingrat, appelle-moi léger,
Impute à mes amours la honte de changer,
Dedans mon désespoir fais éclater ta joie:
Et tout me sera doux, pourvu que je te voie.630
Tu verras tes mépris n'ébranler point ma foi,
Et mes derniers soupirs ne voler qu'après toi[163].
Ne crains point de ma part de reproche ou d'injure:
Je ne t'appellerai ni lâche, ni parjure;
Mon feu supprimera ces titres odieux;635
Mes douleurs céderont au pouvoir de tes yeux;
Et mon fidèle amour, malgré leur vive atteinte,
Pour t'adorer encore étouffera ma plainte[164].

CÉLIDÉE.

Adieu: quelques encens que tu veuilles m'offrir,
Je ne me saurois plus résoudre à les souffrir.640


SCÈNE IX.

LYSANDRE.

Célidée, ah tu fuis! tu fuis donc, et tu n'oses
Faire tes yeux témoins d'un trépas que tu causes!
Ton esprit, insensible à mes feux innocents,
Craint de ne l'être pas aux douleurs que je sens:
Tu crains que la pitié qui se glisse en ton âme645
N'y rejette un rayon de ta première flamme[165],
Et qu'elle ne t'arrache un soudain repentir,
Malgré tout cet orgueil qui n'y peut consentir.
Tu vois qu'un désespoir dessus mon front exprime
En mille traits de feu mon ardeur et ton crime;650
Mon visage t'accuse, et tu vois dans mes yeux
Un portrait que mon cœur conserve beaucoup mieux.
Tous mes soins, tu le sais, furent pour Célidée;
La nuit ne m'a jamais retracé d'autre idée,
Et tout ce que Paris a d'objets ravissants655
N'a jamais ébranlé le moindre de mes sens.
Ton exemple à changer en vain me sollicite:
Dans ta volage humeur j'adore ton mérite,
Et mon amour, plus fort que mes ressentiments,
Conserve sa vigueur au milieu des tourments.660
Reviens, mon cher souci, puisqu'après tes défenses[166]
Mes plus vives ardeurs sont pour toi des offenses.
Vois comme je persiste à te désobéir,
Et par là, si tu peux, prends droit de me haïr.
Fol, je présume ainsi rappeler l'inhumaine,665
Qui ne veut pas avoir de raisons à sa haine.
Puisqu'elle a sur mon cœur un pouvoir absolu,
Il lui suffit de dire: «Ainsi je l'ai voulu.»
Cruelle, tu le veux! C'est donc ainsi qu'on traite
Les sincères ardeurs d'une amour si parfaite?670
Tu me veux donc trahir? tu le veux, et ta foi
N'est qu'un gage frivole à qui vit sous ta loi?
Mais je veux l'endurer, sans bruit, sans résistance;
Tu verras ma langueur, et non mon inconstance;
Et de peur de t'ôter un captif par ma mort,675
J'attendrai ce bonheur de mon funeste sort.
Jusque-là mes douleurs, publiant ta victoire,
Sur mon front pâlissant élèveront ta gloire,
Et sauront en tous lieux hautement témoigner[167]
Que sans me refroidir tu m'as pu dédaigner.680

FIN DU SECOND ACTE.


ACTE III


SCÈNE PREMIÈRE.

LYSANDRE, ARONTE.

LYSANDRE.

Tu me donnes, Aronte, un étrange remède.

ARONTE.

Souverain toutefois au mal qui vous possède.
Croyez-moi, j'en ai vu des succès merveilleux
A remettre au devoir ces esprits orgueilleux:
Quand on leur sait donner un peu de jalousie[168],685
Ils ont bientôt quitté ces traits de fantaisie;
Car enfin tout l'éclat de ces emportements[169]
Ne peut avoir pour but de perdre leurs amants.

LYSANDRE.

Que voudroit donc par là mon ingrate maîtresse?

ARONTE.

Elle vous joue un tour de la plus haute adresse.690
Avez-vous bien pris garde au temps de ses mépris?
Tant qu'elle vous a cru légèrement épris,
Que votre chaîne encor n'étoit pas assez forte,
Vous a-t-elle jamais gouverné de la sorte?
Vous ignoriez alors l'usage des soupirs;695
Ce n'étoient que douceurs, ce n'étoient que plaisirs[170]:
Son esprit avisé vouloit par cette ruse
Établir un pouvoir dont maintenant elle use.
Remarquez-en l'adresse: elle fait vanité[171]
De voir dans ses dédains votre fidélité.700
Votre humeur endurante à ces rigueurs l'invite[172].
On voit par là vos feux, par vos feux son mérite;
Et cette fermeté de vos affections
Montre un effet puissant de ses perfections.
Osez-vous espérer qu'elle soit plus humaine,705
Puisque sa gloire augmente, augmentant votre peine?
Rabattez cet orgueil, faites-lui soupçonner
Que vous vous en piquez jusqu'à l'abandonner[173].
La crainte d'en voir naître une si juste suite
A vivre comme il faut l'aura bientôt réduite;710
Elle en fuira la honte, et ne souffrira pas
Que ce change s'impute à son manque d'appas.
Il est de son honneur d'empêcher qu'on présume
Qu'on éteigne aisément les flammes qu'elle allume.
Feignez d'aimer quelque autre, et vous verrez alors715
Combien à vous reprendre elle fera d'efforts[174].

LYSANDRE.

Mais peux-tu me juger capable d'une feinte[175]?

ARONTE.

Pouvez-vous trouver rude un moment de contrainte?

LYSANDRE.

Je trouve ses mépris plus doux à supporter.

ARONTE.

Pour les faire finir, il faut les imiter.720

LYSANDRE.

Faut-il être inconstant pour la rendre fidèle?

ARONTE.

Il faut souffrir toujours, ou déguiser comme elle[176].

LYSANDRE.

Que de raisons, Aronte, à combattre mon cœur,
Qui ne peut adorer que son premier vainqueur!
Du moins auparavant que l'effet en éclate[177],725
Fais un effort pour moi, va trouver mon ingrate:
Mets-lui devant les yeux mes services passés,
Mes feux si bien reçus, si mal récompensés,
L'excès de mes tourments et de ses injustices;
Emploie à la gagner tes meilleurs artifices:730
Que n'obtiendras-tu point par ta dextérité,
Puisque tu viens à bout de ma fidélité?

ARONTE.

Mais, mon possible fait, si cela ne succède?

LYSANDRE.

Je feindrai dès demain qu'Aminte me possède.

ARONTE.

Aminte? Ah! commencez la feinte dès demain;735
Mais n'allez point courir au faubourg Saint-Germain.
Et quand penseriez-vous que cette âme cruelle
Dans le fond du Marais en reçût la nouvelle?
Vous seriez tout un siècle à lui vouloir du bien,
Sans que votre arrogante en apprît jamais rien[178].740
Puisque vous voulez feindre, il faut feindre à sa vue;
Qu'aussitôt votre feinte en puisse être aperçue[179],
Qu'elle blesse les yeux de son esprit jaloux,
Et porte jusqu'au cœur d'inévitables coups.
Ce sera faire au vôtre un peu de violence;745
Mais tout le fruit consiste à feindre en sa présence.

LYSANDRE.

Hippolyte en ce cas seroit fort à propos;
Mais je crains qu'un ami n'en perdît le repos.
Dorimant, dont ses yeux ont charmé le courage,
Autant que Célidée en auroit de l'ombrage.750

ARONTE.

Vous verrez si soudain rallumer son amour,
Que la feinte n'est pas pour durer plus d'un jour;
Et vous aurez après un sujet de risée
Des soupçons mal fondés de son âme abusée.

LYSANDRE.

Va trouver Célidée, et puis nous résoudrons[180]755
En ces extrémités quel avis nous prendrons.


SCÈNE II[181].

ARONTE, FLORICE.

ARONTE, seul.

Sans que pour l'apaiser je me rompe la tête,
Mon message est tout fait, et sa réponse prête.
Bien loin que mon discours pût la persuader,
Elle n'aura jamais voulu me regarder.760
Une prompte retraite au seul nom de Lysandre,
C'est par où ses dédains se seront fait entendre.
Mes amours du passé ne m'ont que trop appris
Avec quelles couleurs il faut peindre un mépris.
A peine faisoit-on semblant de me connoître,765
De sorte....

FLORICE.

Aronte, eh bien! qu'as-tu fait vers ton maître?
Le verrons-nous bientôt?

ARONTE.

N'en sois plus en souci[182];
Dans une heure au plus tard je te le rends ici.

FLORICE.

Prêt à lui témoigner[183]....

ARONTE.

Tout prêt. Adieu: je tremble
Que de chez Célidée on ne nous voie ensemble.770


SCÈNE III.

HIPPOLYTE, FLORICE.

HIPPOLYTE.

D'où vient que mon abord l'oblige à te quitter?

FLORICE.

Tant s'en faut qu'il vous fuie, il vient de me conter....
Toutefois je ne sais si je vous le dois dire.

HIPPOLYTE.

Que tu te plais, Florice, à me mettre en martyre!

FLORICE.

Il faut vous préparer à des ravissements[184]....775

HIPPOLYTE.

Ta longueur m'y prépare avec bien des tourments.
Dépêche, ces discours font mourir Hippolyte.

FLORICE.

Mourez donc promptement, que je vous ressuscite.

HIPPOLYTE.

L'insupportable femme! Enfin diras-tu rien?

FLORICE.

L'impatiente fille! Enfin tout ira bien.780

HIPPOLYTE.

