Œuvres de P. Corneille, Tome 02
LA
COMÉDIE DES TUILERIES
PAR LES CINQ AUTEURS
IIIe ACTE
1635
NOTICE.
Tout le monde connaît le goût de Richelieu pour le théâtre. Ce fut lui qui fournit les sujets de la Comédie des Tuileries, de l'Aveugle de Smyrne et de la Grande Pastorale. Les deux premiers de ces ouvrages furent seuls imprimés. Les observations que Chapelain présenta au Cardinal au sujet du troisième, l'empêchèrent de le faire publier.
«Il faisoit, dit Pellisson[893], composer les vers de ces pièces, qu'on nommoit alors les Pièces des cinq Auteurs, par cinq personnes différentes, distribuant à chacun un acte, et achevant par ce moyen une comédie en un mois. Ces cinq personnes étoient MM. de Boisrobert, Corneille, Colletet, de l'Estoile et Rotrou, auxquels, outre la pension ordinaire qu'il leur donnoit, il faisoit quelques libéralités considérables, quand ils avoient réussi à son gré. Ainsi M. Colletet m'a assuré que lui ayant porté le Monologue des Tuileries[894], il s'arrêta particulièrement sur deux vers de la description du carré d'eau en cet endriot:
La cane s'humecter de la bourbe de l'eau,
D'une voix enrouée et d'un battement d'aile,
Animer le canard qui languit auprès d'elle;
et qu'après avoir écouté tout le reste, il lui donna de sa propre main cinquante pistoles, avec ces paroles obligeantes, «que c'étoit seulement pour ces deux vers qu'il avoit trouvés si beaux, et que le Roi n'étoit pas assez riche pour payer tout le reste.» M. Colletet ajoute encore une chose assez plaisante. Dans ce passage que je viens de rapporter, au lieu de: La cane s'humecter de la bourbe de l'eau, le Cardinal voulut lui persuader de mettre: barboter dans la bourbe de l'eau. Il s'en défendit, comme trouvant ce mot trop bas; et non content de ce qu'il lui en dit sur l'heure, étant de retour à son logis, il lui écrivit une lettre sur ce sujet, pour lui en parler peut-être avec plus de liberté. Le Cardinal achevoit de la lire, lorsqu'il survint quelques-uns de ses courtisans, qui lui firent compliment sur je ne sais quel heureux succès des armes du Roi, et lui dirent que rien ne pouvoit résister à Son Éminence. «Vous vous trompez, leur répondit-il en riant, et je trouve dans Paris même des personnes qui me résistent.» Et comme on lui eut demandé quelles étoient donc ces personnes si audacieuses: «Colletet, dit-il; car après avoir combattu hier avec moi sur un mot, il ne se rend pas encore, et voilà une grande lettre qu'il vient de m'en écrire.» Il faisoit au reste représenter ces comédies des cinq auteurs devant le Roi et devant toute la cour, avec de très-magnifiques décorations de théâtre. Ces Messieurs avoient un banc à part, en un des plus commodes endroits; on les nommoit même quelquefois avec éloge, comme on fit à la représentation des Tuileries, dans un prologue fait en prose[895], où, entre autres choses, l'invention du sujet fut attribuée à M. Chapelain, qui pourtant n'avoit fait que le réformer en quelques endroits; mais le Cardinal le fit prier de lui prêter son nom en cette occasion, ajoutant qu'en récompense il lui prêteroit sa bourse en quelque autre.»
A ces renseignements curieux, Voltaire, dans sa Préface historique sur le Cid, en ajoute quelques autres, qui nous font connaître la part que notre poëte prit à la composition de cette comédie:
«Le Cardinal.... avait arrangé lui-même toutes les scènes (de la Comédie des Tuileries). Corneille, plus docile à son génie que souple aux volontés d'un premier ministre, crut devoir changer quelque chose dans le troisième acte qui lui fut confié. Cette liberté estimable fut envenimée par deux de ses confrères, et déplut beaucoup au Cardinal, qui lui dit qu'il fallait avoir un esprit de suite. Il entendait par esprit de suite la soumission qui suit aveuglément les ordres d'un supérieur. Cette anecdote était fort connue chez les derniers princes de la maison de Vendôme, petits-fils de César de Vendôme, qui avait assisté à la représentation de cette pièce du Cardinal.»
Elle fut jouée devant la Reine, probablement pour la première fois, le 4 mars 1635. Voici en quels termes la Gazette du 10 mars mentionne cette représentation:
«Le 4, le Roi fit à Seulis l'Ordonnance que je vous ai donnée dans mon dernier extraordinaire, pour la résidence actuelle des officiers de ses troupes, chacun en sa charge, à peine de cassation et privation d'icelle.... Le soir du même jour, fut représentée devant la Reine, dans l'Arsenal, une comédie dont je ne sais pas encore le nom, mais qui a mérité celui d'excellente par la bonté de ses acteurs, la majesté de ses vers, composés par cinq fameux poëtes, et la merveille de son théâtre.»
Le numéro du 21 avril rend compte d'une autre représentation:
«Le 14, le Cardinal-Duc vint de Ruel ici, où Leurs Majestés se rendirent de Saint-Germain le 16, auquel jour Monsieur (Gaston, duc d'Orléans) voulut souper en l'hôtel de Son Éminence, et entendre la fameuse comédie des cinq auteurs, qui fut dignement représentée.»
Elle ne fut publiée que trois ans plus tard; l'achevé d'imprimer est du 19 juin 1638. Voici la reproduction textuelle du titre:
La Comedie des Tvilleries. Par les cinq Autheurs. A Paris, chez Augustin Courbé, imprimeur et libraire de Monseigneur Frère du Roy.... M.DC.XXXVIII. Auec Priuilege du Roy, in-4o.
On lit dans l'avis Au lecteur: «Cette pièce, Lecteur, a été trop bien concertée pour n'être pas dans la justesse requise, et pour ne point contenter vos yeux après avoir charmé vos oreilles. Vous savez avec quelle magnificence elle a été représentée à la cour, et que ceux qui l'ont vue en ont tous admiré la conduite et les décorations de théâtre.... Vous saurez au reste qu'elle a été faite par cinq différents auteurs qui pour n'être pas nommés ne laissent pas toutefois d'avoir beaucoup de nom; et les ouvrages desquels sont assez connus d'ailleurs pour vous faire avouer le mérite de celui-ci.»
Cet avis Au lecteur est précédé d'une épître dédicatoire, adressée à monseigneur le chevalier d'Igby, et signée de l'académicien Jean Baudoin, qui a écrit également l'épître placée en tête de l'Aveugle de Smyrne.
Bien que le titre de cette seconde pièce, dont l'achevé d'imprimer est du 17 juin 1638, porte, comme celui de la Comédie des Tuileries: «par les cinq autheurs,» on lit dans l'avis qui la précède: «Vous.... pourrez juger de ce que vaut cet ouvrage, soit par l'excellence de sa matière, soit par la forme que lui ont donnée quatre célèbres esprits.» Ici les frères Parfait ont imprimé cinq, mais l'édition originale porte bien quatre, comme M. Livet l'a fait remarquer le premier[896]. Quel est l'absent? L'avis ne nous le dit pas, mais Voltaire nous l'apprend dans sa Préface sur Médée: «Corneille se retira bientôt de cette société, sous le prétexte des arrangements de sa petite fortune qui exigeait sa présence à Rouen.»
Nous avons cru devoir citer tout au long ces divers témoignages qui s'éclaircissent et se contrôlent mutuellement. Les conclusions qu'on en doit tirer nous paraissent très-claires et très-simples. Corneille a versifié le troisième acte de la Comédie des Tuileries; c'est après la représentation de cette pièce qu'il s'est retiré, et il est au moins bien vraisemblable qu'il n'a pas eu, comme le dit Voltaire dans sa Préface sur le Cid, que nous avons déjà citée, «le malheureux avantage de travailler deux ans après à l'Aveugle de Smyrne.» Toutefois la société des cinq auteurs réduite à quatre a conservé son nom, que l'usage avait consacré.
Si nous n'avions pour admettre la collaboration de Corneille et lui attribuer le troisième acte de la Comédie des Tuileries qu'une assertion de Voltaire, dont nous ne connaîtrions pas le fondement, nous pourrions hésiter, mais ici Voltaire nous apprend sur quoi sa parole s'appuie: il ne fait que rapporter une tradition qui remonte à un contemporain de Corneille, à César de Vendôme, qui avait assisté aux représentations de l'ouvrage.
Nous pouvons d'ailleurs appeler à notre aide un genre de preuves qui a peu d'autorité lorsqu'il est isolé, mais qui en acquiert davantage lorsqu'il vient en corroborer d'autres d'une nature différente.
Si l'on examine le troisième acte des Tuileries, on voit immédiatement combien il est supérieur à ceux qui le précèdent et à ceux qui le suivent, et l'on est frappé du nombre de mots, de tours, familiers à Corneille, qu'on y rencontre à chaque instant. De plus, on y voit l'esquisse informe, indécise, j'en conviens, mais bien marquée pourtant, si je ne me trompe, de certaines pensées, de certaines situations qui se trouvent dans les ouvrages postérieurs du poëte, où, mieux placées, plus heureusement développées, elles commandent notre admiration ou font couler nos larmes.
On connaît ces vers de Rodogune (acte I, scène V):
Il est des nœuds secrets, il est des sympathies
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S'attachent l'une à l'autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
N'avons-nous pas ici la rédaction définitive d'une pensée que nous trouvons d'abord dans le troisième acte de la Comédie des Tuileries (scène II, vers 102, p. 314):
Mais donnez-moi loisir de la trouver aimable:
Un regard y suffit, et rien ne fait aimer
Qu'un certain mouvement qu'on ne peut exprimer?
Cette pensée, nous la rencontrons plus d'une fois dans les pièces représentées pendant le long espace de temps qui sépare ces deux ouvrages:
Souvent je ne sais quoi qu'on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d'aimer.
(Médée, acte II, scène V.)
Il attache ici-bas avec des sympathies
Les âmes que son ordre a là-haut assorties
(L'Illusion, acte III, scène I.)
La même idée revient encore dans la Suite du Menteur (acte IV, scène I), mais l'expression est un peu différente:
Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
Lyse, c'est un accord bientôt fait que le nôtre.
Qui ne serait porté à croire, après avoir lu ces divers passages, que celui de la Comédie des Tuileries doit être du même auteur que les autres?
Malgré la faiblesse du canevas auquel, par esprit de suite, Corneille s'est vu contraint de se conformer, il a su semer son acte de scènes intéressantes, au moins par la forme. Celle d'Aglante et de Cléonice (scène VII, p. 333) laisse par endroits pressentir, de bien loin il est vrai, l'entrevue de Rodrigue et de Chimène.
On pourrait multiplier les rapprochements de ce genre. Ce sont des preuves, nous le savons et l'avons dit, qui à elles seules ne suffisent pas; mais ici, nous le répétons également, elles en viennent confirmer d'autres, et, pour notre compte, quand nous les pesons toutes, nous ne doutons guère que Corneille ne soit l'auteur de ce troisième acte de la Comédie des Tuileries. Notre conviction fût-elle moindre et nous restât-il quelque incertitude, nous croirions cependant devoir lui donner place dans ce volume, aimant mieux nous exposer à faire figurer parmi les ouvrages de notre poëte un morceau douteux, qu'à en omettre un qui fût vraiment son œuvre.
ARGUMENT[897].
Aglante, promis à Cléonice, se rend à Paris pour son mariage. A son arrivée, il entre dans une église ou, pour parler son langage, dans un temple où il invoque les Dieux. Là il rencontre sa future, dont il devient tout à coup amoureux sans la connaître. Il fait prendre quelques renseignements à son sujet, et on lui rapporte faussement qu'elle se nomme Mégate. La jeune fille veut à son tour savoir le nom de celui qui s'est si subitement épris d'elle; mais Aglante, déguisant aussi le sien, fait dire qu'il s'appelle Philène. Trompés par ces faux noms, ils veulent tous deux éviter l'hymen auquel on les destine. Cléonice fuit la maison paternelle sous le costume d'une jardinière, et va se précipiter dans le carré d'eau, d'où elle est aussitôt retirée; Aglante, désespéré, se jette dans la fosse des lions des Tuileries qui, par bonheur, ne lui font aucun mal. A la fin tout s'explique, et les amants se reconnaissent et s'épousent.
ACTEURS (du iiie acte).
AGLANTE, gentilhomme françois.
ARBAZE, oncle d'Aglante.
ASPHALTE, confident d'Aglante.
CLÉONICE, suivante.
ORPHISE, voisine[898] de Cléonice.
FLORINE, voisine d'Arbaze.
(La scène est aux Tuileries.)
LA
COMÉDIE DES TUILERIES.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
ARBAZE.
C'est doncques dans ces lieux qu'Aglante se promène:
Asphalte me l'a dit, je n'en suis plus en peine,
Mais j'ai mal pénétré le sens de ses discours,
Ou ce jeune insolent a fait d'autres amours.
Aglante, pris ailleurs, rejette Cléonice;5
Le choix que j'en ai fait lui tient lieu de supplice.
Un autre objet le charme, il me craint, il me fuit,
Et se laisse emporter au feu qui le séduit;
Mais j'en sais le remède: une jeune voisine,
Admirable en adresse et belle autant que fine[899],10
Que son père, en mourant, laissa dessous ma loi,
Dans ces beaux promenoirs se doit rendre après moi.
Ses yeux vont faire essai de leur plus douce force
A lui jeter du change une insensible amorce,
Solliciter ses vœux, et partager son cœur15
Avecque les attraits de ce premier vainqueur.
Entre deux passions son âme balancée
Ne suivra plus ainsi son ardeur insensée;
Et la raison alors, reprenant son pouvoir,
Le rangera peut-être aux termes du devoir.20
Rends inutile, Aglante, un si long artifice,
Ne me résiste point, viens voir ta Cléonice.
Tout est prêt chez sa mère, et l'on n'attend que toi,
Pour lui donner ta main et recevoir sa foi.
Songe avec quel amour, avec quelle tendresse,25
De tes plus jeunes ans j'élevai la foiblesse.
Verrai-je tant de soins payés par un mépris,
Et ta rébellion en devenir le prix?
Souffre que la raison soit enfin la plus forte;
Tâche de mériter l'amour que je te porte.30
Mais le voici qui vient: son visage étonné
M'est un signe bien clair d'un esprit mutiné,
Et je n'apprends que trop d'une telle surprise
Qu'une ardeur aveuglée engage sa franchise.
SCÈNE II.
ARBAZE, AGLANTE.
ARBAZE.
Aglante, quel dessein vous fait ainsi cacher?35
Prenez-vous du plaisir à vous faire chercher?
D'où venez-vous enfin?
AGLANTE.
De ce proche ermitage.
ARBAZE.
Et qui vous y menoit?
AGLANTE.
Ce fatal mariage.
Prêt d'en subir le joug sur la foi de vos yeux,
J'ai voulu consulter ces truchements des Dieux.40
J'ai voulu m'informer de l'apprêt nécessaire
A finir dignement une si grande affaire;
Me résoudre avec eux de la difficulté
Qui me tient, malgré moi, l'esprit inquiété,
Et soulevant mes sens contre votre puissance,45
Mêle un peu d'amertume à mon obéissance;
Promettre à Cléonice un amour éternel
Sous la sainte rigueur d'un serment solennel,
Avant que de la voir, avant que de connoître
Si ses attraits auront de quoi le[900] faire naître:50
Certes, quoi qu'il m'en vienne et de biens et d'honneur,
C'est bien mettre au hasard mon repos et mon heur.
ARBAZE.
Quel avis sur ce point vous donnent vos ermites?
AGLANTE.
Un d'eux tout chargé d'ans et comblé de mérites
(Plût aux Dieux qu'avec moi vous l'eussiez entendu!55
Sans doute à ses raisons vous vous seriez rendu):
«Mon enfant, m'a-t-il dit, en l'état où vous êtes,
Ne précipitez rien, voyez ce que vous faites:
L'hymen n'est pas un nœud qui se rompe en un jour,
C'est un lien sacré, mais un lien d'amour;60
Et qu'est-ce que l'amour, qu'une secrète flamme
Qui pénètre les sens pour entrer dans une âme?
Nos sens ouvrent la porte à ce maître des Dieux,
Et cet aveugle enfant a besoin de nos yeux.
D'ailleurs, où prenez-vous l'indiscrète assurance65
D'approcher ses autels avec irrévérence?
Sans qu'aucune étincelle ait pu vous enflammer,
Sans savoir seulement si vous pourrez aimer?
Faire de votre foi les Dieux dépositaires,
Est-ce avoir du respect pour leurs sacrés mystères?70
Et n'est-ce pas assez pour attirer sur vous
L'implacable rigueur de leur juste courrous[901]?»
ARBAZE.
Enfin vous en croyez ce vénérable père.
AGLANTE.
Je respecte les Dieux et je crains leur colère.
ARBAZE.
O l'excellent prétexte, et qu'il est merveilleux!75
Au retour d'Italie être encor scrupuleux!
Les Dieux, s'ils n'étoient bons, puniroient cette feinte:
C'est ne les craindre pas qu'abuser de leur crainte.
Offrez-leur seulement, avec un peu d'encens,
Une âme pure et nette et des vœux innocents,80
Et ne présumez pas qu'aucun d'eux s'intéresse
Par quels yeux un amant choisisse une maîtresse.
Ceux d'un autre vous-même employés à ce choix
De votre vieil rêveur ne faussent point les lois;
Les vôtres et les miens ne sont que même chose;85
Que sur mon amitié votre esprit se repose.
