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Œuvres de P. Corneille, Tome 02

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NOTICE.

Le succès de la Galerie du Palais, dû en grande partie, comme notre poëte l'a remarqué lui-même, au plaisir qu'éprouvaient les spectateurs en se voyant transportés dans un endroit qu'ils fréquentaient d'ordinaire, l'engagea à choisir pour théâtre d'une autre comédie la place Royale, qui, à cette époque, était la promenade à la mode, le lieu de réunion de la société la plus brillante, le centre des rendez-vous et des intrigues amoureuses.

Adieu, belle place où n'habite
Que mainte personne d'élite,

dit Scarron dans son Adieu au Marais et à la place Royale, composé en 1643[633]; et la curieuse liste qui suit ces deux vers les justifie pleinement.

La prédilection de Corneille pour les titres empruntés à divers endroits fameux de la ville de Paris a été critiquée en ces termes par un de ses censeurs: «Il a fait voir une Mélite, la Galerie du Palais et la Place Royale, ce qui nous faisoit espérer que Mondory annonceroit bientôt le Cimetière Saint-Jean, la Samaritaine et la Place aux Veaux[634]

Quant à Claveret, il ne blâme point ce procédé, mais il accuse Corneille de le lui avoir dérobé: «Ce que ma plume a produit autrefois ne m'a point fait rougir de honte, et si du temps que j'écrivois, vous ne m'eussiez cru capable au moins de vous suivre, vous n'eussiez pas tâché malicieusement d'éteindre ce peu de lumière, avec laquelle j'essayois de me faire connoître, établissant le titre d'une de vos pièces sur le fondement d'une seule rime[635]. J'entends parler de votre Place Royale, que vous eussiez aussi bien appelée la Place Dauphine, ou autrement, si vous eussiez pu perdre l'envie de me choquer; pièce que vous vous résolûtes de faire, dès que vous sûtes que j'y travaillois, ou pour satisfaire votre passion jalouse, ou pour contenter celle des comédiens que vous serviez. Cela n'a pas empêché que je n'en aye reçu tout le contentement que j'en pouvois légitimement attendre, et que les honnêtes gens qui se rendirent en foule à ses représentations n'ayent honoré de quelques louanges l'invention de mon esprit. J'ajouterois bien qu'elle eut la gloire et le bonheur de plaire au Roi étant à Forges[636], plus qu'aucune autre des pièces qui parut lors sur son théâtre[637]....»

La comédie de Corneille, jouée en 1635, ne fut imprimée qu'en vertu du privilége dont nous avons donné un extrait dans notre notice sur la Galerie du Palais; l'achevé d'imprimer est du 20 février 1637. Le volume, de format in-4o, se compose de 4 feuillets liminaires et de 112 pages; son titre exact est:

La Place Royalle, ou l'Amovrevx Extravagant. Comedie. A Paris, chez Augustin Courbé.... M.DC.XXXVII. Auec priuilege du Roy.

Le sous-titre: ou l'Amoureux Extrauagant, a disparu dès l'édition de 1644.

A MONSIEUR ***[638]

Monsieur,

J'observe religieusement la loi que vous m'avez prescrite, et vous rends mes devoirs avec le même secret que je traiterois un amour, si j'étois homme à bonne fortune. Il me suffit que vous sachiez que je m'acquitte, sans le faire connoître à tout le monde, et sans que par cette publication je vous mette en mauvaise odeur auprès d'un sexe dont vous conservez les bonnes grâces avec tant de soin. Le héros de cette pièce ne traite pas bien les dames, et tâche d'établir des maximes qui leur sont trop désavantageuses, pour nommer son protecteur: elles s'imagineroient que vous ne pourriez l'approuver sans avoir grande part à ses sentiments, et que toute sa morale seroit plutôt un portrait de votre conduite qu'un effort de mon imagination; et véritablement, Monsieur, cette possession de vous-même, que vous conservez si parfaite parmi tant d'intrigues[639] où vous semblez embarrassé, en approche beaucoup. C'est de vous que j'ai appris que l'amour d'un honnête homme doit être toujours volontaire; qu'on ne doit jamais aimer en un point qu'on ne puisse n'aimer pas; que si on en vient jusque-là, c'est une tyrannie dont il faut secouer le joug; et qu'enfin la personne aimée nous a beaucoup plus d'obligation de notre amour, alors qu'elle est toujours l'effet de notre choix et de son mérite, que quand elle vient d'une inclination aveugle, et forcée par quelque ascendant de naissance à qui nous ne pouvons résister. Nous ne sommes point redevables à celui de qui nous recevons un bienfait par contrainte, et on ne nous donne point ce qu'on ne sauroit nous refuser. Mais je vais trop avant pour une épître: il sembleroit que j'entreprendrois la justification de mon Alidor; et ce n'est pas mon dessein de mériter par cette défense la haine de la plus belle moitié du monde, et qui domine si puissamment sur les volontés de l'autre. Un poëte n'est jamais garant des fantaisies[640] qu'il donne à ses acteurs; et si les dames trouvent ici quelques discours qui les blessent, je les supplie de se souvenir que j'appelle extravagant celui dont ils partent[641], et que par d'autres poëmes j'ai assez relevé leur gloire et soutenu leur pouvoir, pour effacer les mauvaises idées que celui-ci leur pourra faire concevoir de mon esprit. Trouvez bon que j'achève par là, et que je n'ajoute à cette prière que je leur fais que la protestation d'être éternellement,

MONSIEUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur[642],
Corneille.

EXAMEN.

Je ne puis dire tant de bien de celle-ci[643] que de la précédente. Les vers en sont plus forts; mais il y a manifestement une duplicité d'action. Alidor, dont l'esprit extravagant se trouve incommodé d'un amour qui l'attache trop, veut faire en sorte qu'Angélique sa maîtresse se donne à son ami Cléandre; et c'est pour cela qu'il lui fait rendre une fausse lettre qui le convainc de légèreté, et qu'il joint à cette supposition des mépris assez piquants pour l'obliger dans sa colère à accepter les affections d'un autre. Ce dessein avorte, et la donne à Doraste contre son intention; et cela l'oblige à en faire un nouveau pour la porter à un enlèvement. Ces deux desseins, formés ainsi l'un après l'autre, font deux actions, et donnent deux âmes au poëme, qui d'ailleurs finit assez mal par un mariage de deux personnes épisodiques, qui ne tiennent que le second rang dans la pièce. Les premiers acteurs y achèvent bizarrement, et tout ce qui les regarde fait languir le cinquième acte, où ils ne paroissent plus, à le bien prendre, que comme seconds acteurs. L'épilogue d'Alidor n'a pas la grâce de celui de la Suivante, qui ayant été très-intéressée dans l'action principale, et demeurant enfin sans amant, n'ose expliquer ses sentiments en la présence de sa maîtresse et de son père, qui ont tous deux leur compte, et les laisse rentrer pour pester en liberté contre eux et contre sa mauvaise fortune, dont elle se plaint en elle-même, et fait par là connoître au spectateur l'assiette de son esprit après un effet si contraire à ses souhaits.

Alidor est sans doute trop bon ami pour être si mauvais amant. Puisque sa passion l'importune tellement qu'il veut bien outrager sa maîtresse pour s'en défaire, il devroit se contenter de ce premier effort, qui la fait obtenir à Doraste, sans s'embarrasser de nouveau pour l'intérêt d'un ami, et hasarder en sa considération un repos qui lui est si précieux. Cet amour de son repos n'empêche point qu'au cinquième acte il ne se montre encore passionné pour cette maîtresse, malgré la résolution qu'il avoit prise de s'en défaire, et les trahisons qu'il lui a faites: de sorte qu'il semble ne commencer à l'aimer véritablement que quand il lui a donné sujet de le haïr. Cela fait une inégalité de mœurs qui est vicieuse.

Le caractère d'Angélique sort de la bienséance, en ce qu'elle est trop amoureuse, et se résout trop tôt à se faire enlever par un homme qui lui doit être suspect. Cet enlèvement lui réussit mal; et il a été bon de lui donner un mauvais succès, bien qu'il ne soit pas besoin que les grands crimes soient punis dans la tragédie, parce que leur peinture imprime assez d'horreur pour en détourner les spectateurs. Il n'en est pas de même des fautes de cette nature, et elles pourroient engager un esprit jeune et amoureux à les imiter, si l'on voyoit que ceux qui les commettent vinssent à bout, par ce mauvais moyen, de ce qu'ils desirent.

Malgré cet abus, introduit par la nécessité et légitimé par l'usage, de faire dire dans la rue à nos amantes de comédie ce que vraisemblablement elles diroient dans leur chambre, je n'ai osé y placer Angélique durant la réflexion douloureuse qu'elle fait sur la promptitude et l'imprudence de ses ressentiments, qui la font consentir à épouser l'objet de sa haine: j'ai mieux aimé rompre la liaison des scènes, et l'unité de lieu, qui se trouve assez exacte en ce poëme à cela près, afin de la faire soupirer dans son cabinet avec plus de bienséance pour elle, et plus de sûreté pour l'entretien d'Alidor. Phylis, qui le voit sortir de chez elle, en auroit trop vu si elle les avoit aperçus tous deux sur le théâtre; et au lieu du soupçon de quelque intelligence renouée entre eux qui la porte à l'observer durant le bal, elle auroit eu sujet d'en prendre une entière certitude, et d'y donner un ordre qui eût rompu tout le nouveau dessein d'Alidor et l'intrique de la pièce.

En voilà assez sur celle-ci; je passe aux deux qui restent dans ce volume[644].


ACTEURS[645].

ALIDOR, amant d'Angélique.
CLÉANDRE, ami d'Alidor.
DORASTE, amoureux d'Angélique.
LYSIS, amoureux de Phylis.
ANGÉLIQUE, maîtresse d'Alidor et de Doraste.
PHYLIS, sœur de Doraste.
POLYMAS, domestique d'Alidor.
LYCANTE, domestique de Doraste.

La scène est à Paris dans la place Royale[646].

LA PLACE ROYALE.

COMÉDIE.


ACTE I


SCÈNE PREMIÈRE.

ANGÉLIQUE, PHYLIS.

ANGÉLIQUE.

Ton frère, je l'avoue, a beaucoup de mérite[647];
Mais souffre qu'envers lui cet éloge m'acquitte,
Et ne m'entretiens plus des feux qu'il a pour moi.

PHYLIS.

C'est me vouloir prescrire une trop dure loi.
Puis-je, sans étouffer la voix de la nature,5
Dénier mon secours aux tourments qu'il endure?
Quoi! tu m'aimes, il meurt, et tu peux le guérir[648],
Et sans t'importuner je le verrois périr!
Ne me diras-tu point que j'ai tort de le plaindre?

ANGÉLIQUE.

C'est un mal bien léger qu'un feu qu'on peut éteindre[649].10

PHYLIS.

Je sais qu'il le devroit, mais avec tant d'appas[650],
Le moyen qu'il te voie et ne t'adore pas?
Ses yeux ne souffrent point que son cœur soit de glace;
On ne pourroit aussi m'y résoudre en sa place[651];
Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris,15
Te sauroient conserver ce que tu m'aurois pris.

ANGÉLIQUE.

S'il veut garder encor cette humeur obstinée[652],
Je puis bien m'empêcher d'en être importunée,
Feindre un peu de migraine, ou me faire celer:
C'est un moyen bien court de ne lui plus parler;20
Mais ce qui m'en déplaît et qui me désespère[653],
C'est de perdre la sœur pour éviter le frère,
Et me violenter à fuir ton entretien[654],
Puisque te voir encor c'est m'exposer au sien.
Du moins, s'il faut quitter cette douce pratique[655],25
Ne mets point en oubli l'amitié d'Angélique,
Et crois que ses effets auront leur premier cours[656]
Aussitôt que ton frère aura d'autres amours.

PHYLIS.

Tu vis d'un air étrange et presque insupportable.

ANGÉLIQUE.

Que toi-même pourtant dois trouver équitable[657]; 30
Mais la raison sur toi ne sauroit l'emporter:
Dans l'intérêt d'un frère on ne peut l'écouter.

PHYLIS.

Et par quelle raison négliger son martyre?

ANGÉLIQUE.

Vois-tu, j'aime Alidor, et c'est assez te dire[658].
Le reste des mortels pourroit m'offrir des vœux,35
Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux;
La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme
Que par des sentiments dérobés à ma flamme.
On ne doit point avoir des amants par quartier;
Alidor a mon cœur et l'aura tout entier;40
En aimer deux, c'est être à tous deux infidèle.

PHYLIS.

Qu'Alidor seul te rende à tout autre cruelle,
C'est avoir pour le reste un cœur trop endurci.

ANGÉLIQUE.

Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.

PHYLIS.