Enfin tout ira bien? Ne saurai-je autre chose?

FLORICE.

Il faut que votre esprit là-dessus se repose.
Vous ne pouviez tantôt souffrir de longs propos,
Et pour vous obliger, j'ai tout dit en trois mots;
Mais ce que maintenant vous n'en pouvez apprendre,
Vous l'apprendrez bientôt plus au long de Lysandre.

HIPPOLYTE.

Tu ne flattes mon cœur que d'un espoir confus.

FLORICE.

Parlez à votre amie, et ne vous fâchez plus[185].


SCÈNE IV.

CÉLIDÉE, HIPPOLYTE, FLORICE.

CÉLIDÉE.

Mon abord importun rompt votre conférence:
Tu m'en voudras du mal.

HIPPOLYTE.

Du mal? et l'apparence?790
Je ne sais pas aimer de si mauvaise foi[186];
Et tout à l'heure encor je lui parlois de toi[187].

CÉLIDÉE.

Je me retire donc, afin que sans contrainte....

HIPPOLYTE.

Quitte cette grimace, et mets à part la feinte.
Tu fais la réservée en ces occasions,795
Mais tu meurs de savoir ce que nous en disions.

CÉLIDÉE.

Tu meurs de le conter plus que moi de l'apprendre[188],
Et tu prendrois pour crime un refus de l'entendre.
Puis donc que tu le veux, ma curiosité....

HIPPOLYTE.

Vraiment, tu me confonds de ta civilité.800

CÉLIDÉE.

Voilà de tes détours, et comme tu diffères
A me dire en quel point vous teniez mes affaires.

HIPPOLYTE.

Nous parlions du dessein d'éprouver ton amant[189]:
Tu l'as vu réussir à ton contentement?

CÉLIDÉE.

Je viens te voir exprès pour t'en dire l'issue:805
Que je m'en suis trouvée heureusement déçue!
Je présumois beaucoup de ses affections,
Mais je n'attendois pas tant de submissions.
Jamais le désespoir qui saisit son courage
N'en put tirer un mot à mon désavantage;810
Il tenoit mes dédains encor trop précieux,
Et ses reproches même étoient officieux.
Aussi ce grand amour a rallumé ma flamme:
Le change n'a plus rien qui chatouille mon âme;
Il n'a plus de douceurs pour mon esprit flottant,815
Aussi ferme à présent qu'il le croit inconstant.

FLORICE.

Quoi que vous ayez vu de sa persévérance,
N'en prenez pas encore une entière assurance.
L'espoir de vous fléchir a pu le premier jour
Jeter sur son dépit ces beaux dehors d'amour[190];820
Mais vous verrez bientôt que pour qui le méprise
Toute légèreté lui semblera permise.
J'ai vu des amoureux de toutes les façons.

HIPPOLYTE.

Cette bizarre humeur n'est jamais sans soupçons[191]:
L'avantage qu'elle a d'un peu d'expérience825
Tient éternellement son âme en défiance;
Mais ce qu'elle te dit ne vaut pas l'écouter[192].

CÉLIDÉE.

Et je ne suis pas fille à m'en épouvanter.
Je veux que ma rigueur à tes yeux continue,
Et lors sa fermeté te sera mieux connue;830
Tu ne verras des traits que d'un amour si fort,
Que Florice elle-même avouera qu'elle a tort[193].

HIPPOLYTE.

Ce sera trop longtemps lui paroître cruelle.

CÉLIDÉE.

Tu connoîtras par là combien il m'est fidèle,
Le ciel à ce dessein nous l'envoie à propos.835

HIPPOLYTE.

Et quand te résous-tu de le mettre en repos?

CÉLIDÉE.

Trouve bon, je te prie, après un peu de feinte,
Que mes feux violents s'expliquent sans contrainte;
Et pour le rappeler des portes du trépas,
Si j'en dis un peu trop, ne t'en offense pas[194].840


SCÈNE V.

LYSANDRE, CÉLIDÉE, HIPPOLYTE, FLORICE.

LYSANDRE.

Merveille des beautés, seul objet qui m'engage....

CÉLIDÉE.

N'oublierez-vous jamais cet importun langage?
Vous obstiner encore à me persécuter,
C'est prendre du plaisir à vous voir maltraiter.
Perdez mon souvenir avec votre espérance,845
Et ne m'accablez plus de cette déférence[195].
Il faut, pour m'arrêter, des entretiens meilleurs[196].

LYSANDRE.

Quoi? vous prenez pour vous ce que j'adresse ailleurs?
Adore qui voudra votre rare mérite,
Un change heureux me donne à la belle Hippolyte:850
Mon sort en cela seul a voulu me trahir,
Qu'en ce change mon cœur semble vous obéir,
Et que mon feu passé vous va rendre si vaine
Que vous imputerez ma flamme à votre haine,
A votre orgueil nouveau mes nouveaux sentiments[197],855
L'effet de ma raison à vos commandements.

CÉLIDÉE.

Tant s'en faut que je prenne une si triste gloire,
Je chasse mes dédains même de ma mémoire,
Et dans leur souvenir rien ne me semble doux,
Puisqu'en le conservant je penserois à vous[198].860

LYSANDRE, à Hippolyte.

Beauté de qui les yeux, nouveaux rois de mon âme,
Me font être léger sans en craindre le blâme....

HIPPOLYTE.

Ne vous emportez point à ces propos perdus,
Et cessez de m'offrir des vœux qui lui sont dus;
Je pense mieux valoir que le refus d'une autre[199].865
Si vous voulez venger son mépris par le vôtre,
Ne venez point du moins m'enrichir de son bien.
Elle vous traite mal, mais elle n'aime rien.
Vous, faites-en autant, sans chercher de retraite
Aux importunités dont elle s'est défaite.870

LYSANDRE.

Que son exemple encore réglât mes actions!
Cela fut bon du temps de mes affections:
A présent que mon cœur adore une autre reine,
A présent qu'Hippolyte en est la souveraine....

HIPPOLYTE.

C'est elle seulement que vous voulez flatter.875

LYSANDRE.

C'est elle seulement que je dois imiter.

HIPPOLYTE.

Savez-vous donc à quoi la raison vous oblige?
C'est à me négliger, comme je vous néglige.

LYSANDRE.

Je ne puis imiter ce mépris de mes feux,
A moins qu'à votre tour vous m'offriez des vœux[200];880
Donnez-m'en les moyens, vous en verrez l'issue.

HIPPOLYTE.

J'appréhenderois fort d'être trop bien reçue[201],
Et qu'au lieu du plaisir de me voir imiter,
Je n'eusse que l'honneur de me faire écouter[202],
Pour n'avoir que la honte après de me dédire.885

LYSANDRE.

Souffrez donc que mon cœur sans exemple soupire,
Qu'il aime sans exemple, et que mes passions
S'égalent seulement à vos perfections.
Je vaincrai vos rigueurs par mon humble service,
Et ma fidélité....

CÉLIDÉE.

Viens avec moi, Florice:890
J'ai des nippes en haut que je veux te montrer[203].


SCÈNE VI.

HIPPOLYTE, LYSANDRE[204].

HIPPOLYTE.

Quoi? sans la retenir, vous la laissez rentrer?
Allez, Lysandre, allez: c'est assez de contraintes;
J'ai pitié du tourment que vous donnent ces feintes.
Suivez ce bel objet dont les charmes puissants895
Sont et seront toujours absolus sur vos sens.
Quoi qu'après ses dédains un peu d'orgueil publie[205],
Son mérite est trop grand pour souffrir qu'on l'oublie:
Elle a des qualités et de corps et d'esprit
Dont pas un cœur donné jamais ne se reprit.900

LYSANDRE.

Mon change fera voir l'avantage des vôtres,
Qu'en la comparaison des unes et des autres
Les siennes désormais n'ont qu'un éclat terni,
Que son mérite est grand, et le vôtre infini.

HIPPOLYTE.

Que j'emporte sur elle aucune préférence!905
Vous tenez des discours qui sont hors d'apparence;
Elle me passe en tout, et dans ce changement
Chacun vous blâmeroit de peu de jugement.

LYSANDRE.

M'en blâmer en ce cas, c'est en manquer soi-même,
Et choquer la raison, qui veut que je vous aime[206].910
Nous sommes hors du temps de cette vieille erreur
Qui faisoit de l'amour une aveugle fureur,
Et l'ayant aveuglé, lui donnoit pour conduite
Le mouvement d'une âme et surprise et séduite.
Ceux qui l'ont peint sans yeux ne le connoissoient pas[207];
C'est par les yeux qu'il entre[208] et nous dit vos appas:
Lors notre esprit en juge; et suivant le mérite,
Il fait croître une ardeur que cette vue excite[209].
Si la mienne pour vous se relâche un moment,
C'est lors que je croirai manquer de jugement;920
Et la même raison qui vous rend admirable[210]
Doit rendre comme vous ma flamme incomparable.

HIPPOLYTE.

Épargnez avec moi ces propos affétés.
Encore hier Célidée avoit ces qualités;
Encore hier en mérite elle étoit sans pareille.925
Si je suis aujourd'hui cette unique merveille,
Demain quelque autre objet, dont vous suivrez la loi,
Gagnera votre cœur et ce titre sur moi.
Un esprit inconstant a toujours cette adresse[211].


SCÈNE VII.

CHRYSANTE, PLEIRANTE, HIPPOLYTE, LYSANDRE.

CHRYSANTE[212].

Monsieur, j'aime ma fille avec trop de tendresse930
Pour la vouloir contraindre en ses affections.