Vous savez que mon cœur est à vous tout entier,
Que je vous tiens pour fils et pour seul héritier,
Que pour vous assurer d'un amour plus sincère
Je quitte le nom d'oncle et prends celui de père,90
Qu'en vos prospérités j'arrête mes desirs,
Qu'à vos contentements j'attache mes plaisirs,
Et que mon sort du vôtre étant inséparable,
Je ne puis être heureux et vous voir misérable.
Puisque de vos malheurs je sentirois les cous[902],95
Craignez-vous que je fasse un mauvais choix pour vous?
Celle à qui ma prudence aujourd'hui vous engage
Rangeroit sous ses lois l'homme le plus sauvage:
Sa beauté ravissante et son esprit charmant
Malgré vous, dès l'abord, vous feront son amant;100
Elle est sage, elle est riche.
AGLANTE.
Elle est inestimable;
Mais donnez-moi loisir de la trouver aimable:
Un regard y suffit, et rien ne fait aimer
Qu'un certain mouvement qu'on ne peut exprimer[903],
Un prompt saisissement, une atteinte impourvue[904]105
Qui nous blesse le cœur en nous frappant la vue.
Le coup en vient du ciel, qui verse en nos esprits
Les principes secrets de prendre et d'être pris.
Tel objet perce un cœur qui ne touche pas l'autre,
Et mon œil voit peut-être autrement que le vôtre.110
Encor si mon malheur vous pouvoit rendre heureux,
Je courrois au-devant de mon sort rigoureux;
Mais puisque mon destin, du vôtre inséparable,
Vous feroit malheureux si j'étois misérable,
Pour vous rendre content, souffrez que je le sois,115
Et que mes yeux au moins examinent le choix.
ARBAZE.
Pensez à l'accepter sans me faire paroître
Que quand je suis content vous avez peine à l'être[905];
Tandis entretenez cette jeune beauté:
C'est un soin que lui doit votre civilité;120
Nous sommes ses voisins.
SCÈNE III.
ARBAZE, FLORINE, AGLANTE.
FLORINE.
Quoi, Monsieur, ma présence
De l'oncle et du neveu trouble la conférence?
ARBAZE, en s'en allant.
Avant que de vous voir j'étois sur le départ,
Et vous n'aimez pas tant l'entretien d'un vieillard;
Je crois que mon adieu vous plaira davantage,125
Puisqu'il vous abandonne un galant de votre âge.
FLORINE.
Il a toujours le mot, et sous ses cheveux gris
Sa belle humeur fait honte aux plus jeunes esprits.
AGLANTE.
Son bonheur, à mon gré, passe bien l'ordinaire,
Puisque, tout vieux qu'il est, il a de quoi vous plaire.130
A qui ne plairoit pas un vieillard si discret?
Je ne puis le celer, je n'en vois qu'à regret:
J'aime bien leur adieu, mais non pas leur présence.
Lui qui s'en doute assez, me fuit par complaisance;
Et m'avoir en partant laissé votre entretien,135
C'est un nouveau sujet de lui vouloir du bien.
AGLANTE.
Son adieu va produire un effet tout contraire.
J'ai l'esprit tout confus, pour ne vous pas déplaire,
Et le pesant chagrin qui m'accable aujourd'hui
Vous donnera sujet de vous plaindre de lui.140
Dans le secret désordre où mon âme est réduite,
Mon humeur est sans grâce et mes propos sans suite;
Je ne suis bon enfin qu'à vous importuner.
FLORINE.
Bien moins que votre esprit ne veut s'imaginer.
Mon naturel est vain, je me flatte moi-même:145
Quand on m'entretient mal, je présume qu'on m'aime.
Je crois voir aussitôt un effet de mes yeux,
Et l'on me plairoit moins de m'entretenir mieux.
Un discours ajusté ne sent point l'âme atteinte:
Plus il a de conduite et plus il a de feinte,150
Le désordre sied bien à celui d'un amant:
Quelque confus qu'il soit, il parle clairement.
Or moi qui ne suis pas de ces capricieuses
Qui donnent à l'amour des lois injurieuses,
(Orphise et Cléonice sortent et écoutent leurs discours.)
En mettent le haut point à se taire et souffrir,155
Et s'offensent des vœux qu'on ose leur offrir,
Je vous estimerois envieux de ma gloire
Si vaincu par mes yeux, vous cachiez ma victoire.
Parlez donc hardiment du feu que vous sentez,
Ne soyez point honteux des fers que vous portez.160
Sitôt qu'on est blessé, j'aime à voir qu'on se rende,
Et mon cœur pour le moins vaut bien qu'on le demande.
Je ne suis pas d'humeur à vous laisser périr;
Mais sans savoir vos maux, les pourrai-je guérir?
Le silence en amour est un lâche remède.165
Tâchant à vous aider, méritez qu'on vous aide:
Laissez à votre bouche expliquer les discours
Que vos yeux languissants me font de vos amours.
SCÈNE IV.
AGLANTE, CLÉONICE, ORPHISE, FLORINE.
(Orphise et Cléonice sont encore cachées[906], en sorte qu'on les voit.)
CLÉONICE.
Orphise, entendez-vous cette jeune éventée?
ORPHISE.
Ne craignez rien, ma sœur: elle s'est mécontée[907].170
Attaque qui voudra le cœur de votre amant:
Ce n'est pas un butin qu'on enlève aisément.
Oyez-le repartir à cette effronterie.
FLORINE.
Quoi, Monsieur, vous voilà dedans la rêverie?
Vous consultez encore, et votre bouche a peur175
De confirmer un don que me fait votre cœur!
AGLANTE.
Il seroit trop heureux d'un si digne servage
S'il pouvoit être à vous sans devenir volage:
Un autre objet possède et mes vœux et ma foi;
Ne me demandez point ce qui n'est plus à moi.180
Quand même je pourrois disposer de mon âme,
Pourriez-vous accepter une si prompte flamme?
Pourriez-vous faire état d'un cœur sitôt en feu?
Prise-t-on un captif, quand il coûte si peu?
L'ennemi qui combat signale sa défaite,185
Et couronne bien mieux le guerrier qui l'a faite;
Mais celui qui se rend perd beaucoup de son prix,
Et fait si peu d'honneur qu'il reçoit du mépris.
Vous triompheriez mieux si j'osois me défendre:
La gloire est à forcer et non pas à surprendre.190
ORPHISE, à Cléonice.
Après cette réponse elle doit bien rougir.
FLORINE.
Je sais comme mes yeux ont coutume d'agir;
Si vous êtes honteux d'une flamme si prompte,
Il faut que mon exemple emporte cette honte.
Il est vrai, je vous aime autant que vous m'aimez;195
Un moment a nos cœurs l'un à l'autre enflammés;
Soyez vain comme moi de ma flamme naissante:
Plus un effet est prompt, plus sa cause est puissante.
AGLANTE, apercevant Cléonice et allant à elle.
(Il ne faut pas que Cléonice paroisse sur le théâtre, en sorte qu'elle puisse être connue de Florine: elle doit être cachée à demi derrière un arbre, couvrant sa face de son mouchoir.)
Voici mon cher amour, adorable beauté.
FLORINE, l'interrompant.
Cherchez-vous un asile à votre liberté?200
Vraiment vous choisissez un fort mauvais refuge:
Vous courez vers Orphise, et je la prends pour juge.
Faites-moi la raison d'un voleur de mon bien:
Qu'il me rende mon cœur, ou me donne le sien.
AGLANTE.
Contez-lui vos raisons, je vous laisse avec elle.205
FLORINE.
Quoi, vous continuez à faire le rebelle?
AGLANTE.
Dérobons-nous, mon âme, à l'importunité
Dont nous menace encor son babil affété.
CLÉONICE.
Mon amour est ravi d'une telle retraite.
SCÈNE V.
ORPHISE, FLORINE.
ORPHISE.
Comment vous trouvez-vous d'avoir fait la coquette?210
Vous avez tant de grâce à souffrir un refus,
Que personne après vous ne s'en mêlera plus.
Les filles donc ainsi perdent la retenue!
Et depuis quand la mode en est-elle venue?
Vous vous offrez vous-même; ah! j'en rougis pour vous.215
FLORINE.
Mille s'offrent à moi, que je dédaigne tous.
Si je fuis tant d'amants dont je suis recherchée,
J'en puis rechercher un, quand mon âme est touchée:
Un peu d'amour sied bien après tant de mépris.
ORPHISE.
Un cœur se défend mal quand il est sitôt pris,220
Et pour dire en un mot tout ce que je soupçonne,
Qui peut en prier un n'en refuse personne.
FLORINE.
Orphise, quelle humeur est la vôtre aujourd'hui,
Que par vos sentiments vous jugez ceux d'autrui?
ORPHISE.
On vous connoît assez, et vous êtes de celles225
Que mille fois le plâtre a fait passer pour belles;
Dont la vertu consiste en de vains ornements;
Qui changent tous les jours de rabats[908] et d'amants:
Leurs inclinations ne tendent qu'à la bourse;
C'est là de leur desirs et le but et la source.230
Voyez-les dans un temple importuner les Dieux,
Les prières en main, la modestie aux yeux;
Il n'est trait de pudeur qu'elles ne contrefassent,
Et Dieu sait comme alors les dupes s'embarrassent.
Elles savent souvent jeter mille hameçons235
Et se rendre au besoin en diverses façons.
Après tout, je vous plains; ce courage farouche
Ne vous est échappé qu'à faute d'une mouche:
Encore un assassin[909], vous lui perciez le cœur;
Le fard déplaît sans doute à ce fâcheux vainqueur,240
Et rend votre beauté tellement éclatante
Que son esprit bizarre en a pris l'épouvante.
FLORINE.
Je ne connus jamais ce que vous m'imputez,
Et ne veux point répondre à tant de faussetés.
Ma vie est innocente, et ma beauté naïve245
Ne doit qu'à ses attraits les cœurs qu'elle captive.
Si j'ai quelques défauts, ils ne sont point cachés
Sous le fard éclatant que vous me reprochez;
Et quand bien le reproche en seroit légitime,
Orphise, d'un nom d'art feriez-vous un grand crime?250
Jamais une beauté ne se doit négliger:
Quand la nature manque, il la faut corriger.
Est-ce honte d'aller par ces métamorphoses
A la perfection où tendent toutes choses?
La raison, la nature et l'art en font leur but;255
L'amour, roi de nos cœurs, veut ces soins pour tribut,
Et tient pour bon sujet un esprit qui n'aspire
Qu'à trouver les moyens d'agrandir son empire.
C'est gloire de mourir pour ce maître des Dieux
Qui s'est privé pour vous de l'usage des yeux.260
Si pour lui se défaire est un vrai sacrifice,
Se refaire pour lui, le nommez-vous un vice?
Ce qu'on fait pour lui plaire, osez-vous le blâmer?
Orphise, quand on aime, il se faut faire aimer.
L'amour seul de l'amour est le prix véritable,265
Et pour se faire aimer, il faut se faire aimable.
Cette belle en effet de qui l'on parle tant
Tient du secours de l'art ce qu'elle a d'éclatant;
Cependant sa beauté, pour être déguisée,
A-t-elle moins d'amants? est-elle moins prisée?270
ORPHISE.
Celle qu'en ces[910] discours vous venez d'attaquer,
Quand elle l'aura su, pourra vous répliquer:
Pour moi, sans intérêts dedans cette mêlée,
Je vais chercher Mégate au bout de cette allée.
FLORINE, seule.
Arbaze, c'est pour toi que j'en ai tant souffert;275
Pour toi j'ai feint d'aimer et mon cœur s'est offert:
Pour t'avoir obéi l'on m'a persécutée;
Aglante ne me prend que pour une affétée,
Et consommé d'un feu contraire à son devoir,
Néglige également ma feinte et ton pouvoir.280
Orphise cependant, sans pénétrer mon âme,
Juge par mes discours de l'objet de ma flamme:
Simple, qui ne sait pas que mon esprit discret
Rarement à ma bouche expose un tel secret;
Que jamais mon ardeur n'est aisément connue,285
Et que plus j'ai d'amour, plus j'ai de retenue!
Aux filles c'est vertu de bien dissimuler:
Plus nos cœurs sont blessés, moins il en faut parler.
Si j'ose toutefois me le dire à moi-même,
A travers ces rameaux j'aperçois ce que j'aime:290
C'est mon Asphalte, ô Dieux! il vient, dissimulons,
Et ne découvrons rien du feu dont nous brûlons.
SCÈNE VI.
ASPHALTE, FLORINE.
ASPHALTE.
Trouver Florine seule et dans les Tuileries
Sans avoir d'entretien que de ses rêveries?
Quoi, tant de solitude auprès de tant d'appas?295
Certes c'est un bonheur que je n'attendois pas.
Je n'osois espérer d'occasion si belle
A lui conter l'ardeur qui me brûle pour elle.
FLORINE.
Que votre esprit est rare et sait adrettement
Faire une raillerie avec un compliment!300
Afin qu'à votre amour je sois plus obligée,
Vous me traitez d'abord en fille négligée,
Qui tient si peu de cœurs asservis sous sa loi,
Que mêmes en ces lieux elle manque d'emploi.
Est-ce ainsi qu'un amant cajole ce qu'il aime?305
ASPHALTE.
Ah! ne m'imputez pas cet indigne blasphème:
Je sais trop que vos yeux règnent en toutes parts
Et que chacun se rend à leurs moindres regards.
FLORINE.
Exceptez-en Aglante, il m'a bien fait paroître
Que Florine n'est pas ce qu'elle pensoit être[911].310
ASPHALTE.
Il est vrai qu'il adore un autre objet que vous,
Et votre esprit peut-être en est un peu jalous[912];
Mais si vous aviez vu l'excès de sa tristesse,
Et combien de soupirs lui coûte sa maîtresse,
Vous seriez la première à plaindre ses malheurs.315
FLORINE.
Quelque orgueilleux mépris fait naître ses douleurs.
ASPHALTE.
La beauté dont Aglante idolâtre les charmes
D'un déluge de pleurs accompagne ses larmes;
Arbaze, unique auteur de tous leurs déplaisirs,
Oppose sa puissance à leurs chastes desirs;320
Son esprit irrité court à la violence:
La prière l'aigrit et la raison l'offense.
Il vient, la force en main; et l'ayant vu partir,
J'ai cru de mon devoir de les en avertir.
Les voilà tout en pleurs.
(Il faut toujours remarquer que Cléonice ne doit paroître[913] le visage découvert devant Florine.)
FLORINE.
Évitons leur présence;325
Mes larmes ne sauroient couler par complaisance:
Mon humeur est trop gaie, et, pour ne rien celer,
J'aime mieux rire ailleurs que de les consoler.
SCÈNE VII.
CLÉONICE, AGLANTE.
CLÉONICE.
Mon Philène[914], as-tu donc un père si barbare
Qu'il veuille séparer une amitié si rare?330
AGLANTE.
Vous l'avez entendu: ce vieillard inhumain,
Pour en rompre les nœuds, vient la force à la main,
Et dès le soir me livre à cette autre maîtresse,
Résolu que ma foi dégage sa promesse.
CLÉONICE.
Ah, dure tyrannie! ah, rigoureux destin!335
Donc un si triste soir suit un si beau matin?
Le même jour propice et contraire à nos flammes
Va désunir deux corps dont il unit les âmes,
Fait nos biens et nos maux, et du matin au soir,
Voit naître nos desirs et mourir notre espoir.340
AGLANTE.
L'amour, ce doux vainqueur, ce père des délices,
Ainsi n'a pour nous deux que de cruels supplices,
Et ce tyran fait naître, aux dépens de nos pleurs,
D'un moment de plaisirs un siècle de douleurs.
CLÉONICE.
Hélas! que de tourments accompagnent ses charmes!345
Et qu'un peu de douceur nous va coûter de larmes!
Il me faut donc te perdre, et, dans le même lieu
Où j'ai reçu ton cœur, recevoir ton adieu!
Sanglots, qui de la voix me fermiez le passage,
Jusques à cet adieu permettez-m'en l'usage,350
Et lorsque, le soleil ayant fini son tour,
Les flambeaux d'Hyménée éteindront ceux d'Amour,
Étouffez, j'y consens, cet objet déplorable
Des plus âpres rigueurs d'un sort impitoyable.
Philène, ainsi ma mort dégagera ta foi:355
Ton cœur pourra brûler pour un autre que moi;
Tu pourras obéir sans me faire d'injure:
J'aime sans inconstance et change sans parjure.
AGLANTE.
Un père veut forcer un cœur à vous trahir,
Et vous croyez ce cœur capable d'obéir!360
Ah! que vous jugez mal d'une amitié si forte!
Si notre espoir est mort, ma flamme n'est pas morte:
La naissance n'a point d'assez puissantes lois
Pour me faire manquer à ce que je vous dois;
Recevez de nouveau la foi que je vous donne,365
D'être à jamais à vous, ou de n'être à personne.
CLÉONICE.
Hélas! en quel état le malheur nous réduit!
Faut-il d'un tel amour n'espérer point de fruit!
AGLANTE.
Aimons-nous et souffrons: aimé de ce qu'on aime,
On trouve des plaisirs dans la souffrance même.370
CLÉONICE.
Aimons-nous et souffrons: deux cœurs si bien d'accord
Trouveroient des plaisirs dans les coups de la mort.
AGLANTE.
Résolus à mourir, qu'avons-nous plus à craindre?
CLÉONICE.
Mourant avec plaisir, qu'avons-nous plus à plaindre?
Plaignons-nous, mais du ciel, qui fait que le trépas375
Au plus beau de notre âge a pour nous tant d'appas.
CLÉONICE.
N'accuse point le ciel de ce que fait ton[915] père.
AGLANTE.
