Œuvres de P. Corneille, Tome 02
LA SUIVANTE
COMÉDIE
1634
NOTICE.
Cette comédie, représentée suivant toute apparence en 1634, ne fut publiée qu'en vertu du privilége commun à la Galerie du Palais, à la Place Royale et au Cid, dont nous avons rappelé les termes dans notre notice sur le premier de ces ouvrages. L'achevé d'imprimer est du 9 septembre 1637. L'édition originale in-4o, qui se compose de 1 feuillet blanc, de 5 feuillets liminaires et de 128 pages, a pour titre:
La Svivante, Comedie. A Paris, chez Augustin Courbé.... M.DC.XXXVII. Auec priuilege du Roy.
L'Épître n'est adressée à personne en particulier, et semble une forme choisie par l'auteur pour présenter au public quelques réflexions hardies sur la nécessité d'interpréter les règles de la poétique dans leur sens le plus large.
Les éditeurs et les critiques, dont elle ne pouvait manquer d'attirer l'attention, se sont étonnés de la trouver en tête d'une pièce aussi peu importante que la Suivante: ils auraient dû remarquer que cette épître, écrite seulement au moment de l'impression, c'est-à-dire vers le mois d'août 1637, lorsque le Cid était soumis à l'examen de l'Académie, fournissait à Corneille une précieuse occasion de manifester ses sentiments avec autant de modération que de fermeté.
A MONSIEUR ***[342].
Monsieur,
Je vous présente une comédie qui n'a pas été également aimée de toutes sortes d'esprits: beaucoup, et de fort bons, n'en ont pas fait grand état, et beaucoup d'autres l'ont mise au-dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu'il m'est possible, et après y avoir corrigé ce qu'on m'y fait connoître d'inexcusable, je l'abandonne au public. Si je ne fais bien, qu'un autre fasse mieux; je ferai des vers à sa louange, au lieu de le censurer. Chacun a sa méthode; je ne blâme point celle des autres, et me tiens à la mienne: jusques à présent je m'en suis trouvé fort bien; j'en chercherai une meilleure quand je commencerai à m'en trouver mal. Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m'obligent infiniment; ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d'y venir gagner la migraine; ils épargneront de l'argent, et me feront plaisir. Les jugements sont libres en ces matières, et les goûts divers. J'ai vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j'aurois passé l'éponge, et j'en connois dont les poëmes réussissent au théâtre avec éclat, et qui pour principaux ornements y emploient des choses que j'évite dans les miens. Ils pensent avoir raison, et moi aussi: qui d'eux ou de moi se trompe, c'est ce qui n'est pas aisé à juger. Chez les philosophes, tout ce qui n'est point de la foi ni des principes est disputable; et souvent ils soutiendront, à votre choix, le pour et le contre d'une même proposition: marques certaines de l'excellence de l'esprit humain, qui trouve des raisons à défendre tout; ou plutôt de sa foiblesse, qui n'en peut trouver de convaincantes, ni qui ne puissent être combattues et détruites par de contraires. Ainsi ce n'est pas merveille si les critiques donnent de mauvaises interprétations à nos vers, et de mauvaises faces à nos personnages. «Qu'on me donne (dit M. de Montagne[343], au chapitre 36 du premier livre) l'action la plus excellente et pure, ie m'en vois y fournir vray-semblablement cinquante vicieuses intentions.» C'est au lecteur désintéressé à prendre la médaille par le beau revers. Comme il nous a quelque obligation d'avoir travaillé à le divertir, j'ose dire que pour reconnoissance il nous doit un peu de faveur, et qu'il commet une espèce d'ingratitude, s'il ne se montre plus ingénieux à nous défendre qu'à nous condamner, et s'il n'applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et justifier en quelque sorte nos véritables défauts, qu'à en trouver où il n'y en a point. Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens; nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger[344] a remarqué des taches dans tous les Latins, et de moins savants que lui en remarqueroient bien dans les Grecs, et dans son Virgile même, à qui il dresse des autels sur le mépris des autres. Je vous laisse donc à penser si notre présomption ne seroit pas ridicule, de prétendre qu'une exacte censure ne pût mordre sur nos ouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l'antiquité ne se peuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. Je ne me suis jamais imaginé avoir mis rien au jour de parfait, je n'espère pas même y pouvoir jamais arriver; je fais néanmoins mon possible pour en approcher, et les plus beaux succès des autres ne produisent en moi qu'une vertueuse émulation, qui me fait redoubler mes efforts afin d'en avoir de pareils:
Je vois d'un œil égal croître le nom d'autrui,
Et tâche à m'élever aussi haut comme lui,
Sans hasarder ma peine à le faire descendre.
La gloire a des trésors qu'on ne peut épuiser,
Et plus elle en prodigue à nous favoriser,
Plus elle en garde encore où chacun peut prétendre.
Pour venir à cette Suivante que je vous dédie, elle est d'un genre qui demande plutôt un style naïf que pompeux. Les fourbes et les intrigues sont principalement du jeu de la comédie; les passions n'y entrent que par accident. Les règles des anciens sont assez religieusement observées en celle-ci. Il n'y a qu'une action principale à qui toutes les autres aboutissent; son lieu n'a point plus d'étendue que celle du théâtre, et le temps n'en est point plus long que celui de la représentation, si vous en exceptez l'heure du dîner, qui se passe entre le premier et le second acte. La liaison même des scènes, qui n'est qu'un embellissement, et non pas un précepte[345], y est gardée; et si vous prenez la peine de compter les vers, vous n'en trouverez en pas un acte plus qu'en l'autre[346]. Ce n'est pas que je me sois assujetti depuis aux mêmes rigueurs. J'aime à suivre les règles; mais loin de me rendre esclave, je les élargis et resserre selon le besoin qu'en a mon sujet, et je romps même sans scrupule celle qui regarde la durée de l'action, quand sa sévérité me semble absolument incompatible avec les beautés des événements que je décris. Savoir les règles, et entendre le secret de les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deux sciences bien différentes; et peut-être que pour faire maintenant réussir une pièce, ce n'est pas assez d'avoir étudié dans les livres d'Aristote et d'Horace. J'espère un jour traiter ces matières plus à fond, et montrer[347] de quelle espèce est la vraisemblance qu'ont suivie ces grands maîtres des autres siècles, en faisant parler des bêtes et des choses qui n'ont point de corps. Cependant mon avis est celui de Térence: puisque nous faisons des poëmes pour être représentés, notre premier but doit être de plaire à la cour et au peuple, et d'attirer un grand monde à leurs représentations[348]. Il faut, s'il se peut, y ajouter les règles, afin de ne déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissement universel; mais surtout gagnons la voix publique; autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle est sifflée au théâtre, les savants n'oseront se déclarer en notre faveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu les règles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriés par le consentement général de ceux qui ne voient la comédie que pour se divertir.
Je suis,
MONSIEUR,
Votre très-humble serviteur,
Corneille.
EXAMEN.
Je ne dirai pas grand mal de celle-ci[349], que je tiens assez régulière, bien qu'elle ne soit pas sans taches. Le style en est plus foible que celui des autres. L'amour de Géraste pour Florise n'est point marqué dans le premier acte, et ainsi la protase comprend la première scène du second, où il se présente avec sa confidente Célie, sans qu'on les connoisse ni l'un ni l'autre. Cela ne seroit pas vicieux s'il ne s'y présentoit que comme père de Daphnis, et qu'il ne s'expliquât que sur les intérêts de sa fille; mais il en a de si notables pour lui, qu'ils font le nœud et le dénouement. Ainsi c'est un défaut, selon moi, qu'on ne le connoisse pas dès ce premier acte. Il pourroit être encore souffert, comme Célidan dans la Veuve, si Florame l'alloit voir pour le faire consentir à son mariage avec sa fille, et que par occasion il lui proposât celui de sa sœur pour lui-même; car alors ce seroit Florame qui l'introduiroit dans la pièce, et il y seroit appelé par un acteur agissant dès le commencement. Clarimond, qui ne paroît qu'au troisième, est insinué dès le premier, où Daphnis parle de l'amour qu'il a pour elle, et avoue qu'elle ne le dédaigneroit pas s'il ressembloit à Florame. Ce même Clarimond fait venir son oncle Polémon au cinquième; et ces deux acteurs ainsi sont exempts du défaut que je remarque en Géraste. L'entretien de Daphnis, au troisième, avec cet amant dédaigné, a une affectation assez dangereuse, de ne dire que chacun un vers à la fois: cela sort tout à fait du vraisemblable, puisque naturellement on ne peut être si mesuré en ce qu'on s'entre-dit. Les exemples d'Euripide et de Sénèque pourroient autoriser cette affectation, qu'ils pratiquent si souvent, et même par discours généraux, qu'il semble que leurs acteurs ne viennent quelquefois sur la scène que pour s'y battre à coups de sentences; mais c'est une beauté qu'il ne leur faut pas envier. Elle est trop fardée pour donner un amour raisonnable à ceux qui ont de bons yeux, et ne prend pas assez de soin de cacher l'artifice de ses parures, comme l'ordonne Aristote[350].
Géraste n'agit pas mal en vieillard amoureux, puisqu'il ne traite l'amour que par tierce personne, qu'il ne prétend être considérable que par son bien, et qu'il ne se produit point aux yeux de sa maîtresse, de peur de lui donner du dégoût par sa présence. On peut douter s'il ne sort point du caractère des vieillards, en ce qu'étant naturellement avares, ils considèrent le bien plus que toute autre chose dans les mariages de leurs enfants, et que celui-ci donne assez libéralement sa fille à Florame, malgré son peu de fortune, pourvu qu'il en obtienne sa sœur. En cela, j'ai suivi la peinture que fait Quintilian d'un vieux mari qui a épousé une jeune femme, et n'ai point fait de scrupule de l'appliquer à un vieillard qui se veut marier. Les termes en sont si beaux, que je n'ose les gâter par ma traduction: Genus infirmissimæ servitutis est senex maritus, et flagrantius uxoriæ charitatis ardorem frigidis concipimus affectibus[351]. C'est sur ces deux lignes que je me suis cru bien fondé à faire dire de ce bonhomme:
Que s'il pouvoit donner trois Daphnis pour Florise,
Il la tiendroit encore heureusement acquise[352].