PLEIRANTE[213].

Madame, vous saurez ses inclinations;
Elle voudra vous plaire, et je l'en vois sourire[214.
Allons, mon cavalier, j'ai deux mots à vous dire[215].

CHRYSANTE.

Vous en aurez réponse avant qu'il soit trois jours.935


SCÈNE VIII.

CHRYSANTE, HIPPOLYTE.

CHRYSANTE.

Devinerois-tu bien quels étoient nos discours?

HIPPOLYTE.

Il vous parloit d'amour peut-être?

CHRYSANTE.

Oui: que t'en semble?

HIPPOLYTE.

D'âge presque pareils, vous seriez bien ensemble.

CHRYSANTE.

Tu me donnes vraiment un gracieux détour;
C'étoit pour ton sujet qu'il me parloit d'amour.940

HIPPOLYTE.

Pour moi? Ces jours passés, un poëte qui m'adore
(Du moins à ce qu'il dit) m'égaloit à l'Aurore[216];
Je me raillois alors de sa comparaison[217]:
Mais si cela se fait, il avoit bien raison.

CHRYSANTE.

Avec tout ce babil, tu n'es qu'une étourdie.945
Le bonhomme est bien loin de cette maladie;
Il veut te marier, mais c'est à Dorimant:
Vois si tu te résous d'accepter cet amant.

HIPPOLYTE.

Dessus tous mes desirs vous êtes absolue,
Et si vous le voulez, m'y voilà résolue.950
Dorimant vaut beaucoup, je vous le dis sans fard;
Mais remarquez un peu le trait de ce vieillard:
Lysandre si longtemps a brûlé pour sa fille,
Qu'il en faisoit déjà l'appui de sa famille;
A présent que ses feux ne sont plus que pour moi,955
Il voudroit bien qu'un autre eût engagé ma foi,
Afin que sans espoir dans cette amour nouvelle,
Un nouveau changement le ramenât vers elle[218].
N'avez-vous point pris garde, en vous disant adieu,
Qu'il a presque arraché Lysandre de ce lieu?960

CHRYSANTE.

Simple, ce qu'il en fait, ce n'est qu'à sa prière[219];
Et Lysandre tient même à faveur singulière....

HIPPOLYTE.

Je sais que Dorimant est un de ses amis;
Mais vous voyez d'ailleurs que le ciel a permis
Que pour mieux vous montrer que tout n'est qu'artifice,
Lysandre me faisoit ses offres de service.

CHRYSANTE.

Aucun des deux n'est homme à se jouer de nous:
Quelque secret mystère est caché là-dessous.
Allons, pour en tirer la vérité plus claire,
Seules dedans ma chambre examiner l'affaire;970
Ici quelque importun pourroit nous aborder[220].


SCÈNE IX.

HIPPOLYTE, FLORICE.

HIPPOLYTE[221].

J'aurai bien de la peine à la persuader[222]:
Ah! Florice, en quel point laisses-tu Célidée?

FLORICE.

De honte et de dépit tout à fait possédée.

HIPPOLYTE.

Que t'a-t-elle montré?

FLORICE.

Cent choses à la fois,975
Selon que le hasard les mettoit sous ses doigts:
Ce n'étoit qu'un prétexte à faire sa retraite.

HIPPOLYTE.

Elle t'a témoigné d'être fort satisfaite?

FLORICE.

Sans que je vous amuse en discours superflus,
Son visage suffit pour juger du surplus[223].980

HIPPOLYTE regarde Célidée[224].

Ses pleurs ne se sauroient empêcher de descendre;
Et j'en aurois pitié si je n'aimois Lysandre.


SCÈNE X.

CÉLIDÉE.

Infidèles témoins d'un feu mal allumé,
Soyez-les de ma honte, et vous fondant en larmes[225],
Punissez-vous, mes yeux, d'avoir trop présumé985
Du pouvoir de vos charmes.

De quoi vous a servi d'avoir su me flatter[226],
D'avoir pris le parti d'un ingrat qui me trompe,
S'il ne fit le constant qu'afin de me quitter
Avecque plus de pompe?990

Quand je m'en veux défaire, il est parfait amant[227];
Quand je veux le garder, il n'en fait plus de conte;
Et n'ayant pu le perdre avec contentement,
Je le perds avec honte.

Ce que j'eus lors de joie augmente mon regret;995
Par là mon désespoir davantage se pique.
Quand je le crus constant, mon plaisir fut secret,
Et ma honte est publique.

Le traître avoit senti qu'alors me négliger[228],
C'étoit à Dorimant livrer toute mon âme;1000
Et la constance plût à cet esprit léger
Pour amortir ma flamme.

Autant que j'eus de peine à l'éteindre en naissant,
Autant m'en faudra-t-il à la faire renaître:
De peur qu'à cet amour d'être encore impuissant,1005
Il n'ose plus paroître;

Outre que de mon cœur pleinement exilé,
Et n'y conservant plus aucune intelligence,
Il est trop glorieux pour n'être rappelé
Qu'à servir ma vengeance.1010

Mais j'aperçois celui qui le porte en ses yeux.
Courage donc, mon cœur; espérons un peu mieux.
Je sens bien que déjà devers lui tu t'envoles;
Mais pour t'accompagner je n'ai point de paroles:
Ma honte et ma douleur, surmontant mes desirs,1015
N'en laissent le passage ouvert qu'à mes soupirs.


SCÈNE XI.

DORIMANT, CÉLIDÉE, CLÉANTE.

DORIMANT.

Dans ce profond penser, pâle, triste, abattue,
Ou quelque grand malheur de Lysandre vous tue,
Ou bientôt vos douleurs l'accableront d'ennuis[229].

CÉLIDÉE.

Il est cause en effet de l'état où je suis,1020
Non pas en la façon qu'un ami s'imagine,
Mais....

DORIMANT.

Vous n'achevez point, faut-il que je devine?

CÉLIDÉE.

Permettez que je cède à la confusion[230]
Qui m'étouffe la voix en cette occasion.
J'ai d'incroyables traits de Lysandre à vous dire;1025
Mais ce reste du jour souffrez que je respire,
Et m'obligez demain que je vous puisse voir.

DORIMANT.

De sorte qu'à présent on n'en peut rien savoir?
Dieux! elle se dérobe, et me laisse en un doute....
Poursuivons toutefois notre première route;1030
Peut-être ces beaux yeux, dont l'éclat me surprit,
De ce fâcheux soupçon purgeront mon esprit.
Frappe[231].


SCÈNE XII.

DORIMANT, FLORICE, CLÉANTE.

FLORICE.

Que vous plaît-il?

DORIMANT.

Peut-on voir Hippolyte?

FLORICE.

Elle vient de sortir pour faire une visite.

DORIMANT.

Ainsi tout aujourd'hui mes pas ont été vains.1035
Florice, à ce défaut, fais-lui mes baisemains.

FLORICE, seule.

Ce sont des compliments qu'il fait mauvais lui faire[232].
Depuis que ce Lysandre a tâché de lui plaire,
Elle ne veut plus être au logis que pour lui,
Et tous autres devoirs lui donnent de l'ennui.1040

FIN DU TROISIÈME ACTE.


ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

HIPPOLYTE, ARONTE.

HIPPOLYTE.

A cet excès d'amour qu'il me faisoit paroître[233],
Je me croyois déjà maîtresse de ton maître;
Tu m'as fait grand dépit de me désabuser.
Qu'il a l'esprit adroit quand il veut déguiser[234]!
Et que pour mettre en jour ces compliments frivoles,
Il sait bien ajuster ses yeux à ses paroles!
Mais je me promets tant de ta dextérité,
Qu'il tournera bientôt la feinte en vérité.

ARONTE.

Je n'ose l'espérer: sa passion trop forte
Déjà vers son objet malgré moi le remporte;1050
Et comme s'il avoit reconnu son erreur,
Vos yeux lui sont à charge et sa feinte en horreur:
Même il m'a commandé d'aller vers sa cruelle
Lui jurer que son cœur n'a brûlé que pour elle,
Attaquer son orgueil par des submissions....1055

HIPPOLYTE.

J'entends assez le but de tes commissions.
Tu vas tâcher pour lui d'amollir son courage[235]?

ARONTE.

J'emploie auprès de vous le temps de ce message,
Et la ferai parler tantôt à mon retour
D'une façon mal propre à donner de l'amour;1060
Mais après mon rapport, si son ardeur extrême
Le résout à porter son message lui-même,
Je ne réponds de rien. L'amour qu'ils ont tous deux
Vaincra notre artifice et parlera pour eux.

HIPPOLYTE.

Sa maîtresse éblouie ignore encor ma flamme,1065
Et laisse à mes conseils tout pouvoir sur son âme[236].
Ainsi tout est à nous, s'il ne faut qu'empêcher
Qu'un si fidèle amant n'en puisse rapprocher.

ARONTE.

Qui pourroit toutefois en détourner Lysandre,
Ce seroit le plus sûr.

HIPPOLYTE.

N'oses-tu l'entreprendre?1070

ARONTE.

Donnez-moi les moyens de le rendre jaloux,
Et vous verrez après frapper d'étranges coups.

HIPPOLYTE.

L'autre jour Dorimant toucha fort ma rivale,
Jusque-là qu'entre eux deux son âme étoit égale[237];
Mais Lysandre depuis, endurant sa rigueur,1075
Lui montra tant d'amour qu'il regagna son cœur.

ARONTE.

Donc à voir Célidée et Dorimant ensemble,
Quelque Dieu qui vous aime aujourd'hui les assemble.