Dans l'obstination où je te vois réduite,45
J'admire ton amour et ris de ta conduite.
Fasse état qui voudra de ta fidélité,
Je ne me pique point de cette vanité,
Et l'exemple d'autrui m'a trop fait reconnoître[659]
Qu'au lieu d'un serviteur c'est accepter un maître.50
Quand on n'en souffre qu'un, qu'on ne pense qu'à lui,
Tous autres entretiens nous donnent de l'ennui;
Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,
Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,
Et de peur que le temps n'emporte ses ferveurs[660],55
Le combler chaque jour de nouvelles faveurs;
Notre âme, s'il s'éloigne, est chagrine, abattue[661];
Sa mort nous désespère et son change nous tue,
Et de quelque douceur que nos feux soient suivis,
On dispose de nous sans prendre notre avis;60
C'est rarement qu'un père à nos goûts s'accommode,
Et lors juge quels fruits on a de ta méthode.
Pour moi, j'aime un chacun, et sans rien négliger,
Le premier qui m'en conte a de quoi m'engager:
Ainsi tout contribue à ma bonne fortune;65
Tout le monde me plaît, et rien ne m'importune.
De mille que je rends l'un de l'autre jaloux,
Mon cœur n'est à pas un, et se promet à tous[662]:
Ainsi tous à l'envi s'efforcent à me plaire;
Tous vivent d'espérance, et briguent leur salaire;70
L'éloignement d'aucun ne sauroit m'affliger,
Mille encore présents m'empêchent d'y songer.
Je n'en crains point la mort, je n'en crains point le change;
Un monde m'en console aussitôt ou m'en venge[663].
Le moyen que de tant et de si différents75
Quelqu'un n'ait assez d'heur pour plaire à mes parents?
Et si quelque inconnu m'obtient d'eux pour maîtresse[664],
Ne crois pas que j'en tombe en profonde tristesse:
Il aura quelques traits de tant que je chéris,
Et je puis avec joie accepter tous maris.80

ANGÉLIQUE.

Voilà fort plaisamment tailler cette matière,
Et donner à ta langue une libre carrière[665].
Ce grand flux de raisons dont tu viens m'attaquer
Est bon à faire rire, et non à pratiquer.
Simple, tu ne sais pas ce que c'est que tu blâmes,85
Et ce qu'a de douceurs l'union de deux âmes;
Tu n'éprouvas jamais de quels contentements
Se nourrissent les feux des fidèles amants.
Qui peut en avoir mille en est plus estimée,
Mais qui les aime tous de pas un n'est aimée;90
Elle voit leur amour soudain se dissiper:
Qui veut tout retenir laisse tout échapper.

PHYLIS.

Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes[666];
Ou si ces vieux abus te semblent légitimes[667],
Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux,95
Conserve-lui ton cœur, mais partage tes yeux:
De mon frère par là soulage un peu les plaies;
Accorde un faux remède à des douleurs si vraies;
Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié[668],
Ou du moins par vengeance et par inimitié.100

ANGÉLIQUE.

Le beau prix qu'il auroit de m'avoir tant chérie,
Si je ne le payois que d'une tromperie!
Pour salaire des maux qu'il endure en m'aimant,
Il aura qu'avec lui je vivrai franchement.

PHYLIS.

Franchement, c'est-à-dire avec mille rudesses,105
Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses
Qu'il tâche d'adoucir.... Quoi! me quitter ainsi!
Et sans me dire adieu! le sujet?


SCÈNE II.

DORASTE, PHYLIS.

DORASTE.

Le voici.
Ma sœur, ne cherche plus une chose trouvée:
Sa fuite n'est l'effet que de mon arrivée;110
Ma présence la chasse, et son muet départ
A presque devancé son dédaigneux regard.

PHYLIS.

Juge par là quels fruits produit mon entremise.
Je m'acquitte des mieux de la charge commise;
Je te fais plus parfait mille fois que tu n'es:115
Ton feu ne peut aller au point où je le mets;
J'invente des raisons à combattre sa haine;
Je blâme, flatte, prie, et perds toujours ma peine[669],
En grand péril d'y perdre encor son amitié,
Et d'être en tes malheurs avec toi de moitié.120

DORASTE.

Ah! tu ris de mes maux.

PHYLIS.

Que veux-tu que je fasse?
Ris des miens, si jamais tu me vois en ta place.
Que serviroient mes pleurs? Veux-tu qu'à tes tourments
J'ajoute la pitié de mes ressentiments?
Après mille mépris qu'a reçus ta folie[670],125
Tu n'es que trop chargé de ta mélancolie;
Si j'y joignois la mienne, elle t'accableroit,
Et de mon déplaisir le tien redoubleroit;
Contraindre mon humeur me seroit un supplice
Qui me rendroit moins propre à te faire service.130
Vois-tu? par tous moyens je te veux soulager;
Mais j'ai bien plus d'esprit que de m'en affliger.
Il n'est point de douleur si forte en un courage
Qui ne perde sa force auprès de mon visage;
C'est toujours de tes maux autant de rabattu:135
Confesse, ont-ils encor le pouvoir qu'ils ont eu?
Ne sens-tu point déjà ton âme un peu plus gaie?

DORASTE.

Tu me forces à rire en dépit que j'en aie;
Je souffre tout de toi, mais à condition
D'employer tous tes soins à mon affection[671].140
Dis-moi par quelle ruse il faut....

PHYLIS.

Rentrons, mon frère:
Un de mes amants vient, qui pourroit nous distraire[672].


SCÈNE III.

CLÉANDRE.

Que je dois bien faire pitié
De souffrir les rigueurs d'un sort si tyrannique!
J'aime Alidor, j'aime Angélique;145
Mais l'amour cède à l'amitié,
Et jamais on n'a vu sous les lois d'une belle[673]
D'amant si malheureux, ni d'ami si fidèle.

Ma bouche ignore mes desirs,
Et de peur de se voir trahi par imprudence,150
Mon cœur n'a point de confidence
Avec mes yeux ni mes soupirs:
Tous mes vœux sont muets, et l'ardeur de ma flamme[674]
S'enferme toute entière au dedans de mon âme.

Je feins d'aimer en d'autres lieux,155
Et pour en quelque sorte alléger mon supplice,
Je porte du moins mon service
A celle qu'elle aime le mieux.
Phylis, à qui j'en conte, a beau faire la fine;
Son plus charmant appas[675], c'est d'être sa voisine.160

Esclave d'un œil si puissant,
Jusque-là seulement me laisse aller ma chaîne,
Trop récompensé, dans ma peine,
D'un de ses regards en passant.
Je n'en veux à Phylis que pour voir Angélique,165
Et mon feu, qui vient d'elle, auprès d'elle s'explique.

Ami, mieux aimé mille fois,
Faut-il, pour m'accabler de douleurs infinies,
Que nos volontés soient unies
Jusqu'à faire le même choix[676]?170
Viens quereller mon cœur d'avoir tant de foiblesse
Que de se laisser prendre au même œil qui te blesse.

Mais plutôt vois te préférer
A celle que le tien préfère à tout le monde,
Et ton amitié sans seconde175
N'aura plus de quoi murmurer.
Ainsi je veux punir ma flamme déloyale;
Ainsi....


SCÈNE IV.

ALIDOR, CLÉANDRE.

ALIDOR.

Te rencontrer dans la place Royale,
Solitaire, et si près de ta douce prison,
Montre bien que Phylis n'est pas à la maison.180

CLÉANDRE.

Mais voir de ce côté ta démarche avancée
Montre bien qu'Angélique est fort dans ta pensée.

ALIDOR.

Hélas! c'est mon malheur: son objet trop charmant,
Quoi que je puisse faire, y règne absolument.

CLÉANDRE.

De ce pouvoir peut-être elle use en inhumaine?185

ALIDOR.

Rien moins, et c'est par là que redouble ma peine:
Ce n'est qu'en m'aimant trop qu'elle me fait mourir,
Un moment de froideur, et je pourrois guérir;
Une mauvaise œillade, un peu de jalousie,
Et j'en aurois soudain passé ma fantaisie;190
Mais las! elle est parfaite, et sa perfection
N'approche point encor de son affection[677];
Point de refus pour moi, point d'heures inégales;
Accablé de faveurs à mon repos fatales[678],
Sitôt qu'elle voit jour à d'innocents plaisirs,195
Je vois qu'elle devine et prévient mes desirs;
Et si j'ai des rivaux, sa dédaigneuse vue
Les désespère autant que son ardeur me tue.

CLÉANDRE.

Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,
Qui se tînt malheureux pour être trop aimé?200

ALIDOR.

Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires?
Penses-tu qu'il s'arrête aux sentiments vulgaires?
Les règles que je suis ont un air tout divers:
Je veux la liberté dans le milieu des fers[679].
Il ne faut point servir d'objet qui nous possède;205
Il ne faut point nourrir d'amour qui ne nous cède:
Je le hais, s'il me force; et quand j'aime, je veux
Que de ma volonté dépendent tous mes vœux,
Que mon feu m'obéisse au lieu de me contraindre,
Que je puisse à mon gré l'enflammer et l'éteindre[680],210
Et toujours en état de disposer de moi,
Donner quand il me plaît et retirer ma foi.
Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle:
Mes pensers ne sauroient m'entretenir que d'elle[681];
Je sens de ses regards mes plaisirs se borner;215
Mes pas d'autre côté n'oseroient se tourner[682];
Et de tous mes soucis la liberté bannie
Me soumet en esclave à trop de tyrannie[683].
J'ai honte de souffrir les maux dont je me plains,
Et d'éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.220
Je n'ai que trop langui sous de si rudes gênes[684]:
A tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes[685],
De crainte qu'un hymen, m'en ôtant le pouvoir,
Fît d'un amour par force un amour par devoir.

CLÉANDRE.

Crains-tu de posséder un objet qui te charme[686]?225

ALIDOR.

Ne parle point d'un nœud dont le seul nom m'alarme.
J'idolâtre Angélique: elle est belle aujourd'hui,
Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui?
Et pour peu qu'elle dure, aucun me peut-il dire
Si je pourrai l'aimer jusqu'à ce qu'elle expire[687]?230
Du temps, qui change tout, les révolutions
Ne changent-elles pas nos résolutions?
Est-ce[688] une humeur égale et ferme que la nôtre?
N'a-t-on point d'autres goûts en un âge qu'en l'autre[689]?
Juge alors le tourment que c'est d'être attaché,235
Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
Cependant Angélique, à force de me plaire,
Me flatte doucement de l'espoir du contraire;
Et si d'autre façon je ne me sais garder,
Je sens que ses attraits m'en vont persuader[690].240
Mais puisque son amour me donne tant de peine,
Je la veux offenser pour acquérir sa haine,
Et mériter enfin un doux commandement[691]
Qui prononce l'arrêt de mon bannissement.
Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire:245
Puisqu'elle me plaît trop, il me faut lui déplaire[692].
Tant que j'aurai chez elle encor le moindre accès,
Mes desseins de guérir n'auront point de succès.

CLÉANDRE.

Étrange humeur d'amant!

ALIDOR.

Étrange, mais utile.
Je me procure un mal pour en éviter mille.250

CLÉANDRE.

Tu ne prévois donc pas ce qui t'attend de maux,
Quand un rival aura le fruit de tes travaux?
Pour se venger de toi, cette belle offensée
Sous les lois d'un mari sera bientôt passée[693];
Et lors, que de soupirs et de pleurs répandus255
Ne te rendront aucun de tant de biens perdus!

ALIDOR.

Dis mieux, que pour rentrer dans mon indifférence[694],
Je perdrai mon amour avec mon espérance,
Et qu'y trouvant alors sujet d'aversion,
Ma liberté naîtra de ma punition.260

CLÉANDRE.

Après cette assurance, ami, je me déclare.
Amoureux dès longtemps d'une beauté si rare,
Toi seul de la servir me pouvois empêcher;
Et je n'aimois Phylis que pour m'en approcher.
Souffre donc maintenant que pour mon allégeance265
Je prenne, si je puis, le temps de sa vengeance;
Que des ressentiments qu'elle aura contre toi
Je tire un avantage en lui portant ma foi,
Et que cette colère en son âme conçue[695]
Puisse de mes desirs faciliter l'issue[696].270

ALIDOR.

Si ce joug inhumain, ce passage trompeur,
Ce supplice éternel, ne te fait point de peur,
A moi ne tiendra pas que la beauté que j'aime
Ne me quitte bientôt pour un autre moi-même.
Tu portes en bon lieu tes desirs amoureux;275
Mais songe que l'hymen, fait bien des malheureux.

CLÉANDRE.

J'en veux bien faire essai; mais d'ailleurs, quand j'y pense[697],
Peut-être seulement le nom d'époux t'offense.
Et tu voudrois[698] qu'un autre....

ALIDOR.