Il peut naître encore une autre difficulté sur ce que Théante et Amarante forment chacun un dessein pour traverser les amours de Florame et Daphnis, et qu'ainsi ce sont deux intriques qui rompent l'unité d'action. A quoi je réponds, premièrement, que ces deux desseins formés en même temps, et continués tous deux jusqu'au bout, font une concurrence qui n'empêche pas cette unité: ce qui ne seroit pas si, après celui de Théante avorté, Amarante en formoit un nouveau de sa part; en second lieu, que ces deux desseins ont une espèce d'unité entre eux, en ce que tous deux sont fondés sur l'amour que Clarimond a pour Daphnis, qui sert de prétexte à l'un et à l'autre; et enfin, que de ces deux desseins il n'y en a qu'un qui fasse effet, l'autre se détruisant de soi-même, et qu'ainsi la fourbe d'Amarante est le seul véritable nœud de cette comédie, où le dessein de Théante ne sert qu'à un agréable épisode de deux honnêtes gens qui jouent tour à tour un poltron et le tournent en ridicule.
Il y avoit ici un aussi beau jeu pour les a parte qu'en la Veuve; mais j'y en fais voir la même aversion, avec cet avantage, qu'une seule scène qui ouvre le théâtre donne ici l'intelligence du sens caché de ce que disent mes acteurs, et qu'en l'autre j'en emploie quatre ou cinq pour l'éclaircir.
L'unité de lieu est assez exactement gardée en cette comédie, avec ce passe-droit toutefois dont j'ai déjà parlé[353], que tout ce que dit Daphnis à sa porte ou en la rue seroit mieux dit dans sa chambre, où les scènes qui se font sans elle et sans Amarante ne peuvent se placer. C'est ce qui m'oblige à la faire sortir au dehors, afin qu'il y puisse avoir et unité de lieu entière, et liaison de scène perpétuelle dans la pièce; ce qui ne pourroit être, si elle parloit dans sa chambre, et les autres dans la rue.
J'ai déjà dit que je tiens impossible de choisir une place publique pour le lieu de la scène que cet inconvénient n'arrive; j'en parlerai encore plus au long, quand je m'expliquerai sur l'unité de lieu[354]. J'ai dit que la liaison de scènes est ici perpétuelle, et j'y en ai mis de deux sortes, de présence et de vue. Quelques-uns ne veulent pas que quand un acteur sort du théâtre pour n'être point vu de celui qui y vient, cela fasse une liaison: mais je ne puis être de leur avis sur ce point, et tiens que c'en est une suffisante quand l'acteur qui entre sur le théâtre voit celui qui en sort, ou que celui qui sort[355] voit celui qui entre; soit qu'il le cherche, soit qu'il le fuie, soit qu'il le voie simplement sans avoir intérêt à le chercher ni à le fuir. Aussi j'appelle en général une liaison de vue ce qu'ils nomment une liaison de recherche. J'avoue que cette liaison est beaucoup plus imparfaite que celle de présence et de discours, qui se fait lorsqu'un acteur ne sort point du théâtre sans y laisser un autre à qui il aye parlé; et dans mes derniers ouvrages je me suis arrêté à celle-ci sans me servir de l'autre; mais enfin je crois qu'on s'en peut contenter, et je la préférerois de beaucoup à celle qu'on appelle liaison de bruit, qui ne me semble pas supportable, s'il n'y a de très-justes et de très-importantes occasions qui obligent un acteur à sortir du théâtre quand il en entend; car d'y venir simplement par curiosité, pour savoir ce que veut dire ce bruit, c'est une si foible liaison, que je ne conseillerois jamais personne de s'en servir[356].
La durée de l'action ne passeroit point en cette comédie celle de la représentation, si l'heure du dîner n'y séparoit point les deux premiers actes. Le reste n'emporte que ce temps-là; et je n'aurois pu lui en donner davantage, que mes acteurs n'eussent le[357] loisir de s'éclaircir; ce qui les brouille n'étant qu'un malentendu qui ne peut subsister qu'autant que Géraste, Florame et Daphnis ne se trouvent point tous trois ensemble. Je n'ose dire que je m'y suis asservi à faire les actes si égaux, qu'aucun n'a pas un vers plus que l'autre[358]: c'est une affectation qui ne fait aucune beauté. Il faut à la vérité les rendre les plus égaux qu'il se peut; mais il n'est pas besoin de cette exactitude: il suffit qu'il n'y aye point d'inégalité notable qui fatigue l'attention de l'auditeur en quelques-uns, et ne la remplisse pas dans les autres.
ACTEURS.
GÉRASTE, père de Daphnis.
POLÉMON, oncle de Clarimond.
CLARIMOND, amoureux de Daphnis.
FLORAME, amant de Daphnis.
THÉANTE, aussi amoureux de Daphnis.
DAMON, ami de Florame et de Théante.
DAPHNIS, maîtresse de Florame, aimée[359] de Clarimond et de Théante.
AMARANTE, suivante de Daphnis.
CÉLIE, voisine de Géraste et sa confidente.
CLÉON, domestique de Damon[360].
La scène est à Paris[361]
LA SUIVANTE.
COMÉDIE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
DAMON, THÉANTE.
DAMON.
Ami, j'ai beau rêver, toute ma rêverie
Ne me fait rien comprendre en ta galanterie.
Auprès de ta maîtresse engager un ami,
C'est, à mon jugement, ne l'aimer qu'à demi.
Ton humeur qui s'en lasse au changement l'invite;5
Et n'osant la quitter, tu veux qu'elle te quitte.
THÉANTE.
Ami, n'y rêve plus; c'est en juger trop bien
Pour t'oser plaindre encor de n'y comprendre rien.
Quelques puissants appas que possède Amarante,
Je trouve qu'après tout ce n'est qu'une suivante[362];10
Et je ne puis songer à sa condition
Que mon amour ne cède à mon ambition.
Ainsi, malgré l'ardeur qui pour elle me presse,
A la fin j'ai levé les yeux sur sa maîtresse[363],
Où mon dessein, plus haut et plus laborieux,15
Se promet des succès beaucoup plus glorieux.
Mais lors, soit qu'Amarante eût pour moi quelque flamme,
Soit qu'elle pénétrât jusqu'au fond de mon âme,
Et que malicieuse elle prît du plaisir
A rompre les effets de mon nouveau desir,20
Elle savoit toujours m'arrêter auprès d'elle
A tenir des propos d'une suite éternelle.
L'ardeur qui me brûloit de parler à Daphnis
Me fournissoit en vain des détours infinis;
Elle usoit de ses droits, et toute impérieuse,25
D'une voix demi-gaie et demi-sérieuse:
«Quand j'ai des serviteurs, c'est pour m'entretenir,
Disoit-elle; autrement, je les sais bien punir;
Leurs devoirs près de moi n'ont rien qui les excuse.»
DAMON.
Maintenant je devine à peu près une ruse[364]30
Que tout autre en ta place à peine entreprendroit.
THÉANTE.
Écoute, et tu verras si je suis maladroit.
Tu sais comme Florame à tous les beaux visages
Fait par civilité toujours de feints hommages,
Et sans avoir d'amour offrant partout des vœux,35
Traite de peu d'esprit les véritables feux[365].
Un jour qu'il se vantoit de cette humeur étrange,
A qui chaque objet plaît, et que pas un ne range,
Et reprochoit à tous que leur peu de beauté
Lui laissoit si longtemps garder sa liberté:40
«Florame, dis-je alors, ton âme indifférente
Ne tiendroit que fort peu contre mon Amarante.»
«Théante, me dit-il, il faudroit l'éprouver;
Mais l'éprouvant peut-être on te feroit rêver:
Mon feu, qui ne seroit que pure courtoisie[366],45
La rempliroit d'amour, et toi de jalousie.»
Je réplique, il repart, et nous tombons d'accord
Qu'au hasard du succès il y feroit effort.
Ainsi je l'introduis; et par ce tour d'adresse,
Qui me fait pour un temps lui céder ma maîtresse,50
Engageant Amarante et Florame au discours,
J'entretiens à loisir mes nouvelles amours.
DAMON.
Fut-elle sur ce point ou fâcheuse ou facile[367]?
THÉANTE.
Plus que je n'espérois je l'y trouvai docile[368].
Soit que je lui donnasse une fort douce loi,55
Et qu'il fût à ses yeux plus aimable que moi;
Soit qu'elle fît dessein sur ce fameux rebelle[369]
Qu'une simple gageure attachoit auprès d'elle[370],
Elle perdit pour moi son importunité,
Et n'en demanda plus tant d'assiduité[371].60
La douceur d'être seule à gouverner Florame[372]
Ne souffrit plus chez elle aucun soin de ma flamme,
Et ce qu'elle goûtoit avec lui de plaisirs
Lui fit abandonner mon âme à mes desirs.
DAMON.
On t'abuse, Théante; il faut que je te die65
Que Florame est atteint de même maladie,
Qu'il roule en son esprit mêmes desseins que toi[373],
Et que c'est à Daphnis qu'il veut donner sa foi.
A servir Amarante il met beaucoup d'étude;
Mais ce n'est qu'un prétexte à faire une habitude:70
Il accoutume ainsi ta Daphnis à le voir,
Et ménage un accès qu'il ne pouvoit avoir.
Sa richesse l'attire, et sa beauté le blesse;
Elle le passe en biens, il l'égale en noblesse,
Et cherche ambitieux, par sa possession,75
A relever l'éclat de son extraction.
Il a peu de fortune, et beaucoup de courage;
Et hors cette espérance, il hait le mariage.
C'est ce que l'autre jour en secret il m'apprit;
Tu peux, sur cet avis, lire dans son esprit.80
THÉANTE.
Parmi ses hauts projets il manque de prudence[374],
Puisqu'il traite avec toi de telle confidence.
DAMON.