HIPPOLYTE.

Fais-les voir à ton maître, et ne perds point ce temps,
Puisque de là dépend le bonheur que j'attends.1080


SCÈNE II.

DORIMANT, CÉLIDÉE, ARONTE.

DORIMANT.

Aronte, un mot. Tu fuis? Crains-tu que je te voie?

ARONTE.

Non; mais pressé d'aller où mon maître m'envoie,
J'avois doublé le pas sans vous apercevoir.

DORIMANT.

D'où viens-tu?

ARONTE.

D'un logis vers la Croix-du-Tiroir[238].

DORIMANT.

C'est donc en ce Marais que finit ton voyage?1085

ARONTE.

Non, je cours au Palais faire encore un message.

DORIMANT.

Et c'en est le chemin de passer par ici[239]?

ARONTE.

Souffrez que j'aille ôter mon maître de souci:
Il meurt d'impatience à force de m'attendre.

DORIMANT.

Et touchant mes amours ne peux-tu rien m'apprendre?
As-tu vu depuis peu l'objet que je chéris?

ARONTE.

Oui, tantôt en passant j'ai rencontré Cloris.

DORIMANT.

Tu cherches des détours: je parle d'Hippolyte.

CÉLIDÉE.

Et c'est là seulement le discours qu'il évite.
Tu t'enferres, Aronte, et pris au dépourvu,1095
En vain tu veux cacher ce que nous avons vu.
Va, ne sois point honteux des crimes de ton maître:
Pourquoi désavouer ce qu'il fait trop paroître?
Il la sert à mes yeux, cet infidèle amant,
Et te vient d'envoyer lui faire un compliment.1100

(Aronte rentre.)


SCÈNE III.

DORIMANT, CÉLIDÉE.

CÉLIDÉE.

Après cette retraite et ce morne silence,
Pouvez-vous bien encor demeurer en balance?

DORIMANT.

Je n'en ai que trop vu, mes yeux m'en ont trop dit:
Aronte en me parlant étoit tout interdit,
Et sa confusion portoit sur son visage1105
Assez et trop de jour pour lire son message.
Traître, traître Lysandre, est-ce là donc le fruit
Qu'en faveur de mes feux ton amitié produit?

CÉLIDÉE.

Connoissez tout à fait l'humeur de l'infidèle:
Votre amour seulement la lui fait trouver belle.1110
Cet objet, tout aimable et tout parfait qu'il est[240],
N'a des charmes pour lui que depuis qu'il vous plaît;
Et votre affection, de la sienne suivie,
Montre que c'est par là qu'il en a pris envie,
Qu'il veut moins l'acquérir que vous le dérober[241].1115

DORIMANT.

Voici, dans ce larcin, qui le fait succomber.
En ce dessein commun de servir Hippolyte,
Il faut voir seul à seul qui des deux la mérite:
Son sang me répondra de son manque de foi,
Et me fera raison et pour vous et pour moi.1120
Notre vieille union ne fait qu'aigrir mon âme,
Et mon amitié meurt voyant naître sa flamme.

CÉLIDÉE.

Vouloir quelque mesure entre un perfide et vous[242],
Est-ce faire justice à ce juste courroux?
Pouvez-vous présumer, après sa tromperie,1125
Qu'il ait dans les combats moins de supercherie?
Certes pour le punir c'est trop vous négliger,
Et chercher à vous perdre au lieu de vous venger.

DORIMANT.

Pourriez-vous approuver que je prisse avantage[243]
Pour immoler ce traître à mon peu de courage?1130
J'achèterois trop cher la mort du suborneur,
Si pour avoir sa vie il m'en coûtoit l'honneur[244],
Et montrerois une âme et trop basse et trop noire
De ménager mon sang aux dépens de ma gloire.

CÉLIDÉE.

Sans les voir l'un ni l'autre en péril exposés,1135
Il est pour vous venger des moyens plus aisés.
Pour peu que vous fussiez de mon intelligence,
Vous auriez bientôt pris une juste vengeance[245];
Et vous pourriez sans bruit ôter à l'inconstant....

DORIMANT.

Quoi? Ce qu'il m'a volé?

CÉLIDÉE.

Non, mais du moins autant.

DORIMANT.

La foiblesse du sexe en ce point vous conseille:
Il se croit trop vengé, quand il rend la pareille;
Mais suivre le chemin que vous voulez tenir[246],
C'est imiter son crime au lieu de le punir;
Au lieu de lui ravir une belle maîtresse,1145
C'est prendre à son refus une beauté qu'il laisse.

(Lysandre vient avec Aronte, qui lui fait voir Dorimant avec Célidée[247].)

C'est lui faire plaisir, au lieu de l'affliger;
C'est souffrir un affront, et non pas se venger.
J'en perds ici le temps. Adieu: je me retire;
Mais avant qu'il soit peu, si vous entendez dire1150
Qu'un coup fatal et juste ait puni l'imposteur,
Vous pourrez aisément en deviner l'auteur.

CÉLIDÉE.

De grâce, encore un mot. Hélas! il m'abandonne
Aux cuisants déplaisirs que ma douleur me donne.
Rentre, pauvre abusée, et dedans tes malheurs,1155
Si tu ne les retiens, cache du moins tes pleurs!


SCÈNE IV.

LYSANDRE, ARONTE.

ARONTE.

Eh bien! qu'en dites-vous? et que vous semble d'elle?

LYSANDRE.

Hélas! pour mon malheur, tu n'es que trop fidèle.
N'exerce plus tes soins à me faire endurer;
Ma plus douce fortune est de tout ignorer[248]:1160
Je serois trop heureux sans le rapport d'Aronte.

ARONTE.

Encor pour Dorimant, il en a quelque honte:
Vous voyant, il a fui.

LYSANDRE.

Mais mon ingrate alors
Pour empêcher sa fuite a fait tous ses efforts,
Aronte, et tu prenois ses dédains pour des feintes!1165
Tu croyois que son cœur n'eût point d'autres atteintes,
Que son esprit entier se conservoit à moi,
Et parmi ses rigueurs n'oublioit point sa foi[249]!

ARONTE.

A vous dire le vrai, j'en suis trompé moi-même.
Après deux ans passés dans un amour extrême,1170
Que sans occasion elle vînt à changer,
Je me fusse tenu coupable d'y songer;
Mais puisque sans raison la volage vous change,
Faites qu'avec raison un changement vous venge.
Pour punir comme il faut son infidélité,1175
Vous n'avez qu'à tourner la feinte en vérité.

LYSANDRE.

Misérable! est-ce ainsi qu'il faut qu'on me soulage?
Ai-je trop peu souffert sous cette humeur volage?
Et veux-tu désormais que par un second choix
Je m'engage à souffrir encore une autre fois?1180
Qui t'a dit qu'Hippolyte à cette amour nouvelle[250]
Se rendroit plus sensible ou seroit plus fidèle?

ARONTE.

Vous en devez, Monsieur, présumer beaucoup mieux.

LYSANDRE.

Conseiller importun, ôte-toi de mes yeux.

ARONTE.

Son âme....

LYSANDRE.

Ote-toi, dis-je, et dérobe ta tête1185
Aux violents effets que ma colère apprête:
Ma bouillante fureur ne cherche qu'un objet;
Va, tu l'attirerois sur un sang trop abjet[251].


SCÈNE V[252].

LYSANDRE.

Il faut à mon courroux de plus nobles victimes:
Il faut qu'un même coup me venge de deux crimes[253];1190
Qu'après les trahisons de ce couple indiscret,
L'un meure de ma main, et l'autre de regret.
Oui, la mort de l'amant punira la maîtresse;
Et mes plaisirs alors naîtront de sa tristesse.
Mon cœur, à qui mes yeux apprendront ses tourments,
Permettra le retour à mes contentements;
Ce visage si beau, si bien pourvu de charmes,
N'en aura plus pour moi, s'il n'est couvert de larmes.
Ses douleurs seulement ont droit de me guérir;
Pour me résoudre à vivre il faut la voir mourir[254].1200
Frénétiques transports, avec quelle insolence
Portez-vous mon esprit à tant de violence?
Allez, vous avez pris trop d'empire sur moi;
Dois-je être sans raison, parce qu'ils sont sans foi?
Dorimant, Célidée, ami, chère maîtresse,1205
Suivrois-je contre vous la fureur qui me presse?
Quoi? vous ayant aimés, pourrois-je vous haïr?
Mais vous pourrois-je aimer, quand vous m'osez trahir[255]
Qu'un rigoureux combat déchire mon courage!
Ma jalousie augmente et redouble ma rage[256];1210
Mais quelques[257] fiers projets qu'elle jette en mon cœur,
L'amour.... ah! ce mot seul me range à la douceur.
Celle que nous aimons jamais ne nous offense;
Un mouvement secret prend toujours sa défense:
L'amant souffre tout d'elle, et dans son changement,
Quelque irrité qu'il soit, il est toujours amant[258].
Toutefois, si l'amour contre elle m'intimide,
Revenez, mes fureurs, pour punir le perfide;
Arrachez-lui mon bien: une telle beauté
N'est pas le juste prix d'une déloyauté.1220
Souffrirois-je, à mes yeux, que par ses artifices
Il recueillît les fruits dus à mes longs services?
S'il vous faut épargner le sujet de mes feux,
Que ce traître du moins réponde pour tous deux.
Vous me devez son sang pour expier son crime:1225
Contre sa lâcheté tout vous est légitime;
Et quelques châtiments.... Mais, Dieux! que vois-je ici?