Mon âme, c'est de là que part notre misère;
C'est lui qui nous traverse, et les Dieux sont jalous
Qu'en leur temple mes vœux ne s'adressoient qu'à vous.380
Au pied de leurs autels j'adorois leur image:
Étoit-ce donc vous rendre un trop léger hommage?
O Dieux! d'un feu si pur faites-vous un forfait?
Vous pouvois-je adorer en un plus beau portrait?
Que votre jalousie ou votre haine éclate,385
Jusque dans le tombeau j'adorerai Mégate[916].
Inventez des tourments à me priver du jour:
Ma vie est en vos mains, mais non pas mon amour.
CLÉONICE.
N'irrite point les Dieux et retiens ces blasphèmes;
Je te jure, mon cœur, les puissances suprêmes,390
Dont la seule bonté nous pourra secourir,
Que si tu n'es à moi, je saurai bien mourir.
AGLANTE.
Parmi tant de malheurs quel bonheur est le nôtre,
Puisqu'en dépit du sort nous vivons l'un en l'autre!
Et s'il nous faut mourir, nous finirons ainsi.395
CLÉONICE.
Adieu, ma chère vie, éloigne-toi d'ici;
Fuis ce fatal hymen qu'un père te prépare.
AGLANTE.
Oui, je vais vous quitter, de peur qu'il nous sépare;
Mais avec un serment, que malgré son effort,
Nous aurons pour nous joindre, ou l'hymen ou la mort.400
FIN.
MÉDÉE
TRAGÉDIE
1635
NOTICE.
Médée[917] a fourni deux pièces à Corneille. L'une, la Toison d'or (1661), nous montre cette princesse trahissant son père par amour pour Jason; l'autre, qui occupe le second rang dans l'ordre historique, mais qui est de beaucoup la plus ancienne dans la série chronologique des œuvres de notre poëte, nous la présente abandonnée de celui à qui elle a tout sacrifié et immolant à sa vengeance non-seulement sa rivale, mais ses propres enfants.
Ce dernier sujet, profondément tragique, a inspiré tour à tour un grand nombre de poëtes de tous les temps et de tous les pays, et fournirait la matière d'une étude comparative intéressante, mais qui ne peut trouver place dans cette notice[918].
Nous nous contenterons de rappeler ici que Thomas Corneille a puisé dans la pièce de son frère la matière d'un opéra portant le même titre; et nous signalerons en note au bas des pages les endroits imités d'Euripide et de Sénèque.
Dans le Parnasse ou la critique des poëtes, par la Pinelière (p. 60-62), on trouve parmi de curieux détails sur les habitudes de certains poëtes dramatiques de ce temps, une indication assez précise de l'époque de la composition de Médée: «Ils tâchent par toutes sortes de moyens de voir tous ceux qui écrivent. Ils auront la tête levée une heure entière à l'hôtel de Bourgogne pour attendre que quelque poëte de réputation qu'ils voient dans une loge regarde de leur côté, afin d'avoir l'occasion de leur faire la révérence. Ils le montrent à ceux de leur compagnie, et leur disent: «Voilà M. de Rotrou, ou M. du Ryer, il a bien parlé de ma pièce, qu'un de mes amis lui a depuis peu montrée.» Tantôt ils s'éloigneront un peu d'eux, et reviendront incontinent leur dire: «Messieurs, je vous demande pardon de mon incivilité: je viens de saluer M. Corneille, qui n'arriva qu'hier de Rouen. Il m'a promis que demain nous irons voir ensemble M. Mairet, et qu'il me fera voir des vers d'une excellente pièce de théâtre qu'il a commencée.» Enfin, se jetant peu à peu sur le discours des auteurs du temps et de leurs ouvrages, ils révéleront tous les desseins des poëtes, pour montrer qu'ils ont de grandes intrigues avec eux. Ils parleront du plan de Cléopatre et de cinq ou six autres sujets que son auteur[919] a tirés de l'Histoire romaine, dont il veut faire des sœurs à son incomparable Sophonisbe. Ils diront qu'ils ont vu des vers de l'Ulysse dupé[920]; que Scudéry est au troisième acte de la Mort de César; que la Médée est presque achevée; que l'Innocente infidélité est la plus belle pièce de Rotrou, quoiqu'on ne s'imaginât pas qu'il pût s'élever au-dessus de celles qu'il avoit déjà faites; que l'auteur d'Ifis et Iante[921] fait une autre Cléopatre pour la troupe Royale; et que Chapelain n'a guère encore travaillé à son poëme de la Pucelle d'Orléans, ni Corneille à celui qu'il compose sur un ancien duc de son pays.»
Ce morceau a été écrit en 1635[922], et le 3 avril de cette même année Balzac adressait à Boisrobert l'éloge suivant de Mondory: «Nous devons cela à Jason, à Massinisse et à Brutus, qui vivent aujourd'hui en la personne de l'homme dont vous me parlez si avantageusement, et que j'ai admiré autant de fois que je l'ai ouï. Il est vrai que dans la représentation de ces trois héros, il suffit qu'il soit le digne organe de trois excellents esprits qui leur ont rendu la vie; mais il est vrai aussi que la grâce dont il prononce, donne un degré de bonté aux vers qu'ils ne peuvent recevoir des poëtes vulgaires. Ils ont donc quelquefois plus d'obligation à celui qui les récite qu'à celui qui les a faits, et ce second père, pour le dire ainsi, les purge par son adoption de tous les vices de leur naissance. Le son de sa voix, accompagné de la dignité de ses gestes, anoblit les plus communes et les plus viles conceptions. Il n'est point d'âme si bien fortifiée contre les objets des sens, à qui il ne fasse violence, ni de jugement si fin, qui se puisse garantir de l'imposture de sa parole. De sorte que s'il y a en ce monde quelque félicité pour les vers, il faut avouer qu'elle est dans sa bouche et dans son récit; et que comme les mauvaises choses y prennent l'apparence du bien, les bonnes y trouvent leur perfection.» Ce passage, dont on n'a point profité jusqu'ici, nous offre des renseignements assez curieux. Il nous apprend que Mondory a joué d'original Massinisse dans la Sophonisbe de Mairet, représentée pour la première fois en 1629, Jason dans la Médée de Corneille et Brute dans la Mort de César de Scudéry; il nous prouve en outre que le 3 avril 1635 ces deux dernières pièces avaient déjà été représentées. Or les frères Parfait, et à leur suite tous les historiens de notre théâtre, placent la seconde en 1636.
Malgré ses défauts, Médée semblait plus digne d'accompagner le Cid que la Galerie du Palais, la Place Royale ou la Suivante. Elle ne fut pourtant imprimée que deux ans plus tard, en 1639.
L'édition originale in-4o forme un volume de 4 feuillets liminaires et de 95 pages, dont voici le titre: «Medée, Tragedie. A Paris, chez François Targa.... M.DC.XXXIX. Auec priuilege du Roy.» L'achevé d'imprimer est du 16 mars.
La Médée de Longepierre, représentée en 1694, s'est maintenue au répertoire pendant tout le cours du siècle dernier, et a fait complétement oublier celle de Corneille.
A MONSIEUR P. T. N. G.[923].
Monsieur,
Je vous donne Médée, toute méchante qu'elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. Je vous la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir ou violenter vos sentiments par un étalage des préceptes de l'art, qui doivent être fort mal entendus et fort mal pratiqués quand ils ne nous font pas arriver au but que l'art se propose. Celui de la poésie dramatique est de plaire, et les règles qu'elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en faciliter les moyens au poëte, et non pas des raisons qui puissent persuader aux spectateurs qu'une chose soit agréable quand elle leur déplaît. Ici vous trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la scène dont les mœurs ne soient plus mauvaises que bonnes; mais la peinture et la poésie ont cela de commun, entre beaucoup d'autres choses, que l'une fait souvent de beaux portraits d'une femme laide, et l'autre de belles imitations d'une action qu'il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il n'est pas question si un visage est beau, mais s'il ressemble; et dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple; et si elle nous en veut faire quelque horreur, ce n'est point par leur punition, qu'elle n'affecte pas de nous faire voir, mais par leur laideur, qu'elle s'efforce de nous représenter au naturel. Il n'est pas besoin d'avertir ici le public que celles de cette tragédie ne sont pas à imiter: elles paroissent assez à découvert pour n'en faire envie à personne. Je n'examine point si elles sont vraisemblables ou non: cette difficulté, qui est la plus délicate de la poésie, et peut-être la moins entendue, demanderoit un discours trop long pour une épître: il me suffit qu'elles sont autorisées ou par la vérité de l'histoire, ou par l'opinion commune des anciens. Elles vous ont agréé autrefois sur le théâtre; j'espère qu'elles vous satisferont encore aucunement sur le papier, et demeure,
MONSIEUR,
Votre très-humble serviteur,
Corneille.
EXAMEN.
Cette tragédie a été traitée en grec par Euripide, et en latin par Sénèque; et c'est sur leur exemple que je me suis autorisé à en mettre le lieu dans une place publique, quelque peu de vraisemblance qu'il y aye à y faire parler des rois, et à y voir Médée prendre les desseins de sa vengeance. Elle en fait confidence, chez Euripide, à tout le chœur, composé de Corinthiennes sujettes de Créon, et qui devoient être du moins au nombre de quinze, à qui elle dit hautement qu'elle fera périr leur roi, leur princesse et son mari, sans qu'aucune d'elles ait la moindre pensée d'en donner avis à ce prince.
Pour Sénèque, il y a quelque apparence qu'il ne lui fait pas prendre ces résolutions violentes en présence du chœur, qui n'est pas toujours sur le théâtre[924], et n'y parle jamais aux autres acteurs; mais je ne puis comprendre comme, dans son quatrième acte, il lui fait achever ces enchantements[925] en place publique; et j'ai mieux aimé rompre l'unité exacte du lieu, pour faire voir Médée dans le même cabinet où elle a fait ses charmes, que de l'imiter en ce point.
Tous les deux m'ont semblé donner trop peu de défiance à Créon des présents de cette magicienne, offensée au dernier point, qu'il témoigne craindre chez l'un et chez l'autre, et dont il a d'autant plus de lieu de se défier, qu'elle lui demande instamment un jour de délai pour se préparer à partir, et qu'il croit qu'elle ne le demande que pour machiner quelque chose contre lui, et troubler les noces de sa fille.
J'ai cru mettre la chose dans un peu plus de justesse, par quelques précautions que j'y ai apportées: la première, en ce que Créuse souhaite avec passion cette robe que Médée empoisonne, et qu'elle oblige Jason à la tirer d'elle par adresse; ainsi, bien que les présents des ennemis doivent être suspects, celui-ci ne le doit pas être, parce que ce n'est pas tant un don qu'elle fait qu'un payement qu'on lui arrache de la grâce que ses enfants reçoivent; la seconde, en ce que ce n'est pas Médée[926] qui demande ce jour de délai qu'elle emploie à sa vengeance, mais Créon qui le lui donne de son mouvement, comme pour diminuer quelque chose de l'injuste violence qu'il lui fait, dont il semble avoir honte en lui-même; et la troisième enfin, en ce qu'après les défiances que Pollux lui en fait prendre presque par force, il en fait faire l'épreuve sur une autre, avant que de permettre à sa fille de s'en parer.
L'épisode d'Ægée n'est pas tout à fait de mon invention: Euripide l'introduit en son troisième acte, mais seulement comme un passant à qui Médée fait ses plaintes, et qui l'assure d'une retraite chez lui à Athènes, en considération d'un service qu'elle promet de lui rendre[927]. En quoi je trouve deux choses à dire: l'une, qu'Ægée, étant dans la cour de Créon, ne parle point du tout de le voir; l'autre, que bien qu'il promette à Médée de la recevoir et protéger à Athènes après qu'elle se sera vengée, ce qu'elle fait dès ce jour-là même, il lui témoigne toutefois qu'au sortir de Corinthe il va trouver Pitthéus à Trœzène, pour consulter avec lui sur le sens de l'oracle qu'on venoit de lui rendre à Delphes, et qu'ainsi Médée seroit demeurée[928] en assez mauvaise posture dans Athènes en l'attendant, puisqu'il tarda manifestement quelque temps chez Pitthéus, où il fit l'amour à sa fille Æthra, qu'il laissa grosse de Thésée, et n'en partit point que sa grossesse ne fût constante. Pour donner un peu plus d'intérêt à ce monarque dans l'action de cette tragédie, je le fais amoureux de Créuse, qui lui préfère Jason, et je porte ses ressentiments à l'enlever, afin qu'en cette entreprise, demeurant prisonnier de ceux qui la sauvent de ses mains, il aye obligation à Médée de sa délivrance, et que la reconnoissance qu'il lui en doit l'engage plus fortement à sa protection, et même à l'épouser, comme l'histoire le marque.
Pollux est de ces personnages protatiques qui ne sont introduits que pour écouter la narration du sujet. Je pense l'avoir déjà dit[929], et j'ajoute que ces personnages sont d'ordinaire assez difficiles à imaginer dans la tragédie, parce que les événements publics et éclatants dont elle est composée sont connus de tout le monde, et que s'il est aisé de trouver des gens qui les sachent pour les raconter, il n'est pas aisé d'en trouver qui les ignorent pour les entendre: c'est ce qui m'a fait avoir recours à cette fiction, que Pollux, depuis son retour de Colchos, avoit toujours été en Asie, où il n'avoit rien appris de ce qui s'étoit passé dans la Grèce, que la mer en sépare. Le contraire arrive en la comédie: comme elle n'est que d'intriques particuliers, il n'est rien si facile que de trouver des gens qui les ignorent; mais souvent il n'y a qu'une seule personne qui les puisse expliquer: ainsi l'on n'y manque jamais de confidents quand il y a matière de confidence.
Dans la narration que fait Nérine au quatrième acte, on peut considérer que quand ceux qui écoutent ont quelque chose d'important dans l'esprit, ils n'ont pas assez de patience pour écouter le détail de ce qu'on leur vient raconter, et que c'est assez[930] pour eux d'en apprendre l'événement en un mot: c'est ce que fait voir ici Médée, qui ayant su que Jason a arraché Créuse à ses ravisseurs, et pris Ægée prisonnier, ne veut point qu'on lui explique comment cela s'est fait. Lorsqu'on a affaire à un esprit tranquille, comme Achorée à Cléopatre dans la Mort de Pompée, pour qui elle ne s'intéresse que par un sentiment d'honneur, on prend le loisir d'exprimer toutes les particularités; mais avant que d'y descendre, j'estime qu'il est bon, même alors, d'en dire tout l'effet en deux mots dès l'abord.
Surtout, dans les narrations ornées et pathétiques, il faut très-soigneusement prendre garde en quelle assiette est l'âme de celui qui parle et de celui qui écoute, et se passer de cet ornement, qui ne va guère sans quelque étalage ambitieux, s'il y a la moindre apparence que l'un des deux soit trop en péril, ou dans une passion trop violente, pour avoir toute la patience nécessaire au récit qu'on se propose.
J'oubliois à remarquer que la prison où je mets Ægée est un spectacle désagréable, que je conseillerois d'éviter: ces grilles qui éloignent l'acteur du spectateur, et lui cachent toujours plus de la moitié de sa personne, ne manquent jamais à rendre son action fort languissante. Il arrive quelquefois des occasions indispensables de faire arrêter prisonniers sur nos théâtres quelques-uns de nos principaux acteurs; mais alors il vaut mieux se contenter de leur donner des gardes qui les suivent, et n'affoiblissent ni le spectacle ni l'action, comme dans Polyeucte et dans Héraclius. J'ai voulu rendre visible ici l'obligation qu'Ægée avoit à Médée; mais cela se fût mieux fait par un récit.
Je serai bien aise encore qu'on remarque la civilité de Jason envers Pollux à son départ: il l'accompagne jusque hors de la ville; et c'est une adresse de théâtre assez heureusement pratiquée pour l'éloigner de Créon et Créuse mourants, et n'en avoir que deux à la fois à faire parler. Un auteur est bien embarrassé quand il en a trois, et qu'ils ont tous trois[931] une assez forte passion dans l'âme pour leur donner une juste impatience de la pousser au dehors: c'est ce qui m'a obligé à faire mourir ce roi malheureux avant l'arrivée de Jason, afin qu'il n'eût à parler qu'à Créuse, et à faire mourir cette princesse avant que Médée se montre sur le balcon, afin que cet amant en colère n'aye plus à qui s'adresser qu'à elle; mais on auroit eu lieu de trouver à dire qu'il ne fût pas auprès de sa maîtresse dans un si grand malheur, si je n'eusse rendu raison de son éloignement.
J'ai feint que les feux que produit la robe de Médée, et qui font périr Créon et Créuse, étoient invisibles, parce que j'ai mis leurs personnes sur la scène dans la catastrophe. Ce spectacle de mourants m'étoit nécessaire pour remplir mon cinquième acte, qui sans cela n'eût pu atteindre à la longueur ordinaire des nôtres; mais à dire le vrai, il n'a pas l'effet que demande la tragédie, et ces deux mourants importunent plus par leurs cris et par leurs gémissements, qu'ils ne font pitié par leur malheur. La raison en est qu'ils semblent l'avoir mérité par l'injustice qu'ils ont faite à Médée, qui attire si bien de son côté toute la faveur de l'auditoire, qu'on excuse sa vengeance après l'indigne traitement qu'elle a reçu de Créon et de son mari, et qu'on a plus de compassion du désespoir où ils l'ont réduite, que de tout ce qu'elle leur fait souffrir.