Crois qu'il m'éprouvera fidèle au dernier point,
Lorsque ton intérêt ne s'y mêlera point.
THÉANTE.
Je dois l'attendre ici. Quitte-moi, je te prie,85
De peur qu'il n'ait soupçon de ta supercherie[375].
DAMON.
SCÈNE II.
THÉANTE.
Par quel malheur fatal,
Ai-je donné moi-même entrée à mon rival?
De quelque trait rusé que mon esprit se vante,
Je me trompe moi-même en trompant Amarante,90
Et choisis un ami qui ne veut que m'ôter
Ce que par lui je tâche à me faciliter.
Qu'importe toutefois qu'il brûle et qu'il soupire[376]?
Je sais trop comme il faut l'empêcher d'en rien dire[377].
Amarante l'arrête, et j'arrête Daphnis:95
Ainsi tous entretiens d'entre eux deux sont bannis;
Et tant d'heur se rencontre en ma sage conduite,
Qu'au langage des yeux son amour est réduite.
Mais n'est-ce pas assez pour se communiquer?
Que faut-il aux amants de plus pour s'expliquer?100
Même ceux de Daphnis à tous coups lui répondent:
L'un dans l'autre à tous coups leurs regards se confondent,
Et d'un commun aveu ces muets truchements
Ne se disent que trop leurs amoureux tourments.
Quelles vaines frayeurs troublent ma fantaisie!105
Que l'amour aisément penche à la jalousie!
Qu'on croit tôt ce qu'on craint en ces perplexités
Où les moindres soupçons passent pour vérités!
Daphnis est toute aimable; et si Florame l'aime[378],
Dois-je m'imaginer qu'il soit aimé de même[379]?110
Florame avec raison adore tant d'appas,
Et Daphnis sans raison s'abaisseroit trop bas.
Ce feu, si juste en l'un, en l'autre inexcusable,
Rendroit l'un glorieux, et l'autre méprisable.
Simple! l'amour peut-il écouter la raison?115
Et même ces raisons sont-elles de saison?
Si Daphnis doit rougir en brûlant pour Florame,
Qui l'en affranchiroit en secondant ma flamme?
Étant tous deux égaux, il faut bien que nos feux
Lui fassent même honte, ou même honneur tous deux[380]:
Ou tous deux nous formons un dessein téméraire,
Ou nous avons tous deux même droit de lui plaire.
Si l'espoir m'est permis, il y peut aspirer;
Et s'il prétend trop haut, je dois désespérer.
Mais le voici venir.
SCÈNE III.
THÉANTE, FLORAME.
THÉANTE.
Tu me fais bien attendre.125
FLORAME.
Encore est-ce à regret qu'ici je viens me rendre[381],
Et comme un criminel qu'on traîne à sa prison.
THÉANTE.
Tu ne fais qu'en raillant cette comparaison.
FLORAME.
Elle n'est que trop vraie.THÉANTE.
Et ton indifférence?
La conserver encor! le moyen? l'apparence?130
Je m'étois plu toujours d'aimer en mille lieux:
Voyant une beauté, mon cœur suivoit mes yeux;
Mais de quelques attraits que le ciel l'eût pourvue,
J'en perdois la mémoire aussitôt que la vue;
Et bien que mes discours lui donnassent ma foi,135
De retour au logis, je me trouvois à moi[382].
Cette façon d'aimer me sembloit fort commode,
Et maintenant encor je vivrois à ma mode;
Mais l'objet d'Amarante est trop embarrassant:
Ce n'est point un visage à ne voir qu'en passant;140
Un je ne sais quel charme auprès d'elle m'attache;
Je ne la puis quitter que le jour ne se cache;
Même alors, malgré moi, son image me suit[383],
Et me vient, au lieu d'elle, entretenir la nuit.
Le sommeil n'oseroit me peindre une autre idée;145
J'en ai l'esprit rempli, j'en ai l'âme obsédée.
Théante, ou permets-moi de n'en plus approcher,
Ou songe que mon cœur n'est pas fait d'un rocher;
Tant de charmes enfin me rendroient infidèle[384].
THÉANTE.
Deviens-le si tu veux, je suis assuré d'elle;150
Et quand il te faudra tout de bon l'adorer,
Je prendrai du plaisir à te voir soupirer,
Tandis que pour tout fruit tu porteras la peine[385]
D'avoir tant persisté dans une humeur si vaine.
Quand tu ne pourras plus te priver de la voir[386],155
C'est alors que je veux t'en ôter le pouvoir;
Et j'attends de pied ferme à reprendre ma place[387],
Qu'il ne soit plus en toi de retrouver ta glace.
Tu te défends encore, et n'en tiens qu'à demi[388].
FLORAME.
Cruel, est-ce là donc me traiter en ami?160
Garde, pour châtiment de cet injuste outrage,
Qu'Amarante pour toi ne change de courage[389],
Et se rendant sensible à l'ardeur de mes vœux....
THÉANTE.
A cela près, poursuis; gagne-la, si tu peux:
Je ne m'en prendrai lors qu'à ma seule imprudence;165
Et demeurant ensemble en bonne intelligence,
En dépit du malheur que j'aurai mérité,
J'aimerai le rival qui m'aura supplanté.
FLORAME.
Ami, qu'il vaut bien mieux ne tomber point en peine
De faire à tes dépens cette épreuve incertaine[390]!170
Je me confesse pris, je quitte[391], j'ai perdu:
Que veux-tu plus de moi? reprends ce qui t'est dû[392].
Séparer plus longtemps une amour si parfaite[393]!
Continuer encor la faute que j'ai faite!
Elle n'est que trop grande, et pour la réparer,175
J'empêcherai Daphnis de vous plus séparer[394].
Pour peu qu'à mes discours je la trouve accessible,
Vous jouirez vous deux d'un entretien paisible;
Je saurai l'amuser, et vos feux redoublés
Par son fâcheux abord ne seront plus troublés.180
THÉANTE.
Ce seroit prendre un soin qui n'est pas nécessaire:
Daphnis sait d'elle-même assez bien se distraire,
Et jamais son abord ne trouble nos plaisirs,
Tant elle est complaisante à nos chastes desirs.
SCÈNE IV.
FLORAME, THÉANTE, AMARANTE.
THÉANTE.
Déploie, il en est temps, tes meilleurs artifices[395]185
(Sans mettre toutefois en oubli mes services):
Je t'amène un captif qui te veut échapper.
AMARANTE.
J'en ai vu d'échappés que j'ai su rattraper[396].
THÉANTE.
Vois qu'en sa liberté ta gloire se hasarde.
AMARANTE.
Allez, laissez-le-moi, j'en ferai bonne garde[397].190
Daphnis est au jardin.
FLORAME
Sans plus vous désunir,
Souffre qu'au lieu de toi je l'aille entretenir.
SCÈNE V.
AMARANTE, FLORAME.
AMARANTE.
Laissez, mon cavalier, laissez aller Théante:
Il porte assez au cœur le portrait d'Amarante;
Je n'appréhende point qu'on l'en puisse effacer.195
C'est au vôtre à présent que je le veux tracer;
Et la difficulté d'une telle victoire
M'en augmente l'ardeur comme elle en croît la gloire[398].
FLORAME.
Aurez-vous quelque gloire à me faire souffrir?
AMARANTE.
Plus que de tous les vœux qu'on me pourroit offrir[399].200
FLORAME.
Vous plaisez-vous à ceux d'une âme si contrainte,
Qu'une vieille amitié retient toujours en crainte?
AMARANTE.
Vous n'êtes pas encore au point où je vous veux;
Et toute amitié meurt où naissent de vrais feux[400].
FLORAME.
De vrai, contre ses droits mon esprit se rebelle;205
Mais feriez-vous état d'un amant infidèle?
AMARANTE.
Je ne prendrai jamais pour un manque de foi
D'oublier un ami pour se donner à moi.
FLORAME.
Encor si je pouvois former quelque espérance[401]
De vous voir favorable à ma persévérance,210
Que vous pussiez m'aimer après tant de tourment[402],
Et d'un mauvais ami faire un heureux amant!
Mais hélas! je vous sers, je vis sous votre empire,
Et je ne puis prétendre où mon desir aspire.
Théante! (ah, nom fatal pour me combler d'ennui!)215
Vous demandez mon cœur, et le vôtre est à lui!
Souffrez qu'en autre lieu j'adresse mes services[403],
Que du manque d'espoir j'évite les supplices:
Qui ne peut rien prétendre a droit d'abandonner.
AMARANTE.
S'il ne tient qu'à l'espoir, je vous en veux donner.220
Apprenez que chez moi c'est un foible avantage
De m'avoir de ses vœux le premier fait hommage:
Le mérite y fait tout, et tel plaît à mes yeux,
Que je négligerois près de qui vaudroit mieux[404].
Lui seul de mes amants règle la différence,225
Sans que le temps leur donne aucune préférence.
FLORAME.
Vous ne flattez mes sens que pour m'embarrasser.
AMARANTE.
Peut-être; mais enfin il faut le confesser[405],
Vous vous trouveriez mieux auprès de ma maîtresse.
FLORAME.
Ne pensez pas....
AMARANTE.
Non, non, c'est là ce qui vous presse.
Allons dans le jardin ensemble la chercher.
Que j'ai su dextrement à ses yeux la cacher!
SCÈNE VI.
DAPHNIS, THÉANTE.
DAPHNIS.
Voyez comme tous deux ont fui notre rencontre[406]!
Je vous l'ai déjà dit, et l'effet vous le montre:
Vous perdez Amarante, et cet ami fardé235
Se saisit finement d'un bien si mal gardé;
Vous devez vous lasser de tant de patience,
Et votre sûreté n'est qu'en la défiance.
THÉANTE.
Je connois Amarante, et ma facilité
Établit mon repos sur sa fidélité:240
Elle rit de Florame et de ses flatteries,
Qui ne sont après tout que des galanteries[407].
DAPHNIS.
Amarante, de vrai, n'aime pas à changer;
Mais votre peu de soin l'y pourroit engager.