SCÈNE VI.

HIPPOLYTE, LYSANDRE.

HIPPOLYTE.

Vous avez dans l'esprit quelque pesant souci;
Ce visage enflammé, ces yeux pleins de colère,
En font voir au dehors une marque trop claire[259].1230
Je prends assez de part en tous vos intérêts
Pour vouloir en aveugle y mêler mes regrets;
Mais si vous me disiez ce qui cause vos peines....

LYSANDRE.

Ah! ne m'imposez point de si cruelles gênes;
C'est irriter mes maux que de me secourir;1235
La mort, la seule mort a droit de me guérir.

HIPPOLYTE.

Si vous vous obstinez à m'en taire la cause,
Tout mon pouvoir sur vous n'est que fort peu de chose.

LYSANDRE.

Vous l'avez souverain, hormis en ce seul point.

HIPPOLYTE.

Laissez-le-moi partout, ou ne m'en laissez point.1240
C'est n'aimer qu'à demi qu'aimer avec réserve,
Et ce n'est pas ainsi que je veux qu'on me serve:
Il faut m'apprendre tout, et lorsque je vous voi,
Être de belle humeur, ou n'être plus à moi[260].

LYSANDRE.

Ne perdez point d'efforts à vaincre mon silence[261];1245
Vous useriez sur moi de trop de violence.
Adieu: je vous ennuie, et les grands déplaisirs[262]
Veulent en liberté s'exhaler en soupirs.


SCÈNE VII.

HIPPOLYTE[263].

C'est donc là tout l'état que tu fais d'Hippolyte[264]?
Après des vœux offerts, c'est ainsi qu'on me quitte!
Qu'Aronte jugeoit bien que ses feintes amours,
Avant qu'il fût longtemps, interromproient leurs cours!
Dans ce peu de succès des ruses de Florice,
J'ai manqué de bonheur, mais non pas de malice;
Et si j'en puis jamais trouver l'occasion,1255
J'y mettrai bien encor de la division.
Si notre pauvre amant est plein de jalousie,
Ma rivale, qui sort, n'en est pas moins saisie.


SCÈNE VIII.

HIPPOLYTE, CÉLIDÉE.

CÉLIDÉE.

N'ai-je pas tantôt vu mon perfide avec vous[265]?
Il a bientôt quitté des entretiens si doux.1260

HIPPOLYTE.

Qu'y feroit-il, ma sœur? Ta fidèle Hippolyte[266]
Traite cet inconstant ainsi qu'il le mérite[267].

Il a beau m'en conter de toutes les façons,
Je le renvoie ailleurs pratiquer ses leçons.

CÉLIDÉE.

Le parjure à présent est fort sur ta louange[268]?1265

HIPPOLYTE.

Il ne tient pas à lui que je ne sois un ange;
Et quand il vient ensuite à parler de ses feux[269],
Aucune passion jamais n'approcha d'eux.
Par tous ces vains discours il croit fort qu'il m'oblige,
Mais non la moitié tant qu'alors qu'il te néglige:1270
C'est par là qu'il me pense acquérir puissamment;
Et moi, qui t'ai toujours chérie uniquement,
Je te laisse à juger alors si je l'endure.

CÉLIDÉE.

C'est trop prendre, ma sœur, de part en mon injure:
Laisse-le mépriser celle dont les mépris1275
Sont cause maintenant que d'autres yeux l'ont pris.
Si Lysandre te plaît, possède le volage,
Mais ne me traite point avec désavantage;
Et si tu te résous d'accepter mon amant,
Relâche-moi du moins le cœur de Dorimant.1280

HIPPOLYTE.

Pourvu que leur vouloir se range sous le nôtre,
Je te donne le choix et de l'un, et de l'autre;
Ou si l'un ne suffit à ton jeune desir,
Défais-moi de tous deux, tu me feras plaisir.
J'estimai fort Lysandre avant que le connoître;1285
Mais depuis cet amour que mes yeux ont fait naître,
Je te répute heureuse après l'avoir perdu.
Que son humeur est vaine, et qu'il fait l'entendu!
Que son discours est fade avec ses flatteries[270]!
Qu'on est importuné de ses afféteries!1290
Vraiment, si tout le monde étoit fait comme lui,
Je crois qu'avant deux jours je sécherois d'ennui[271].

CÉLIDÉE.

Qu'en cela du destin l'ordonnance fatale
A pris pour nos malheurs une route inégale!
L'un et l'autre me fuit, et je brûle pour eux;1295
L'un et l'autre t'adore, et tu les fuis tous deux.

HIPPOLYTE.

Si nous changions de sort, que nous serions contentes!

CÉLIDÉE.

Outre, hélas! que le ciel s'oppose à nos attentes,
Lysandre n'a plus rien à rengager ma foi.

HIPPOLYTE.

Mais l'autre, tu voudrois....


SCÈNE IX.

PLEIRANTE, HIPPOLYTE, CÉLIDÉE.

PLEIRANTE.

Ne rompez pas pour moi;
Craignez-vous qu'un ami sache de vos nouvelles[272]?

HIPPOLYTE.

Nous causions de mouchoirs, de rabats[273], de dentelles,
De ménages de fille.

PLEIRANTE.

Et parmi ces discours,
Vous confériez ensemble un peu de vos amours:
Eh bien, ce serviteur, l'aura-t-on agréable?1305

HIPPOLYTE.

Vous m'attaquez toujours par quelque trait semblable[274].
Des hommes comme vous ne sont que des conteurs.
Vraiment c'est bien à moi d'avoir des serviteurs!

PLEIRANTE.

Parlons, parlons françois. Enfin, pour cette affaire,
Nous en remettrons-nous à l'avis d'une mère?1310

HIPPOLYTE.

J'obéirai toujours à son commandement;
Mais de grâce, Monsieur, parlez plus clairement:
Je ne puis deviner ce que vous voulez dire.

PLEIRANTE.

Un certain cavalier pour vos beaux yeux soupire.

HIPPOLYTE.

Vous en voulez par là[275]....

PLEIRANTE.

Ce n'est point fiction1315
Que ce que je vous dis de son affection.
Votre mère sut hier à quel point il vous aime[276],
Et veut que ce soit vous qui vous donniez vous-même.

HIPPOLYTE.

Et c'est ce que ma mère, afin de m'expliquer,
Ne m'a point fait l'honneur de me communiquer;1320
Mais pour l'amour de vous, je vais le savoir d'elle.


SCÈNE X.

PLEIRANTE, CÉLIDÉE.

PLEIRANTE.

Ta compagne est du moins aussi fine que belle[277].

CÉLIDÉE.

Elle a bien su, de vrai, se défaire de vous.

PLEIRANTE.

Et fort habilement se parer de mes coups.

CÉLIDÉE.

Peut-être innocemment, faute d'y rien comprendre[278].

PLEIRANTE.

Mais faute, bien plutôt, d'y vouloir rien entendre.
Je suis des plus trompés si Dorimant lui plaît.

CÉLIDÉE.

Y prenez-vous, Monsieur, pour lui quelque intérêt?

PLEIRANTE.

Lysandre m'a prié d'en porter la parole.

CÉLIDÉE.

Lysandre!

PLEIRANTE.

Oui, ton Lysandre.

CÉLIDÉE.

Et lui-même cajole....

PLEIRANTE.

Quoi? que cajole-t-il?

CÉLIDÉE.

Hippolyte, à mes yeux.

PLEIRANTE.

Folle, il n'aima jamais que toi dessous les cieux;
Et nous sommes tous prêts de choisir la journée
Qui bientôt de vous deux termine l'hyménée.
Il se plaint toutefois un peu de ta froideur;1335
Mais pour l'amour de moi, montre-lui plus d'ardeur.
Parle: ma volonté sera-t-elle obéie?

CÉLIDÉE.

Hélas! qu'on vous abuse après m'avoir trahie!
Il vous fait, cet ingrat, parler pour Dorimant,
Tandis qu'au même objet il s'offre pour amant,1340
Et traverse par là tout ce qu'à sa prière
Votre vaine entremise avance vers la mère.
Cela qu'est-ce, Monsieur, que se jouer de vous?

PLEIRANTE.

Qu'il est peu de raison dans ces esprits jaloux!
Et quoi? pour un ami s'il rend une visite,1345
Faut-il s'imaginer qu'il cajole Hippolyte?

CÉLIDÉE.

Je sais ce que j'ai vu.

PLEIRANTE.

Je sais ce qu'il m'a dit,
Et ne veux plus du tout souffrir de contredit.
Mon choix de votre hymen en sa faveur dispose[279].

CÉLIDÉE.

Commandez-moi plutôt, Monsieur, toute autre chose.

PLEIRANTE.

Quelle bizarre humeur! quelle inégalité[280]
De rejeter un bien qu'on a tant souhaité!
La belle, voyez-vous? qu'on perde ces caprices:
Il faut pour m'éblouir de meilleurs artifices.
Quelque nouveau venu vous donne dans les yeux,1355
Quelque jeune étourdi qui vous flatte un peu mieux;
Et parce qu'il vous fait quelque feinte caresse,
Il faut que nous manquions, vous et moi, de promesse?
Quittez, pour votre bien, ces fantasques refus.

CÉLIDÉE.

Monsieur....

PLEIRANTE.

Quittez-les, dis-je, et ne contestez plus.


SCÈNE XI.

CÉLIDÉE.