Quant au style, il est fort inégal en ce poëme; et ce que j'y ai mêlé du mien approche si peu de ce que j'ai traduit de Sénèque, qu'il n'est point besoin d'en mettre le texte en marge pour faire discerner au lecteur ce qui est de lui ou de moi. Le temps m'a donné le moyen d'amasser assez de forces pour ne laisser pas cette différence si visible dans le Pompée, où j'ai beaucoup pris de Lucain, et ne crois pas être demeuré fort au-dessous de lui quand il a fallu me passer de son secours.
ACTEURS.
CRÉON, roi de Corinthe.
ÆGÉE, roi d'Athènes.
JASON, mari de Médée.
POLLUX, argonaute, ami de Jason.
CRÉUSE, fille de Créon.
MÉDÉE, femme de Jason.
CLÉONE, gouvernante de Créuse.
NÉRINE, suivante de Médée.
THEUDAS, domestique de Créon.
Troupe des gardes de Créon.
La scène est à Corinthe.
MÉDÉE.
TRAGÉDIE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
POLLUX, JASON.
POLLUX.
Que je sens à la fois de surprise et de joie!
Se peut-il qu'en ces lieux enfin je vous revoie[932],
Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason?
JASON.
Vous n'y pouviez venir en meilleure saison;
Et pour vous rendre encor l'âme plus étonnée,5
Préparez-vous à voir mon second hyménée[933].
POLLUX.
Quoi! Médée est donc morte, ami?
JASON.
Non, elle vit;
Mais un objet plus beau la chasse de mon lit[934].
Dieux! et que fera-t-elle?
JASON.
Et que fit Hypsipyle[935],
Que pousser les éclats d'un courroux inutile[936]?10
Elle jeta des cris, elle versa des pleurs,
Elle me souhaita mille et mille malheurs,
Dit que j'étois sans foi, sans cœur, sans conscience[937],
Et lasse de le dire, elle prit patience.
Médée en son malheur en pourra faire autant:15
Qu'elle soupire, pleure, et me nomme inconstant;
Je la quitte à regret, mais je n'ai point d'excuse
Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse.
POLLUX.
Créuse est donc l'objet qui vous vient d'enflammer[938]?
Je l'aurois deviné sans l'entendre nommer[939].20
Jason ne fit jamais de communes maîtresses;
Il est né seulement pour charmer les princesses,
Et haïroit l'amour, s'il avoit sous sa loi[940]
Rangé de moindres cœurs que des filles de roi.
Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,25
Et Créuse à Corinthe, autant vaut, possédée,
Font bien voir qu'en tous lieux, sans le secours de Mars[941],
Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.
Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires:
J'accommode ma flamme au bien de mes affaires;30
Et sous quelque climat que me jette le sort[942],
Par maxime d'État je me fais cet effort.
Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
Qu'eussions-nous fait, Pollux, sans l'amour d'Hypsipyle?
Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,35
Que cajoler Médée, et gagner la toison?
Alors, sans mon amour, qu'eût fait votre vaillance[943]?
Eût-elle du dragon trompé la vigilance?
Ce peuple que la terre enfantoit tout armé,
Qui de vous l'eût défait, si Jason n'eût aimé?40
Maintenant qu'un exil m'interdit ma patrie,
Créuse est le sujet de mon idolâtrie;
Et j'ai trouvé l'adresse, en lui faisant la cour[944],
De relever mon sort sur les ailes d'Amour.
POLLUX.
Que parlez-vous d'exil? La haine de Pélie....45
JASON.
Me fait, tout mort qu'il est, fuir de sa Thessalie.
POLLUX.
Il est mort!
JASON.
Écoutez, et vous saurez comment
Son trépas seul m'oblige à cet éloignement[945].
Après six ans passés, depuis notre voyage,
Dans les plus grands plaisirs qu'on goûte au mariage,50
Mon père, tout caduc, émouvant ma pitié,
Je conjurai Médée, au nom de l'amitié....
POLLUX.
J'ai su comme son art, forçant les destinées,
Lui rendit la vigueur de ses jeunes années:
Ce fut, s'il m'en souvient, ici que je l'appris,55
D'où soudain un voyage en Asie entrepris
Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,
Je n'ai point su depuis quelle est votre fortune;
Je n'en fais qu'arriver.
JASON.
Apprenez donc de moi
Le sujet qui m'oblige à lui manquer de foi.60
Malgré l'aversion d'entre nos deux familles,
De mon tyran Pélie elle gagne les filles[946],
Et leur feint de ma part tant d'outrages reçus,
Que ces foibles esprits sont aisément déçus.
Elle fait amitié, leur promet des merveilles,65
Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles;
Et pour mieux leur montrer comme il est infini,
Leur étale surtout mon père rajeuni.
Pour épreuve elle égorge un bélier à leurs vues,
Le plonge en un bain d'eaux et d'herbes inconnues,70
Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur,
Et lui rend d'un agneau la taille et la vigueur.
Les sœurs crient miracle, et chacune ravie
Conçoit pour son vieux père une pareille envie,
Veut un effet pareil, le demande, et l'obtient;75
Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient:
Médée, après le coup d'une si belle amorce[947],
Prépare de l'eau pure et des herbes sans force,
Redouble le sommeil des gardes et du Roi:
La suite au seul récit me fait trembler d'effroi.80
A force de pitié ces filles inhumaines[948]
De leur père endormi vont épuiser les veines:
Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau[949],
Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau;
Le coup le plus mortel s'impute à grand service;85
On nomme piété ce cruel sacrifice,
Et l'amour paternel qui fait agir leurs bras
Croiroit commettre un crime à n'en commettre pas.
Médée est éloquente à leur donner courage:
Chacune toutefois tourne ailleurs son visage;90
Une secrète horreur condamne leur dessein[950],
Et refuse leurs yeux à conduire leur main[951].
POLLUX.
A me représenter ce tragique spectacle,
Qui fait un parricide et promet un miracle,
J'ai de l'horreur moi-même, et ne puis concevoir95
Qu'un esprit jusque-là se laisse décevoir.
JASON.
Ainsi mon père Æson recouvra sa jeunesse.
Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse;
L'épouvante les prend; Médée en raille, et fuit[952].
Le jour découvre à tous les crimes de la nuit;100
Et pour vous épargner un discours inutile,
Acaste, nouveau roi, fait mutiner la ville,
Nomme Jason l'auteur de cette trahison,
Et pour venger son père, assiége ma maison.
Mais j'étois déjà loin, aussi bien que Médée;105
Et ma famille enfin à Corinthe abordée,
Nous saluons Créon, dont la bénignité
Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté.
Que vous dirai-je plus? mon bonheur ordinaire
M'acquiert les volontés de la fille et du père;110
Si bien que de tous deux également chéri,
L'un me veut pour son gendre, et l'autre pour mari.
D'un rival couronné les grandeurs souveraines,
La majesté d'Ægée, et le sceptre d'Athènes,
N'ont rien, à leur avis, de comparable à moi,115
Et banni que je suis, je leur suis plus qu'un roi.
Je vois trop ce bonheur, mais je le dissimule[953];
Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle,
Du devoir conjugal je combats mon amour,
Et je ne l'entretiens que pour faire ma cour.120
Acaste cependant menace d'une guerre
Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre;
Puis, changeant tout à coup ses résolutions,
Il propose la paix sous des conditions.
Il demande d'abord et Jason et Médée:125
On lui refuse l'un, et l'autre est accordée;
Je l'empêche, on débat, et je fais tellement,
Qu'enfin il se réduit à son bannissement.
De nouveau je l'empêche, et Créon me refuse;
Et pour m'en consoler, il m'offre sa Créuse.130
Qu'eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité
Qui commettoit ma vie avec ma loyauté?
Car sans doute, à quitter l'utile pour l'honnête,
La paix alloit se faire aux dépens de ma tête[954];
Le mépris insolent des offres d'un grand roi[955]135
Aux mains d'un ennemi livroit Médée et moi[956].
Je l'eusse fait pourtant, si je n'eusse été père:
L'amour de mes enfants m'a fait l'âme légère;
Ma perte étoit la leur; et cet hymen nouveau
Avec Médée et moi les tire du tombeau:140
Eux seuls m'ont fait résoudre, et la paix s'est conclue.
POLLUX.
Bien que de tous côtés l'affaire résolue
Ne laisse aucune place aux conseils d'un ami,
Je ne puis toutefois l'approuver qu'à demi.
Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude,145
C'est montrer pour Médée un peu d'ingratitude[957]:
Ce qu'elle a fait pour vous est mal récompensé.
Il faut craindre après tout son courage offensé;
Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes.
JASON.
Ce sont à sa fureur d'épouvantables armes;150
Mais son bannissement nous en va garantir.
POLLUX.
Gardez d'avoir sujet de vous en repentir.
JASON.
Quoi qu'il puisse arriver, ami, c'est chose faite.
POLLUX.
La termine le ciel comme je le souhaite!
Permettez cependant qu'afin de m'acquitter155
J'aille trouver le Roi pour l'en féliciter.
JASON.
Je vous y conduirois, mais j'attends ma princesse,
Qui va sortir du temple.
POLLUX.
Adieu: l'amour vous presse,
Et je serois marri qu'un soin officieux
Vous fît perdre pour moi des temps si précieux.160
SCÈNE II.
JASON[958].
Depuis que mon esprit est capable de flamme,
Jamais un trouble égal n'a confondu mon âme[959]:
Mon cœur, qui se partage en deux affections,
Se laisse déchirer à mille passions.
Je dois tout à Médée, et je ne puis sans honte165
Et d'elle et de ma foi tenir si peu de conte[960]:
Je dois tout à Créon, et d'un si puissant roi
Je fais un ennemi, si je garde ma foi[961]:
Je regrette Médée, et j'adore Créuse;
Je vois mon crime en l'une, en l'autre mon excuse[962];
Et dessus mon regret mes desirs triomphants
Ont encor le secours du soin de mes enfants.
Mais la princesse vient: l'éclat d'un tel visage[963]
Du plus constant du monde attireroit l'hommage,
Et semble reprocher à ma fidélité175
D'avoir osé tenir contre tant de beauté.
SCÈNE III.
JASON, CRÉUSE, CLÉONE.
JASON.
Que votre zèle est long, et que d'impatience[964]
Il donne à votre amant, qui meurt en votre absence!
CRÉUSE.
Je n'ai pas fait pourtant au ciel beaucoup de vœux[965]:
Ayant Jason à moi, j'ai tout ce que je veux.180
JASON.
Et moi, puis-je espérer l'effet d'une prière
Que ma flamme tiendroit à faveur singulière?
Au nom de notre amour, sauvez deux jeunes fruits
Que d'un premier hymen la couche m'a produits;
Employez-vous pour eux, faites auprès d'un père[966]185
Qu'ils ne soient point compris en l'exil de leur mère:
C'est lui seul qui bannit ces petits malheureux,
Puisque dans les traités il n'est point parlé d'eux.
CRÉUSE.
J'avois déjà parlé de leur tendre innocence[967],
Et vous y servirai de toute ma puissance,190
Pourvu qu'à votre tour vous m'accordiez un point
Que jusques à tantôt je ne vous dirai point.
Dites, et quel qu'il soit, que ma reine en dispose.
CRÉUSE.
Si je puis sur mon père obtenir quelque chose,
Vous le saurez après: je ne veux rien pour rien.195
CLÉONE.
Vous pourrez au palais suivre cet entretien.
On ouvre chez Médée, ôtez-vous de sa vue:
Vos présences rendroient sa douleur plus émue;
Et vous seriez marris que cet esprit jaloux
Mêlât son amertume à des plaisirs si doux.200
SCÈNE IV.
MÉDÉE.
Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoins d'une immortelle ardeur
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,205
Et m'aidez à venger cette commune injure[968]:
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries[969],
Filles de l'Achéron, pestes, larves, furies,210
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit[970]
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit[971],
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes;
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers:215
Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers;
Apportez-moi du fond des antres de Mégère[972]
La mort de ma rivale, et celle de son père;
Et si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux:220
Qu'il coure vagabond de province en province,
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince;
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui[973],
Accablé de frayeur, de misère, d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse;225
Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice;
Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
Attache à son esprit un éternel bourreau[974].
Jason me répudie! et qui l'auroit pu croire?
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire?230
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose?
Quoi! mon père trahi, les éléments forcés,235
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée[975],
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir?240
Tu t'abuses, Jason, je suis encor moi-même.
Tout ce qu'en ta faveur fit mon amour extrême,
Je le ferai par haine; et je veux pour le moins
Qu'un forfait nous sépare, ainsi qu'il nous a joints;
Que mon sanglant divorce, en meurtres, en carnage,245
S'égale aux premiers jours de notre mariage,
Et que notre union, que rompt ton changement,
Trouve une fin pareille à son commencement.
Déchirer par morceaux l'enfant aux yeux du père
N'est que le moindre effet qui suivra ma colère;250
Des crimes si légers furent mes coups d'essai:
Il faut bien autrement montrer ce que je sai;
Il faut faire un chef-d'œuvre, et qu'un dernier ouvrage
Surpasse de bien loin ce foible apprentissage[976].
Mais pour exécuter tout ce que j'entreprends,255
Quels Dieux me fourniront des secours assez grands?
Ce n'est plus vous, enfers, qu'ici je sollicite:
Vos feux sont impuissants pour ce que je médite.
Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour,
Qu'à regret tu dépars à ce fatal séjour,260
Soleil, qui vois l'affront qu'on va faire à ta race[977],
Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place;
Accorde cette grâce à mon desir bouillant;
Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant;
Mais ne crains pas de chute à l'univers funeste:265
Corinthe consumé garantira le reste[978];
De mon juste courroux les implacables vœux[979]
Dans ses odieux murs arrêteront tes feux;
Créon en est le prince, et prend Jason pour gendre:
C'est assez mériter d'être réduit en cendre[980],270
D'y voir réduit tout l'isthme, afin de l'en punir,
Et qu'il n'empêche plus les deux mers de s'unir[981].
SCÈNE V.
MÉDÉE, NÉRINE.
MÉDÉE.
Eh bien? Nérine, à quand, à quand cet hyménée?
En ont-ils choisi l'heure? en sais-tu la journée?
N'en as-tu rien appris? n'as-tu point vu Jason?275
N'appréhende-t-il rien après sa trahison?
Croit-il qu'en cet affront je m'amuse à me plaindre?
S'il cesse de m'aimer, qu'il commence à me craindre;
Il verra, le perfide, à quel comble d'horreur
De mes ressentiments peut monter la fureur.280
NÉRINE.
Modérez les bouillons de cette violence,
Et laissez déguiser vos douleurs au silence.
Quoi! Madame, est-ce ainsi qu'il faut dissimuler?
Et faut-il perdre ainsi des menaces en l'air?
Les plus ardents transports d'une haine connue[982]285
Ne sont qu'autant d'éclairs avortés dans la nue,
Qu'autant d'avis à ceux que vous voulez punir,
Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir.
Qui peut, sans s'émouvoir, supporter une offense,
Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance[983];
Et sa feinte douceur, sous un appas[984] mortel,
Mène insensiblement sa victime à l'autel.
MÉDÉE.
Tu veux que je me taise et que je dissimule!
Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule:
L'âme en est incapable en de[985] moindres malheurs,295
Et n'a point où cacher de pareilles douleurs[986].
Jason m'a fait trahir mon pays et mon père,
Et me laisse au milieu d'une terre étrangère,
Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien,
La fable de son peuple, et la haine du mien:300
Nérine, après cela tu veux que je me taise!
Ne dois-je point encore en témoigner de l'aise,
De ce royal hymen souhaiter l'heureux jour,
Et forcer tous mes soins à servir son amour[987]?
NÉRINE.
Madame, pensez mieux à l'éclat que vous faites:305
Quelque juste qu'il soit, regardez où vous êtes;
Considérez qu'à peine un esprit plus remis[988]
Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.
MÉDÉE.
L'âme doit se roidir plus elle est menacée,
Et contre la fortune aller tête baissée,310
La choquer hardiment, et sans craindre la mort,
Se présenter de front à son plus rude effort.
Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
Et sur ceux qu'elle abat redouble ses outrages.
NÉRINE.
Que sert ce grand courage où l'on est sans pouvoir?315
MÉDÉE.
Il trouve toujours lieu de se faire valoir[989].Forcez l'aveuglement dont vous êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi[990]:
Dans un si grand revers que vous reste-t-il?
MÉDÉE.
Moi:320
Moi, dis-je, et c'est assez.
NÉRINE.
Quoi! vous seule, Madame?
MÉDÉE.
Oui, tu vois en moi seule et le fer et la flamme,
Et la terre, et la mer, et l'enfer, et les cieux,
Et le sceptre des rois, et la foudre des Dieux[991].
NÉRINE.
L'impétueuse ardeur d'un courage sensible325
A vos ressentiments figure tout possible:
Mais il faut craindre un roi fort de tant de sujets.
MÉDÉE.
Mon père, qui l'étoit, rompit-il mes projets?
NÉRINE.
Non; mais il fut surpris, et Créon se défie:
Fuyez, qu'à ses soupçons il ne vous sacrifie.330
Las! je n'ai que trop fui; cette infidélité
D'un juste châtiment punit ma lâcheté.
Si je n'eusse point fui pour la mort de Pélie,
Si j'eusse tenu bon dedans la Thessalie,
Il n'eût point vu Créuse, et cet objet nouveau335
N'eût point de notre hymen étouffé le flambeau[992].
NÉRINE.
Fuyez encor, de grâce.
MÉDÉE.
Oui, je fuirai, Nérine,
Mais avant de Créon on verra la ruine.
Je brave la fortune; et toute sa rigueur,
En m'ôtant un mari, ne m'ôte pas le cœur[993];340
Sois seulement fidèle, et, sans te mettre en peine,
Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine.
NÉRINE, seule[994].