On néglige aisément un homme qui néglige.245
Son naturel est vain; et qui la sert l'oblige:
D'ailleurs les nouveautés ont de puissants appas.
Théante, croyez-moi, ne vous y fiez pas.
J'ai su me faire jour jusqu'au fond de son âme[408],
Où j'ai peu remarqué de sa première flamme;250
Et s'il tournoit la feinte en véritable amour[409],
Elle seroit bien fille à vous jouer d'un tour;
Mais afin que l'issue en soit pour vous meilleure,
Laissez-moi ce causeur à gouverner une heure:
J'ai tant de passion pour tous vos intérêts,255
Que j'en saurai bientôt pénétrer les secrets[410].
THÉANTE.
C'est un trop bas emploi pour de si hauts mérites;
Et quand elle aimeroit à souffrir ses visites,
Quand elle auroit pour lui quelque inclination,
Vous m'en verriez toujours sans appréhension.260
Qu'il se mette à loisir, s'il peut, dans son courage:
Un moment de ma vue en efface l'image.
Nous nous ressemblons mal, et pour ce changement,
Elle a de trop bons yeux et trop de jugement[411].
DAPHNIS.
Vous le méprisez trop: je trouve en lui des charmes[412]
Qui vous devroient du moins donner quelques alarmes.
Clarimond n'a de moi que haine et que rigueur[413];
Mais s'il lui ressembloit, il gagneroit mon cœur.
THÉANTE.
Vous en parlez ainsi, faute de le connoître.
DAPHNIS.
J'en parle et juge ainsi sur ce qu'on voit paroître[414].270
THÉANTE.
Quoi qu'il en soit, l'honneur de vous entretenir....Brisons là ce discours: je l'aperçois venir[415].
Amarante, ce semble, en est fort satisfaite.
SCÈNE VII.
DAPHNIS, FLORAME, THÉANTE, AMARANTE.
THÉANTE.
Je t'attendois, ami, pour faire la retraite:
L'heure du dîner presse, et nous incommodons[416]275
Celles qu'en nos discours ici nous retardons[417].
DAPHNIS.
Il n'est pas encor tard.
THÉANTE.
Nous ferions conscience
D'abuser plus longtemps de votre patience.
FLORAME.
Madame, excusez donc cette incivilité,
Dont l'heure nous impose une nécessité.280
DAPHNIS.
Sa force vous excuse, et je lis dans votre âme
Qu'à regret vous quittez l'objet de votre flamme.
SCÈNE VIII.
DAPHNIS, AMARANTE.
DAPHNIS.
Cette assiduité de Florame avec vous
A la fin a rendu Théante un peu jaloux.
Aussi de vous y voir tous les jours attachée,285
Quelle puissante amour n'en seroit point touchée[418]?
Je viens d'examiner son esprit en passant;
Mais vous ne croiriez pas l'ennui qu'il en ressent.
Vous y devez pourvoir; et si vous êtes sage,
Il faut à cet ami faire mauvais visage,290
Lui fausser compagnie, éviter ses discours.
Ce sont pour l'apaiser les chemins les plus courts:
Sinon, faites état qu'il va courir au change.
AMARANTE.
Il seroit en ce cas d'une humeur bien étrange.
A sa prière seule, et pour le contenter,295
J'écoute cet ami quand il m'en vient conter;
Et pour vous dire tout, cet amant infidèle
Ne m'aime pas assez pour en être en cervelle[419].
Il forme des desseins beaucoup plus relevés,
Et de plus beaux portraits en son cœur sont gravés.300
Mes yeux pour l'asservir ont de trop foibles armes;
Il voudroit pour m'aimer que j'eusse d'autres charmes,
Que l'éclat de mon sang, mieux soutenu de biens,
Ne fût point ravalé par le rang que je tiens;
Enfin (que serviroit aussi bien de le taire?)305
Sa vanité le porte au souci de vous plaire.
DAPHNIS.
En ce cas, il verra que je sais comme il faut
Punir des insolents qui prétendent trop haut.
AMARANTE.
Je lui veux quelque bien, puisque, changeant de flamme,
Vous voyez par pitié qu'il me laisse Florame,310
Qui n'étant pas si vain, a plus de fermeté.
DAPHNIS.
Amarante, après tout disons la vérité:
Théante n'est si vain qu'en votre fantaisie,
Et sa froideur pour vous naît de sa jalousie[420];
Mais soit qu'il change ou non, il ne m'importe en rien[421];
Et ce que je vous dis n'est que pour votre bien.
SCÈNE IX.
AMARANTE.
Pour peu savant qu'on soit aux mouvements de l'âme,
On devine aisément qu'elle en veut à Florame.
Sa fermeté pour moi, que je vantois à faux,
Lui portoit dans l'esprit de terribles assauts.320
Sa surprise à ce mot a paru manifeste;
Son teint en a changé, sa parole, son geste.
L'entretien que j'en ai lui sembleroit bien doux,
Et je crois que Théante en est le moins jaloux.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je m'en suis doutée.325
Être toujours des yeux sur un homme arrêtée,
Dans son manque de biens déplorer son malheur,
Juger à sa façon qu'il a de la valeur,
Demander si l'esprit en répond à la mine[422],
Tout cela de ses feux eût instruit la moins fine.330
Florame en est de même, il meurt de lui parler;
Et s'il peut d'avec moi jamais se démêler,
C'en est fait, je le perds. L'impertinente crainte!
Que m'importe de perdre une amitié si feinte[423]?
Et que me peut servir un ridicule feu,335
Où jamais de son cœur sa bouche n'a l'aveu?
Je m'en veux mal en vain; l'amour a tant de force
Qu'il attache mes sens à cette fausse amorce,
Et fera son possible à toujours conserver
Ce doux extérieur dont on me veut priver.340
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II.
SCÈNE PREMIÈRE.
GÉRASTE, CÉLIE.
CÉLIE.
Eh bien! j'en parlerai; mais songez qu'à votre âge
Mille accidents fâcheux suivent le mariage:
On aime rarement de si sages époux,
Et leur moindre malheur, c'est d'être un peu jaloux[424].
Convaincus au dedans de leur propre foiblesse,345
Une ombre leur fait peur, une mouche les blesse;
Et cet heureux hymen, qui les charmoit si fort,
Devient souvent pour eux un fourrier[425] de la mort.
GÉRASTE.
Excuse, ou pour le moins pardonne à ma folie;
Le sort en est jeté: va, ma chère Célie[426],350
Va trouver la beauté qui me tient sous sa loi;
Flatte-la de ma part, promets-lui tout de moi;
Dis-lui que si l'amour d'un vieillard l'importune,
Elle fait une planche[427] à sa bonne fortune;
Que l'excès de mes biens, à force de présents,355
Répare la vigueur qui manque à mes vieux ans;
Qu'il ne lui peut échoir de meilleure aventure.
CÉLIE.
Ne m'importunez point de votre tablature[428]:
Sans vos instructions je sais bien mon métier[429],
Et je n'en laisserai pas un trait à quartier[430].360
GÉRASTE.
Je ne suis point ingrat quand on me rend office.
Peins-lui bien mon amour, offre bien mon service,
Dis bien que mes beaux jours ne sont pas si passés
Qu'il ne me reste encor....
CÉLIE.
Que vous m'étourdissez!
N'est-ce point assez dit que votre âme est éprise?365
Que vous allez mourir si vous n'avez Florise?
Reposez-vous sur moi.
GÉRASTE.
Que voilà froidement
Me promettre ton aide à finir mon tourment!
S'il faut aller plus vite, allons, je vois son frère[431],
Et vais tout devant vous lui proposer l'affaire[432].370
GÉRASTE.
Ce seroit tout gâter; arrête, et par douceurEssaie auparavant d'y résoudre la sœur.
SCÈNE II.
FLORAME.
Jamais ne verrai-je finie
Cette incommode affection,
Dont l'impitoyable manie[433]375
Tyrannise ma passion?
Je feins, et je fais naître un feu si véritable,
Qu'à force d'être aimé je deviens misérable.
Toi qui m'assiéges tout le jour,
Fâcheuse cause de ma peine,380
Amarante, de qui l'amour
Commence à mériter ma haine,
Cesse de te donner tant de soins superflus[434]:
Je te voudrai du bien de ne m'en vouloir plus.
Dans une ardeur si violente,385
Près de l'objet de mes desirs[435],
Penses-tu que je me contente
D'un regard et de deux soupirs?
Et que je souffre encor cet injuste partage
Où tu tiens mes discours, et Daphnis mon courage?390
Si j'ai feint pour toi quelques feux,
C'est à quoi plus rien ne m'oblige:
Quand on a l'effet de ses vœux[436],
Ce qu'on adoroit se néglige.
Je ne voulois de toi qu'un accès chez Daphis:395
Amarante, je l'ai; mes amours sont finis.
Théante, reprends ta maîtresse;
N'ôte plus à mes entretiens
L'unique sujet qui me blesse,
Et qui peut-être est las des tiens.400
Et toi, puissant Amour, fais enfin que j'obtienne
Un peu de liberté pour lui donner la mienne!
SCÈNE III.
AMARANTE, FLORAME.
AMARANTE.
Que vous voilà soudain de retour en ces lieux!
FLORAME.
Vous jugerez par là du pouvoir de vos yeux.
AMARANTE.
Autre objet que mes yeux devers nous vous attire.405
FLORAME.
Autre objet que vos yeux ne cause mon martyre.
AMARANTE.
Votre martyre donc est de perdre avec moi
Un temps dont vous voulez faire un meilleur emploi.
SCÈNE IV[437].
DAPHNIS, AMARANTE, FLORAME.
DAPHNIS.
Amarante, allez voir si dans la galerie
Ils ont bientôt tendu cette tapisserie:410
Ces gens-là ne font rien, si l'on n'a l'œil sur eux.
(Amarante rentre, et Daphnis continue.)
Je romps pour quelque temps le discours de vos feux.
FLORAME.
N'appelez point des feux un peu de complaisance
Que détruit votre abord, qu'éteint votre présence[438].
DAPHNIS.