Fâcheux commandement d'un incrédule père!
Qu'il me fut doux jadis, et qu'il me désespère!
J'avois, auparavant qu'on m'eût manqué de foi,
Le devoir et l'amour tout d'un parti chez moi,
Et ma flamme, d'accord avecque sa puissance,1365
Unissoit mes desirs à mon obéissance;
Mais, hélas! que depuis cette infidélité
Je trouve d'injustice en son autorité!
Mon esprit s'en révolte, et ma flamme bannie
Fait qu'un pouvoir si saint m'est une tyrannie.1370
Dures extrémités où mon sort est réduit!
On donne mes faveurs à celui qui les fuit;
Nous avons l'un pour l'autre une pareille haine,
Et l'on m'attache à lui d'une éternelle chaîne.
Mais s'il ne m'aimoit plus, parleroit-il d'amour1375
A celui dont je tiens la lumière du jour?
Mais s'il m'aimoit encor, verroit-il Hippolyte?
Mon cœur en même temps se retient et s'excite.
Je ne sais quoi me flatte, et je sens déjà bien
Que mon feu ne dépend que de croire le sien.1380
Tout beau, ma passion, c'est déjà trop paroître:
Attends, attends du moins la sienne pour renaître.
A quelle folle erreur me laissé-je emporter!
Il fait tout à dessein de me persécuter.
L'ingrat cherche ma peine, et veut par sa malice1385
Que l'ordre qu'on me donne augmente mon supplice[281].
Rentrons, que son objet présenté par hasard
De mon cœur ébranlé ne reprenne une part:
C'est bien assez qu'un père à souffrir me destine,
Sans que mes yeux encore aident à ma ruine.1390


SCÈNE XII.

La Lingère, le Mercier.

LA LINGÈRE, après qu'ils se sont entre-poussé une boîte qui est entre leurs boutiques[282].

J'envoirai tout à bas, puis après on verra.
Ardez[283], vraiment c'est-mon[284], on vous l'endurera!
Vous êtes un bel homme, et je dois fort vous craindre!

LE MERCIER.

Tout est sur mon tapis: qu'avez-vous à vous plaindre?

LA LINGÈRE.

Aussi votre tapis est tout sur mon battant[285];1395
Je ne m'étonne plus de quoi je gagne tant.

LE MERCIER.

Là, là, criez bien haut, faites bien l'étourdie,
Et puis on vous jouera dedans la comédie.

LA LINGÈRE.

Je voudrois l'avoir vu que quelqu'un s'y fût mis;
Pour en avoir raison nous manquerions d'amis!1400
On joue ainsi le monde.

LE MERCIER.

Après tout ce langage,
Ne me repoussez pas mes boîtes davantage.
Votre caquet m'enlève à tous coups mes chalands;
Vous vendez dix rabats contre moi deux galands[286].
Pour conserver la paix, depuis six mois j'endure[287],1405
Sans vous en dire mot, sans le moindre murmure;
Et vous me harcelez et sans cause et sans fin.
Qu'une femme hargneuse est un mauvais voisin!
Nous n'apaiserons point cette humeur qui vous pique
Que par un entre-deux mis à votre boutique;1410
Alors, n'ayant plus rien ensemble à démêler,
Vous n'aurez plus aussi sur quoi me quereller.

LA LINGÈRE.

Justement.


SCÈNE XIII.

La Lingère, FLORICE, le Mercier, le Libraire, CLÉANTE.

LA LINGÈRE[288].

De tout loin je vous ai reconnue.

FLORICE.

Vous vous doutez donc bien pourquoi je suis venue?
Les avez-vous reçus, ces points coupés nouveaux?1415

LA LINGÈRE.

Ils viennent d'arriver.

FLORICE.

Voyons donc les plus beaux.

LE MERCIER, à Cléante qui passe.

Ne vous vendrai-je rien, Monsieur? des bas de soie,
Des gants en broderie, ou quelque petite oie[289]?

CLÉANTE, au Libraire.

Ces livres que mon maître avoit fait mettre à part,
Les avez-vous encore?

LE LIBRAIRE, empaquetant ses livres[290].

Ah! que vous venez tard!1420
Encore un peu, ma foi, je m'en allois les vendre.
Trois jours sans revenir! je m'ennuyois d'attendre.

CLÉANTE.

Je l'avois oublié. Le prix?

LE LIBRAIRE[291].

Chacun le sait:
Autant de quarts d'écus, c'est un marché tout fait.

LA LINGÈRE, à Florice,

Eh bien, qu'en dites-vous?

FLORICE.

J'en suis toute ravie,1425
Et n'ai rien encor vu de pareil en ma vie.
Vous aurez notre argent, si l'on croit mon rapport.
Que celui-ci me semble et délicat et fort[292]
Que cet autre me plaît! que j'en aime l'ouvrage!
Montrez-m'en cependant quelqu'un à mon usage.1430

LA LINGÈRE.

Voici de quoi vous faire un assez beau collet.

FLORICE.

Je pense, en vérité, qu'il ne seroit pas laid;
Que me coûtera-t-il?

LA LINGÈRE.

Allez, faites-moi vendre,
Et pour l'amour de vous, je n'en voudrai rien prendre.
Mais avisez alors à me récompenser.1435

FLORICE.

L'offre n'est pas mauvaise, et vaut bien y penser:
Vous me verrez demain avecque ma maîtresse.


SCÈNE XIV.

FLORICE, ARONTE, Le Mercier, La Lingère[293].

FLORICE.

Aronte, eh bien, quels fruits produira notre adresse?

ARONTE.

De fort mauvais pour moi. Mon maître, au désespoir,
Fuit les yeux d'Hippolyte, et ne veut plus me voir[294].1440

FLORICE.

Nous sommes donc ainsi bien loin de notre conte?

ARONTE.

Oui, mais tout le malheur en tombe sur Aronte.

FLORICE.

Ne te débauche point, je veux faire ta paix.

ARONTE.

Son courroux est trop grand pour s'apaiser jamais.

FLORICE.

S'il vient encor chez nous ou chez sa Célidée,1445
Je te rends aussitôt l'affaire accommodée.

ARONTE.

Si tu fais ce coup-là, que ton pouvoir est grand!
Viens, je te veux donner tout à l'heure un galand.

LE MERCIER.

Voyez, Monsieur; j'en ai des plus beaux de la terre: En voilà de Paris, d'Avignon, d'Angleterre.1450

ARONTE, après avoir regardé une boîte de galands[295].

Tous vos rubans n'ont point d'assez vives couleurs.
Allons, Florice, allons, il en faut voir ailleurs.

LA LINGÈRE[296].

Ainsi, faute d'avoir de bonne marchandise[297],
Des hommes comme vous perdent leur chalandise.

LE MERCIER.

Vous ne la perdez pas, vous, mais Dieu sait comment.
Du moins, si je vends peu, je vends loyalement,
Et je n'attire point avec une promesse
De suivante qui m'aide à tromper sa maîtresse.

LA LINGÈRE.

Quand il faut dire tout, on s'entre-connoît bien;
Chacun sait son métier, et.... Mais je ne dis rien. 1460

LE MERCIER.

Vous ferez un grand coup si vous pouvez vous taire.

LA LINGÈRE.

Je ne réplique point à des gens en colère[298].

FIN DU QUATRIÈME ACTE.


ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

LYSANDRE.

Indiscrète vengeance, imprudentes chaleurs,
Dont l'impuissance ajoute un comble à mes malheurs,
Ne me conseillez plus la mort de ce faussaire.1465
J'aime encor Célidée, et n'ose lui déplaire:
Priver de la clarté ce qu'elle aime le mieux,
Ce n'est pas le moyen d'agréer à ses yeux.
L'amour, en la perdant, me retient en balance;
Il produit ma fureur et rompt sa violence,1470
Et me laissant trahi, confus et méprisé,
Ne veut que triompher de mon cœur divisé.
Amour, cruel, auteur de ma longue misère,
Ou permets à la fin d'agir à ma colère,
Ou sans m'embarrasser d'inutiles transports,1475
Auprès de ce bel œil fais tes derniers efforts.
Viens, accompagne-moi chez ma belle inhumaine,
Et comme de mon cœur triomphe de sa haine.
Contre toi ma vengeance a mis les armes bas,
Contre ses cruautés rends les mêmes combats;1480
Exerce ta puissance à fléchir la farouche;
Montre-toi dans mes yeux, et parle par ma bouche:
Si tu te sens trop foible, appelle à ton secours
Le souvenir de mille et de mille heureux jours,
Où ses desirs, d'accord avec mon espérance[299],1485
Ne laissoient à nos vœux aucune différence.
Je pense avoir encor ce qui la sut charmer,
Les mêmes qualités qu'elle voulut aimer.
Peut-être mes douleurs ont changé mon visage;
Mais en revanche aussi je l'aime davantage;1490
Mon respect s'est accru pour un objet si cher[300];
Je ne me venge point, de peur de la fâcher.
Un infidèle ami tient son âme captive,
Je le sais, je le vois, et je souffre qu'il vive.
Je tarde trop: allons, ou vaincre ses refus,1495
Ou me venger sur moi de ne lui plaire plus,
Et tirons de son cœur, malgré sa flamme éteinte,
La pitié par ma mort, ou l'amour par ma plainte:
Ses rigueurs par ce fer me perceront le sein.


SCÈNE II.

DORIMANT, LYSANDRE.

DORIMANT.

Eh quoi? pour m'avoir vu, vous changez de dessein[301]!
Ne craignez point pour moi d'entrer chez Hippolyte;
Vous ne m'apprendrez rien en lui faisant visite:
Mes yeux, mes propres yeux n'ont que trop découvert
Comme un ami si rare auprès d'elle me sert.