Ami, que me dis-tu[699]?
Connois mieux Angélique et sa haute vertu;280
Et sache qu'une fille a beau toucher mon âme,
Je ne la connois plus dès l'heure qu'elle est femme.
De mille qu'autrefois tu m'as vu caresser,
En pas une un mari pouvoit-il s'offenser?
J'évite l'apparence autant comme le crime;285
Je fuis un compliment qui semble illégitime;
Et le jeu m'en déplaît, quand on fait à tous coups
Causer un médisant et rêver un jaloux.
Encor que dans mon feu mon cœur ne s'intéresse,
Je veux pouvoir prétendre où ma bouche l'adresse,290
Et garder, si je puis, parmi ces fictions,
Un renom aussi pur que mes intentions.
Ami, soupçon à part, et sans plus de réplique[700],
Si tu veux en ma place être aimé d'Angélique,
Allons tout de ce pas ensemble imaginer295
Les moyens de la perdre et de te la donner,
Et quelle invention sera la plus aisée.

CLÉANDRE.

Allons. Ce que j'ai dit n'étoit que par risée.

FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

ANGÉLIQUE, POLYMAS.

ANGÉLIQUE, tenant une lettre ouverte[701].

De cette trahison ton maître est donc l'auteur?

POLYMAS.

Assez imprudemment il m'en fait le porteur[702].300
Comme il se rend par là digne qu'on le prévienne,
Je veux bien en faire une en haine de la sienne;
Et mon devoir, mal propre à de si lâches coups,
Manque aussitôt vers lui que son amour vers vous[703].

ANGÉLIQUE.

Contre ce que je vois le mien encor s'obstine[704].305
Qu'Alidor ait écrit cette lettre à Clarine,
Et qu'ainsi d'Angélique il se voulût jouer!

POLYMAS.

Il n'aura pas le front de le désavouer.
Opposez-lui ces traits, battez-le de ses armes[705]:
Pour s'en pouvoir défendre il lui faudroit des charmes.310
Mais surtout cachez-lui ce que je fais pour vous[706],
Et ne m'exposez point aux traits de son courroux;
Que je vous puisse encor trahir son artifice,
Et pour mieux vous servir, rester à son service.

ANGÉLIQUE.

Rien ne m'échappera qui te puisse toucher[707]:315
Je sais ce qu'il faut dire, et ce qu'il faut cacher.

POLYMAS.

Feignez d'avoir reçu ce billet de Clarine,
Et que....

ANGÉLIQUE.

Ne m'instruis point, et va, qu'il ne devine[708].

POLYMAS.

Mais....

ANGÉLIQUE.

Ne réplique plus, et va-t'en.

POLYMAS.

J'obéis.

ANGÉLIQUE, seule.

Mes feux, il est donc vrai que l'on vous a trahis?320
Et ceux dont Alidor montroit son âme atteinte[709]
Ne sont plus que fumée, ou n'étoient qu'une feinte?
Que la foi des amants est un gage pipeur!
Que leurs serments sont vains, et notre espoir trompeur!
Qu'on est peu dans leur cœur pour être dans leur bouche!
Et que malaisément on sait ce qui les touche!
Mais voici l'infidèle. Ah! qu'il se contraint bien!


SCÈNE II.

ALIDOR, ANGÉLIQUE.

ALIDOR.

Puis-je avoir un moment de ton cher entretien?
Mais j'appelle un moment, de même qu'une année
Passe entre deux amants pour moins qu'une journée.330

ANGÉLIQUE.

Avec de tels discours oses-tu m'aborder[710],
Perfide, et sans rougir peux-tu me regarder?
As-tu cru que le ciel consentît à ma perte,
Jusqu'à souffrir encor ta lâcheté couverte?
Apprends, perfide, apprends que je suis hors d'erreur:335
Tes yeux ne me sont plus que des objets d'horreur;
Je ne suis plus charmée, et mon âme plus saine
N'eut jamais tant d'amour qu'elle a pour toi de haine.

ALIDOR.

Voilà me recevoir avec des compliments[711]
Qui seroient pour tout autre un peu moins que charmants.
Quel en est le sujet?

ANGÉLIQUE.

Le sujet? lis, parjure;
Et puis accuse-moi de te faire une injure!

ALIDOR lit la lettre entre les mains d'Angélique.

LETTRE SUPPOSÉE D'ALIDOR A CLARINE.

Clarine, je suis tout à vous;
Ma liberté vous rend les armes:
Angélique n'a point de charmes345
Pour me défendre de vos coups;
Ce n'est qu'une idole mouvante;
Ses yeux sont sans vigueur, sa bouche sans appas:
Alors que je l'aimai, je ne la connus pas[712];
Et de quelques attraits que ce monde vous vante[713],350
Vous devez mes affections
Autant à ses défauts qu'à vos perfections.

ANGÉLIQUE.

Eh bien! ta perfidie est-elle en évidence[714]?

ALIDOR

Est-ce là tant de quoi?

ANGÉLIQUE.

Tant de quoi! l'impudence!
Après mille serments il me manque de foi,355
Et me demande encor si c'est là tant de quoi!
Change si tu le veux: je n'y perds qu'un volage;
Mais en m'abandonnant laisse en paix mon visage;
Oublie avec ta foi ce que j'ai de défauts;
N'établis point tes feux sur le peu que je vaux;360
Fais que, sans m'y mêler, ton compliment s'explique,
Et ne le grossis point du mépris d'Angélique.

ALIDOR.

Deux mots de vérité vous mettent bien aux champs!

ANGÉLIQUE.

Ciel, tu ne punis point des hommes si méchants!
Ce traître vit encore, il me voit, il respire,365
Il m'affronte, il l'avoue, il rit quand je soupire.

ALIDOR.

Vraiment le ciel a tort de ne vous pas donner
Lorsque vous tempêtez, sa foudre à gouverner[715];
Il devroit avec vous être d'intelligence.

(Angélique déchire la lettre et en jette les morceaux, et Alidor continue[716].)

Le digne et grand objet d'une haute vengeance!370
Vous traitez du papier avec trop de rigueur.

ANGÉLIQUE.

Que n'en puis-je autant faire à ton perfide cœur[717]!

ALIDOR.

Qui ne vous flatte point puissamment vous irrite.
Pour dire franchement votre peu de mérite,
Commet-on des forfaits si grands et si nouveaux[718]375
Qu'on doive tout à l'heure être mis en morceaux?
Si ce crime autrement ne sauroit se remettre,

(Il lui présente aux yeux un miroir qu'elle porte à sa ceinture[719].)

Cassez: ceci vous dit encor pis que ma lettre.

ANGÉLIQUE.

S'il me dit mes défauts autant ou plus que toi,
Déloyal, pour le moins il n'en dit rien qu'à moi:380
C'est dedans son cristal que je les étudie;
Mais après il s'en tait, et moi j'y remédie;
Il m'en donne un avis sans me les reprocher,
Et me les découvrant, il m'aide à les cacher.

ALIDOR.

Vous êtes en colère, et vous dites des pointes.385
Ne présumiez-vous point que j'irois, à mains jointes,
Les yeux enflés de pleurs, et le cœur de soupirs,
Vous faire offre à genoux de mille repentirs?
Que vous êtes à plaindre étant si fort déçue!

ANGÉLIQUE.

Insolent! ôte-toi pour jamais de ma vue.390

ALIDOR.

Me défendre vos yeux après mon changement,
Appelez-vous cela du nom de châtiment?
Ce n'est que me bannir du lieu de mon supplice;
Et ce commandement est si plein de justice,
Que bien que je renonce à vivre sous vos lois[720],395
Je vais vous obéir pour la dernière fois.


SCÈNE III.

ANGÉLIQUE.

Commandement honteux, où ton obéissance
N'est qu'un signe trop clair de mon peu de puissance,
Où ton banissement a pour toi des appas,
Et me devient cruel de ne te l'être pas!400
A quoi se résoudra désormais ma colère,
Si ta punition te tient lieu de salaire?
Que mon pouvoir me nuit! et qu'il m'est cher vendu!
Voilà ce que me vaut d'avoir trop attendu[721]:
Je devois prévenir ton outrageux caprice;405
Mon bonheur dépendoit de te faire injustice.
Je chasse un fugitif avec trop de raison,
Et lui donne les champs quand il rompt sa prison.
Ah! que n'ai-je eu des bras à suivre mon courage!
Qu'il m'eût bien autrement réparé cet outrage!410
Que j'eusse retranché de ses propos railleurs!
Le traître n'eût jamais porté son cœur ailleurs:
Puisqu'il m'étoit donné, je m'en fusse saisie;
Et sans prendre conseil que de ma jalousie,
Puisqu'un autre portrait en efface le mien,415
Cent coups auroient chassé ce voleur de mon bien.
Vains projets, vains discours, vaine et fausse allégeance!
Et mes bras et son cœur manquent à ma vengeance!
Ciel, qui m'en vois donner de si justes sujets,
Donne-m'en des moyens, donne-m'en des objets.420
Où me dois-je adresser? Qui doit porter sa peine?
Qui doit à son défaut m'éprouver inhumaine?
De mille désespoirs mon cœur est assailli;
Je suis seule punie, et je n'ai point failli.
Mais j'ose faire au ciel une injuste querelle[722];425
Je n'ai que trop failli d'aimer un infidèle,
De recevoir un traître, un ingrat, sous ma loi,
Et trouver du mérite en qui manquoit de foi.
Ciel, encore une fois, écoute mon envie:
Ote-m'en la mémoire ou le prive de vie;430
Fais que de mon esprit je puisse le bannir[723],
Ou ne l'avoir que mort dedans mon souvenir.
Que je m'anime en vain contre un objet aimable!
Tout criminel qu'il est, il me semble adorable;
Et mes souhaits, qu'étouffe un soudain repentir,435
En demandant sa mort n'y sauroient consentir.
Restes impertinents d'une flamme insensée,
Ennemis de mon heur, sortez de ma pensée,
Ou si vous m'en peignez encore quelques traits,
Laissez là ses vertus, peignez-moi ses forfaits.440


SCÈNE IV.

ANGÉLIQUE, PHYLIS.

ANGÉLIQUE.

Le croirois-tu, Phylis? Alidor m'abandonne.

PHYLIS.

Pourquoi non? je n'y vois rien du tout qui m'étonne,
Rien qui ne soit possible, et de plus fort commun.
La constance est un bien qu'on ne voit en pas un:
Tout change sous les cieux, mais partout bon remède[724].

ANGÉLIQUE.

Le ciel n'en a point fait au mal qui me possède.

PHYLIS.

Choisis de mes amants, sans t'affliger si fort,
Et n'appréhende pas de me faire grand tort:
J'en pourrois, au besoin, fournir toute la ville,
Qu'il m'en demeureroit encor plus de deux mille[725].450

ANGÉLIQUE.

Tu me ferois mourir avec de tels propos;
Ah! laisse-moi plutôt soupirer en repos,
Ma sœur.

PHYLIS.

Plût au bon Dieu que tu voulusses l'être!

ANGÉLIQUE.

Eh quoi, tu ris encor! c'est bien faire paroître....

PHYLIS.

Que je ne saurois voir d'un visage affligé455
Ta cruauté punie, et mon frère vengé.
Après tout, je connois quelle est ta maladie:
Tu vois comme Alidor est plein de perfidie;
Mais je mets dans deux jours ma tête à l'abandon,
Au cas qu'un repentir n'obtienne son pardon.460

ANGÉLIQUE.

Après que cet ingrat me quitte pour Clarine?

PHYLIS.

De le garder longtemps elle n'a pas la mine,
Et j'estime si peu ces nouvelles amours,
Que je te plége[726] encor son retour dans deux jours;
Et lors ne pense pas, quoi que tu te proposes,465
Que de tes volontés devant lui tu disposes.
Prépare tes dédains, arme-toi de rigueur,
Une larme, un soupir te percera le cœur[727];
Et je serai ravie alors de voir vos flammes
Brûler mieux que devant, et rejoindre vos âmes.470
Mais j'en crains un succès à ta confusion[728]:
Qui change une fois change à toute occasion;
Et nous verrons toujours, si Dieu le laisse vivre,
Un change, un repentir, un pardon, s'entre-suivre.
Ce dernier est souvent l'amorce d'un forfait,475
Et l'on cesse de craindre un courroux sans effet.

ANGÉLIQUE.

Sa faute a trop d'excès pour être rémissible,
Ma sœur; je ne suis pas de la sorte insensible;
Et si je présumois que mon trop de bonté
Pût jamais se résoudre à cette lâcheté,480
Qu'un si honteux pardon pût suivre cette offense,
J'en préviendrois le coup, m'en ôtant la puissance.
Adieu: dans la colère où je suis aujourd'hui,
J'accepterois plutôt un barbare que lui.


SCÈNE V.

PHYLIS, DORASTE.

PHYLIS[729].

Il faut donc se hâter qu'elle ne refroidisse.485

(Elle frappe du pied à la porte de son logis, et fait sortir son frère.)

Frère, quelque inconnu t'a fait un bon office[730]:
Il ne tiendra qu'à toi d'être un second Médor[731];
On a fait qu'Angélique....

DORASTE.

Eh bien?

PHYLIS.

Hait Alidor.

DORASTE.

Elle hait Alidor! Angélique!

PHYLIS.

Angélique.