Votre amour est trop forte, et vos cœurs trop unis,415
Pour l'oublier soudain à l'abord de Daphnis;
Et vos civilités étant dans l'impossible
Vous rendent bien flatteur, mais non pas insensible.
FLORAME.
Quoi que vous estimiez de ma civilité,
Je ne me pique point d'insensibilité.420
J'aime, il n'est que trop vrai, je brûle, je soupire;
Mais un plus haut sujet me tient sous son empire.
DAPHNIS.
Le nom ne s'en dit point?
Je ris de ces amants
Dont le trop de respect redouble les tourments[439],
Et qui, pour les cacher se faisant violence,425
Se promettent beaucoup d'un timide silence[440].
Pour moi, j'ai toujours cru qu'un amour vertueux
N'avoit point à rougir d'être présomptueux[441].
Je veux bien vous nommer le bel œil qui me dompte
Et ma témérité ne me fait point de honte.430
Ce rare et haut sujet....
AMARANTE, revenant brusquement.
Tout est presque tendu.
DAPHNIS.
Vous n'avez auprès d'eux guère de temps perdu.
AMARANTE.
J'ai vu qu'ils l'employoient, et je suis revenue[442].
DAPHNIS.
J'ai peur de m'enrhumer au froid qui continue,
Allez au cabinet me querir un mouchoir[443]:435
J'en ai laissé les clefs autour de mon miroir;
Vous les trouverez là.
(Amarante rentre, et Daphnis continue.)
J'ai cru que cette belle
Ne pouvoit à propos se nommer devant elle,
Qui recevant par là quelque espèce d'affront,
En auroit eu soudain la rougeur sur le front.440
Sans affront je la quitte, et lui préfère une autre[444]
Dont le mérite égal, le rang pareil au vôtre,
L'esprit et les attraits également puissants,
Ne devroient de ma part avoir que de l'encens[445].
Oui, sa perfection, comme la vôtre extrême,445
N'a que vous de pareille: en un mot, c'est[446]....
DAPHNIS.
Moi-même:
Je vois bien que c'est là que vous voulez venir,
Non tant pour m'obliger, comme pour me punir.
Ma curiosité, devenue indiscrète[447],
A voulu trop savoir d'une flamme secrète,450
Mais bien qu'elle en reçoive un juste châtiment,
Vous pouviez me traiter un peu plus doucement.
Sans me faire rougir, il vous devoit suffire
De me taire l'objet dont vous aimez l'empire:
Mettre en sa place un nom qui ne vous touche pas[448],455
C'est un cruel reproche au peu que j'ai d'appas[449].
FLORAME.
Vu le peu que je suis, vous dédaignez de croire
Une si malheureuse et si basse victoire.
Mon cœur est un captif si peu digne de vous,
Que vos yeux en voudroient désavouer leurs coups;460
Ou peut-être mon sort me rend si méprisable[450]
Que ma témérité vous devient incroyable.
Mais quoi que désormais il m'en puisse arriver,
Je fais serment....
AMARANTE.
Vos clefs ne sauroient se trouver[451].
DAPHNIS.
Faute d'un plus exquis, et comme par bravade,465
Ceci servira donc de mouchoir de parade.
Enfin, ce cavalier que nous vîmes au bal,
Vous trouvez comme moi qu'il ne danse pas mal?
FLORAME.
Je ne le vis jamais mieux sur sa bonne mine.
DAPHNIS.
Il s'étoit si bien mis pour l'amour de Clarine.470
(A Amarante[452].)
A propos de Clarine, il m'étoit échappé
Qu'elle en a deux à moi d'un nouveau point coupé[453]:
Allez, et dites-lui qu'elle me les renvoie.
AMARANTE.
Il est hors d'apparence aujourd'hui qu'on la voie:
Dès une heure au plus tard elle devoit sortir.475
DAPHNIS.
Son cocher n'est jamais sitôt prêt à partir;
Et d'ailleurs son logis n'est pas au bout du monde;
Vous perdrez peu de pas. Quoi qu'elle vous réponde,
Dites-lui nettement que je les veux avoir[454].
A vous les rapporter je ferai mon pouvoir.480
SCÈNE V.
FLORAME, DAPHNIS.
FLORAME.
C'est à vous maintenant d'ordonner mon supplice,
Sûre que sa rigueur n'aura point d'injustice.
DAPHNIS.
Vous voyez qu'Amarante a pour vous de l'amour,
Et ne manquera pas d'être tôt de retour.
Bien que je pusse encore user de ma puissance[455],485
Il vaut mieux ménager le temps de son absence.
Donc, pour n'en perdre point en discours superflus[456],
Je crois que vous m'aimez; n'attendez rien de plus:
Florame, je suis fille, et je dépends d'un père.
FLORAME.
Mais de votre côté que faut-il que j'espère?490
DAPHNIS.
Si ma jalouse encor vous rencontroit ici,
Ce qu'elle a de soupçons seroit trop éclairci:
Laissez-moi seule, allez.
FLORAME.
Se peut-il que Florame
Souffre d'être sitôt séparé de son âme?
Oui, l'honneur d'obéir à vos commandements495
Lui doit être plus cher que ses contentements.
SCÈNE VI.
DAPHNIS.
Mon amour, par ses yeux plus forte devenue,
L'eût bientôt emporté dessus ma retenue;
Et je sentois mon feu tellement s'augmenter[457],
Qu'il n'étoit plus en moi de le pouvoir dompter.500
J'avois peur d'en trop dire; et cruelle à moi-même,
Parce que j'aime trop j'ai banni ce que j'aime.
Je me trouve captive en de si beaux liens[458],
Que je meurs qu'il le sache, et j'en fuis les moyens.
Quelle importune loi que cette modestie505
Par qui notre apparence en glace convertie
Étouffe dans la bouche, et nourrit dans le cœur,
Un feu dont la contrainte augmente la vigueur!
Que ce penser m'est doux! que je t'aime, Florame[459]!
Et que je songe peu, dans l'excès de ma flamme,510
A ce qu'en nos destins contre nous irrités
Le mérite et les biens font d'inégalités!
Aussi par celle-là de bien loin tu me passes[460],
Et l'autre seulement est pour les âmes basses;
Et ce penser flatteur me fait croire aisément515
Que mon père sera de même sentiment[461].
Hélas! c'est en effet bien flatter mon courage,
D'accommoder son sens aux desirs de mon âge.
Il voit par d'autres yeux, et veut d'autres appas.
SCÈNE VII.
DAPHNIS, AMARANTE.
AMARANTE.
Je vous l'avois bien dit qu'elle n'y seroit pas[462].520
DAPHNIS.
Que vous avez tardé pour ne trouver personne!
AMARANTE.
Ce reproche vraiment ne peut qu'il ne m'étonne:Pour revenir plus vite, il eût fallu voler.
DAPHNIS.
Florame cependant, qui vient de s'en aller,
A la fin, malgré moi, s'est ennuyé d'attendre.525
AMARANTE.
C'est chose toutefois que je ne puis comprendre.
Des hommes de mérite et d'esprit comme lui
N'ont jamais avec vous aucun sujet d'ennui:
Votre âme généreuse a trop de courtoisie.
DAPHNIS.
Et la vôtre amoureuse un peu de jalousie.530
AMARANTE.
De vrai, je goûtois mal de faire tant de tours,
Et perdois à regret ma part de ses discours.
DAPHNIS.
Aussi je me trouvois si promptement servie,
Que je me doutois bien qu'on me portoit envie.
En un mot, l'aimez-vous?
AMARANTE.
Je l'aime aucunement,535
Non pas jusqu'à troubler votre contentement;
Mais si son entretien n'a pas de quoi vous plaire,
Vous m'obligerez fort de ne m'en plus distraire.
DAPHNIS.
Mais au cas qu'il me plût?
AMARANTE.
Il faudroit vous céder.
C'est ainsi qu'avec vous je ne puis rien garder.540
Au moindre feu pour moi qu'un amant fait paroître,
Par curiosité vous le voulez connoître,
Et quand il a goûté d'un si doux entretien,
Je puis dire dès lors que je ne tiens plus rien.
C'est ainsi que Théante a négligé ma flamme;545
Encor tout de nouveau vous m'enlevez Florame:
Si vous continuez à rompre ainsi mes coups,
Je ne sais tantôt plus comment vivre avec vous[463].
DAPHNIS.
Sans colère, Amarante, il semble, à vous entendre,
Qu'en même lieu que vous je voulusse prétendre.550
Allez, assurez-vous que mes contentements
Ne vous déroberont aucun de vos amants[464];
Et pour vous en donner la preuve plus expresse,
Voilà votre Théante, avec qui je vous laisse.
SCÈNE VIII.
THÉANTE, AMARANTE.
THÉANTE.
Tu me vois sans Florame: un amoureux ennui[465]555
Assez adroitement m'a dérobé de lui.
Las de céder ma place à son discours frivole,
Et n'osant toutefois lui manquer de parole,
Je pratique[466] un quart d'heure à mes affections.
AMARANTE.
Ma maîtresse lisoit dans tes intentions:560
Tu vois à ton abord comme elle a fait retraite,
De peur d'incommoder une amour si parfaite.
THÉANTE.
Je ne la saurois croire obligeante à ce point.
Ce qui la fait partir ne se dira-t-il point?
AMARANTE.
Veux-tu que je t'en parle avec toute franchise?565
C'est la mauvaise humeur où Florame l'a mise.
THÉANTE.
Florame?
AMARANTE.
Oui: ce causeur vouloit l'entretenir;
Mais il aura perdu le goût d'y revenir:
Elle n'a que fort peu souffert sa compagnie,
Et l'en a chassé presque avec ignominie[467].570
De dépit cependant ses mouvements aigris
Ne veulent aujourd'hui traiter que de mépris;
Et l'unique raison qui fait qu'elle me quitte,
C'est l'estime où te met près d'elle ton mérite:
Elle ne voudroit pas te voir mal satisfait[468],
Ni rompre sur-le-champ le dessein qu'elle a fait.
THÉANTE.
J'ai regret que Florame ait reçu cette honte:
Mais enfin, auprès d'elle il trouve mal son conte[469]?