LYSANDRE.

Parlez plus franchement: ma rencontre importune1505
Auprès d'un autre objet trouble votre fortune;
Et vous montrez assez, par ces foibles détours,
Qu'un témoin comme moi déplaît à vos amours.
Vous voulez seul à seul cajoler Célidée;
La querelle entre nous sera bientôt vidée[302]:1510
Ma mort vous donnera chez elle un libre accès,
Ou ma juste vengeance un funeste succès.

DORIMANT.

Qu'est-ce-ci, déloyal? quelle fourbe est la vôtre?
Vous m'en disputez une, afin d'acquérir l'autre!
Après ce que chacun a vu de votre feu,1515
C'est une lâcheté d'en faire un désaveu.

LYSANDRE.

Je ne me connois point à combattre d'injures.

DORIMANT.

Aussi veux-je punir autrement tes parjures:
Le ciel, le juste ciel, ennemi des ingrats,
Qui pour ton châtiment a destiné mon bras,1520
T'apprendra qu'à moi seul Hippolyte est gardée.

LYSANDRE.

Garde ton Hippolyte.

DORIMANT.

Et toi, ta Célidée.

LYSANDRE.

Voilà faire le fin, de crainte d'un combat.

DORIMANT.

Tu m'imputes la crainte, et ton cœur s'en abat.

LYSANDRE.

Laissons à part les noms; disputons la maîtresse,1525
Et pour qui que ce soit montre ici ton adresse.

DORIMANT.

C'est comme je l'entends.


SCÈNE III.

CÉLIDÉE, LYSANDRE, DORIMANT.

CÉLIDÉE.

O Dieux! ils sont aux coups!
Ah! perfide, sur moi détourne ton courroux[303]:
La mort de Dorimant me seroit trop funeste.

DORIMANT.

Lysandre, une autre fois nous viderons le reste.1530

CÉLIDÉE, à Dorimant.

Arrête, cher ingrat[304]!

LYSANDRE.

Tu recules, voleur!

DORIMANT.

Je fuis cette importune, et non pas ta valeur.


SCÈNE IV.

LYSANDRE, CÉLIDÉE.

LYSANDRE.

Ne suivez pas du moins ce perfide à ma vue:
Avez-vous résolu que sa fuite me tue,
Et qu'ayant su braver son plus vaillant effort[305],1535
Par sa retraite infâme il me donne la mort?
Pour en frapper le coup, vous n'avez qu'à le suivre.

CÉLIDÉE.

Je tiens des gens sans foi si peu dignes de vivre,
Qu'on ne verra jamais que je recule un pas
De crainte de causer un si juste trépas.1540

LYSANDRE.

Eh bien, voyez-le donc: ma lame toute prête
N'attendoit que vos yeux pour immoler ma tête.
Vous lirez dans mon sang, à vos pieds répandu,
Ce que valoit l'amant que vous aurez perdu[306];
Et sans vous reprocher un si cruel outrage,1545
Ma main de vos rigueurs achèvera l'ouvrage:
Trop heureux mille fois si je plais en mourant
A celle à qui j'ai pu déplaire en l'adorant,
Et si ma prompte mort, secondant son envie,
L'assure du pouvoir qu'elle avoit sur ma vie!1550

CÉLIDÉE.

Moi, du pouvoir sur vous! vos yeux se sont mépris;
Et quelque illusion qui trouble vos esprits
Vous fait imaginer d'être auprès d'Hippolyte.
Allez, volage, allez où l'amour vous invite:
Dans ces doux entretiens recherchez vos plaisirs[307],1555
Et ne m'empêchez plus de suivre mes desirs.

LYSANDRE.

Ce n'est pas sans raison que ma feinte passée[308]
A jeté cette erreur dedans votre pensée.
Il est vrai, devant vous forçant mes sentiments,
J'ai présenté des vœux, j'ai fait des compliments;1560
Mais c'étoient compliments qui partoient d'une souche:
Mon cœur, que vous teniez, désavouoit ma bouche.
Pleirante, qui rompit ces ennuyeux discours,
Sait bien que mon amour n'en changea point de cours:
Contre votre froideur une modeste plainte1565
Fut tout notre entretien au sortir de la feinte;
Et je le priai lors....

CÉLIDÉE.

D'user de son pouvoir?
Ce n'étoit pas par là qu'il me falloit avoir.
Les mauvais traitements ne font qu'aigrir les âmes.

LYSANDRE.

Confus, désespéré du mépris de mes flammes,1570
Sans conseil, sans raison, pareil aux matelots
Qu'un naufrage abandonne à la merci des flots,
Je me suis pris à tout, ne sachant où me prendre.
Ma douleur par mes cris d'abord s'est fait entendre;
J'ai cru que vous seriez d'un naturel plus doux,1575
Pourvu que votre esprit devînt un peu jaloux;
J'ai fait agir pour moi l'autorité d'un père;
J'ai fait venir aux mains celui qu'on me préfère;
Et puisque ces efforts n'ont réussi qu'en vain,
J'aurai de vous ma grâce, ou la mort de ma main.1580
Choisissez, l'une ou l'autre achèvera mes peines[309];
Mon sang brûle déjà de sortir de mes veines:
Il faut pour l'arrêter me rendre votre amour;
Je n'ai plus rien sans lui qui me retienne au jour[310].

CÉLIDÉE.

Volage, falloit-il, pour un peu de rudesse,1585
Vous porter si soudain à changer de maîtresse?
Que je vous croyois bien d'un jugement plus meur[311]!
Ne pouviez-vous souffrir de ma mauvaise humeur?
Ne pouviez-vous juger que c'étoit une feinte
A dessein d'éprouver quelle étoit votre atteinte?1590
Les Dieux m'en soient témoins, et ce nouveau sujet
Que vos feux inconstants ont choisi pour objet,
Si jamais j'eus pour vous de dédain véritable,
Avant que votre amour parût si peu durable!
Qu'Hippolyte vous die avec quels sentiments1595
Je lui fus raconter vos premiers mouvements,
Avec quelles douceurs je m'étois préparée
A redonner la joie à votre âme éplorée!
Dieux! que je fus surprise, et mes sens éperdus,
Quand je vis vos devoirs à sa beauté rendus!1600
Votre légèreté fut soudain imitée:
Non pas que Dorimant m'en eût sollicitée;
Au contraire, il me fuit, et l'ingrat ne veut pas
Que sa franchise cède au peu que j'ai d'appas;
Mais, hélas! plus il fuit, plus son portrait s'efface;1605
Je vous sens, malgré moi, reprendre votre place;
L'aveu de votre erreur désarme mon courroux:
Ne redoutez plus rien, l'amour combat pour vous.
Si nous avons failli de feindre l'un et l'autre,
Pardonnez à ma feinte, et j'oublierai la vôtre[312].1610
Moi-même je l'avoue à ma confusion,
Mon imprudence a fait notre division.
Tu ne méritois pas de si rudes alarmes:
Accepte un repentir accompagné de larmes[313];
Et souffre que le tien nous fasse tour à tour1615
Par ce petit divorce augmenter notre amour.

LYSANDRE.

Que vous me surprenez! O ciel! est-il possible
Que je vous trouve encor à mes desirs sensible?
Que j'aime ces dédains qui finissent ainsi!

CÉLIDÉE.

Et pour l'amour de toi, que je les aime aussi!1620

LYSANDRE.

Que ce soit toutefois sans qu'il vous prenne envie
De les plus essayer au péril de ma vie[314].

CÉLIDÉE.

J'aime trop désormais ton repos et le mien:
Tous mes soins n'iront plus qu'à notre commun bien.
Voudrois-je, après ma faute, une plus douce amende
Que l'effet d'un hymen qu'un père me commande[315]?
Je t'accusois en vain d'une infidélité:
Il agissoit pour toi de pleine autorité,
Me traitoit de parjure et de fille rebelle.
Mais allons lui porter cette heureuse nouvelle;1630
Ce que pour mes froideurs il témoigne d'horreur
Mérite bien qu'en hâte on le tire d'erreur.

LYSANDRE.

Vous craignez qu'à vos yeux cette belle Hippolyte
N'ait encor de ma bouche un hommage hypocrite?

CÉLIDÉE.

Non: je fuis Dorimant qu'ensemble j'aperçoi;1635
Je ne veux plus le voir, puisque je suis à toi.


SCÈNE V.

DORIMANT, HIPPOLYTE.

DORIMANT.

Autant que mon esprit adore vos mérites,
Autant veux-je de mal à vos longues visites.

HIPPOLYTE.

Que vous ont-elles fait pour vous mettre en courroux?

DORIMANT.

Elles m'ôtent le bien de vous trouver chez vous.1640
J'y fais à tous moments une course inutile;
J'apprends cent fois le jour que vous êtes en ville.
En voici presque trois que je n'ai pu vous voir,
Pour rendre à vos beautés ce que je sais devoir[316];
Et n'étoit qu'aujourd'hui cette heureuse rencontre,1645
Sur le point de rentrer, par hasard me les montre,
Je crois que ce jour même auroit encor passé[317]
Sans moyen de m'en plaindre aux yeux qui m'ont blessé.

HIPPOLYTE.

Ma libre et gaie humeur hait le ton de la plainte;
Je n'en puis écouter qu'avec de la contrainte:1650
Si vous prenez plaisir dedans mon entretien,
Pour le faire durer ne vous plaignez de rien.

DORIMANT.

Vous me pouvez ôter tout sujet de me plaindre.

HIPPOLYTE.