DORASTE.

D'où lui vient cette humeur? qui les a mis en pique?490

PHYLIS.

Si tu prends bien ton temps, il y fait bon pour toi.
Va, ne t'amuse point à savoir le pourquoi;
Parle au père d'abord: tu sais qu'il te souhaite;
Et s'il ne s'en dédit, tiens l'affaire pour faite.

DORASTE.

Bien qu'un si bon avis ne soit à mépriser,495
Je crains....

PHYLIS.

Lysis m'aborde, et tu me veux causer!
Entre chez Angélique, et pousse ta fortune:
Quand je vois un amant, un frère m'importune.


SCÈNE VI.

LYSIS, PHYLIS.

LYSIS.

Comme vous le chassez!

PHYLIS.

Qu'eût-il fait avec nous?
Mon entretien sans lui te semblera plus doux:500
Tu pourras t'expliquer avec moins de contrainte,
Me conter de quels feux tu te sens l'âme atteinte,
Et ce que tu croiras propre à te soulager.
Regarde maintenant si je sais t'obliger.

LYSIS.

Cette obligation seroit bien plus extrême,505
Si vous vouliez traiter tous mes rivaux de même;
Et vous feriez bien plus pour mon contentement,
De souffrir avec vous vingt frères qu'un amant.

PHYLIS.

Nous sommes donc, Lysis, d'une humeur bien contraire:
J'y souffrirois plutôt cinquante amants qu'un frère[732];510
Et puisque nos esprits ont si peu de rapport,
Je m'étonne comment nous nous aimons si fort.

LYSIS.

Vous êtes ma maîtresse, et mes flammes discrètes[733]
Doivent un tel respect aux lois que vous me faites,
Que pour leur obéir mes sentiments domptés515
N'osent plus se régler que sur vos volontés.

PHYLIS.

J'aime des serviteurs qui pour une maîtresse
Souffrent ce qui leur nuit, aiment ce qui les blesse.
Si tu vois quelque jour tes feux récompensés,
Souviens-toi.... Qu'est-ce-ci? Cléandre, vous passez?520

(Cléandre va pour entrer chez Angélique, et Phylis l'arrête[734].)


SCÈNE VII

CLÉANDRE, PHYLIS, LYSIS.

CLÉANDRE.

Il me faut bien passer, puisque la place est prise.

PHYLIS.

Venez: cette raison est de mauvaise mise.
D'un million d'amants je puis flatter les vœux[735],
Et n'aurois pas l'esprit d'en entretenir deux?
Sortez de cette erreur, et souffrant ce partage,525
Ne faites pas ici l'entendu davantage.

CLÉANDRE.

Le moyen que je sois insensible à ce point?

PHYLIS.

Quoi! pour l'entretenir, ne vous aimé-je point?

CLÉANDRE.

Encor que votre ardeur à la mienne réponde,
Je ne veux plus d'un bien commun à tout le monde.530

PHYLIS.

Si vous nommez ma flamme un bien commun à tous,
Je n'aime, pour le moins, personne plus que vous:
Cela vous doit suffire.

CLÉANDRE.

Oui bien, à des volages
Qui peuvent en un jour adorer cent visages;
Mais ceux dont un objet possède tous les soins,535
Se donnant tous entiers, n'en méritent pas moins.

PHYLIS.

De vrai, si vous valiez beaucoup plus que les autres,
Je devrois dédaigner leurs vœux auprès des vôtres[736];
Mais mille aussi bien faits ne sont pas mieux traités,
Et ne murmurent point contre mes volontés.540
Est-ce à moi, s'il vous plaît, de vivre à votre mode?
Votre amour, en ce cas, seroit fort incommode;
Loin de la recevoir, vous me feriez la loi:
Qui m'aime de la sorte, il s'aime, et non pas moi.

LYSIS, à Cléandre.

Persiste en ton humeur, je te prie, et conseille545
A tous nos concurrents d'en prendre une pareille.

CLÉANDRE.

Tu seras bientôt seul, s'ils veulent m'imiter.

PHYLIS.

Quoi donc! c'est tout de bon que tu me veux quitter?
Tu ne dis mot, rêveur, et pour toute réplique
Tu tournes tes regards du côté d'Angélique:550
Est-elle donc l'objet de tes légèretés[737]?
Veux-tu faire d'un coup deux infidélités,
Et que dans mon offense Alidor s'intéresse?
Cléandre, c'est assez de trahir ta maîtresse;
Dans ta nouvelle flamme épargne tes amis,555
Et ne l'adresse point en lieu qui soit promis.

CLÉANDRE.

De la part d'Alidor je vais voir cette belle:
Laisse-m'en avec lui démêler la querelle,
Et ne t'informe point de mes intentions.

PHYLIS.

Puisqu'il me faut résoudre en mes afflictions,560
Et que pour te garder j'ai trop peu de mérite,
Du moins, avant l'adieu, demeurons quitte à quitte;
Que ce que j'ai du tien je te le rende ici:
Tu m'as offert des vœux, que je t'en offre aussi[738];
Et faisons entre nous toutes choses égales.565

LYSIS.

Et moi, durant, ce temps, je garderai les balles[739]?

PHYLIS.

Je te donne congé d'une heure, si tu veux.

LYSIS.

Je l'accepte, au hasard de le prendre pour deux.

PHYLIS.

Pour deux, pour quatre, soit: ne crains pas qu'il m'ennuie.


SCÈNE VIII.

CLÉANDRE, PHYLIS.

PHYLIS arrête Cléandre qui tâche de s'échapper pour entrer chez Angélique[740].

Mais je ne consens pas cependant qu'on me fuie;570
Tu perds temps d'y tâcher, si tu n'as mon congé[741].
Inhumain! est-ce ainsi que je t'ai négligé?
Quand tu m'offrois des vœux prenois-je ainsi la fuite,
Et rends-tu la pareille à ma juste poursuite?
Avec tant de douceur tu te vis écouter,575
Et tu tournes le dos quand je t'en veux conter!

CLÉANDRE.

Va te jouer d'un autre avec tes railleries;
J'ai l'oreille mal faite à ces galanteries[742]:
Ou cesse de m'aimer, ou n'aime plus que moi.

PHYLIS.

Je ne t'impose pas une si dure loi:580
Avec moi, si tu veux, aime toute la terre,
Sans craindre que jamais je t'en fasse la guerre.
Je reconnois assez mes imperfections;
Et quelque part que j'aye en tes affections,
C'est encor trop pour moi; seulement ne rejette585
La parfaite amitié d'une fille imparfaite.

CLÉANDRE.

Qui te rend obstinée à me persécuter?

PHYLIS.

Qui te rend si cruel que de me rebuter[743]?

CLÉANDRE.

Il faut que de tes mains un adieu me délivre.

PHYLIS.

Si tu sais t'en aller, je saurai bien te suivre;590
Et quelque occasion qui t'amène en ces lieux,
Tu ne lui diras pas grand secret à mes yeux.
Je suis plus incommode encor qu'il ne te semble.
Parlons plutôt d'accord, et composons ensemble.
Hier un peintre excellent m'apporta mon portrait:595
Tandis qu'il t'en demeure encore quelque trait,
Qu'encor tu me connois, et que de ta pensée
Mon image n'est pas tout à fait effacée,
Ne m'en refuse point ton petit jugement.

CLÉANDRE.

Je le tiens pour bien fait.

PHYLIS.

Plains-tu tant un moment?
Et m'attachant à toi, si je te désespère,
A ce prix trouves-tu ta liberté trop chère?

CLÉANDRE.

Allons, puisque autrement je ne te puis quitter,
A tel prix que ce soit il me faut racheter[744].

FIN DU SECOND ACTE.


ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

PHYLIS, CLÉANDRE.

CLÉANDRE.

En ce point il ressemble à ton humeur volage,605
Qu'il reçoit tout le monde avec même visage[745];
Mais d'ailleurs ce portrait ne te ressemble pas,
En ce qu'il ne dit mot et ne suit point mes pas[746].

PHYLIS.

En quoi que désormais ma présence te nuise,
La civilité veut que je te reconduise.610

CLÉANDRE.

Mets enfin quelque borne à ta civilité[747],
Et suivant notre accord me laisse en liberté.


SCÈNE II.

DORASTE, PHYLIS, CLÉANDRE.

DORASTE sort de chez Angélique[748].

Tout est gagné, ma sœur: la belle m'est acquise;
Jamais occasion ne se trouva mieux prise;
Je possède Angélique.

CLÉANDRE.

Angélique?

DORASTE.

Oui, tu peux615
Avertir Alidor du succès de mes vœux,
Et qu'au sortir du bal, que je donne chez elle,
Demain un sacré nœud m'unit à cette belle[749];
Dis-lui qu'il s'en console. Adieu: je vais pourvoir
A tout ce qu'il me faut préparer pour ce soir.620

PHYLIS[750].

Ce soir j'ai bien la mine, en dépit de ta glace,
D'en trouver là cinquante à qui donner ta place[751].
Va-t'en, si bon te semble, ou demeure en ces lieux:
Je ne t'arrêtois pas ici pour tes beaux yeux;
Mais jusqu'à maintenant j'ai voulu te distraire,625
De peur que ton abord interrompît mon frère.
Quelque fin que tu sois, tiens-toi pour affiné[752].


SCÈNE III.

CLÉANDRE.

Ciel! à tant de malheurs m'aviez-vous destiné?
Faut-il que d'un dessein si juste que le nôtre
La peine soit pour nous, et les fruits pour un autre,630
Et que notre artifice ait si mal succédé,
Qu'il me dérobe un bien qu'Alidor m'a cédé?
Officieux ami d'un amant déplorable,
Que tu m'offres en vain cet objet adorable!
Qu'en vain de m'en saisir ton adresse entreprend!635
Ce que tu m'as donné, Doraste le surprend.
Tandis qu'il me supplante, une sœur me cajole;
Elle me tient les mains cependant qu'il me vole.
On me joue, on me brave, on me tue, on s'en rit:
L'un me vante son heur, l'autre son trait d'esprit;640
L'un et l'autre à la fois me perd, me désespère,
Et je puis épargner ou la sœur ou le frère!
Être sans Angélique, et sans ressentiment!
Avec si peu de cœur aimer si puissamment[753]!
Cléandre, est-ce un forfait que l'ardeur qui te presse?
Craignois-tu d'avouer une telle maîtresse?
Et cachois-tu l'excès de ton affection
Par honte, par dépit, ou par discrétion[754]?
Pouvois-tu desirer occasion plus belle[755]
Que le nom d'Alidor à venger ta querelle?650
Si pour tes feux cachés tu n'oses t'émouvoir,
Laisse leurs intérêts, suis ceux de ton devoir.
On supplante Alidor, du moins en apparence,
Et sans ressentiment tu souffres cette offense!
Ton courage est muet, et ton bras endormi!655
Pour être amant discret, tu parois lâche ami!
C'est trop abandonner ta renommée au blâme:
Il faut sauver d'un coup ton honneur et ta flamme,
Et l'un et l'autre ici marchent d'un pas égal;
Soutenant un ami, tu t'ôtes un rival.660
Ne diffère donc plus ce que l'honneur commande[756],
Et lui gagne Angélique, afin qu'il te la rende[757].
Il faut...


SCÈNE IV.

ALIDOR, CLÉANDRE.

ALIDOR.

Eh bien! Cléandre, ai-je su t'obliger?

CLÉANDRE.

Pour m'avoir obligé, que je vais t'affliger!
Doraste a pris le temps des dépits d'Angélique.665

ALIDOR.

Après?

CLÉANDRE.

Après cela tu veux que je m'explique[758]?

ALIDOR.

Qu'en a-t-il obtenu?

CLÉANDRE.

Par delà son espoir:
Il l'épouse demain, lui donne bal ce soir[759];
Juge, juge par là si mon mal est extrême.

ALIDOR.

En es-tu bien certain?

CLÉANDRE.

J'ai tout su de lui-même.670

ALIDOR.

Que je serois heureux si je ne t'aimois point!
Ton malheur auroit mis mon bonheur à son point[760];
La prison d'Angélique auroit rompu la mienne.
Quelque empire sur moi que son visage obtienne,
Ma passion fût morte avec sa liberté;675
Et trop vain pour souffrir qu'en sa captivité
Les restes d'un rival m'eussent enchaîné l'âme[761],
Les feux de son hymen auroient éteint ma flamme.
Pour forcer sa colère à de si doux effets,
Quels efforts, cher ami, ne me suis-je point faits!680
Malgré tout mon amour, prendre un orgueil farouche[762],
L'adorer dans le cœur, et l'outrager de bouche;
J'ai souffert ce supplice, et me suis feint léger,
De honte et de dépit de ne pouvoir changer.
Et je vois, près du but où je voulois prétendre,685
Les fruits de mon travail n'être pas pour Cléandre!
A ces conditions mon bonheur me déplaît:
Je ne puis être heureux, si Cléandre ne l'est.
Ce que je t'ai promis ne peut être à personne:
Il faut que je périsse ou que je te le donne.690
J'aurai trop de moyens de te garder ma foi[763];
Et malgré les destins Angélique est à toi.