Madame.... Elle me quitte au lieu de m'écouter[995].
Ces violents transports la vont précipiter:
D'une trop juste ardeur l'inexorable envie[996]345
Lui fait abandonner le souci de sa vie.
Tâchons, encore un coup, d'en divertir le cours.
Apaiser sa fureur, c'est conserver ses jours.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
MÉDÉE, NÉRINE.
NÉRINE.
Bien qu'un péril certain suive votre entreprise,
Assurez-vous sur moi, je vous suis toute acquise:350
Employez mon service aux flammes, au poison,
Je ne refuse rien; mais épargnez Jason.
Votre aveugle vengeance une fois assouvie,
Le regret de sa mort vous coûteroit la vie;
Et les coups violents d'un rigoureux ennui....355
MÉDÉE.
Cesse de m'en parler, et ne crains rien pour lui:
Ma fureur jusque-là n'oseroit me séduire;
Jason m'a trop coûté pour le vouloir détruire;
Mon courroux lui fait grâce, et ma première ardeur[997]
Soutient son intérêt au milieu de mon cœur.360
Je crois qu'il m'aime encore, et qu'il nourrit en l'âme
Quelques restes secrets d'une si belle flamme;
Qu'il ne fait qu'obéir aux volontés d'un roi[998],
Qui l'arrache[999] à Médée en dépit de sa foi.
Qu'il vive, et s'il se peut, que l'ingrat me demeure;365
Sinon, ce m'est assez que sa Créuse meure:
Qu'il vive cependant, et jouisse du jour
Que lui conserve encor mon immuable amour.
Créon seul et sa fille ont fait la perfidie[1000];
Eux seuls termineront toute la tragédie:370
Leur perte achèvera cette fatale paix.
NÉRINE.
Contenez-vous, Madame; il sort de son palais[1001].
SCÈNE II.
CRÉON, MÉDÉE, NÉRINE, Soldats.
CRÉON.
Quoi? je te vois encore! Avec quelle impudence
Peux-tu, sans t'effrayer, soutenir ma présence?
Ignores-tu l'arrêt de ton bannissement?375
Fais-tu si peu de cas de mon commandement?
Voyez comme elle s'enfle et d'orgueil et d'audace!
Ses yeux ne sont que feu; ses regards, que menace.
Gardes, empêchez-la de s'approcher de moi[1002].
Va, purge mes États d'un monstre tel que toi:380
Délivre mes sujets et moi-même de crainte[1003].
MÉDÉE.
De quoi m'accuse-t-on? quel crime, quelle plainte
Pour mon bannissement vous donne tant d'ardeur[1004]?
CRÉON.
Ah! l'innocence même, et la même candeur[1005]!
Médée est un miroir de vertu signalée:385
Quelle inhumanité de l'avoir exilée!
Barbare, as-tu sitôt oublié tant d'horreurs?
Repasse tes forfaits, repasse tes erreurs[1006],
Et de tant de pays nomme quelque contrée
Dont tes méchancetés te permettent l'entrée[1007].390
Toute la Thessalie en armes te poursuit;
Ton père te déteste, et l'univers te fuit:
Me dois-je en ta faveur charger de tant de haines,
Et sur mon peuple et moi faire tomber tes peines?
Va pratiquer ailleurs tes noires actions;395
J'ai racheté la paix à ces conditions.
MÉDÉE.
Lâche paix, qu'entre vous, sans m'avoir écoutée,
Pour m'arracher mon bien vous avez complotée!
Paix dont le déshonneur vous[1008] demeure éternel!
Quiconque sans l'ouïr condamne un criminel,400
Son crime eût-il cent fois mérité le supplice[1009],
D'un juste châtiment il fait une injustice.
CRÉON.
Au regard de Pélie, il fut bien mieux traité:
Avant que l'égorger tu l'avois écouté[1010]?
MÉDÉE.
Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte405
L'envoya sur nos bords se livrer à sa perte?
Car comment voulez-vous que je nomme un dessein
Au-dessus de sa force et du pouvoir humain?
Apprenez quelle étoit cette illustre conquête,
Et de combien de morts j'ai garanti sa tête.410
Il falloit mettre au joug deux taureaux furieux[1011]:
Des tourbillons de feux s'élançoient de leurs yeux,
Et leur maître Vulcain poussoit par leur haleine
Un long embrasement dessus toute la plaine.
Eux domptés, on entroit en de nouveaux hasards:415
Il falloit labourer les tristes champs de Mars,
Et des dents d'un serpent ensemencer leur terre,
Dont la stérilité, fertile pour la guerre,
Produisoit à l'instant des escadrons armés
Contre la même main qui les avoit semés[1012].420
Mais quoi qu'eût fait contre eux une valeur parfaite,
La toison n'étoit pas au bout de leur défaite:
Un dragon, enivré des plus mortels poisons
Qu'enfantent les péchés de toutes les saisons,
Vomissant mille traits de sa gorge enflammée[1013],425
La gardoit beaucoup mieux que toute cette armée;
Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,
Ne virent abaisser sa paupière au sommeil:
Je l'ai seule assoupi; seule, j'ai par mes charmes
Mis au joug les taureaux et défait les gensdarmes.430
Si lors à mon devoir mon desir limité[1014]
Eût conservé ma gloire et ma fidélité[1015],
Si j'eusse eu de l'horreur de tant d'énormes fautes,
Que devenoit Jason, et tous vos Argonautes?
Sans moi, ce vaillant chef, que vous m'avez ravi,435
Fût péri le premier, et tous l'auroient suivi.
Je ne me repens point d'avoir par mon adresse
Sauvé le sang des Dieux et la fleur de la Grèce:
Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,
Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,440
Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie;
Je vous les verrai tous posséder sans envie:
Je vous les ai sauvés, je vous les cède tous;
Je n'en veux qu'un pour moi[1016], n'en soyez point jaloux.
Pour de si bons effets laissez-moi l'infidèle:445
Il est mon crime seul, si je suis criminelle;
Aimer cet inconstant, c'est tout ce que j'ai fait:
Si vous me punissez, rendez-moi mon forfait[1017].
Est-ce user comme il faut d'un pouvoir légitime,
Que me faire coupable et jouir de mon crime[1018]?450
CRÉON.
Va te plaindre à Colchos.
MÉDÉE.
Le retour m'y plaira.
Que Jason m'y remette ainsi qu'il m'en tira[1019]:
Je suis prête à partir sous la même conduite
Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.
O d'un injuste affront les coups les plus cruels!455
Vous faites différence entre deux criminels[1020]!
Vous voulez qu'on l'honore, et que de deux complices
L'un ait votre couronne, et l'autre des supplices!
CRÉON.
Cesse de plus mêler ton intérêt au sien.
Ton Jason, pris à part, est trop homme de bien[1021]:460
Le séparant de toi, sa défense est facile[1022];
Jamais il n'a trahi son père ni sa ville;
Jamais sang innocent n'a fait rougir ses mains;
Jamais il n'a prêté son bras à tes desseins[1023];
Son crime, s'il en a, c'est de t'avoir pour femme.465
Laisse-le s'affranchir d'une honteuse flamme,
Rends-lui son innocence en l'éloignant de nous[1024];
Porte en d'autres climats ton insolent courroux,
Tes herbes, tes poisons[1025], ton cœur impitoyable,
Et tout ce qui jamais a fait Jason coupable[1026].470
MÉDÉE.
Peignez mes actions plus noires que la nuit;
Je n'en ai que la honte, il en a tout le fruit:
Ce fut en sa faveur que ma savante audace[1027]
Immola son tyran par les mains de sa race;
Joignez-y mon pays et mon frère: il suffit475
Qu'aucun de tant de maux ne va qu'à son profit[1028].
Mais vous les[1029] saviez tous quand vous m'avez reçue;
Votre simplicité n'a point été déçue:
En ignoriez-vous un, quand vous m'avez promis
Un rempart assuré contre mes ennemis[1030]?480
Ma main, saignante encor du meurtre de Pélie[1031],
Soulevoit contre moi toute la Thessalie,
Quand votre cœur, sensible à la compassion,
Malgré tous mes forfaits, prit ma protection.
Si l'on me peut depuis imputer quelque crime,485
C'est trop peu que l'exil, ma mort est légitime:
Sinon, à quel propos me traitez-vous ainsi?
Je suis coupable ailleurs, mais innocente ici[1032].
CRÉON.
Je ne veux plus ici d'une telle innocence,
Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.490
Va....
MÉDÉE.
Dieux justes, vengeurs....
CRÉON.
Va, dis-je, en d'autres lieux
Par tes cris importuns solliciter les Dieux.
Laisse-nous tes enfants: je serois trop sévère,
Si je les punissois des crimes de leur mère[1033];
Et bien que je le pusse avec juste raison,495
Ma fille les demande en faveur de Jason.
MÉDÉE.
Barbare humanité, qui m'arrache à moi-même,
Et feint de la douceur pour m'ôter ce que j'aime!
Si Jason et Créuse ainsi l'ont ordonné[1034],
Qu'ils me rendent le sang que je leur ai donné.500
CRÉON.
Ne me réplique plus, suis la loi qui t'est faite;
Prépare ton départ, et pense à ta retraite.
Pour en délibérer, et choisir le quartier,
De grâce ma bonté te donne un jour entier[1035].
MÉDÉE.
Quelle grâce[1036]!
CRÉON.
Soldats, remettez-la chez elle;505
Sa contestation deviendroit éternelle[1037].
(Médée rentre et Créon continue[1038].)
Quel indomptable esprit! quel arrogant maintien
Accompagnoit l'orgueil d'un si long entretien!
A-t-elle rien fléchi de son humeur altière?
A-t-elle pu descendre à la moindre prière?510
Et le sacré respect de ma condition
En a-t-il arraché quelque soumission[1039]?
SCÈNE III.
CRÉON, JASON, CRÉUSE, CLÉONE, Soldats.
CRÉON.
Te voilà sans rivale, et mon pays sans guerres[1040],
Ma fille: c'est demain qu'elle sort de nos terres.
Nous n'avons désormais que craindre de sa part:515
Acaste est satisfait d'un si proche départ;
Et si tu peux calmer le courage d'Ægée,
Qui voit par notre choix son ardeur négligée,
Fais état que demain nous assure à jamais
Et dedans et dehors une profonde paix.520
CRÉUSE.
Je ne crois pas, Seigneur, que ce vieux roi d'Athènes[1041],
Voyant aux mains d'autrui le fruit de tant de peines,
Mêle tant de foiblesse à son ressentiment,
Que son premier courroux se dissipe aisément[1042].
J'espère toutefois qu'avec un peu d'adresse525
Je pourrai le résoudre à perdre une maîtresse
Dont l'âge peu sortable[1043] et l'inclination
Répondoient assez mal à son affection.
JASON.
Il doit vous témoigner par son obéissance
Combien sur son esprit vous avez de puissance;530
Et s'il s'obstine à suivre un injuste courroux[1044],
Nous saurons, ma princesse, en rabattre les coups;
Et nos préparatifs contre la Thessalie
Ont trop de quoi punir sa flamme et sa folie[1045].
CRÉON.
Nous n'en viendrons pas là: regarde seulement535
A le payer d'estime et de remercîment.
Je voudrois pour tout autre un peu de raillerie:
Un vieillard amoureux mérite qu'on en rie;
Mais le trône soutient la majesté des rois[1046]
Au-dessus du mépris, comme au-dessus des lois.540
On doit toujours respect au sceptre, à la couronne.
Remets tout, si tu veux, aux ordres que je donne;
Je saurai l'apaiser avec facilité,
Si tu ne te défends qu'avec civilité.
SCÈNE IV.
JASON, CRÉUSE, CLÉONE.
JASON.
Que ne vous dois-je point pour cette préférence,545
Où mes desirs n'osoient porter mon espérance!
C'est bien me témoigner un amour infini,
De mépriser un roi pour un pauvre banni!
A toutes ses grandeurs préférer ma misère,
Tourner en ma faveur les volontés d'un père,550
Garantir mes enfants d'un exil rigoureux!
CRÉUSE.
Qu'a pu faire de moindre un courage amoureux?
La fortune a montré dedans votre naissance
Un trait de son envie, ou de son impuissance;
Elle devoit un sceptre au sang dont vous naissez?555
Et sans lui vos vertus le méritoient assez.
L'amour, qui n'a pu voir une telle injustice,
Supplée à son défaut, ou punit sa malice,
Et vous dorme, au plus fort de vos adversités,
Le sceptre que j'attends, et que vous méritez.560
La gloire m'en demeure; et les races futures
Comptant notre hyménée entre vos aventures,
Vanteront à jamais mon amour généreux,
Qui d'un si grand héros rompt le sort malheureux.
Après tout, cependant, riez de ma foiblesse:565
Prête de posséder le phénix de la Grèce,
La fleur de nos guerriers, le sang de tant de Dieux,
La robe de Médée a donné dans mes yeux.
Mon caprice, à son lustre attachant mon envie,
Sans elle trouve à dire au bonheur de ma vie:570
C'est ce qu'ont prétendu mes desseins relevés,
Pour le prix des enfants que je vous ai sauvés.
JASON.
Que ce prix est léger pour un si bon office!
Il y faut toutefois employer l'artifice:
Ma jalouse en fureur n'est pas femme à souffrir575
Que ma main l'en dépouille afin de vous l'offrir[1047];
Des trésors dont son père épuise la Scythie,
C'est tout ce qu'elle a pris quand elle en est sortie.
CRÉUSE.
Qu'elle a fait un beau choix! jamais éclat pareil
Ne sema dans la nuit les clartés du soleil;580
Les perles avec l'or confusément mêlées,
Mille pierres de prix sur ses bords étalées,
D'un mélange divin éblouissent les yeux;
Jamais rien d'approchant ne se fit en ces[1048] lieux.
Pour moi, tout aussitôt que je l'en vis parée,585
Je ne fis plus d'état de la toison dorée;
Et dussiez-vous vous-même en être un peu jaloux,
J'en eus presques envie aussitôt que de vous.
Pour apaiser Médée et réparer sa perte,
L'épargne de mon père entièrement ouverte590
Lui met à l'abandon tous les trésors du Roi,
Pourvu que cette robe et Jason soient à moi.
N'en doutez point, ma reine, elle vous est acquise.
Je vais chercher Nérine, et par son entremise
Obtenir de Médée avec dextérité595
Ce que refuseroit son courage irrité.
Pour elle, vous savez que j'en fuis les approches[1049];
J'aurois peine à souffrir l'orgueil de ses reproches;
Et je me connois mal, ou dans notre entretien
Son courroux s'allumant allumeroit le mien.600
Je n'ai point un esprit complaisant à sa rage,
Jusques à supporter sans réplique un outrage;
Et ce seroient pour moi d'éternels déplaisirs[1050]
De reculer par là l'effet de vos desirs.
Mais, sans plus de discours, d'une maison voisine605
Je vais prendre le temps que sortira Nérine.
Souffrez, pour avancer votre contentement,
Que malgré mon amour je vous quitte un moment[1051].
CLÉONE.
Madame, j'aperçois venir le roi d'Athènes.
CRÉUSE.
Allez donc, votre vue augmenteroit[1052] ses peines.610
CLÉONE.
Souvenez-vous de l'air dont il le faut traiter.CRÉUSE.
Ma bouche accortement saura s'en acquitter.
SCÈNE V.
ÆGÉE[1053], CRÉUSE, CLÉONE.
ÆGÉE.
Sur un bruit qui m'étonne et que je ne puis croire,
Madame, mon amour, jaloux de votre gloire,
Vient savoir s'il est vrai que vous soyez d'accord,615
Par un honteux hymen, de l'arrêt de ma mort[1054].
Votre peuple en frémit, votre cour en murmure;
Et tout Corinthe enfin s'impute à grande injure
Qu'un fugitif, un traître, un meurtrier de rois,
Lui donne à l'avenir des princes et des lois;620
Il ne peut endurer que l'horreur de la Grèce
Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse,
Et qu'il faille ajouter[1055] à vos titres d'honneur:
«Femme d'un assassin et d'un empoisonneur.»
CRÉUSE.
Laissez agir, grand roi, la raison sur votre âme,625
Et ne le chargez point des crimes de sa femme.
J'épouse un malheureux, et mon père y consent,
Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent:
Non pas que je ne faille en cette préférence;
De votre rang au sien je sais la différence.630
Mais si vous connoissez l'amour et ses ardeurs,
Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs:
Avouez que son feu n'en veut qu'à la personne,
Et qu'en moi vous n'aimiez rien moins que ma couronne.
Souvent je ne sais quoi qu'on ne peut exprimer635
Nous surprend, nous emporte, et nous force d'aimer[1056];
Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes
Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes.
Ainsi nous avons vu le souverain des Dieux,
Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux;640
Vénus quitter son Mars et négliger sa prise,
Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise;
Et c'est peut-être encore avec moins de raison
Que bien que vous m'aimiez, je me donne à Jason[1057].
D'abord dans mon esprit vous eûtes ce partage:645
Je vous estimai plus, et l'aimai davantage.
ÆGÉE.
Gardez ces compliments pour de moins enflammés,
Et ne m'estimez point qu'autant que vous m'aimez.
Que me sert cet aveu d'une erreur volontaire?
Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire?650
N'accusez point l'amour ni son aveuglement:
Quand on connoît sa faute, on manque doublement[1058].
CRÉUSE.
Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable[1059],
Je ne veux plus, Seigneur, me confesser coupable[1060].
L'amour de mon pays et le bien de l'État655
Me défendoient l'hymen d'un si grand potentat.
Il m'eût fallu soudain vous suivre en vos provinces,
Et priver mes sujets de l'aspect de leurs princes.