AMARANTE.
Aussi c'est un discours ennuyeux que le sien:
Il parle incessamment sans dire jamais rien[470];580
Et n'étoit que pour toi je me fais ces contraintes,
Je l'envoierois bientôt porter ailleurs ses feintes.
THÉANTE.
Et je m'assure aussi tellement en ta foi,
Que bien que tout le jour il cajole avec toi,
Mon esprit te conserve une amitié si pure,585
Que sans être jaloux je le vois et l'endure.
AMARANTE.
Comment le serois-tu pour un si triste objet?
Ses imperfections t'en ôtent tout sujet.
C'est à toi d'admirer qu'encor qu'un beau visage
Dedans ses entretiens à toute heure t'engage[471],590
J'ai pour toi tant d'amour et si peu de soupçon,
Que je n'en suis jalouse en aucune façon.
C'est aimer puissamment que d'aimer de la sorte;
Mais mon affection est bien encor plus forte.
Tu sais (et je le dis sans te mésestimer)595
Que quand notre Daphnis auroit su te charmer[472],
Ce qu'elle est plus que toi mettroit hors d'espérance[473]
Les fruits qui seroient dus à ta persévérance.
Plût à Dieu que le ciel te donnât assez d'heur
Pour faire naître en elle autant que j'ai d'ardeur!600
Voyant ainsi la porte à ta fortune ouverte[474],
Je pourrais librement consentir à ma perte.
Je te souhaite un change autant avantageux.
Plût à Dieu que le sort te fût moins outrageux,
Ou que jusqu'à ce point il t'eût favorisée,605
Que Florame fût prince, et qu'il t'eût épousée!
Je prise auprès des tiens si peu mes intérêts,
Que bien que j'en sentisse au cœur mille regrets[475],
Et que de déplaisir il m'en coûtât la vie,
Je me la tiendrois lors heureusement ravie.610
AMARANTE.
Je ne voudrois point d'heur qui vînt avec ta mort,
Et Damon que voilà n'en seroit pas d'accord.
THÉANTE.
Il a mine d'avoir quelque chose à me dire.
AMARANTE.
Ma présence y nuiroit: adieu, je me retire.
THÉANTE.
Arrête: nous pourrons nous voir tout à loisir;615
Rien ne le presse.
SCÈNE IX.
THÉANTE, DAMON.
THÉANTE.
Ami, que tu m'as fait plaisir!
J'étois fort à la gêne avec cette suivante[476].
DAMON.
Celle qui te charmoit te devient bien pesante.
THÉANTE.
Je l'aime encor pourtant; mais mon ambition
Ne laisse point agir mon inclination.620
Ma flamme sur mon cœur en vain est la plus forte[477];
Tous mes desirs ne vont qu'où mon dessein les porte.
Au reste j'ai sondé l'esprit de mon rival.
DAMON.
Et connu....
THÉANTE.
Qu'il n'est pas pour me faire grand mal.
Amarante m'en vient d'apprendre une nouvelle625
Qui ne me permet plus que j'en sois en cervelle.
Il a vu....
DAMON.
Qui?
THÉANTE.
Daphnis, et n'en a remporté
Que ce qu'elle devoit à sa témérité.
DAMON.
Comme quoi?
THÉANTE.
Des mépris, des rigueurs sans pareilles[478].
DAMON.
As-tu beaucoup de foi pour de telles merveilles[479]?630
THÉANTE.
Celle dont je les tiens en parle assurément.
DAMON.
Pour un homme si fin, on te dupe aisément.
Amarante elle-même en est mal satisfaite,
Et ne t'a rien conté que ce qu'elle souhaite:
Pour seconder Florame en ses intentions,635
On l'avoit écartée à des commissions.
Je viens de le trouver, tout ravi dans son âme[480]
D'avoir eu les moyens de déclarer sa flamme[481],
Et qui présume tant de ses prospérités,
Qu'il croit ses vœux reçus, puisqu'ils sont écoutés;640
Et certes son espoir n'est pas hors d'apparence.
Après ce bon accueil, et cette conférence
Dont Daphnis elle-même a fait l'occasion,
J'en crains fort un succès à ta confusion.
Tâchons d'y donner ordre; et sans plus de langage,645
Avise en quoi tu veux employer mon courage.
THÉANTE.
Lui disputer un bien où j'ai si peu de part,
Ce seroit m'exposer pour quelque autre au hasard.
Le duel est fâcheux, et quoi qu'il en arrive,
De sa possession, l'un et l'autre il nous prive[482],650
Puisque de deux rivaux, l'un mort, l'autre s'enfuit,
Tandis que de sa peine un troisième a le fruit.
A croire son courage, en amour on s'abuse:
La valeur d'ordinaire y sert moins que la ruse[483].
DAMON.
Avant que passer outre, un peu d'attention.655
THÉANTE.
Te viens-tu d'aviser de quelque invention?
DAMON.
Oui, ta seule maxime en fonde l'entreprise.
Clarimond voit Daphnis, il l'aime, il la courtise;
Et quoiqu'il n'en reçoive encor que des mépris,
Un moment de bonheur lui peut gagner ce prix.660
Ce rival est bien moins à redouter qu'à plaindre[484].
DAMON.
Je veux que de sa part tu ne doives rien craindre,
N'est-ce pas le plus sûr qu'un duel hasardeux
Entre Florame et lui les en prive tous deux?
THÉANTE.
Crois-tu qu'avec Florame aisément on l'engage?665DAMON.
Je l'y résoudrai trop avec un peu d'ombrage.
Un amant dédaigné ne voit pas de bon œil
Ceux qui du même objet ont un plus doux accueil:
Des faveurs qu'on leur fait il forme ses offenses,
Et pour peu qu'on le pousse, il court aux violences[485].670
Nous les verrions par là, l'un et l'autre écartés,
Laisser la place libre à tes félicités.
THÉANTE.
Oui, mais s'il t'obligeoit d'en porter la parole?
DAMON.
Tu te mets en l'esprit une crainte frivole:
Mon péril de ces lieux ne te bannira pas;675
Et moi, pour te servir je courrois au trépas.
THÉANTE.
En même occasion dispose de ma vie,
Et sois sûr que pour toi j'aurai la même envie.
DAMON.
Allons, ces compliments en retardent l'effet.
THÉANTE.
Le ciel ne vit jamais un ami si parfait.680
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE III.
SCÈNE PREMIÈRE.
FLORAME, CÉLIE.
FLORAME.
Enfin, quelque froideur qui paroisse en Florise[486],
Aux volontés d'un frère elle s'en est remise.
CÉLIE.
Quoiqu'elle s'en rapporte à vous entièrement,
Vous lui feriez plaisir d'en user autrement.
Les amours d'un vieillard sont d'une foible amorce.685
FLORAME.
Que veux-tu? Son esprit se fait un peu de force:
Elle se sacrifie à mes contentements,
Et pour mes intérêts contraint ses sentiments.
Assure donc Géraste, en me donnant sa fille,
Qu'il gagne en un moment toute notre famille,690
Et que, tout vieil qu'il est, cette condition
Ne laisse aucun obstacle à son affection.
Mais aussi de Florise il ne doit rien prétendre,
A moins que se résoudre à m'accepter pour gendre[487].
CÉLIE.
Plaisez-vous à Daphnis? c'est là le principal.695
FLORAME.
Elle a trop de bonté pour me vouloir du mal;
D'ailleurs sa résistance obscurciroit sa gloire;
Je la mériterois si je la pouvois croire.
La voilà qu'un rival m'empêche d'aborder;
Le rang qu'il tient sur moi m'oblige à lui céder[488],700
Et la pitié que j'ai d'un amant si fidèle
Lui veut donner loisir d'être dédaigné d'elle.
SCÈNE II.
CLARIMOND, DAPHNIS.
CLARIMOND.
Ces dédains rigoureux dureront-ils toujours?
DAPHNIS.
Non, ils ne dureront qu'autant que vos amours.
CLARIMOND.
C'est prescrire à mes feux des lois bien inhumaines.705
DAPHNIS.
Faites finir vos feux, je finirai leurs peines.
CLARIMOND.
Le moyen de forcer mon inclination?
DAPHNIS.
Le moyen de souffrir votre obstination?
CLARIMOND.
Qui ne s'obstineroit en vous voyant si belle?
DAPHNIS.
Qui vous pourroit aimer, vous voyant si rebelle?710
CLARIMOND.
Est-ce rébellion que d'avoir trop de feu?
DAPHNIS.
C'est avoir trop d'amour, et m'obéir trop peu[489].
CLARIMOND.
La puissance sur moi que je vous ai donnée....
DAPHNIS.
D'aucune exception ne doit être bornée.
CLARIMOND.
Essayez autrement ce pouvoir souverain.715
DAPHNIS.
Cet essai me fait voir que je commande en vain.
CLARIMOND.
C'est un injuste essai qui feroit ma ruine.
DAPHNIS.
Ce n'est plus obéir depuis qu'on examine.
CLARIMOND.
Mais l'amour vous défend un tel commandement.
DAPHNIS.
Et moi, je me défends un plus doux traitement.720
CLARIMOND.
Avec ce beau visage avoir le cœur de roche!
DAPHNIS.
Si le mien s'endurcit, ce n'est qu'à votre approche.
CLARIMOND.
Que je sache du moins d'où naissent vos froideurs[490].
DAPHNIS.
Peut-être du sujet qui produit vos ardeurs.
CLARIMOND.
Si je brûle, Daphnis, c'est de nous voir ensemble.725
DAPHNIS.
Et c'est de nous y voir, Clarimond, que je tremble.
CLARIMOND.
Votre contentement n'est qu'à me maltraiter.
DAPHNIS.
Comme le vôtre n'est qu'à me persécuter.
CLARIMOND.
Quoi! l'on vous persécute à force de services?DAPHNIS.
Non, mais de votre part ce me sont des supplices.730
CLARIMOND.
Hélas! et quand pourra venir ma guérison?
DAPHNIS.
Lorsque le temps chez vous remettra la raison.