CLÉANDRE.

Ne trouble point pour moi le repos de ton âme[764]:
Il t'en coûteroit trop pour avancer ma flamme.
Sans que ton amitié fasse un second effort,695
Voici de qui j'aurai ma maîtresse ou la mort:
Si Doraste a du cœur, il faut qu'il la défende,
Et que l'épée au poing il la gagne ou la rende.

ALIDOR.

Simple, par le chemin que tu penses tenir,
Tu la lui peux ôter, mais non pas l'obtenir.700
La suite des duels ne fut jamais plaisante:
C'étoit ces jours passés ce que disoit Théante[765].
Je veux prendre un moyen et plus court et plus seur[766],
Et sans aucun péril t'en rendre possesseur.
Va-t'en donc, et me laisse auprès de ta maîtresse[767]705
De mon reste d'amour faire jouer l'adresse.

CLÉANDRE.

Cher ami....

ALIDOR.

Va-t'en, dis-je, et par tes compliments
Cesse de t'opposer à tes contentements:
Désormais en ces lieux tu ne fais que me nuire.

CLÉANDRE.

Je vais donc te laisser ma fortune à conduire[768].710
Adieu: puissé-je avoir les moyens à mon tour
De faire autant pour toi que toi pour mon amour!

ALIDOR, seul.

Que pour ton amitié je vais souffrir de peine!
Déjà presque échappé, je rentre dans ma chaîne.
Il faut encore un coup, m'exposant à ses yeux,715
Reprendre de l'amour, afin d'en donner mieux.
Mais reprendre un amour dont je veux me défaire[769],
Qu'est-ce qu'à mes desseins un chemin tout contraire?
Allons-y toutefois, puisque je l'ai promis,
Et que la peine est douce à qui sert ses amis[770].720


SCÈNE V.

ANGÉLIQUE dans son cabinet.

Quel malheur partout m'accompagne!
Qu'un indiscret hymen me venge à mes dépens!
Que de pleurs en vain je répands,
Moins pour ce que je perds que pour ce que je gagne!
L'un m'est plus doux que l'autre, et j'ai moins de tourment
Du crime d'Alidor que de son châtiment[771].

Ce traître alluma donc ma flamme!
Je puis donc consentir à ces tristes accords!
Hélas! par quelques vains efforts[772]
Que je me fasse jour jusqu'au fond de mon âme,730
J'y trouve seulement, afin de me punir,
Le dépit du passé, l'horreur de l'avenir.


SCÈNE VI.

ANGÉLIQUE, ALIDOR.

ANGÉLIQUE[773].

Où viens-tu, déloyal? avec quelle impudence
Oses-tu redoubler mes maux par ta présence!
Qui te donne le front de surprendre mes pleurs[774]?735
Cherches-tu de la joie à même mes douleurs?
Et peux-tu conserver une âme assez hardie
Pour voir ce qu'à mon cœur coûte ta perfidie?
Après que tu m'as fait un insolent aveu
De n'avoir plus pour moi ni de foi ni de feu,740
Tu te mets à genoux, et tu veux, misérable,
Que ton feint repentir m'en donne un véritable?
Va, va, n'espère rien de tes submissions[775];
Porte-les à l'objet de tes affections;
Ne me présente plus les traits qui m'ont déçue;745
N'attaque point mon cœur en me blessant la vue.
Penses-tu que je sois, après ton changement,
Ou sans ressouvenir, ou sans ressentiment?
S'il te souvient encor de ton brutal caprice,
Dis-moi, que viens-tu faire au lieu de ton supplice?750
Garde un exil si cher à tes légèretés:
Je ne veux plus savoir de toi mes vérités.
Quoi? tu ne me dis mot! Crois-tu que ton silence
Puisse de tes discours réparer l'insolence?
Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant?755
Et ne t'en dédis-tu, traître, qu'en te taisant?
Pour triompher de moi veux-tu, pour toutes armes,
Employer des soupirs et de muettes larmes?
Sur notre amour passé c'est trop te confier[776];
Du moins dis quelque chose à te justifier;760
Demande le pardon que tes regards m'arrachent;
Explique leurs discours, dis-moi ce qu'ils me cachent.
Que mon courroux est foible! et que leurs traits puissants
Rendent des criminels aisément innocents!
Je n'y puis résister, quelque effort que je fasse;765
Et de peur de me rendre, il faut quitter la place[777].

ALIDOR la retient comme elle veut s'en aller[778].

Quoi! votre amour renaît, et vous m'abandonnez[779]!
C'est bien là me punir quand vous me pardonnez.
Je sais ce que j'ai fait, et qu'après tant d'audace
Je ne mérite pas de jouir de ma grâce;770
Mais demeurez du moins, tant que vous ayez su
Que par un feint mépris votre amour fut déçu,
Que je vous fus fidèle en dépit de ma lettre;
Qu'en vos mains seulement on la devoit remettre;
Que mon dessein n'alloit qu'à voir vos mouvements,775
Et juger de vos feux par vos ressentiments.
Dites, quand je la vis entre vos mains remise,
Changeai-je de couleur? eus-je quelque surprise?
Ma parole plus ferme et mon port assuré
Ne vous montroient-ils pas un esprit préparé[780]?780
Que Clarine vous die, à la première vue,
Si jamais de mon change elle s'est aperçue.
Ce mauvais compliment flattoit mal ses appas[781]:
Il vous faisoit outrage, et ne l'obligeoit pas;
Et ses termes piquants, mal conçus pour lui plaire,785
Au lieu de son amour, cherchoient votre colère.

ANGÉLIQUE.

Cesse de m'éclaircir sur ce triste secret[782];
En te montrant fidèle, il accroît mon regret:
Je perds moins, si je crois ne perdre qu'un volage,
Et je ne puis sortir d'erreur qu'à mon dommage.790
Que me sert de savoir que tes vœux sont constants[783]?
Que te sert d'être aimé, quand il n'en est plus temps?

ALIDOR.

Aussi je ne viens pas pour regagner votre âme[784]:
Préférez-moi Doraste, et devenez sa femme.
Je vous viens, par ma mort, en donner le pouvoir:795
Moi vivant, votre foi ne le peut recevoir;
Elle m'est engagée, et quoi que l'on vous die,
Sans crime elle ne peut durer moins que ma vie.
Mais voici qui vous rend l'une et l'autre à la fois[785].

ANGÉLIQUE.

Ah! ce cruel discours me réduit aux abois.800
Ma colère a rendu ma perte inévitable[786],
Et je déteste en vain ma faute irréparable.

ALIDOR.

Si vous avez du cœur, on la peut réparer.

ANGÉLIQUE.

On nous doit dès demain pour jamais séparer[787]:
Que puis-je à de tels maux appliquer pour remède?805

ALIDOR.

Ce qu'ordonne l'amour aux âmes qu'il possède.
Si vous m'aimez encor, vous saurez dès ce soir
Rompre les noirs effets d'un juste désespoir.
Quittez avec le bal vos malheurs pour me suivre,
Ou soudain à vos yeux je vais cesser de vivre.810
Mettrez-vous en ma mort votre contentement?

ANGÉLIQUE.

Non, mais que dira-t-on d'un tel emportement[788]?

ALIDOR.

Est-ce là donc le prix de vous avoir servie?
Il y va de votre heur, il y va de ma vie,
Et vous vous arrêtez à ce qu'on en dira!815
Mais faites désormais tout ce qu'il vous plaira:
Puisque vous consentez plutôt à vos supplices
Qu'à l'unique moyen de payer mes services,
Ma mort va me venger de votre peu d'amour;
Si vous n'êtes à moi, je ne veux plus du jour.820

ANGÉLIQUE.

Retiens ce coup fatal; me voilà résolue:
Use sur tout mon cœur de puissance absolue[789]:
Puisqu'il est tout à toi, tu peux tout commander;
Et contre nos malheurs j'ose tout hasarder[790].
Cet éclat du dehors n'a rien qui m'embarrasse;825
Mon honneur seulement te demande une grâce:
Accorde à ma pudeur que deux mots de ta main
Puissent justifier ma fuite et ton dessein;
Que mes parents surpris trouvent ici ce gage,
Qui les rende assurés d'un heureux mariage,830
Et que je sauve ainsi ma réputation
Par la sincérité de ton intention.
Ma faute en sera moindre, et mon trop de constance[791]
Paroîtra seulement fuir une violence.

ALIDOR.

Enfin par ce dessein vous me ressuscitez[792]:835
Agissez pleinement dessus mes volontés.
J'avois pour votre honneur la même inquiétude,
Et ne pourrois d'ailleurs qu'avec ingratitude,
Voyant ce que pour moi votre flamme résout,
Dénier quelque chose à qui m'accorde tout.840
Donnez-moi: sur-le-champ je vous veux satisfaire.

ANGÉLIQUE.

Il vaut mieux que l'effet à tantôt se diffère.
Je manque ici de tout, et j'ai le cœur transi[793]
De crainte que quelqu'un ne te découvre ici.
Mon dessein généreux fait naître cette crainte;845
Depuis qu'il est formé, j'en ai senti l'atteinte.
Quitte-moi, je te prie, et coule-toi sans bruit[794].

ALIDOR.

Puisque vous le voulez, adieu, jusqu'à minuit.

ANGÉLIQUE.

(Alidor s'en va et Angélique continue[795].)

Que promets-tu, pauvre aveuglée?
A quoi t'engage ici ta folle passion?850
Et de quelle indiscrétion
Ne s'accompagne point ton ardeur déréglée?
Tu cours à ta ruine, et vas tout hasarder
Sur la foi d'un amant qui n'en sauroit garder[796].

Je me trompe, il n'est point volage;855
J'ai vu sa fermeté, j'en ai cru ses soupirs;
Et si je flatte mes desirs,
Une si douce erreur n'est qu'à mon avantage.
Me manquât-il de foi, je la lui dois garder,
Et pour perdre Doraste il faut tout hasarder.860

ALIDOR, sortant de la porte d'Angélique, et repassant
sur le théâtre.

Cléandre, elle est à toi; j'ai fléchi son courage.
Que ne peut l'artifice, et le fard du langage?
Et si pour un ami ces effets je produis,
Lorsque j'agis pour moi, qu'est-ce que je ne puis?


SCÈNE VII.

PHYLIS.

Alidor à mes yeux sort de chez Angélique[797],865
Comme s'il y gardoit encor quelque pratique;
Et même, à son visage, il semble assez content.
Auroit-il regagné cet esprit inconstant?
Oh! qu'il feroit bon voir que cette humeur volage
Deux fois en moins d'une heure eût changé de courage!
Que mon frère en tiendroit, s'ils s'étoient mis d'accord[798]!
Il faut qu'à le savoir je fasse mon effort.
Ce soir, je sonderai les secrets de son âme;
Et si son entretien ne me trahit sa flamme,
J'aurai l'œil de si près dessus ses actions,875
Que je m'éclaircirai de ses intentions.


SCÈNE VIII.

PHYLIS, LYSIS.

PHYLIS.

Quoi? Lysis, ta retraite est de peu de durée!

LYSIS.

L'heure de mon congé n'est qu'à peine expirée;
Mais vous voyant ici sans frère et sans amant....

PHYLIS.

N'en présume pas mieux pour ton contentement.880

LYSIS.

Et d'où vient à Phylis une humeur si nouvelle?

PHYLIS.

Vois-tu, je ne sais quoi me brouille la cervelle.
Va, ne me conte rien de ton affection:
Elle en auroit fort peu de satisfaction.

LYSIS.

Cependant sans parler il faut que je soupire[799]?885

PHYLIS.

Réserve pour le bal ce que tu me veux dire.

LYSIS.

Le bal, où le tient-on?

PHYLIS.

Là dedans.

LYSIS.

Il suffit;
De votre bon avis je ferai mon profit.

FIN DU TROISIÈME ACTE.


ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

ALIDOR, CLÉANDRE, TROUPE D'ARMÉS[800].

ALIDOR.

(L'acte est dans la nuit, et Alidor dit ce premier vers[801] à Cléandre; et l'ayant fait retirer avec sa troupe, il continue seul.)