Et vous pouvez aussi vous empêcher d'en feindre.

DORIMANT.

Est-ce en feindre un sujet qu'accuser vos rigueurs?1655

HIPPOLYTE.

Pour vous en plaindre à faux, vous feignez des langueurs.

DORIMANT.

Verrois-je sans languir ma flamme qu'on néglige?

HIPPOLYTE.

Éteignez cette flamme où rien ne vous oblige.

DORIMANT.

Vos charmes trop puissants me forcent à ces feux.

HIPPOLYTE.

Oui, mais rien ne vous force à vous approcher d'eux.1660

DORIMANT.

Ma présence vous fâche et vous est odieuse.

HIPPOLYTE.

Non, mais tout ce discours là peut rendre ennuyeuse[318].

DORIMANT.

Je vois bien ce que c'est; je lis dans votre cœur:
Il a reçu les traits d'un plus heureux vainqueur;
Un autre, regardé d'un œil plus favorable,1665
A mes submissions vous fait inexorable:
C'est pour lui seulement que vous voulez brûler.

HIPPOLYTE.

Il est vrai: je ne puis vous le dissimuler;
Il faut que je vous traite avec toute franchise.
Alors que je vous pris, un autre[319] m'avoit prise,1670
Un autre captivoit mes inclinations[320].
Vous devez présumer de vos perfections
Que si vous attaquiez un cœur qui fût à prendre,
Il seroit malaisé qu'il s'en pût bien défendre.
Vous auriez eu le mien, s'il n'eût été donné;1675
Mais puisque les destins ainsi l'ont ordonné,
Tant que ma passion aura quelque espérance,
N'attendez rien de moi que de l'indifférence.

DORIMANT.

Vous ne m'apprenez point le nom de cet amant:
Sans doute que Lysandre est cet objet charmant1680
Dont les discours flatteurs vous ont préoccupée.

HIPPOLYTE.

Cela ne se dit point à des hommes d'épée:
Vous exposer aux coups d'un duel hasardeux,
Ce seroit le moyen de vous perdre tous deux.
Je vous veux, si je puis, conserver l'un et l'autre;1685
Je chéris sa personne, et hais si peu la vôtre,
Qu'ayant perdu l'espoir de le voir mon époux,
Si ma mère y consent, Hippolyte est à vous;
Mais aussi jusque-là plaignez votre infortune.

DORIMANT.

Permettez pour ce nom que je vous importune[321];1690
Ne me refusez plus de me le déclarer:
Que je sache en quel temps j'aurai droit d'espérer.
Un mot me suffira pour me tirer de peine;
Et lors j'étoufferai si bien toute ma haine,
Que vous me trouverez vous-même trop remis.1695


SCÈNE VI.

PLEIRANTE, LYSANDRE, CÉLIDÉE, DORIMANT, HIPPOLYTE.

PLEIRANTE.

Souffrez, mon cavalier, que je vous rende amis[322].
Vous ne lui voulez pas quereller[323] Célidée?

DORIMANT.

L'affaire à cela près peut être décidée[324].
Voici le seul objet de nos affections,
Et l'unique motif de nos dissensions[325].1700

LYSANDRE.

Dissipe, cher ami, cette jalouse atteinte:
C'est l'objet de tes feux, et celui de ma feinte.
Mon cœur fut toujours ferme, et moi je me dédis
Des vœux que de ma bouche elle reçut jadis.
Piqué d'un faux dédain, j'avois pris fantaisie[326]1705
De mettre Célidée en quelque jalousie;
Mais au lieu d'un esprit, j'en ai fait deux jaloux.

PLEIRANTE.

Vous pouvez désormais achever entre vous:
Je vais dans ce logis dire un mot à Madame.


SCÈNE VII.

DORIMANT, LYSANDRE, CÉLIDÉE, HIPPOLYTE.

DORIMANT.

Ainsi, loin de m'aider, tu traversois ma flamme!1710

LYSANDRE.

Les efforts que Pleirante à ma prière a faits
T'auroient acquis déjà le but de tes souhaits;
Mais tu dois accuser les glaces d'Hippolyte,
Si ton bonheur n'est pas égal à ton mérite.

HIPPOLYTE.

Qu'aurai-je cependant pour satisfaction1715
D'avoir servi d'objet à votre fiction?
Dans votre différend je suis la plus blessée,
Et me trouve, à l'accord, entièrement laissée.

CÉLIDÉE.

N'y songe plus, de grâce, et pour l'amour de moi[327],
Trouve bon qu'il ait feint de vivre sous ta loi.1720
Veux-tu le quereller lorsque je lui pardonne?
Le droit de l'amitié tout autrement ordonne.
Tous prêts d'être assemblés d'un lien conjugal,
Tu ne peux le haïr sans me vouloir du mal[328].
J'ai feint par ton conseil; lui, par celui d'un autre;1725
Et bien qu'amour jamais ne fut égal au nôtre,
Je m'étonne comment cette confusion.
Laisse finir sitôt notre division.

HIPPOLYTE.

De sorte qu'à présent le ciel y remédie?

CÉLIDÉE.

Tu vois; mais après tout, s'il faut que je le die[329],1730
Ton conseil est fort bon, mais un peu dangereux.

HIPPOLYTE.

Excuse, chère amie, un esprit amoureux[330]:
Lysandre me plaisoit, et tout mon artifice
N'alloit qu'à détourner son cœur de ton service.
J'ai fait ce que j'ai pu pour brouiller vos esprits;1735
J'ai, pour me l'attirer, pratiqué tes mépris;
Mais puisqu'ainsi le ciel rejoint votre hyménée....

DORIMANT.

Votre rigueur vers moi doit être terminée.
Sans chercher de raisons pour vous persuader[331],
Votre amour hors d'espoir fait qu'il me faut céder;1740
Vous savez trop à quoi la parole vous lie.

HIPPOLYTE.

A vous dire le vrai, j'ai fait une folie:
Je les croyois encor loin de se réunir,
Et moi, par conséquent, loin de vous la tenir[332].

DORIMANT.

Auriez-vous pour la rompre une âme assez légère?1745

HIPPOLYTE.

Puisque je l'ai promis, vous pouvez voir ma mère.

LYSANDRE.

Si tu juges Pleirante à cela suffisant,
Je crois qu'eux deux ensemble en parlent à présent.

DORIMANT.

Après cette faveur qu'on me vient de promettre,
Je crois que mes devoirs ne se peuvent remettre:1750
J'espère tout de lui; mais pour un bien si doux
Je ne saurois....

LYSANDRE.

Arrête: ils s'avancent vers nous.


SCÈNE VIII.

PLEIRANTE, CHRYSANTE, LYSANDRE, DORIMANT, CÉLIDÉE, HIPPOLYTE[333], FLORICE.

DORIMANT, à Chrysante.

Madame, un pauvre amant, captif de cette belle,
Implore le pouvoir que vous avez sur elle:
Tenant ses volontés, vous gouvernez mon sort;1755
J'attends de votre bouche ou la vie ou la mort.

CHRYSANTE, à Dorimant.

Un homme tel que vous, et de votre naissance,
Ne peut avoir besoin d'implorer ma puissance[334].
Si vous avez gagné ses inclinations,
Soyez sûr du succès de vos affections;1760
Mais je ne suis pas femme à forcer son courage;
Je sais ce que la force est en un mariage.
Il me souvient encor de tous mes déplaisirs
Lorsqu'un premier hymen contraignit mes desirs;
Et sage à mes dépens, je veux bien qu'Hippolyte1765
Prenne ou laisse, à son choix, un homme de mérite.
Ainsi présumez tout de mon consentement,
Mais ne prétendez rien de mon commandement.

DORIMANT, à Hippolyte.

Après un tel aveu serez-vous inhumaine[335]?

HIPPOLYTE, à Chrysante.

Madame, un mot de vous me mettroit hors de peine.
Ce que vous remettez à mon choix d'accorder,
Vous feriez beaucoup mieux de me le commander.

PLEIRANTE, à Chrysante.

Elle vous montre assez où son desir se porte.

CHRYSANTE.

Puisqu'elle s'y résout, le reste ne m'importe[336].

DORIMANT.

Ce favorable mot me rend le plus heureux1775
De tout ce que jamais on a vu d'amoureux.

LYSANDRE.

J'en sens croître la joie au milieu de mon âme[337],
Comme si de nouveau l'on acceptoit ma flamme[338].

HIPPOLYTE, à Lysandre.

Ferez-vous donc enfin quelque chose pour moi[339]?

LYSANDRE.

Tout, hormis ce seul point, de lui manquer de foi.1780

HIPPOLYTE.

Pardonnez donc à ceux qui, gagnés par Florice,
Lorsque je vous aimois, m'ont fait quelque service[340].

LYSANDRE.

Je vous entends assez: soit, Aronte impuni
Pour ses mauvais conseils ne sera point banni;
Tu le souffriras bien, puisqu'elle m'en supplie[341].1785

CÉLIDÉE.

Il n'est rien que pour elle et pour toi je n'oublie.

PLEIRANTE.

Attendant que demain ces deux couples d'amants
Soient mis au plus haut point de leurs contentements,
Allons chez moi, Madame, achever la journée.

CHRYSANTE.

Mon cœur est tout ravi de ce double hyménée.1790

FLORICE.

Mais afin que la joie en soit égale à tous,
Faites encor celui de Monsieur et de vous.

CHRYSANTE.

Outre l'âge en tous deux un peu trop refroidie,
Cela sentiroit trop sa fin de comédie.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.


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