CLARIMOND.
Ce n'est pas sans raison que mon âme est éprise.
DAPHNIS.
Ce n'est pas sans raison aussi qu'on vous méprise.
CLARIMOND.
Juste ciel! et que dois-je espérer désormais?735
DAPHNIS.
Que je ne suis pas fille à vous aimer jamais.
CLARIMOND.
C'est donc perdre mon temps que de plus y prétendre?
DAPHNIS.
Comme je perds ici le mien à vous entendre[491].
CLARIMOND.
Me quittez-vous sitôt sans me vouloir guérir?
DAPHNIS.
Clarimond sans Daphnis peut et vivre et mourir.740
CLARIMOND.
Je mourrai toutefois, si je ne vous possède.
DAPHNIS.
Tenez-vous donc pour mort, s'il vous faut ce remède[492].
SCÈNE III.
CLARIMOND.
Tout dédaigné, je l'aime, et malgré sa rigueur,
Ses charmes plus puissants lui conservent mon cœur.
Par un contraire effet dont mes maux s'entretiennent,745
Sa bouche le refuse, et ses yeux le retiennent.
Je ne puis, tant elle a de mépris et d'appas,
Ni le faire accepter, ni ne le donner pas;
Et comme si l'amour faisoit naître sa haine,
Ou qu'elle mesurât ses plaisirs à ma peine,750
On voit paroître ensemble, et croître également,
Ma flamme et ses froideurs, sa joie et mon tourment[493].
Je tâche à m'affranchir de ce malheur extrême,
Et je ne saurois plus disposer de moi-même.
Mon désespoir trop lâche obéit à mon sort,755
Et mes ressentiments n'ont qu'un débile effort.
Mais pour foibles qu'ils soient, aidons leur impuissance;
Donnons-leur le secours d'une éternelle absence.
Adieu, cruelle ingrate, adieu: je fuis ces lieux,
Pour dérober mon âme au pouvoir de tes yeux.760
SCÈNE IV.
CLARIMOND, AMARANTE.
AMARANTE.
Monsieur, monsieur, un mot. L'air de votre visage
Témoigne un déplaisir caché dans le courage.
Vous quittez ma maîtresse un peu mal satisfait.
Ce que voit Amarante en est le moindre effet:
Je porte, malheureux, après de tels outrages,765
Des douleurs sur le front, et dans le cœur des rages.
AMARANTE.
Pour un peu de froideur, c'est trop désespérer.
CLARIMOND.
Que ne dis-tu plutôt que c'est trop endurer?
Je devrois être las d'un si cruel martyre,
Briser les fers honteux où me tient son empire,770
Sans irriter mes maux avec un vain regret.
AMARANTE.
Si je vous croyois homme à garder un secret[494],
Vous pourriez sur ce point apprendre quelque chose
Que je meurs de vous dire, et toutefois,je n'ose.
L'erreur où je vous vois me fait compassion;775
Mais pourriez-vous avoir de la discrétion[495]?
CLARIMOND.
Prends-en ma foi de gage[496], avec.... Laisse-moi faire.
(Il veut tirer un diamant de son doigt pour le lui donner, et elle l'en empêche.)
AMARANTE.
Vous voulez justement m'obliger à me taire;
Aux filles de ma sorte il suffit de la foi:
Réservez vos présents pour quelque autre que moi.780
CLARIMOND.
Souffre....
AMARANTE.
Gardez-les, dis-je, ou je vous abandonne.
Daphnis a des rigueurs dont l'excès vous étonne;
Mais vous aurez bien plus de quoi vous étonner,
Quand vous saurez comment il faut la gouverner[497].
A force de douceurs vous la rendez cruelle,785
Et vos submissions vous perdent auprès d'elle:
Épargnez désormais tous ces pas superflus;
Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus[498].
Toutes ses cruautés ne sont qu'en apparence.
Du côté du vieillard tournez votre espérance;790
Quand il aura pour elle accepté quelque amant[499],
Un prompt amour naîtra de son commandement.
Elle vous fait tandis cette galanterie,
Pour s'acquérir le bruit de fille bien nourrie[500],
Et gagner d'autant plus de réputation795
Qu'on la croira forcer son inclination.
Nommez cette maxime ou prudence ou sottise,
C'est la seule raison qui fait qu'on vous méprise.
CLARIMOND.
Hélas! et le moyen de croire tes discours?
AMARANTE.
De grâce, n'usez point si mal de mon secours[501]:800
Croyez les bons avis d'une bouche fidèle,
Et songeant seulement que je viens d'avec elle[502],
Derechef épargnez tous ces pas superflus;
Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus[503].
CLARIMOND.
Tu ne flattes mon cœur que d'un espoir frivole[504].805
AMARANTE.
Hasardez seulement deux mots sur ma parole,
Et n'appréhendez point la honte d'un refus.
CLARIMOND.
Mais si j'en recevois, je serois bien confus.
Un oncle pourra mieux concerter cette affaire[505].
AMARANTE.
Ou par vous, ou par lui, ménagez bien le père.810
SCÈNE V.
AMARANTE.
Qu'aisément un esprit qui se laisse flatter
S'imagine un bonheur qu'il pense mériter!
Clarimond est bien vain ensemble et bien crédule
De se persuader que Daphnis dissimule,
Et que ce grand dédain déguise un grand amour,815
Que le seul choix d'un père a droit de mettre au jour.
Il s'en pâme de joie, et dessus ma parole
De tant d'affronts reçus son âme se console;
Il les chérit peut-être et les tient à faveurs:
Tant ce trompeur espoir redouble ses ferveurs[506]!820
S'il rencontroit le père, et que mon entreprise....
SCÈNE VI.
GÉRASTE, AMARANTE.
GÉRASTE.
Amarante!
AMARANTE.
Monsieur!
GÉRASTE.
Vous faites la surprise,
Encor que de si loin vous m'ayez vu venir,
Que Clarimond n'est plus à vous entretenir!
Je donne ainsi la chasse à ceux qui vous en content!825
AMARANTE.
A moi? Mes vanités jusque-là ne se montent.
GÉRASTE.
Il sembloit toutefois parler d'affection.
AMARANTE.
Oui, mais qu'estimez-vous de son intention?
GÉRASTE.
Je crois que ses desseins tendent au mariage.
AMARANTE.
Il est vrai.
GÉRASTE.
Quelque foi qu'il vous donne pour gage[507],830Il cherche à vous surprendre, et sous ce faux appas[508]
Il cache des projets que vous n'entendez pas.
AMARANTE.
Votre âge soupçonneux a toujours des chimères
Qui le font mal juger des cœurs les plus sincères.
GÉRASTE.
Où les conditions n'ont point d'égalité,835
L'amour ne se fait guère avec sincérité.
AMARANTE.
Posé que cela soit: Clarimond me caresse;
Mais si je vous disois que c'est pour ma maîtresse,
Et que le seul besoin qu'il a de mon secours,
Sortant d'avec Daphnis, l'arrête en mes discours?840
GÉRASTE.
S'il a besoin de toi pour avoir bonne issue,
C'est signe que sa flamme est assez mal reçue.
AMARANTE.
Pas tant qu'elle paroît et que vous présumez.
D'un mutuel amour leurs cœurs sont enflammés;
Mais Daphnis se contraint, de peur de vous déplaire,845
Et sa bouche est toujours à ses desirs contraire,
Hormis lorsqu'avec moi s'ouvrant confidemment[509],
Elle trouve à ses maux quelque soulagement.
Clarimond cependant, pour fondre tant de glaces,
Tâche par tous moyens d'avoir mes bonnes grâces;850
Et moi je l'entretiens toujours d'un peu d'espoir.
GÉRASTE.
A ce compte, Daphnis est fort dans le devoir:
Je n'en puis souhaiter un meilleur témoignage,
Et ce respect m'oblige à l'aimer davantage.
Je lui serai bon père, et puisque ce parti855
A sa condition se rencontre assorti,
Bien qu'elle pût encore un peu plus haut atteindre,
Je la veux enhardir à ne se plus contraindre.
AMARANTE.
Vous n'en pourrez jamais tirer la vérité:
Honteuse de l'aimer sans votre autorité,860
Elle s'en défendra de toute sa puissance;
N'en cherchez point d'aveu que dans l'obéissance.
Quand vous aurez fait choix de cet heureux amant[510],
Vos ordres produiront un prompt consentement.
Mais on ouvre la porte. Hélas! je suis perdue,865
Si j'ai tant de malheur qu'elle m'ait entendue.
(Elle rentre dans le jardin.)
GÉRASTE[511].
Lui procurant du bien, elle croit la fâcher,
Et cette vaine peur la fait ainsi cacher.
Que ces jeunes cerveaux ont de traits de folie!
Mais il faut aller voir ce qu'aura fait Célie.870
Toutefois disons-lui quelque mot en passant,
Qui la puisse guérir du mal qu'elle ressent.
SCÈNE VII.
GÉRASTE, DAPHNIS.
GÉRASTE.
Ma fille, c'est en vain que tu fais la discrète;
J'ai découvert enfin ta passion secrète:
Je ne t'en parle point sur des avis douteux.875
N'en rougis point, Daphnis, ton choix n'est pas honteux;
Moi-même je l'agrée, et veux bien que ton âme
A cet amant si cher ne cache plus sa flamme[512].
Tu pouvois en effet prétendre un peu plus haut;
Mais on ne peut assez estimer ce qu'il vaut:880
Ses belles qualités, son crédit et sa race
Auprès des gens d'honneur sont trop dignes de grâce.
Adieu: si tu le vois, tu peux lui témoigner[513]
Que sans beaucoup de peine on me pourra gagner.
SCÈNE VIII.
DAPHNIS.
D'aise et d'étonnement je demeure immobile.885
D'où lui vient cette humeur de m'être si facile?
D'où me vient ce bonheur où je n'osois penser?
Florame, il m'est permis de te récompenser;
Et sans plus déguiser ce qu'un père autorise,
Je puis me revancher du don de ta franchise[514];890
Ton mérite le rend, malgré ton peu de biens,
Indulgent à mes feux, et favorable aux tiens:
Il trouve en tes vertus des richesses plus belles[515].