Attends, sans faire bruit, que je t'en avertisse[802].
Enfin la nuit s'avance, et son voile propice890
Me va faciliter le succès que j'attends
Pour rendre heureux Cléandre, et mes desirs contents.
Mon cœur, las de porter un joug si tyrannique,
Ne sera plus qu'une heure esclave d'Angélique.
Je vais faire un ami possesseur de mon bien:895
Aussi dans son bonheur je rencontre le mien.
C'est moins pour l'obliger que pour me satisfaire,
Moins pour le lui donner qu'afin de m'en défaire.
Ce trait paroîtra lâche et plein de trahison[803];
Mais cette lâcheté m'ouvrira ma prison.900
Je veux bien à ce prix avoir l'âme traîtresse,
Et que ma liberté me coûte une maîtresse.
Que lui fais-je, après tout, qu'elle n'ait mérité,
Pour avoir malgré moi fait ma captivité?
Qu'on ne m'accuse point d'aucune ingratitude:905
Ce n'est que me venger d'un an de servitude,
Que rompre son dessein, comme elle a fait le mien,
Qu'user de mon pouvoir, comme elle a fait du sien,
Et ne lui pas laisser un si grand avantage
De suivre son humeur, et forcer mon courage.910
Le forcer! mais, hélas! que mon consentement
Par un si doux effort fut surpris aisément!
Quel excès de plaisirs goûta mon imprudence
Avant que réfléchir sur cette violence[804]!
Examinant mon feu, qu'est-ce que je ne perds?915
Et qu'il m'est cher vendu de connoître mes fers!
Je soupçonne déjà mon dessein d'injustice,
Et je doute s'il est ou raison ou caprice.
Je crains un pire mal après ma guérison,
Et d'aller au supplice en rompant ma prison.920
Alidor, tu consens qu'un autre la possède!
Tu t'exposes sans crainte à des maux sans remède[805]!
Ne romps point les effets de son intention,
Et laisse un libre cours à ton affection:
Fais ce beau coup pour toi; suis l'ardeur qui te presse.925
Mais trahir ton ami! mais trahir ta maîtresse[806]!
Je n'en veux obliger pas un à me haïr.
Et ne sais qui des deux, ou servir, ou trahir.
Quoi! je balance encor, je m'arrête, je doute[807]!
Mes résolutions, qui vous met en déroute?930
Revenez, mes desseins, et ne permettez pas
Qu'on triomphe de vous avec un peu d'appas.
En vain pour Angélique ils prennent la querelle[808];
Cléandre, elle est à toi, nous sommes deux contre elle.
Ma liberté conspire avecque tes ardeurs;935
Les miennes désormais vont tourner en froideurs;
Et lassé de souffrir un si rude servage,
J'ai l'esprit assez fort pour combattre un visage.
Ce coup n'est qu'un effet de générosité,
Et je ne suis honteux que d'en avoir douté.940
Amour, que ton pouvoir tâche en vain de paroître!
Fuis, petit insolent, je veux être le maître:
Il ne sera pas dit qu'un homme tel que moi,
En dépit qu'il en ait, obéisse à ta loi.
Je ne me résoudrai jamais à l'hyménée945
Que d'une volonté franche et déterminée,
Et celle à qui ses nœuds m'uniront pour jamais[809]
M'en sera redevable, et non à ses attraits;
Et ma flamme....


SCÈNE II.

ALIDOR, CLÉANDRE.

CLÉANDRE.

Alidor!

ALIDOR.

Qui m'appelle?

CLÉANDRE.

Cléandre.

ALIDOR.

Tu t'avances trop tôt[810].

CLÉANDRE.

Je me lasse d'attendre.950

ALIDOR.

Laisse-moi, cher ami, le soin de t'avertir
En quel temps de ce coin il te faudra sortir.

CLÉANDRE.

Minuit vient de sonner, et par expérience
Tu sais comme l'amour est plein d'impatience.

ALIDOR.

Va donc tenir tout prêt à faire un si beau coup:955
Ce que nous attendons ne peut tarder beaucoup.
Je livre entre tes mains cette belle maîtresse,
Sitôt que j'aurai pu lui rendre ta promesse:
Sans lumière, et d'ailleurs s'assurant en ma foi,
Rien ne l'empêchera de la croire de moi.960
Après, achève seul; je ne puis sans supplice
Forcer ici mon bras à te faire service[811];
Et mon reste d'amour, en cet enlèvement,
Ne peut contribuer que mon consentement.

CLÉANDRE.

Ami, ce m'est assez.

ALIDOR.

Va donc là-bas attendre965
Que je te donne avis du temps qu'il faudra prendre.
Cléandre, encore un mot: pour de pareils exploits[812]
Nous nous ressemblons mal et de taille et de voix;
Angélique soudain pourra te reconnoître;
Regarde après ses cris si tu serois le maître.970

CLÉANDRE.

Ma main dessus sa bouche y saura trop pourvoir.

ALIDOR.

Ami, séparons-nous, je pense l'entrevoir.

CLÉANDRE.

Adieu. Fais promptement.

SCÈNE III.

ALIDOR, ANGÉLIQUE.

ANGÉLIQUE.

Que la nuit est obscure[813]!
Alidor n'est pas loin, j'entends quelque murmure.

ALIDOR.

De peur d'être connu, je défends à mes gens975
De paroître en ces lieux avant qu'il en soit temps.
Tenez.

(Il lui donne la promesse de Cléandre.)

ANGÉLIQUE.

Je prends sans lire; et ta foi m'est si claire,
Que je la prends bien moins pour moi que pour mon père;
Je la porte à ma chambre: épargnons les discours;
Fais avancer tes gens, et dépêche.

ALIDOR.

J'y cours.980
Lorsque de son honneur je lui rends l'assurance,
C'est quand je trompe mieux sa crédule espérance;
Mais puisqu'au lieu de moi je lui donne un ami,
A tout prendre, ce n'est la tromper qu'à demi.


SCÈNE IV.

PHYLIS.

Angélique! C'est fait, mon frère en a dans l'aile.985
La voyant échapper, je courois après elle;
Mais un maudit galant m'est venu brusquement
Servir à la traverse un mauvais compliment,
Et par ses vains discours m'embarrasser de sorte
Qu'Angélique à son aise a su gagner la porte.990
Sa perte est assurée, et le traître Alidor[814]
La posséda jadis, et la possède encor.
Mais jusques à ce point seroit-elle imprudente?
Il n'en faut point douter, sa perte est évidente[815];
Le cœur me le disoit, le voyant en sortir,995
Et mon frère dès lors se devoit avertir.
Je te trahis, mon frère, et par ma négligence,
Étant sans y penser de leur intelligence....

(Alidor paroît avec Cléandre accompagné d'une troupe, et après lui avoir montré Phylis, qu'il croit être Angélique, il se retire en un coin du théâtre, et Cléandre enlève Phylis, et lui met d'abord la main sur la bouche.)


SCÈNE V.

ALIDOR.

On l'enlève, et mon cœur, surpris d'un vain regret,
Fait à ma perfidie un reproche secret;1000
Il tient pour Angélique, il la suit, le rebelle!
Parmi mes trahisons il veut être fidèle;
Je le sens, malgré moi de nouveaux feux épris[816],
Refuser de ma main sa franchise à ce prix,
Désavouer mon crime, et pour mieux s'en défendre,1005
Me demander son bien, que je cède à Cléandre.
Hélas! qui me prescrit cette brutale loi
De payer tant d'amour avec si peu de foi?
Qu'envers cette beauté ma flamme est inhumaine!
Si mon feu la trahit, que lui feroit ma haine?1010
Juge, juge, Alidor, en quelle extrémité
La va précipiter ton infidélité[817].
Écoute ses soupirs, considère ses larmes,
Laisse-toi vaincre enfin à de si fortes armes[818],
Et va voir si Cléandre, à qui tu sers d'appui[819],1015
Pourra faire pour toi ce que tu fais pour lui.
Mais mon esprit s'égare, et quoi qu'il se figure,
Faut-il que je me rende à des pleurs en peinture,
Et qu'Alidor, de nuit plus foible que de jour,
Redonne à la pitié ce qu'il ôte à l'amour?1020
Ainsi donc mes desseins se tournent en fumée!
J'ai d'autres repentirs que de l'avoir aimée!
Suis-je encore Alidor après ces sentiments?
Et ne pourrai-je enfin régler mes mouvements?
Vaine compassion des douleurs d'Angélique,1025
Qui penses triompher d'un cœur mélancolique[820],
Téméraire avorton d'un impuissant remords,
Va, va porter ailleurs tes débiles efforts.
Après de tels appas, qui ne m'ont pu séduire,
Qui te fait espérer ce qu'ils n'ont su produire?1030
Pour un méchant soupir que tu m'as dérobé,
Ne me présume pas tout à fait succombé[821]:
Je sais trop maintenir ce que je me propose,
Et souverain sur moi, rien que moi n'en dispose.
En vain un peu d'amour me déguise en forfait1035
Du bien que je me veux le généreux effet:
De nouveau j'y consens, et prêt à l'entreprendre....


SCÈNE VI.

ANGÉLIQUE, ALIDOR.

ANGÉLIQUE.

Je demande pardon, de t'avoir fait attendre,
D'autant qu'en l'escalier on faisoit quelque bruit,
Et qu'un peu de lumière en effaçoit la nuit:1040
Je n'osois avancer, de peur d'être aperçue[822].
Allons, tout est-il prêt? Personne ne m'a vue:
De grâce, dépêchons, c'est trop perdre de temps,
Et les moments ici nous sont trop importants;
Fuyons vite, et craignons les yeux d'un domestique.1045
Quoi! tu ne réponds point à la voix d'Angélique?

ALIDOR.

Angélique! mes gens vous viennent d'enlever;
Qui vous a fait sitôt de leurs mains vous sauver?
Quel soudain repentir, quelle crainte de blâme,
Et quelle ruse enfin vous dérobe à ma flamme?1050
Ne vous suffit-il point de me manquer de foi,
Sans prendre encor plaisir à vous jouer de moi?

ANGÉLIQUE.

Que tes gens cette nuit m'ayent vue ou saisie!
N'ouvre point ton esprit à cette fantaisie.

ALIDOR.

Autant que l'ont permis les ombres de la nuit[823],1055
Je l'ai vu de mes yeux.

ANGÉLIQUE.

Tes yeux t'ont donc séduit;
Et quelque autre sans doute, après moi descendue,
Se trouve entre les mains dont j'étois attendue.
Mais, ingrat, pour toi seul j'abandonne ces lieux,
Et tu n'accompagnois ma fuite que des yeux!1060
Pour marque d'un amour que je croyois extrême[824],
Tu remets ma conduite à d'autres qu'à toi-même!
Je suis donc un larcin indigne de tes mains[825]?

ALIDOR.

Quand vous aurez appris le fond de mes desseins,
Vous n'attribuerez plus, voyant mon innocence,1065
A peu d'affection l'effet de ma prudence.

ANGÉLIQUE.

Pour ôter tout soupçon et tromper ton rival,
Tu diras qu'il falloit te montrer dans le bal.
Foible ruse!

ALIDOR.

Ajoutez et vaine, et sans adresse,
Puisque je ne pouvois démentir ma promesse.1070

ANGÉLIQUE.

Quel étoit donc ton but?

ALIDOR.

D'attendre ici le bruit[826]
Que les premiers soupçons auront bientôt produit,
Et d'un autre côté me jetant à la fuite,
Divertir de vos pas leur plus chaude poursuite.

ANGÉLIQUE, en pleurant[827].>

Mais enfin, Alidor, tes gens se sont mépris?1075

ALIDOR.

Dans ce coup de malheur, et confus, et surpris,
Je vois tous mes desseins succéder à ma honte;
Mais il me faut donner quelque ordre à ce méconte[828];
Permettez....

ANGÉLIQUE.

Cependant, à qui me laisses-tu?
Tu frustres donc mes vœux de l'espoir qu'ils ont eu,1080
Et ton manque d'amour, de mes malheurs complice,
M'abandonnant ici, me livre à mon supplice!
L'hymen (ah! ce mot seul me réduit aux abois[829]!)
D'un amant odieux me va soumettre aux lois;
Et tu peux m'exposer à cette tyrannie!1085
De l'erreur de tes gens je me verrai punie!

ALIDOR.

Nous préserve le ciel d'un pareil désespoir[830]!
Mais votre éloignement n'est plus en mon pouvoir.
J'en ai manqué le coup; et, ce que je regrette,
Mon carrosse est parti, mes gens ont fait retraite.1090
A Paris, et de nuit, une telle beauté,
Suivant un homme seul, est mal en sûreté:
Doraste, ou par malheur quelque rencontre pire[831],
Me pourroit arracher le trésor où j'aspire:
Évitons ces périls en différant d'un jour.1095

ANGÉLIQUE.

Tu manques de courage aussi bien que d'amour,
Et tu me fais trop voir par ta bizarrerie[832]
Le chimérique effet de ta poltronnerie.
Alidor (quel amant!) n'ose me posséder.

ALIDOR.

Un bien si précieux se doit-il hasarder?1100
Et ne pouvez-vous point d'une seule journée
Retarder le malheur de ce triste hyménée[833]?
Peut-être le désordre et la confusion
Qui naîtront dans le bal de cette occasion
Le remettront pour vous; et l'autre nuit, je jure....1105

ANGÉLIQUE.

Que tu seras encore ou timide ou parjure.
Quand tu m'as résolue à tes intentions,
Lâche, t'ai-je opposé tant de précautions[834]?
Tu m'adores, dis-tu? tu le fais bien paroître,
Rejetant mon bonheur ainsi sur un peut-être.1110

ALIDOR.