Votre sceptre pour moi n'est qu'un pompeux exil:
Que me sert son éclat? et que me donne-t-il?660
M'élève-t-il d'un rang plus haut que souveraine?
Et sans le posséder ne me vois-je pas reine[1061]?
Grâces aux immortels, dans ma condition
J'ai de quoi m'assouvir de cette ambition:
Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre;
Je perdrois ma couronne en acceptant la vôtre.
Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi,
Et d'un prince éloigné rejetteroit la loi.
Joignez à ces raisons qu'un père un peu sur l'âge,
Dont ma seule présence adoucit le veuvage,670
Ne sauroit se résoudre à séparer de lui
De ses débiles ans l'espérance et l'appui,
Et vous reconnoîtrez que je ne vous préfère
Que le bien de l'État, mon pays et mon père[1062].
Voilà ce qui m'oblige au choix d'un autre époux;675
Mais comme ces raisons font peu d'effet sur vous,
Afin de redonner le repos à votre âme,
Souffrez que je vous quitte.
ÆGÉE, seul.
Allez, allez, Madame,
Étaler vos appas et vanter vos mépris
A l'infâme sorcier qui charme vos esprits.680
De cette indignité faites un mauvais conte;
Riez de mon ardeur, riez de votre honte;
Favorisez celui de tous vos courtisans
Qui raillera le mieux le déclin de mes ans:
Vous jouirez fort peu d'une telle insolence;685
Mon amour outragé court à la violence;
Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port,
N'ont que trop de soldats à faire un coup d'effort.
La jeunesse me manque, et non pas le courage:
Les rois ne perdent point les forces avec l'âge;690
Et l'on verra, peut-être avant ce jour fini,
Ma passion vengée, et votre orgueil puni.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
NÉRINE.
Malheureux instrument du malheur qui nous presse,
Que j'ai pitié de toi, déplorable princesse!
Avant que le soleil ait fait encore un tour,695
Ta perte inévitable achève ton amour[1063].
Ton destin te trahit, et ta beauté fatale
Sous l'appas d'un hymen t'expose à ta rivale;
Ton sceptre est impuissant à vaincre son effort,
Et le jour de sa fuite est celui de ta mort[1064].700
Sa vengeance à la main, elle n'a qu'à résoudre:
Un mot du haut des cieux fait descendre le foudre;
Les mers, pour noyer tout, n'attendent que sa loi;
La terre offre à s'ouvrir sous le palais du Roi;
L'air tient les vents tous prêts à suivre sa colère,705
Tant la nature esclave a peur de lui déplaire;
Et si ce n'est assez de tous les éléments,
Les enfers vont sortir à ses commandements.
Moi, bien que mon devoir m'attache à son service,
Je lui prête à regret un silence complice:710
D'un louable desir mon cœur sollicité
Lui feroit avec joie une infidélité;
Mais loin de s'arrêter, sa rage découverte
A celle de Créuse ajouteroit ma perte;
Et mon funeste avis ne serviroit de rien715
Qu'à confondre mon sang dans les bouillons du sien.
D'un mouvement contraire à celui de mon âme,
La crainte de la mort m'ôte celle du blâme;
Et ma timidité s'efforce d'avancer[1065]
Ce que hors du péril je voudrois traverser.720
SCÈNE II.
JASON, NÉRINE.
JASON.
Nérine, eh bien! que dit, que fait notre exilée[1066]?
Dans ton cher entretien s'est-elle consolée[1067]?
Veut-elle bien céder à la nécessité?
NÉRINE.
Je trouve en son chagrin moins d'animosité;
De moment en moment son âme plus humaine725
Abaisse sa colère, et rabat de sa haine:
Déjà son déplaisir ne vous[1068] veut plus de mal.
JASON.
Fais-lui prendre pour tous un sentiment égal.
Toi, qui de mon amour connoissois la tendresse,
Tu peux connoître aussi quelle douleur me presse.730
Je me sens déchirer le cœur à son départ:
Créuse en ses malheurs prend même quelque part,
Ses pleurs en ont coulé; Créon même en[1069] soupire,
Lui préfère à regret le bien de son empire;
Et si dans son adieu son cœur moins irrité735
En voulait mériter la libéralité[1070],
Si jusque-là Médée apaisoit ses menaces,
Qu'elle eût soin de partir avec ses bonnes grâces[1071],
Je sais (comme il est bon) que ses trésors ouverts
Lui seroient, sans réserve, entièrement offerts,740
Et malgré les malheurs où le sort l'a réduite,
Soulageroient sa peine et soutiendroient sa fuite.
NÉRINE.
Puisqu'il faut se résoudre à ce bannissement,Il faut en adoucir le mécontentement.
Cette offre y peut servir, et par elle j'espère[1072],745
Avec un peu d'adresse, apaiser sa colère;
Mais d'ailleurs toutefois n'attendez rien de moi,
S'il faut prendre congé de Créuse et du Roi:
L'objet de votre amour et de sa jalousie
De toutes ses fureurs l'auroit tôt[1073] ressaisie.750
JASON.
Pour montrer sans les voir son courage apaisé,
Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé[1074];
Et de si longue main je connois ta prudence,
Que je t'en fais sans peine entière confidence.
Créon bannit Médée, et ses ordres précis755
Dans son bannissement enveloppoient ses fils:
La pitié de Créuse a tant fait vers son père,
Qu'ils n'auront point de part au malheur de leur mère[1075].
Elle lui doit par eux quelque remercîment;
Qu'un présent de sa part suive leur compliment:760
Sa robe, dont l'éclat sied mal à sa fortune,
Et n'est à son exil qu'une charge importune,
Lui gagneroit le cœur d'un prince libéral,
Et de tous ses trésors l'abandon général.
D'une vaine parure, inutile à sa peine[1076],765
Elle peut acquérir de quoi faire la Reine:
Créuse, ou je me trompe, en a quelque desir,
Et je ne pense pas qu'elle pût mieux choisir.
Mais la voici qui sort; souffre que je l'évite:
Ma rencontre la trouble, et mon aspect l'irrite[1077].770
SCÈNE III.
MÉDÉE, JASON, NÉRINE.
MÉDÉE.
Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux.
C'est à moi d'en partir: recevez mes adieux.
Accoutumée à fuir, l'exil m'est peu de chose;
Sa rigueur n'a pour moi de nouveau que sa cause.
C'est pour vous que j'ai fui, c'est vous qui me chassez.
Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez?
Irai-je sur le Phase, où j'ai trahi mon père,
Apaiser de mon sang les mânes de mon frère?
Irai-je en Thessalie, où le meurtre d'un roi
Pour victime aujourd'hui ne demande que moi?780
Il n'est point de climat dont mon amour fatale
N'ait acquis à mon nom la haine générale;
Et ce qu'ont fait pour vous mon savoir et ma main
M'a fait un ennemi de tout le genre humain[1078].
Ressouviens-t'en, ingrat; remets-toi dans la plaine785
Que ces taureaux affreux brûloient de leur haleine;
Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons
Élevoient contre toi de soudains bataillons;
Ce dragon qui jamais n'eut les paupières closes[1079];
Et lors préfère-moi Créuse, si tu l'oses.790
Qu'ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir[1080]?
Ai-je auprès de l'amour écouté mon devoir?
Pour jeter un obstacle à l'ardente poursuite
Dont mon père en fureur touchoit déjà ta fuite,
Semai-je avec regret mon frère par morceaux?[1081]?795
A ce funeste objet épandu sur les eaux[1082],
Mon père, trop sensible aux droits de la nature,
Quitta tous autres soins que de sa sépulture;
Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,
J'arrêtai les effets de son inimitié.800
Prodigue de mon sang, honte de ma famille[1083],
Aussi cruelle sœur que déloyale fille,
Ces titres glorieux plaisoient à mes amours;
Je les pris sans horreur pour conserver tes jours.
Alors, certes, alors mon mérite étoit rare;805
Tu n'étois point honteux d'une femme barbare.
Quand à ton père usé je rendis la vigueur,
J'avois encor tes vœux, j'étois encor ton cœur;
Mais cette affection, mourant avec Pélie,
Dans le même tombeau se vit ensevelie[1084]:810
L'ingratitude en l'âme, et l'impudence au front,
Une Scythe en ton lit te fut lors un affront;
Et moi, que tes desirs avoient tant souhaitée,
Le dragon assoupi, la toison emportée,
Ton tyran massacré, ton père rajeuni,815
Je devins un objet digne d'être banni.
Tes desseins achevés, j'ai mérité ta haine:
Il t'a fallu sortir d'une honteuse chaîne,
Et prendre une moitié qui n'a rien plus que moi,
Que le bandeau royal, que j'ai quitté pour toi.820
JASON.
Ah! que n'as-tu des yeux à lire dans mon âme,
Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme!
Les tendres sentiments d'un amour paternel
Pour sauver mes enfants me rendent criminel[1085],
Si l'on peut nommer crime un malheureux divorce825
Où le soin que j'ai d'eux me réduit et me force[1086].
Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi
D'arracher ton trépas aux vengeances d'un roi?
Sans moi ton insolence alloit être punie;
A ma seule prière on ne t'a que bannie[1087].830
C'est rendre la pareille à tes grands coups d'effort:
Tu m'as sauvé la vie, et j'empêche ta mort.
MÉDÉE.
On ne m'a que bannie! ô bonté souveraine!
C'est donc une faveur, et non pas une peine[1088]!
Je reçois une grâce au lieu d'un châtiment,835
Et mon exil encor doit un remercîment!
Ainsi l'avare soif du brigand assouvie,
Il s'impute à pitié de nous laisser la vie:
Quand il n'égorge point, il croit nous pardonner,
Et ce qu'il n'ôte pas, il pense le donner.840
JASON.
Tes discours, dont Créon de plus en plus s'offense,
Le forceroient enfin à quelque violence.
Éloigne-toi d'ici tandis qu'il t'est permis:
Les rois ne sont jamais de foibles ennemis.
MÉDÉE.
A travers tes conseils je vois assez ta ruse:845
Ce n'est là m'en donner qu'en faveur de Créuse.
Ton amour, déguisé d'un soin officieux,
D'un objet importun veut délivrer ses yeux.
JASON.
N'appelle point amour un change inévitable,
Où Créuse fait moins que le sort qui m'accable.850
MÉDÉE.
Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux?
JASON.
Eh bien, soit; ses attraits captivent tous mes vœux:
Toi qu'un amour furtif souilla de tant de crimes,
M'oses-tu reprocher des ardeurs légitimes?
MÉDÉE.
Oui, je te les reproche, et de plus....
JASON.
Quels forfaits?855
MÉDÉE.
La trahison, le meurtre, et tous ceux que j'ai faits.
JASON.
Il manque encor ce point à mon sort déplorable,
Que de tes cruautés on me fasse coupable.
MÉDÉE.
Tu présumes en vain de t'en mettre à couvert:
Celui-là fait le crime à qui le crime sert.860
Que chacun, indigné contre ceux de ta femme,
La traite en ses discours de méchante et d'infâme:
Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur,
Tiens-la pour innocente, et défends son honneur.
JASON.
J'ai honte de ma vie, et je hais son usage,865
Depuis que je la dois aux effets de ta rage.
La honte généreuse, et la haute vertu!
Puisque tu la hais tant, pourquoi la gardes-tu[1089]?
JASON.
Au bien de nos enfants, dont l'âge foible et tendre
Contre tant de malheurs ne sauroit se défendre:870
Deviens en leur faveur d'un naturel plus doux.
MÉDÉE.
Mon âme à leur sujet redouble son courroux.
Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères,
Qu'à mes enfants Créuse enfin donne des frères!
Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil875
Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil[1090]!
JASON.
Leur grandeur soutiendra la fortune des autres;
Créuse et ses enfants conserveront les nôtres[1091].
Je l'empêcherai bien, ce mélange odieux,
Qui déshonore ensemble et ma race et les Dieux.880
JASON.
Lassés de tant de maux, cédons à la fortune.
MÉDÉE.
Ce corps n'enferme pas une âme si commune;
Je n'ai jamais souffert qu'elle me fît la loi,
Et toujours ma fortune a dépendu de moi[1092].
JASON.
La peur que j'ai d'un sceptre....
MÉDÉE.
Ah! cœur rempli de feinte,
Tu masques tes desirs d'un faux titre de crainte[1093]:
Un sceptre est l'objet seul qui fait ton nouveau choix[1094].
JASON.
Veux-tu que je m'expose aux haines de deux rois,
Et que mon imprudence attire sur nos têtes,
D'un et d'autre côté, de nouvelles tempêtes?890
Fuis-les, fuis-les tous deux; suis Médée à ton tour,
Et garde au moins ta foi, si tu n'as plus d'amour.
JASON.
Il est aisé de fuir; mais il n'est pas facile
Contre deux rois aigris de trouver un asile.
Qui leur résistera, s'ils viennent à s'unir?895
MÉDÉE.
Qui me résistera, si je te veux punir[1095],
Déloyal? Auprès d'eux crains-tu si peu Médée?
Que toute leur puissance, en armes débordée,
Dispute contre moi ton cœur qu'ils m'ont surpris,
Et ne sois du combat que le juge et le prix!900
Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie:
En moi seule ils n'auront que trop forte partie[1096].
Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains?
Contre eux, quand il me plaît, j'arme leurs propres mains;
Tu le sais, tu l'as vu, quand ces fils de la Terre905
Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre.
Misérable! je puis adoucir des taureaux;
La flamme m'obéit, et je commande aux eaux[1097];
L'enfer tremble, et les cieux, sitôt que je les nomme:
Et je ne puis toucher les volontés d'un homme!910
Je t'aime encor, Jason, malgré ta lâcheté[1098];
Je ne m'offense plus de ta légèreté:
Je sens à tes regards décroître ma colère;
De moment en moment ma fureur se modère;
Et je cours sans regret à mon bannissement,915
Puisque j'en vois sortir ton établissement.
Je n'ai plus qu'une grâce à demander ensuite:
Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite[1099];
Que je t'admire encore en chacun de leurs traits,
Que je t'aime et te baise en ces petits portraits;920
Et que leur cher objet, entretenant ma flamme,
Te présente à mes yeux aussi bien qu'à mon âme.
JASON.
Ah! reprends ta colère, elle a moins de rigueur.
M'enlever mes enfants, c'est m'arracher le cœur;
Et Jupiter tout prêt à m'écraser du foudre,925
Mon trépas à la main, ne pourroit m'y résoudre[1100].
C'est pour eux que je change; et la Parque, sans eux,
Seule de notre hymen pourroit rompre les nœuds[1101].
MÉDÉE.
Cet amour paternel, qui te fournit d'excuses,
Me fait souffrir aussi que tu me les refuses:930
Je ne t'en presse plus, et, prête à me bannir,
Je ne veux plus de toi qu'un léger souvenir!
JASON.
Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire:
Ce seroit me trahir qu'en perdre la mémoire;
Et le mien envers toi, qui demeure éternel,935
T'en laisse en cet adieu le serment solennel.
Puissent briser mon chef les traits les plus sévères
Que lancent des grands Dieux les plus âpres colères[1102];
Qu'ils s'unissent ensemble afin de me punir.
Si je ne perds la vie avant ton souvenir!940
SCÈNE IV.
MÉDÉE, NÉRINE.
MÉDÉE.
J'y donnerai bon ordre: il est en ta puissance
D'oublier mon amour, mais non pas ma vengeance;
Je la saurai graver en tes esprits glacés
Par des coups trop profonds pour en être effacés.
Il aime ses enfants, ce courage inflexible:945
Son foible est découvert; par eux il est sensible;
Par eux mon bras, armé d'une juste rigueur,
Va trouver des chemins à lui percer le cœur[1103].
Madame, épargnez-les, épargnez vos entrailles;
N'avancez point par là vos propres funérailles[1104]:950
Contre un sang innocent pourquoi vous irriter,
Si Créuse en vos lacs se vient précipiter?
Elle-même s'y jette, et Jason vous la livre.
MÉDÉE.
Tu flattes mes desirs.
NÉRINE.
Que je cesse de vivre,
Si ce que je vous dis n'est pure vérité[1105]!955
MÉDÉE.
Ah! ne me tiens donc plus l'âme en perplexité!
NÉRINE.
Madame, il faut garder que quelqu'un ne nous voie,
Et du palais du Roi découvre notre joie:
Un dessein éventé succède rarement.
MÉDÉE.
Rentrons donc, et mettons nos secrets sûrement.960
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
MÉDÉE, NÉRINE.
MÉDÉE, seule dans sa grotte magique[1106].C'est trop peu de Jason, que ton œelig;il me dérobe,
C'est trop peu de mon lit: tu veux encor ma robe,
Rivale insatiable, et c'est encor trop peu,
Si, la force à la main, tu l'as sans mon aveu:
Il faut que par moi-même elle te soit offerte,965
Que perdant mes enfants, j'achète encor leur perte;
Il en faut un hommage à tes divins attraits,
Et des remercîments au vol que tu me fais.
Tu l'auras: mon refus seroit un nouveau crime:
Mais je t'en veux parer pour être ma victime,970
Et sous un faux semblant de libéralité,
Soûler et ma vengeance et ton avidité.
Le charme est achevé, tu peux entrer, Nérine.
(Nérine sort, et Médée continue[1107].)
Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine:
Vois combien de serpents à mon commandement975
D'Afrique jusqu'ici n'ont tardé qu'un moment,
Et contraints d'obéir à mes charmes[1108] funestes,
Ont sur ce don fatal vomi toutes leurs pestes[1109].
L'amour à tous mes sens ne fut jamais si doux
Que ce triste appareil à mon esprit jaloux.980
Ces herbes ne sont pas d'une vertu commune:
Moi-même en les cueillant je fis pâlir la lune,
Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
J'en dépouillai jadis un climat inconnu.