Quoi qu'ose mon amour appréhender pour vous,
Puisque vous le voulez, fuyons, je m'y résous;
Et malgré ces périls.... Mais on ouvre la porte:
C'est Doraste qui sort, et nous suit à main-forte.

(Alidor s'échappe, et Angélique le veut suivre, mais Doraste l'arrête.)


SCÈNE VII.

ANGÉLIQUE, DORASTE, LYCANTE, TROUPE D'AMIS.

DORASTE.

Quoi! ne m'attendre pas? c'est trop me dédaigner;1115
Je ne viens qu'à dessein de vous accompagner;
Car vous n'entreprenez si matin ce voyage
Que pour vous préparer à notre mariage.
Encor que vous partiez beaucoup devant le jour,
Vous ne serez jamais assez tôt de retour;1120
Vous vous éloignez trop, vu que l'heure nous presse.
Infidèle! est-ce là me tenir ta promesse?

ANGÉLIQUE.

Eh bien! c'est te trahir. Penses-tu que mon feu
D'un généreux dessein te fasse un désaveu?
Je t'acquis par dépit et perdrois avec joie.1125
Mon désespoir à tous m'abandonnoit en proie,
Et lorsque d'Alidor je me vis outrager,
Je fis armes de tout afin de me venger.
Tu t'offris par hasard, je t'acceptai de rage;
Je te donnai son bien, et non pas mon courage.1130
Ce change à mon courroux jetoit un faux appas[835];
Je le nommois sa peine, et c'étoit mon trépas:
Je prenois pour vengeance une telle injustice,
Et dessous ses couleurs j'adorois mon supplice.
Aveugle que j'étois! mon peu de jugement1135
Ne se laissoit guider qu'à mon ressentiment.
Mais depuis, Alidor m'a fait voir que son âme,
En feignant un mépris, n'avoit pas moins de flamme.
Il a repris mon cœur en me rendant les yeux;
Et soudain mon amour m'a fait haïr ces lieux.1140

DORASTE.

Tu suivois Alidor!

ANGÉLIQUE.

Ta funeste arrivée,
En arrêtant mes pas, de ce bien m'a privée;
Mais si....

DORASTE.

Tu le suivois!

ANGÉLIQUE.

Oui: fais tous tes efforts;
Lui seul aura mon cœur, tu n'auras que le corps.

DORASTE.

Impudente, effrontée autant comme traîtresse,1145
De ce cher Alidor tiens-tu cette promesse?
Est-elle de sa main, parjure? De bon cœur
J'aurois cédé ma place à ce premier vainqueur;
Mais suivre un inconnu! me quitter pour Cléandre!

ANGÉLIQUE.

Pour Cléandre!

DORASTE.

J'ai tort: je tâche à te surprendre.1150
Vois ce qu'en te cherchant m'a donné le hasard;
C'est ce que dans ta chambre a laissé ton départ:
C'est là qu'au lieu de toi j'ai trouvé sur ta table
De ta fidélité la preuve indubitable.
Lis, mais ne rougis point, et me soutiens encor1155
Que tu ne fuis ces lieux que pour suivre Alidor.

BILLET DE CLÉANDRE A ANGÉLIQUE[836].

Angélique, reçois ce gage
De la foi que je te promets,
Qu'un prompt et sacré mariage
Unira nos jours désormais.1160
Quittons ces lieux, chère maîtresse;
Rien ne peut que ta fuite assurer mon bonheur;
Mais laisse aux tiens cette promesse
Pour sûreté de ton honneur,
Afin qu'ils en puissent apprendre1165
Que tu suis ton mari lorsque tu suis Cléandre.
Cléandre.

ANGÉLIQUE.

Que je suis mon mari lorsque je suis Cléandre?
Alidor est perfide, ou Doraste imposteur.
Je vois la trahison, et doute de l'auteur.
Mais, pour m'en éclaircir, ce billet doit suffire[837];1170
Je le pris d'Alidor, et le pris sans le lire;
Et puisqu'à m'enlever son bras se refusoit,
Il ne prétendoit rien au larcin qu'il faisoit.
Le traître! J'étois donc destinée à Cléandre!
Hélas! mais qu'à propos le ciel l'a fait méprendre,1175
Et ne consentant point à ses lâches desseins,
Met au lieu d'Angélique une autre entre ses mains[838]!

DORASTE.

Que parles-tu d'une autre en ta place ravie?

ANGÉLIQUE.

J'en ignore le nom, mais elle m'a suivie[839],
Et ceux qui m'attendoient dans l'ombre de la nuit....1180

DORASTE.

C'en est assez, mes yeux du reste m'ont instruit:
Autre n'est que Phylis entre leurs mains tombée;
Après toi de la salle elle s'est dérobée.
J'arrête une maîtresse, et je perds une sœur;
Mais allons promptement après le ravisseur.1185


SCÈNE VIII.

ANGÉLIQUE.

Dure condition de mon malheur extrême!
Si j'aime, on me trahit; je trahis, si l'on m'aime.
Qu'accuserai-je ici d'Alidor ou de moi?
Nous manquons l'un et l'autre également de foi.
Si j'ose l'appeler lâche, traître, parjure,1190
Ma rougeur aussitôt prendra part à l'injure;
Et les mêmes couleurs qui peindront ses forfaits
Des miens en même temps exprimeront les traits.
Mais quel aveuglement nos deux crimes égale,
Puisque c'est pour lui seul que je suis déloyale?1195
L'amour m'a fait trahir (qui n'en trahiroit pas?),
Et la trahison seule a pour lui des appas.
Son crime est sans excuse, et le mien pardonnable:
Il est deux fois, que dis-je? il est le seul coupable[840];
Il m'a prescrit la loi, je n'ai fait qu'obéir;1200
Il me trahit lui-même, et me force à trahir.
Déplorable Angélique, en malheurs sans seconde,
Que veux-tu désormais, que peux-tu faire au monde[841],
Si ton ardeur sincère et ton peu de beauté
N'ont pu te garantir d'une déloyauté?1205
Doraste tient ta foi; mais si ta perfidie
A jusqu'à te quitter son âme refroidie,
Suis, suis dorénavant de plus saines raisons,
Et sans plus t'exposer à tant de trahisons[842],
Puisque de ton amour on fait si peu de conte,1210
Va cacher dans un cloître et tes pleurs et ta honte[843].

FIN DU QUATRIÈME ACTE.


ACTE V.


SCÈNE PREMIÈRE.

CLÉANDRE, PHYLIS.

CLÉANDRE.

Accordez-moi ma grâce avant qu'entrer chez vous.

PHYLIS.

Vous voulez donc enfin d'un bien commun à tous?
Craignez-vous qu'à vos feux ma flamme ne réponde?
Et puis-je vous haïr, si j'aime tout le monde[844]?1215

CLÉANDRE.

Votre bel esprit raille, et pour moi seul cruel,
Du rang de vos amants sépare un criminel:
Toutefois mon amour n'est pas moins légitime,
Et mon erreur du moins me rend vers vous sans crime.
Soyez, quoi qu'il en soit, d'un naturel plus doux:1220
L'amour a pris le soin de me punir pour vous;
Les traits que cette nuit il trempoit de vos larmes[845]
Ont triomphé d'un cœur invincible à vos charmes.

PHYLIS.

Puisque vous ne m'aimez que par punition,
Vous m'obligez fort peu de cette affection.1225

CLÉANDRE.

Après votre beauté sans raison négligée,
Il me punit bien moins qu'il ne vous a vengée.
Avez-vous jamais vu dessein plus renversé?
Quand j'ai la force en main, je me trouve forcé;
Je crois prendre une fille, et suis pris par une autre[846];
J'ai tout pouvoir sur vous, et me remets au vôtre;
Angélique me perd, quand je crois l'acquérir;
Je gagne un nouveau mal, quand je pense guérir.
Dans un enlèvement je hais la violence;
Je suis respectueux après cette insolence;1235
Je commets un forfait, et n'en saurois user;
Je ne suis criminel que pour m'en accuser.
Je m'expose à ma peine, et négligeant ma fuite[847],
Aux vôtres offensés j'épargne la poursuite[848].
Ce que j'ai pu ravir, je viens le demander;1240
Et pour vous devoir tout, je veux tout hasarder.

PHYLIS.

Vous ne me devrez rien, du moins si j'en suis crue[849];
Et si mes propres yeux vous donnent dans la vue,
Si votre propre cœur soupire après ma main,
Vous courez grand hasard de soupirer en vain.1245
Toutefois après tout, mon humeur est si bonne
Que je ne puis jamais désespérer personne.
Sachez que mes desirs, toujours indifférents,
Iront sans résistance au gré de mes parents;
Leur choix sera le mien: c'est vous parler sans feinte.

CLÉANDRE.

Je vois de leur côté mêmes sujets de crainte:
Si vous me refusez, m'écouteront-ils mieux[850]?

PHYLIS.

Le monde vous croit riche, et mes parents sont vieux.

CLÉANDRE.

Puis-je sur cet espoir....

PHYLIS.

C'est assez vous en dire[851].

SCÈNE II.

ALIDOR, CLÉANDRE, PHYLIS.

ALIDOR.

Cléandre a-t-il enfin ce que son cœur desire?1255
Et ses amours, changés par un heureux hasard,
De celui de Phylis ont-ils pris quelque part?

CLÉANDRE.

Cette nuit tu l'as vue en un mépris extrême,
Et maintenant, ami, c'est encore elle-même:
Son orgueil se redouble étant en liberté,1260
Et devient plus hardi d'agir en sûreté.
J'espère toutefois, à quelque point qu'il monte,
Qu'à la fin....

PHYLIS.

Cependant que vous lui rendrez conte,
Je vais voir mes parents, que ce coup de malheur
A mon occasion accable de douleur.1265
Je n'ai tardé que trop à les tirer de peine.

ALIDOR, retenant Cléandre qui la veut suivre[852].

Est-ce donc tout de bon qu'elle t'est inhumaine?

CLÉANDRE.

Il la faut suivre. Adieu. Je te puis assurer
Que je n'ai pas sujet de me désespérer.
Va voir ton Angélique, et la compte pour tienne,1270
Si tu la vois d'humeur qui ressemble à la sienne[853].

ALIDOR.

Tu me la rends enfin?

CLÉANDRE.

Doraste tient sa foi;
Tu possèdes son cœur: qu'auroit-elle pour moi?
Quelques[854] charmants appas qui soient sur son visage,
Je n'y saurois avoir qu'un fort mauvais partage:1275
Peut-être elle croiroit qu'il lui seroit permis
De ne me rien garder, ne m'ayant rien promis;
Il vaut mieux que ma flamme à son tour te la cède[855].
Mais derechef, adieu.

SCÈNE III.

ALIDOR

Ainsi tout me succède[856];
Ses plus ardents desirs se règlent sur mes vœux:1280
Il accepte Angélique, et la rend quand je veux.
Quand je tâche à la perdre, il meurt de m'en défaire;
Quand je l'aime, elle cesse aussitôt de lui plaire.
Mon cœur prêt à guérir, le sien se trouve atteint;
Et mon feu rallumé, le sien se trouve éteint:1285
Il aime quand je quitte, il quitte alors que j'aime;
Et sans être rivaux, nous aimons en lieu même.
C'en est fait, Angélique, et je ne saurois plus
Rendre contre tes yeux des combats superflus.
De ton affection cette preuve dernière1290
Reprend sur tous mes sens une puissance entière.
Les ombres de la nuit m'ont redonné le jour[857]:
Que j'eus de perfidie, et que je vis d'amour!
Quand je sus que Cléandre avoit manqué sa proie,
Que j'en eus de regret, et que j'en ai de joie!1295
Plus je t'étois ingrat, plus tu me chérissois;
Et ton ardeur croissoit plus je te trahissois.
Aussi j'en fus honteux, et confus dans mon âme,
La honte et le remords rallumèrent ma flamme.
Que l'amour pour nous vaincre a de chemins divers!
Et que malaisément on rompt de si beaux fers!
C'est en vain qu'on résiste aux traits d'un beau visage;
En vain, à son pouvoir refusant son courage,
On veut éteindre un feu par ses yeux allumé,
Et ne le point aimer quand on s'en voit aimé:1305
Sous ce dernier appas l'amour a trop de force;
Il jette dans nos cœurs une trop douce amorce,
Et ce tyran secret de nos affections
Saisit trop puissamment nos inclinations.
Aussi ma liberté n'a plus rien qui me flatte;1310
Le grand soin que j'en eus partoit d'une âme ingrate;
Et mes desseins, d'accord avecque mes desirs,
A servir Angélique ont mis tous mes plaisirs[858].
Mais, hélas! ma raison est-elle assez hardie
Pour croire qu'on me souffre après ma perfidie?1315
Quelque secret instinct, à mon bonheur fatal,
Ne la porte-t-il point à me vouloir du mal[859]?
Que de mes trahisons elle seroit vengée,
Si, comme mon humeur, la sienne étoit changée!
Mais qui la changeroit, puisqu'elle ignore encor1320
Tous les lâches complots du rebelle Alidor?
Que dis-je, malheureux? ah! c'est trop me méprendre[860],
Elle en a trop appris du billet de Cléandre:
Son nom au lieu du mien en ce papier souscrit
Ne lui montre que trop le fond de mon esprit.1325
Sur ma foi toutefois elle le prit sans lire;
Et si le ciel vengeur contre moi ne conspire[861],
Elle s'y fie assez pour n'en avoir rien lu.
Entrons, quoi qu'il en soit, d'un esprit résolu[862];
Dérobons à ses yeux le témoin de mon crime;1330
Et si pour l'avoir lu sa colère s'anime[863],
Et qu'elle veuille user d'une juste rigueur,
Nous savons les moyens de regagner son cœur[864].


SCÈNE IV.

DORASTE, LYCANTE.

DORASTE.

Ne sollicite plus mon âme refroidie:
Je méprise Angélique après sa perfidie;1335
Mon cœur s'est révolté contre ses lâches traits,
Et qui n'a point de foi n'a point pour moi d'attraits.
Veux-tu qu'on me trahisse, et que mon amour dure?
J'ai souffert sa rigueur, mais je hais son parjure,
Et tiens sa trahison indigne à l'avenir1340
D'occuper aucun lieu dedans mon souvenir.
Qu'Alidor la possède; il est traître comme elle:
Jamais pour ce sujet nous n'aurons de querelle.
Pourrois-je avec raison lui vouloir quelque mal[865]
De m'avoir délivré d'un esprit déloyal?1345
Ma colère l'épargne, et n'en veut qu'à Cléandre:
Il verra que son pire étoit de se méprendre;
Et si je puis jamais trouver ce ravisseur,
Il me rendra soudain et la vie et ma sœur[866].

LYCANTE.

Faites mieux: puisqu'à peine elle pourroit prétendre
Une fortune égale à celle de Cléandre,
En faveur de ses biens calmez votre courroux,
Et de son ravisseur faites-en son époux.
Bien qu'il eût fait dessein sur une autre personne,
Faites-lui retenir ce qu'un hasard lui donne:1355
Je crois que cet hymen pour satisfaction
Plaira mieux à Phylis que sa punition.

DORASTE.

Nous consultons en vain, ma poursuite étant vaine.

LYCANTE.

Nous le rencontrerons, n'en soyez point en peine:
Où que soit sa retraite, il n'est pas toujours nuit;1360
Et ce qu'un jour nous cache, un autre le produit.
Mais, Dieux! voilà Phylis qu'il a déjà rendue.


SCÈNE V.

DORASTE, PHYLIS, LYCANTE.

DORASTE.

Ma sœur, je te retrouve après t'avoir perdue[867]!
Et de grâce, quel lieu me cache le voleur[868]
Qui, pour s'être mépris, a causé ton malheur?1365
Que son trépas....

PHYLIS.

Tout beau; peut-être ta colère,
Au lieu de ton rival, en veut à ton beau-frère[869].
En un mot, tu sauras qu'en cet enlèvement
Mes larmes m'ont acquis Cléandre pour amant:
Son cœur m'est demeuré pour peine de son crime,1370
Et veut changer un rapt en amour légitime[870].
Il fait tous ses efforts pour gagner mes parents,
Et s'il les peut fléchir, quant à moi, je me rends:
Non, à dire le vrai, que son objet me tente[871],
Mais mon père content, je dois être contente.1375
Tandis, par la fenêtre ayant vu ton retour,
Je t'ai voulu sur l'heure apprendre cet amour,
Pour te tirer de peine et rompre ta colère.

DORASTE.

Crois-tu que cet hymen puisse me satisfaire?

PHYLIS.

Si tu n'es ennemi de mes contentements,1380
Ne prends mes intérêts que dans mes sentiments[872];
Ne fais point le mauvais, si je ne suis mauvaise,
Et ne condamne rien à moins qu'il me déplaise[873].
En cette occasion, si tu me veux du bien,
C'est à toi de régler ton esprit sur le mien[874].1385
Je respecte mon père, et le tiens assez sage
Pour ne résoudre rien à mon désavantage.
Si Cléandre le gagne, et m'en peut obtenir,
Je crois de mon devoir....

LYCANTE.

Je l'aperçois venir.
Résolvez-vous, Monsieur, à ce qu'elle desire.1390


SCÈNE VI.

DORASTE, CLÉANDRE, PHYLIS, LYCANTE.

CLÉANDRE.

Si vous n'êtes d'humeur, Madame, à vous dédire[875],
Tout me rit désormais, j'ai leur consentement.
Mais excusez, Monsieur, le transport d'un amant;
Et souffrez qu'un rival, confus de son offense,
Pour en perdre le nom entre en votre alliance.1395
Ne me refusez point un oubli du passé;
Et son ressouvenir à jamais effacé,
Bannissant toute aigreur[876], recevez un beau-frère
Que votre sœur accepte après l'aveu d'un père.

DORASTE.

Quand j'aurois sur ce point des avis différents,1400
Je ne puis contredire au choix de mes parents;
Mais outre leur pouvoir, votre âme généreuse,
Et ce franc procédé qui rend ma sœur heureuse,
Vous acquièrent les biens qu'ils vous ont accordés,
Et me font souhaiter ce que vous demandez.1405
Vous m'avez obligé de m'ôter Angélique;
Rien de ce qui la touche à présent ne me pique:
Je n'y prends plus de part, après sa trahison.
Je l'aimai par malheur, et la hais par raison.
Mais la voici qui vient, de son amant suivie.1410

SCÈNE VII.

ALIDOR, ANGÉLIQUE, DORASTE, CLÉANDRE, PHYLIS, LYCANTE[877].

ALIDOR.

Finissez vos mépris, ou m'arrachez la vie.

ANGÉLIQUE.

Ne m'importune plus, infidèle. Ah! ma sœur!
Comme as-tu pu sitôt tromper ton ravisseur?

PHYLIS, à Angélique.

Il n'en a plus le nom, et son feu légitime,
Autorisé des miens, en efface le crime;1415
Le hasard me le donne, et changeant ses desseins,
Il m'a mise en son cœur aussi bien qu'en ses mains.
Son erreur fut soudain de son amour suivie;
Et je ne l'ai ravi qu'après qu'il m'a ravie.
Jusque-là tes beautés ont possédé ses vœux;1420
Mais l'amour d'Alidor faisoit taire ses feux.
De peur de l'offenser te cachant son martyre,
Il me venoit conter ce qu'il ne t'osoit dire;
Mais nous changeons de sort par cet enlèvement[878]:
Tu perds un serviteur, et j'y gagne un amant[879].1425

DORASTE, à Phylis.

Dis-lui qu'elle en perd deux; mais qu'elle s'en console,
Puisque avec Alidor je lui rends sa parole[880].

(A Angélique.)

Satisfaites sans crainte à vos intentions:
Je ne mets plus d'obstacle à vos affections.
Si vous faussez déjà la parole donnée,1430
Que ne feriez-vous[881] point après notre hyménée?
Pour moi, malaisément on me trompe deux fois:
Vous l'aimez, j'y consens, et lui cède mes droits[882].

ALIDOR.

Puisque vous me pouvez accepter sans parjure,
Pouvez-vous consentir que votre rigueur dure[883]?1435
Vos yeux sont-ils changés, vos feux sont-ils éteints?
Et quand mon amour[884] croît, produit-il vos dédains?
Voulez-vous....

ANGÉLIQUE.

Déloyal, cesse de me poursuivre:
Si je t'aime jamais, je veux cesser de vivre.
Quel espoir mal conçu te rapproche de moi?1440
Aurois-je de l'amour pour qui n'a point de foi?

DORASTE.

Quoi! le bannissez-vous parce qu'il vous ressemble?
Cette union d'humeurs vous doit unir ensemble.
Pour ce manque de foi c'est trop le rejeter:
Il ne l'a pratiqué que pour vous imiter.1445

ANGÉLIQUE.

Cessez de reprocher à mon âme troublée
La faute où la porta son ardeur aveuglée.
Vous seul avez ma foi, vous seul à l'avenir
Pouvez à votre gré me la faire tenir:
Si toutefois, après ce que j'ai pu commettre,1450
Vous me pouvez haïr jusqu'à me la remettre,
Un cloître désormais bornera mes desseins;
C'est là que je prendrai des mouvements plus sains[885];
C'est là que, loin du monde et de sa vaine pompe,
Je n'aurai qui tromper, non plus que qui me trompe.

ALIDOR.

Mon souci!

ANGÉLIQUE.

Tes soucis doivent tourner ailleurs.

PHYLIS, à Angélique.

De grâce, prends pour lui des sentiments meilleurs.

DORASTE, à Phylis.

Nous leur nuisons, ma sœur; hors de notre présence
Elle se porteroit à plus de complaisance:
L'amour seul, assez fort pour la persuader,1460
Ne veut point d'autre tiers à les raccommoder[886].

CLÉANDRE, à Doraste.

Mon amour, ennuyé des yeux de tant de monde,
Adore la raison où votre avis se fonde.
Adieu, belle Angélique, adieu: c'est justement
Que votre ravisseur vous cède à votre amant.1465

DORASTE, à Angélique.

Je vous eus par dépit, lui seul il vous mérite:
Ne lui refusez point ma part que je lui quitte.

PHYLIS.

Si tu t'aimes, ma sœur, fais-en autant que moi[887],
Et laisse à tes parents à disposer de toi.
Ce sont des jugements imparfaits que les nôtres:1470
Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d'autres,
Qui pour avoir un peu moins de solidité,
N'accommodent que mieux notre instabilité[888].
Je crois qu'un bon dessein dans le cloître te porte;
Mais un dépit d'amour n'en est pas bien la porte,1475
Et l'on court grand hasard d'un cuisant repentir
De se voir en prison sans espoir d'en sortir.

CLÉANDRE, à Phylis.

N'achèverez-vous point?

PHYLIS.

J'ai fait, et vous vais suivre.
Adieu: par mon exemple apprends comme il faut vivre,
Et prends pour Alidor un naturel plus doux.1480

(Cléandre, Doraste, Phylis et Lycante rentrent.)

ANGÉLIQUE.

Rien ne rompra le coup à quoi je me résous:
Je me veux exempter de ce honteux commerce
Où la déloyauté si pleinement s'exerce;
Un cloître est désormais l'objet de mes desirs:
L'âme ne goûte point ailleurs de vrais plaisirs.1485
Ma foi qu'avoit Doraste engageoit ma franchise;
Et je ne vois plus rien, puisqu'il me l'a remise,
Qui me retienne au monde, ou m'arrête en ce lieu:
Cherche une autre à trahir; et pour jamais, adieu[889].


SCÈNE VIII.

ALIDOR[890].

Que par cette retraite elle me favorise!1490
Alors que mes desseins cèdent à mes amours,
Et qu'ils ne sauroient plus défendre ma franchise,
Sa haine et ses refus viennent à leur secours.

J'avois beau la trahir, une secrète amorce
Rallumoit dans mon cœur l'amour par la pitié:1495
Mes feux en recevoient une nouvelle force,
Et toujours leur ardeur en croissoit de moitié.

Ce que cherchoit par là mon âme peu rusée,
De contraires moyens me l'ont fait obtenir:
Je suis libre à présent qu'elle est désabusée,1500
Et je ne l'abusois que pour le devenir.

Impuissant ennemi de mon indifférence,
Je brave, vain Amour, ton débile pouvoir:
Ta force ne venoit que de mon espérance,
Et c'est ce qu'aujourd'hui m'ôte son désespoir.1505

Je cesse d'espérer et commence de vivre;
Je vis dorénavant, puisque je vis à moi;
Et quelques doux assauts qu'un autre objet me livre,
C'est de moi seulement que je prendrai la loi.

Beautés, ne pensez point à rallumer ma flamme[891]:1510
Vos regards ne sauroient asservir ma raison;
Et ce sera beaucoup emporté sur mon âme,
S'ils me font curieux d'apprendre votre nom.

Nous feindrons toutefois, pour nous donner carrière,
Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu,1515
Mais nous saurons toujours rebrousser en arrière,
Et quand il nous plaira nous retirer du jeu.

Cependant Angélique enfermant dans un cloître
Ses yeux dont nous craignions la fatale clarté,
Les murs qui garderont ces tyrans de paroître1520
Serviront de remparts à notre liberté.

Je suis hors de péril qu'après son mariage[892]
Le bonheur d'un jaloux augmente mon ennui;
Et ne serai jamais sujet à cette rage
Qui naît de voir son bien entre les mains d'autrui.1525

Ravi qu'aucun n'en ait ce que j'ai pu prétendre,
Puisqu'elle dit au monde un éternel adieu,
Comme je la donnois sans regret à Cléandre,
Je verrai sans regret qu'elle se donne à Dieu.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.


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