Vois mille autres[1110] venins: cette liqueur épaisse985
Mêle du sang de l'hydre avec celui de Nesse[1111];
Python eut cette langue; et ce plumage noir
Est celui qu'une harpie[1112] en fuyant laissa choir[1113];
Par ce tison Althée assouvit sa colère,
Trop pitoyable sœur et trop cruelle mère[1114];990
Ce feu tomba du ciel avecque Phaéthon,
Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon;
Et celui-ci jadis remplit en nos contrées
Des taureaux de Vulcain les gorges ensoufrées[1115].
Enfin, tu ne vois là poudres, racines, eaux,995
Dont le pouvoir mortel n'ouvrît mille tombeaux:
Ce présent déceptif[1116] a bu toute leur force,
Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce.
Mes tyrans par leur perte apprendront que jamais[1117]....
Mais d'où vient ce grand bruit que j'entends au palais?
NÉRINE.
Du bonheur de Jason, et du malheur d'Ægée:
Madame, peu s'en faut qu'il ne vous ait vengée.
Ce généreux vieillard, ne pouvant supporter[1118]
Qu'on lui vole à ses yeux ce qu'il croit mériter,
Et que sur sa couronne et sa persévérance1005
L'exil de votre époux ait eu la préférence,
A tâché par la force à repousser l'affront
Que ce nouvel hymen lui porte sur le front.
Comme cette beauté, pour lui toute de glace,
Sur les bords de la mer contemploit la bonace,1010
Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps
A rendre ses desirs et les vôtres contents.
De ses meilleurs soldats une troupe choisie
Enferme la princesse, et sert sa jalousie[1119];
L'effroi qui la surprend la jette en pâmoison;1015
Et tout ce qu'elle peut, c'est de nommer Jason.
Ses gardes à l'abord font quelque résistance,
Et le peuple leur prête une foible assistance;
Mais l'obstacle léger de ces débiles cœurs
Laissoit honteusement Créuse à leurs vainqueurs:1020
Déjà presque en leur bord elle étoit enlevée....
MÉDÉE.
Je devine la fin, mon traître l'a sauvée[1120].
Oui, Madame, et de plus Ægée est prisonnier:
Votre époux à son myrte ajoute ce laurier;
Mais apprenez comment.
MÉDÉE.
N'en dis pas davantage:1025
Je ne veux point savoir ce qu'a fait son courage;
Il suffit que son bras a travaillé pour nous,
Et rend une victime à mon juste courroux.
Nérine, mes douleurs auroient peu d'allégeance,
Si cet enlèvement l'ôtoit à ma vengeance;1030
Pour quitter son pays en est-on malheureux?
Ce n'est pas son exil, c'est sa mort que je veux.
Elle auroit trop d'honneur de n'avoir que ma peine,
Et de verser des pleurs pour être deux fois reine.
Tant d'invisibles feux enfermés dans ce don,1035
Que d'un titre plus vrai j'appelle ma rançon,
Produiront des effets bien plus doux à ma haine.
NÉRINE.
Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine:
Mais contre la fureur de son père irrité
Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté?1040
MÉDÉE.
Si la prison d'Ægée a suivi sa défaite,
Tu peux voir qu'en l'ouvrant je m'ouvre une retraite[1121],
Et que ses fers brisés, malgré leurs attentats[1122],
A ma protection engagent ses États.
Dépêche seulement, et cours vers ma rivale1045
Lui porter de ma part cette robe fatale:
Mène-lui mes enfants, et fais-les, si tu peux,
Présenter par leur père à l'objet de ses vœux.
Mais, Madame, porter cette robe empestée,
Que de tant de poisons vous avez infectée,1050
C'est pour votre Nérine un trop funeste emploi:
Avant que sur Créuse ils agiroient sur moi.
MÉDÉE.
Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère,
Et lui défend d'agir que sur elle et son père.
Pour un si grand effet prends un cœur plus hardi,1055
Et sans me répliquer, fais ce que je te di.
SCÈNE II.
CRÉON, POLLUX, Soldats.
CRÉON.
Nous devons bien chérir cette valeur parfaite
Qui de nos ravisseurs nous donne la défaite.
Invincible héros, c'est à votre secours
Que je dois désormais le bonheur de mes jours;1060
C'est vous seul aujourd'hui dont la main vengeresse[1123]
Rend à Créon sa fille, à Jason sa maîtresse,
Met Ægée en prison et son orgueil à bas,
Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats.
POLLUX.
Grand Roi, l'heureux succès de cette délivrance1065
Vous est beaucoup mieux dû qu'à mon peu de vaillance.
C'est vous seul et Jason, dont les bras indomptés
Portoient avec effroi la mort de tous côtés;
Pareils à deux lions dont l'ardente furie
Dépeuple en un moment toute une bergerie.1070
L'exemple glorieux de vos faits plus qu'humains
Échauffoit mon courage et conduisoit mes mains:
J'ai suivi, mais de loin, des actions si belles[1124],
Qui laissoient à mon bras tant d'illustres modèles.
Pourroit-on reculer en combattant sous vous,1075
Et n'avoir point de cœur à seconder vos coups?
CRÉON.
Votre valeur, qui souffre en cette repartie,
Ote toute croyance à votre modestie:
Mais puisque le refus d'un honneur mérité
N'est pas un petit trait de générosité,1080
Je vous laisse en jouir. Auteur de la victoire,
Ainsi qu'il vous plaira, départez-en la gloire:
Comme elle est votre bien, vous pouvez la donner.
Que prudemment les Dieux savent tout ordonner!
Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée1085
Au jour de nos malheurs se trouve réservée,
Et qu'au point que le sort osoit nous menacer,
Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser.
Digne sang de leur roi, demi-dieu magnanime,
Dont la vertu ne peut recevoir trop d'estime,1090
Qu'avons-nous plus à craindre? et quel destin jaloux,
Tant que nous vous aurons, s'osera prendre à nous?
POLLUX.
Appréhendez pourtant, grand prince.
CRÉON.
Et quoi?POLLUX.
Médée,
Qui par vous de son lit se voit dépossédée.
Je crains qu'il ne vous soit malaisé d'empêcher1095
Qu'un gendre valeureux ne vous coûte bien cher.
Après l'assassinat d'un monarque et d'un frère,
Peut-il être de sang qu'elle épargne ou révère?
Accoutumée au meurtre, et savante en poison,
Voyez ce qu'elle a fait pour acquérir Jason;1100
Et ne présumez pas, quoi que Jason vous die,
Que pour le conserver elle soit moins hardie.
CRÉON.
C'est de quoi mon esprit n'est plus inquiété;
Par son bannissement j'ai fait ma sûreté;
Elle n'a que fureur et que vengeance en l'âme:1105
Mais en si peu de temps que peut faire une femme?
Je n'ai prescrit qu'un jour de terme à son départ.
POLLUX.
C'est peu pour une femme, et beaucoup pour son art:
Sur le pouvoir humain ne réglez pas les charmes[1125].
CRÉON.
Quelques[1126] puissants qu'ils soient, je n'en ai point d'alarmes;
Et quand bien ce délai devroit tout hasarder,
Ma parole est donnée, et je la veux garder.
SCÈNE III.
CRÉON, POLLUX, CLÉONE.
CRÉON.
Que font nos deux amants, Cléone?
CLÉONE.
La princesse[1127],
Seigneur, près de Jason reprend son allégresse;
Et ce qui sert beaucoup à son contentement,1115
C'est de voir que Médée est sans ressentiment.
CRÉON.
Et quel Dieu si propice a calmé son courage?
CLÉONE.
Jason, et ses enfants, qu'elle vous laisse en gage.
La grâce que pour eux Madame obtient de vous
A calmé les transports de son esprit jaloux.1120
Le plus riche présent qui fût en sa puissance
A ses[1128] remercîments joint sa reconnoissance.
Sa robe sans pareille, et sur qui nous voyons
Du Soleil son aïeul briller mille rayons,
Que la princesse même avoit tant souhaitée,1125
Par ces petits héros lui vient d'être apportée[1129],
Et fait voir clairement les merveilleux effets
Qu'en un cœur irrité produisent les bienfaits.
CRÉON.
Eh bien, qu'en dites-vous? Qu'avons-nous plus à craindre?
POLLUX.
Si vous ne craignez rien, que je vous trouve à plaindre!
CRÉON.
Un si rare présent montre un esprit remis.
POLLUX.
J'eus toujours pour suspects les dons des ennemis[1130]:
Ils font assez souvent ce que n'ont pu leurs armes.
Je connois de Médée et l'esprit et les charmes,
Et veux bien m'exposer aux plus cruels trépas,1135
Si ce rare présent n'est un mortel appas.
Ses enfants si chéris, qui nous servent d'otages,
Nous peuvent-ils laisser quelque sorte d'ombrages[1131]?
POLLUX.
Peut-être que contre eux s'étend sa trahison,
Qu'elle ne les prend plus que pour ceux de Jason,1140
Et qu'elle s'imagine, en haine de leur père,
Que n'étant plus sa femme, elle n'est plus leur mère.
Renvoyez-lui, Seigneur, ce don pernicieux[1132],
Et ne vous chargez point d'un poison précieux.
CLÉONE.
Madame cependant en est toute ravie,1145
Et de s'en voir parée elle brûle d'envie.
POLLUX.
Où le péril égale et passe le plaisir,
Il faut se faire force, et vaincre son desir.
Jason, dans son amour, a trop de complaisance
De souffrir qu'un tel don s'accepte en sa présence.1150
CRÉON.
Sans rien mettre au hasard, je saurai dextrement
Accorder vos soupçons et son contentement.
Nous verrons, dès ce soir, sur une criminelle,
Si ce présent nous cache une embûche mortelle.
Nise, pour ses forfaits destinée à mourir,1155
Ne peut par cette épreuve injustement périr:
Heureuse, si sa mort nous rendoit ce service,
De nous en découvrir le funeste artifice!
Allons-y de ce pas, et ne consumons plus
De temps ni de discours en débats superflus.1160
SCÈNE IV.
ÆGÉE, en prison[1133].
Demeure affreuse des coupables,
Lieux maudits, funeste séjour,
Dont jamais avant mon amour[1134]
Les sceptres n'ont été capables,
Redoublez puissamment votre mortel effroi,1165
Et joignez à mes maux une si vive atteinte,
Que mon âme chassée, ou s'enfuyant de crainte,
Dérobe à mes vainqueurs le supplice d'un roi.
Le triste bonheur où j'aspire!
Je ne veux que hâter ma mort,1170
Et n'accuse mon mauvais sort
Que de souffrir que je respire.
Puisqu'il me faut mourir, que je meure à mon choix;
Le coup m'en sera doux, s'il est sans infamie:
Prendre l'ordre à mourir d'une main ennemie,1175
C'est mourir, pour un roi, beaucoup plus d'une fois[1135].
Malheureux prince, on te méprise[1136]
Quand tu t'arrêtes à servir:
Si tu t'efforces de ravir,
Ta prison suit ton entreprise.1180
Ton amour qu'on dédaigne et ton vain attentat
D'un éternel affront vont souiller ta mémoire:
L'un t'a déjà coûté ton repos et ta gloire;
L'autre va te coûter ta vie et ton État[1137].
Destin, qui punis mon audace,1185
Tu n'as que de justes rigueurs;
Et s'il est d'assez tendres cœurs
Pour compatir à ma disgrâce,
Mon feu de leur tendresse étouffe la moitié,
Puisqu'à bien comparer mes fers avec ma flamme[1138],1190
Un vieillard amoureux mérite plus de blâme
Qu'un monarque en prison n'est digne de pitié.
Peste des cœurs, tyran des rois,
Dont les impérieuses lois1195
N'épargnent pas même ta mère,
Amour, contre Jason tourne ton trait fatal;
Au pouvoir de tes dards je remets ma vengeance:
Atterre son orgueil, et montre ta puissance
A perdre également l'un et l'autre rival.1200
Qu'une implacable jalousie
Suive son nuptial flambeau;
Que sans cesse un objet nouveau
S'empare de sa fantaisie;
Que Corinthe à sa vue accepte un autre roi;1205
Qu'il puisse voir sa race à ses yeux égorgée;
Et pour dernier malheur, qu'il ait le sort d'Ægée,
Et devienne à mon âge amoureux comme moi!
SCÈNE V.
ÆGÉE, MÉDÉE[1139].
ÆGÉE.
Mais d'où vient ce bruit sourd? quelle pâle lumière
Dissipe ces horreurs et frappe ma paupière?1210
Mortel, qui que tu sois, détourne ici tes pas,
Et de grâce m'apprends l'arrêt de mon trépas,
L'heure, le lieu, le genre; et si ton cœur sensible
A la compassion peut se rendre accessible,
Donne-moi les moyens d'un généreux effort1215
Qui des mains des bourreaux affranchisse ma mort.
MÉDÉE.
Je viens l'en affranchir: ne craignez plus, grand prince;
Ne pensez qu'à revoir votre chère province.
(Elle donne un coup de baguette sur la porte de la prison, qui s'ouvre aussitôt, et en ayant tiré Ægée, elle en donne encore un sur ses fers, qui tombent[1140].)
Ni grilles ni verrous ne tiennent contre moi[1141].
Cessez, indignes fers, de captiver un roi:1220
Est-ce à vous à presser les bras d'un tel monarque?
Et vous, reconnoissez Médée à cette marque,
Et fuyez un tyran dont le forcènement
Joindroit votre supplice à mon bannissement:
Avec la liberté reprenez le courage.1225
ÆGÉE.
Je les reprends tous deux pour vous en faire hommage.
Princesse, de qui l'art propice aux malheureux
Oppose un tel miracle à mon sort rigoureux,
Disposez de ma vie, et du sceptre d'Athènes:
Je dois et l'une et l'autre à qui brise mes chaînes[1142].1230
Si votre heureux secours me tire de danger[1143],
Je ne veux en sortir qu'afin de vous venger;
Et si je puis jamais avec votre assistance
Arriver jusqu'aux lieux de mon obéissance,
Vous me verrez, suivi de mille bataillons,1235
Sur ces murs renversés planter mes pavillons[1144],
Punir leur traître roi de vous avoir bannie,
Dedans le sang des siens noyer sa tyrannie,
Et remettre en vos mains et Créuse et Jason,
Pour venger votre exil plutôt que ma prison.1240
MÉDÉE.
Je veux une vengeance et plus haute et plus prompte;
Ne l'entreprenez pas, votre offre me fait honte:
Emprunter le secours d'aucun pouvoir humain,
D'un reproche éternel diffameroit ma main.
En est-il, après tout, aucun qui ne me cède?1245
Qui force la nature, a-t-il besoin qu'on l'aide?
Laissez-moi le souci de venger mes ennuis,
Et par ce que j'ai fait jugez ce que je puis;
L'ordre en est tout donné, n'en soyez point en peine:
C'est demain, que mon art fait triompher ma haine;1250
Demain je suis Médée, et je tire raison
De mon bannissement et de votre prison.
ÆGÉE.
Quoi! Madame, faut-il que mon peu de puissance
Empêche les devoirs de ma reconnoissance[1145]?
Mon sceptre ne peut-il être employé pour vous?1255
Et vous serai-je ingrat autant que votre époux?
MÉDÉE.
Si je vous ai servi, tout ce que j'en souhaite,
C'est de trouver chez vous une sûre retraite[1146],
Où de mes ennemis menaces ni présents
Ne puissent plus troubler le repos de mes ans;1260
Non pas que je les craigne: eux et toute la terre
A leur confusion me livreroient la guerre;
Mais je hais ce désordre, et n'aime pas à voir
Qu'il me faille pour vivre user de mon savoir.
ÆGÉE.
L'honneur de recevoir une si grande hôtesse1265
De mes malheurs passés efface la tristesse.
Disposez d'un pays qui vivra sous vos lois,
Si vous l'aimez assez pour lui donner des rois:
Si mes ans ne vous font mépriser ma personne,
Vous y partagerez mon lit et ma couronne;1270
Sinon, sur mes sujets faites état d'avoir,
Ainsi que sur moi-même, un absolu pouvoir.
Allons, Madame, allons; et par votre conduite
Faites la sûreté que demande ma fuite.
MÉDÉE.
Ma vengeance n'auroit qu'un succès imparfait:1275
Je ne me venge pas, si je n'en vois l'effet;
Je dois à mon courroux l'heur d'un si doux spectacle.
Allez, prince, et sans moi ne craignez point d'obstacle;
Je vous suivrai demain par un chemin nouveau[1147].
Pour votre sûreté conservez cet anneau[1148]:1280
Sa secrète vertu, qui vous fait invisible,
Rendra votre départ de tous côtés paisible.
Ici, pour empêcher l'alarme que le bruit
De votre délivrance auroit bientôt produit,
Un fantôme pareil et de taille et de face,1285
Tandis que vous fuirez, remplira votre place.
Partez sans plus tarder, prince chéri des Dieux,
Et quittez pour jamais ces détestables lieux.
ÆGÉE.
J'obéis sans réplique, et je pars sans remise.
Puisse d'un prompt succès votre grande entreprise1290
Combler nos ennemis d'un mortel désespoir,
Et me donner bientôt le bien de vous revoir[1149].
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
MÉDÉE, THEUDAS.
THEUDAS.
Ah! déplorable prince! ah! fortune cruelle!
Que je porte à Jason une triste nouvelle!
MÉDÉE, lui donnant un coup de baguette qui le fait demeurer immobile[1150].
Arrête, misérable, et m'apprends quel effet1295
A produit chez le Roi le présent que j'ai fait.
THEUDAS.
Dieux! je suis dans les fers d'une invisible chaîne!
MÉDÉE.
Dépêche, ou ces longueurs attireront[1151] ma haine[1152].
THEUDAS.
Apprenez donc l'effet le plus prodigieux
Que jamais la vengeance ait offert à nos yeux.1300
Votre robe a fait peur, et sur Nise éprouvée,
En dépit des soupçons, sans péril s'est trouvée;
Et cette épreuve a su si bien les assurer,
Qu'incontinent Créuse a voulu s'en parer;
Mais cette infortunée à peine l'a vêtue[1153],1305
Qu'elle sent aussitôt une ardeur qui la tue:
Un feu subtil s'allume, et ses brandons épars
Sur votre don fatal courent de toutes parts;
Et Cléone et le Roi s'y jettent[1154] pour l'éteindre;
Mais (ô nouveau sujet de pleurer et de plaindre!)1310
Ce feu saisit le Roi: ce prince en un moment
Se trouve enveloppé du même embrasement.
MÉDÉE.
Courage! enfin il faut que l'un et l'autre meure.
THEUDAS.
La flamme disparoît, mais l'ardeur leur demeure,
Et leurs habits charmés, malgré nos vains efforts,1315
Sont des brasiers secrets attachés à leurs corps:
Qui veut les dépouiller, lui-même les déchire[1155],
Et ce nouveau secours est un nouveau martyre[1156].
MÉDÉE.
Que dit mon déloyal? que fait-il là dedans?
THEUDAS.
Jason, sans rien savoir de tous ces accidents,1320
S'acquitte des devoirs d'une amitié civile
A conduire Pollux hors des murs de la ville[1157],
Qui va se rendre en hâte aux noces de sa sœur,
Dont bientôt Ménélas doit être possesseur;
Et j'allois lui porter ce funeste message.1325
MÉDÉE lui donne[1158] un autre coup de baguette.
Va, tu peux maintenant achever ton voyage.
SCÈNE II[1159].
MÉDÉE.
Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts?
Consulte avec loisir tes plus ardents transports.
Des bras de mon perfide arracher une femme,
Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme?1330
Que n'a-t-elle déjà des enfants de Jason[1160],
Sur qui plus pleinement venger sa trahison!
Suppléons-y des miens; immolons avec joie
Ceux qu'à me dire adieu Créuse me renvoie.
Nature, je le puis sans violer ta loi:1335
Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.
Mais ils sont innocents; aussi l'étoit mon frère[1161]:
Ils sont trop criminels d'avoir Jason pour père[1162];
Il faut que leur trépas redouble son tourment;
Il faut qu'il souffre en père aussi bien qu'en amant.1340
Mais quoi! j'ai beau contre eux animer mon audace,
La pitié la combat, et se met en sa place;
Puis, cédant tout à coup la place à ma fureur,
J'adore les projets qui me faisoient horreur:
De l'amour aussitôt je passe à la colère[1163],1345
Des sentiments de femme aux tendresses de mère[1164].
Cessez dorénavant, pensers irrésolus,
D'épargner des enfants que je ne verrai plus.
Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître,
Ce n'est pas seulement pour caresser un traître:1350
Il me prive de vous, et je l'en vais[1165] priver[1166].
Mais ma pitié renaît, et revient me braver[1167];
Je n'exécute rien, et mon âme éperdue
Entre deux passions demeure suspendue[1168].
N'en délibérons plus, mon bras en résoudra.1355
Je vous perds, mes enfants; mais Jason vous perdra;
Il ne vous verra plus.... Créon sort tout en rage:
Allons à son trépas joindre ce triste ouvrage[1169].
SCÈNE III.
CRÉON, Domestiques.
CRÉON.
Loin de me soulager, vous croissez mes tourments[1170]:
Le poison à mon corps unit mes vêtements,1360
Et ma peau, qu'avec eux votre secours m'arrache[1171],
Pour suivre votre main de mes os se détache:
Voyez comme mon sang en coule à gros ruisseaux[1172].
Ne me déchirez plus, officieux bourreaux:
Votre pitié pour moi s'est assez hasardée;1365
Fuyez, ou ma fureur vous prendra pour Médée.
C'est avancer ma mort que de me secourir;
Je ne veux que moi-même à m'aider à mourir.
Quoi! vous continuez, canailles infidèles!
Plus je vous le défends, plus vous m'êtes rebelles!1370
Traîtres, vous sentirez encor ce que je puis:
Je serai votre roi, tout mourant que je suis;
Si mes commandements ont trop peu d'efficace,
Ma rage pour le moins me fera faire place:
Il faut ainsi payer votre cruel secours.1375
(Il se défait d'eux et les chasse à coups d'épée[1173].)
SCÈNE IV.
CRÉON, CRÉUSE, CLÉONE.
CRÉUSE.
Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mes jours?
Fuyez-vous l'innocente et malheureuse source
D'où prennent tant de maux leur effroyable course?
Ce feu qui me consume et dehors et dedans[1174]
Vous venge-t-il trop peu de mes vœux imprudents[1175]?
Je ne puis excuser mon indiscrète envie,
Qui donne le trépas à qui je dois la vie;
Mais soyez satisfait des rigueurs de mon sort,
Et cessez d'ajouter votre haine à ma mort.
L'ardeur qui me dévore, et que j'ai méritée,1385
Surpasse en cruauté l'aigle de Prométhée,
Et je crois qu'Ixion, au choix des châtiments[1176],
Préféreroit sa roue à mes embrasements.
CRÉON.
Si ton jeune desir eut beaucoup d'imprudence,
Ma fille, j'y devois[1177] opposer ma défense.1390
Je n'impute qu'à moi l'excès de mes malheurs,
Et j'ai part en ta faute ainsi qu'en tes douleurs.
Si j'ai quelque regret, ce n'est pas à ma vie,
Que le déclin des ans m'auroit bientôt ravie:
La jeunesse des tiens, si beaux, si florissants,1395
Me porte au fond du cœur des coups bien plus pressants[1178].
Ma fille, c'est donc là ce royal hyménée
Dont nous pensions toucher la pompeuse journée!
La Parque impitoyable en éteint le flambeau[1179],
Et pour lit nuptial il te faut un tombeau!1400
Ah! rage, désespoir, destins, feux, poisons, charmes,
Tournez tous contre moi vos plus cruelles armes:
S'il faut vous assouvir par la mort de deux rois,
Faites en ma faveur que je meure deux fois,
Pourvu que mes deux morts emportent cette grâce1405
De laisser ma couronne à mon unique race,
Et cet espoir si doux, qui m'a toujours flatté,
De revivre à jamais en sa postérité.
CRÉUSE.
Cléone, soutenez, je chancelle, je tombe[1180];
Mon reste de vigueur sous mes douleurs succombe:1410
Je sens que je n'ai plus à souffrir qu'un moment.
Ne me refusez pas ce triste allégement,
Seigneur, et si pour moi quelque amour vous demeure,
Entre vos bras mourants permettez que je meure.
Mes pleurs arrouseront[1181] vos mortels déplaisirs;1415
Je mêlerai leurs eaux à vos brûlants soupirs.
Ah! je brûle, je meurs, je ne suis plus que flamme;
De grâce, hâtez-vous de recevoir mon âme[1182].
Quoi! vous vous éloignez[1183]?
CRÉON.
Oui, je ne verrai pas,
Comme un lâche témoin, ton indigne trépas:1420
Il faut, ma fille, il faut que ma main me délivre
De l'infâme regret de t'avoir pu survivre.
Invisible ennemi, sors avecque mon sang.
(Il se tue d'un poignard[1184].)
CRÉUSE.
Courez à lui, Cléone: il se perce le flanc.
CRÉON.
Retourne: c'en est fait. Ma fille, adieu: j'expire,1425
Et ce dernier soupir met fin à mon martyre:
Je laisse à ton Jason le soin de nous venger.
CRÉUSE.
Vain et triste confort! soulagement léger!
Mon père....
CLÉONE.
Il ne vit plus, sa grande âme est partie[1185].
CRÉUSE.
Donnez donc à la mienne une même sortie:1430
Apportez-moi ce fer qui, de ses maux vainqueur,
Est déjà si savant à traverser le cœur.
Ah! je sens fers, et feux, et poison, tout ensemble:
Ce que souffroit mon père à mes peines s'assemble.
Hélas! que de douceur[1186] auroit un prompt trépas!1435
Dépêchez-vous, Cléone: aidez mon foible bras.
CLÉONE.
Ne désespérez point: les Dieux, plus pitoyables,
A nos justes clameurs se rendront exorables,
Et vous conserveront, en dépit du poison,
Et pour reine à Corinthe, et pour femme à Jason.1440
Il arrive, et surpris il change de visage:
Je lis dans sa pâleur une secrète rage,
Et son étonnement va passer en fureur.
SCÈNE V.
JASON, CRÉUSE, CLÉONE, THEUDAS.
JASON.
Que vois-je ici, grands Dieux! quel spectacle d'horreur[1187]!
Où que puissent mes yeux porter ma vue errante,1445
Je vois ou Créon mort, ou Créuse mourante.
Ne t'en va pas, belle âme: attends encore un peu,
Et le sang de Médée éteindra tout ce feu;
Prends le triste plaisir de voir punir son crime,
De te voir immoler cette infâme victime;1450
Et que ce scorpion, sur la plaie écrasé[1188],
Fournisse le remède au mal qu'il a causé.
CRÉUSE.
Il n'en faut point chercher au poison qui me tue:
Laisse-moi le bonheur d'expirer à ta vue,
Souffre que j'en jouisse en ce dernier moment:1455
Mon trépas fera place à ton ressentiment;
Le mien cède à l'ardeur dont je suis possédée;
J'aime mieux voir Jason que la mort de Médée.
Approche, cher amant, et retiens ces transports:
Mais garde de toucher ce misérable corps;1460
Ce brasier, que le charme ou répand ou modère,
A négligé Cléone, et dévoré mon père:
Au gré de ma rivale il est contagieux.
Jason, ce m'est assez de mourir à tes yeux:
Empêche les plaisirs qu'elle attend de ta peine;1465
N'attire point ces feux esclaves de sa haine.
Ah! quel âpre tourment! quels douloureux abois!
Et que je sens de morts sans mourir une fois!
JASON.
Quoi! vous m'estimez donc si lâche que de vivre?
Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre!
Ma reine, si l'hymen n'a pu joindre nos corps,
Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts;
Et l'on verra Charon passer chez Rhadamante,
Dans une même barque, et l'amant et l'amante.
Hélas! vous recevez, par ce présent charmé,1475
Le déplorable prix de m'avoir trop aimé;
Et puisque cette robe a causé votre perte,
Je dois être puni de vous l'avoir offerte[1189].
Quoi! ce poison m'épargne, et ces feux impuissants
Refusent de finir les douleurs que je sens!1480
Il faut donc que je vive, et vous m'êtes ravie!
Justes Dieux! quel forfait me condamne à la vie?
Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
Que de la voir mourir, et de souffrir le jour?
Non, non; si par ces feux mon attente est trompée,1485
J'ai de quoi m'affranchir au bout de mon épée;
Et l'exemple du Roi, de sa main transpercé,
Qui nage dans les flots du sang qu'il a versé,
Instruit suffisamment un généreux courage
Des moyens de braver le destin qui l'outrage.1490
CRÉUSE.
Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir,
Ne t'abandonne point aux coups du désespoir:
Vis pour sauver ton nom de cette ignominie,
Que Créuse soit morte, et Médée impunie;
Vis pour garder le mien en ton cœur affligé,1495
Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé.
Adieu: donne la main; que malgré ta jalouse,
J'emporte chez Pluton le nom de ton épouse.
Ah! douleurs! C'en est fait, je meurs à cette fois,
Et perds en ce moment la vie avec la voix.1500
Si tu m'aimes....
JASON.
Ce mot lui coupe la parole;
Et je ne suivrai pas son âme qui s'envole?
Mon esprit, retenu par ses commandements,
Réserve encor ma vie à de pires tourments[1190]!
Pardonne, chère épouse, à mon obéissance;1505
Mon déplaisir mortel défère à ta puissance,
Et de mes jours maudits tout prêt de triompher,
De peur de te déplaire, il n'ose m'étouffer.
Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière,
Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.1510
Vous autres, cependant, enlevez ces deux corps:
Contre tous ses démons mes bras sont assez forts,
Et la part que votre aide auroit en ma vengeance
Ne m'en permettoit pas une entière allégeance.
Préparez seulement des gênes, des bourreaux;1515
Devenez inventifs en supplices nouveaux,
Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe,
Que son coupable sang leur vaille une hécatombe;
Et si cette victime, en mourant mille fois,
N'apaise point encor les mânes de deux rois,1520
Je serai la seconde; et mon esprit fidèle
Ira gêner là-bas son âme criminelle,
Ira faire assembler pour sa punition
Les peines de Titye à celles d'Ixion.
(Cléone et le reste emportent les corps[1191] de Créon et de Créuse, et Jason continue seul.)
Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice?1525
Elle m'est un plaisir, et non pas un supplice.
Mourir, c'est seulement auprès d'eux me ranger;
C'est rejoindre Créuse, et non pas la venger.
Instruments des fureurs d'une mère insensée,
Indignes rejetons de mon amour passée,1530
Quel malheureux destin vous avoit réservés
A porter le trépas à qui vous a sauvés?
C'est vous, petits ingrats, que malgré la nature
Il me faut immoler dessus leur sépulture.
Que la sorcière en vous commence de souffrir:1535
Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
Toutefois qu'ont-ils fait, qu'obéir à leur mère?
SCÈNE VI.
MÉDÉE, JASON.
MÉDÉE, en haut sur un balcon[1192].
Lâche, ton désespoir encore en délibère?
Lève les yeux, perfide, et reconnois ce bras
Qui t'a déjà vengé de ces petits ingrats:1540
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent la place vide à ton hymen nouveau[1193].
Réjouis-t'en, Jason, va posséder Créuse:1545
Tu n'auras plus ici personne qui t'accuse;
Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
De reproches secrets à ton manque de foi.
JASON.
Horreur de la nature, exécrable tigresse[1194]!
MÉDÉE.
Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse[1195]:1550
A cet objet si cher tu dois tous tes discours;
Parler encore à moi, c'est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures,
Et contre mes effets ne combats point d'injures.
JASON.
Quoi! tu m'oses braver, et ta brutalité1555
Pense encore échapper à mon bras irrité?
Tu redoubles ta peine avec cette insolence.
MÉDÉE.
Et que peut contre moi ta débile vaillance?Mon art faisoit ta force, et tes exploits[1196] guerriers
Tiennent de mon secours ce qu'ils ont de lauriers.1560
JASON.
Ah! c'est trop en souffrir: il faut qu'un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison[1197];
Que des bourreaux soudain m'en fassent la raison:
Ta tête répondra de tant de barbaries.1565
Que sert de t'emporter à ces vaines furies?
Épargne, cher époux, des efforts que tu perds;
Vois les chemins de l'air qui me sont tous ouverts:
C'est par là que je fuis[1199], et que je t'abandonne
Pour courir à l'exil que ton change m'ordonne.1570
Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
Des postillons pareils à mes dragons ailés.
Enfin je n'ai pas mal employé la journée
Que la bonté du Roi, de grâce, m'a donnée[1200];
Mes desirs sont contents. Mon père et mon pays,1575
Je ne me repens plus de vous avoir trahis;
Avec cette douceur j'en accepte le blâme.
Adieu, parjure: apprends à connoître ta femme[1201];
Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois
Lequel est plus à craindre ou d'elle ou de deux rois.1580
SCÈNE VII.
JASON.
O Dieux! ce char volant, disparu dans la nue,
La dérobe à sa peine, aussi bien qu'à ma vue;
Et son impunité triomphe arrogamment
Des projets avortés de mon ressentiment.
Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance,1585
Où dois-je désormais chercher quelque allégeance?
Où suivre l'inhumaine, et dessous quels climats
Porter les châtiments de tant d'assassinats?
Va, furie exécrable, en quelque coin de terre
Que t'emporte ton char, j'y porterai la guerre:1590
J'apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
Et te suivrai partout au bruit de tes forfaits.
Mais que me servira cette vaine poursuite,
Si l'air est un chemin toujours libre à ta fuite,
Si toujours tes dragons sont prêts à t'enlever,1595
Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver?
Malheureux, ne perds point contre une telle audace
De ta juste fureur l'impuissante menace;
Ne cours point à ta honte, et fuis l'occasion
D'accroître sa victoire[1202] et ta confusion.1600
Misérable! perfide! ainsi donc ta foiblesse
Épargne la sorcière, et trahit ta princesse!
Est-ce là le pouvoir qu'ont sur toi ses desirs,
Et ton obéissance à ses derniers soupirs?
Venge-toi, pauvre amant, Créuse le commande:1605
Ne lui refuse point un sang qu'elle demande;
Écoute les accents de sa mourante voix,
Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
A qui sait bien aimer il n'est rien d'impossible.
Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,1610
Tigresse, tu mourras, et malgré ton savoir,
Mon amour te verra soumise à son pouvoir;
Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine:
Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine.
Mais quoi! je vous écoute, impuissantes chaleurs!1615
Allez, n'ajoutez plus de comble à mes malheurs.
Entreprendre une mort que le ciel s'est gardée,
C'est préparer encore un triomphe à Médée.
Tourne avec plus d'effet sur toi-même ton bras,
Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas.1620
Vains transports, où sans fruit mon désespoir s'amuse,
Cessez de m'empêcher de rejoindre Créuse.
Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,
M'a laissé la vengeance; et je la laisse aux Dieux:
Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice,1625
Peuvent de la sorcière achever le supplice.
Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux
Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux[1203].
(Il se tue[1204].)
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.