Mais est-il vrai, mes sens? m'êtes-vous si fidèles[516]?
Mon heur me rend confuse, et ma confusion895
Me fait tout soupçonner de quelque illusion.
Je ne me trompe point, ton mérite et ta race
Auprès des gens d'honneur sont trop dignes de grâce.
Florame, il est tout vrai, dès lors que je te vis,
Un battement de cœur me fit de cet avis;900
Et mon père aujourd'hui souffre que dans son âme
Les mêmes sentiments....
SCÈNE IX.
FLORAME, DAPHNIS.
DAPHNIS.
Quoi! vous voilà, Florame?
Je vous avois prié tantôt de me quitter.
FLORAME.
Et je vous ai quittée aussi sans contester.
DAPHNIS.
Mais revenir sitôt, c'est me faire une offense.905
FLORAME.
Quand j'aurois sur ce point reçu quelque défense,
Si vous saviez quels feux ont pressé mon retour,
Vous en pardonneriez le crime à mon amour.
DAPHNIS.
Ne vous préparez point à dire des merveilles,
Pour me persuader des flammes sans pareilles[517].910
Je crois que vous m'aimez, et c'est en croire plus
Que n'en exprimeroient vos discours superflus.
FLORAME.
Mes feux, qu'ont redoublés[518] ces propos adorables,
A force d'être crus deviennent incroyables,
Et vous n'en croyez rien qui ne soit au-dessous:915
Que ne m'est-il permis d'en croire autant de vous?
DAPHNIS.
Votre croyance est libre.
FLORAME.
Il me la faudroit vraie.DAPHNIS.
Mon cœur par mes regards vous fait trop voir sa plaie.
Un homme si savant au langage des yeux
Ne doit pas demander que je m'explique mieux.920
Mais puisqu'il vous en faut un aveu de ma bouche,
Allez, assurez-vous que votre amour me touche.
Depuis tantôt je parle un peu plus librement[519],
Ou, si vous le voulez, un peu plus hardiment:
Aussi j'ai vu mon père, et s'il vous faut tout dire,925
Avec tous nos desirs sa volonté conspire[520].
FLORAME.
Surpris, ravi, confus, je n'ai que repartir.
Être aimé de Daphnis! un père y consentir!
Dans mon affection ne trouver plus d'obstacles[521]!
Mon espoir n'eût osé concevoir ces miracles.930
DAPHNIS.
Miracles toutefois qu'Amarante a produits:
De sa jalouse humeur nous tirons ces doux fruits.
Au récit de nos feux, malgré son artifice,
La bonté de mon père a trompé sa malice;
Du moins je le présume, et ne puis soupçonner[522]935
Que mon père sans elle ait pu rien deviner.
FLORAME.
Les avis d'Amarante, en trahissant ma flamme,
N'ont point gagné Géraste en faveur de Florame.
Les ressorts d'un miracle ont un plus haut moteur,
Et tout autre qu'un dieu n'en peut être l'auteur.940
DAPHNIS.
FLORAME.
Et vous verrez peut-être
Que son pouvoir divin se fait ici paroître,
Dont quelques grands effets, avant qu'il soit longtemps,
Vous rendront étonnée, et nos desirs contents.
DAPHNIS.
Florame, après vos feux et l'aveu de mon père,945
L'amour n'a point d'effets capables de me plaire.
FLORAME.
Aimez-en le premier, et recevez la foi[523]
D'un bienheureux amant qu'il met sous votre loi.
DAPHNIS.
Vous, prisez le dernier qui vous donne la mienne.
FLORAME.
Quoique dorénavant Amarante survienne,950
Je crois que nos discours iront d'un pas égal[524].
Sans donner sur le rhume ou gauchir sur le bal.
DAPHNIS.
Si je puis tant soit peu dissimuler ma joie,
Et que dessus mon front son excès ne se voie,
Je me jouerai bien d'elle et des empêchements955
Que son adresse apporte à nos contentements[525].
FLORAME.
J'en apprendrai de vous l'agréable nouvelle.
Un ordre nécessaire au logis me rappelle,
Et doit fort avancer le succès de nos vœux.
DAPHNIS.
Nous n'avons plus qu'une âme et qu'un vouloir nous deux.
Bien que vous éloigner ce me soit un martyre,
Puisque vous le voulez, je n'y puis contredire.
Mais quand dois-je espérer de vous revoir ici?
FLORAME.
Dans une heure au plus tard.
DAPHNIS.
Allez donc: la voici.
SCÈNE X.
DAPHNIS, AMARANTE.
DAPHNIS.
Amarante, vraiment vous êtes fort jolie;965
Vous n'égayez pas mal votre mélancolie;
Votre jaloux chagrin a de beaux agréments[526],
Et choisit assez bien ses divertissements:
Votre esprit pour vous-même a force complaisance
De me faire l'objet de votre médisance;970
Et pour donner couleur à vos détractions,
Vous lisez fort avant dans mes intentions.
AMARANTE.
Moi! que de vous j'osasse aucunement médire!
DAPHNIS.
Voyez-vous, Amarante, il n'est plus temps de rire.
Vous avez vu mon père, avec qui vos discours975
M'ont fait à votre gré de frivoles amours.
Quoi! souffrir un moment l'entretien de Florame,
Vous le nommez bientôt une secrète flamme?
Cette jalouse humeur dont vous suivez la loi
Vous fait en mes secrets plus savante que moi.980
Mais passe pour le croire; il falloit que mon père
De votre confidence apprît cette chimère?
AMARANTE.
S'il croit que vous l'aimez, c'est sur quelque soupçon
Où je ne contribue en aucune façon.
Je sais trop que le ciel, avec de telles grâces[527],985
Vous donne trop de cœur pour des flammes si basses;
Et quand je vous croirois dans cet indigne choix,
Je sais ce que je suis et ce que je vous dois.
DAPHNIS.
Ne tranchez point ainsi de la respectueuse:
Votre peine après tout vous est bien fructueuse;990
Vous la devez chérir, et son heureux succès
Qui chez nous à Florame interdit tout accès.
Mon père le bannit et de l'une et de l'autre:
Pensant nuire à mon feu, vous ruinez le vôtre.
Je lui viens de parler, mais c'étoit seulement995
Pour lui dire l'arrêt de son bannissement.
Vous devez cependant être fort satisfaite
Qu'à votre occasion un père me maltraite;
Pour fruit de vos labeurs si cela vous suffit,
C'est acquérir ma haine avec peu de profit.1000
AMARANTE.
Si touchant vos amours on sait rien de ma bouche,
Que je puisse à vos yeux devenir une souche!
Que le ciel....
DAPHNIS.
Finissez vos imprécations.
J'aime votre malice et vos délations.
Ma mignonne, apprenez que vous êtes déçue:1005
C'est par votre rapport que mon ardeur est sue;
Mais mon père y consent, et vos avis jaloux
N'ont fait que me donner Florame pour époux.
SCÈNE XI.
AMARANTE.
Ai-je bien entendu? Sa belle humeur se joue[528],
Et par plaisir soi-même elle se désavoue.1010
Son père la maltraite, et consent à ses vœux!
Ai-je nommé Florame en parlant de ses feux?
Florame, Clarimond, ces deux noms, ce me semble,
Pour être[529] confondus, n'ont rien qui se ressemble.
Le moyen que jamais on entendît si mal,1015
Que l'un de ces amants fût pris pour son rival[530]?
Je ne sais où j'en suis, et toutefois j'espère:
Sous ces obscurités je soupçonne un mystère;
Et mon esprit confus, à force de douter,
Bien qu'il n'ose rien croire, ose encor se flatter.1020
FIN DU TROISIÈME ACTE.
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
DAPHNIS.
Qu'en l'attente de ce qu'on aime
Une heure est fâcheuse à passer!
Qu'elle ennuie un amour[531] extrême
Dont la joie est réduite aux douceurs d'y penser[532]!
Le mien, qui fuit la défiance,1025
La trouve trop longue à venir,
Et s'accuse d'impatience,
Plutôt que mon amant de peu de souvenir.
Ainsi moi-même je m'abuse,
De crainte d'un plus grand ennui,1030
Et je ne cherche plus de ruse
Qu'à m'ôter tout sujet de me plaindre de lui.
Aussi bien, malgré ma colère,
Je brûlerois de m'apaiser,
Et sa peine la plus sévère1035
Ne seroit tout au plus qu'un mot pour l'excuser[533].
Je dois rougir de ma foiblesse;
C'est être trop bonne en effet.
Daphnis, fais un peu la maîtresse,
Et souviens-toi du moins....
SCÈNE II.
GÉRASTE, CÉLIE, DAPHNIS.
GÉRASTE, à Célie.
Adieu, cela vaut fait,1040
Tu l'en peux assurer.
(Célie rentre, et Géraste continue à parler à Daphnis[534].)
Ma fille, je présume,
Quelques feux dans ton cœur que ton amant allume,
Que tu ne voudrois pas sortir de ton devoir.
DAPHNIS.
C'est ce que le passé vous a pu faire voir.
GÉRASTE.
Mais si pour en tirer une preuve plus claire[535],1045
Je disois qu'il faut prendre un sentiment contraire,
Qu'une autre occasion te donne un autre amant?
DAPHNIS.
Il seroit un peu tard pour un tel changement:
Sous votre autorité j'ai dévoilé mon âme,
J'ai découvert mon cœur à l'objet de ma flamme,1050
Et c'est sous votre aveu qu'il a reçu ma foi.
Oui, mais je viens de faire un autre choix pour toi[536].
DAPHNIS.
Ma foi ne permet plus une telle inconstance.
GÉRASTE.
Et moi, je ne saurois souffrir de résistance.
Si ce gage est donné par mon consentement,1055
Il faut le retirer par mon commandement[537].
Vous soupirez en vain: vos soupirs et vos larmes
Contre ma volonté sont d'impuissantes armes.
Rentrez; je ne puis voir qu'avec mille douleurs
Votre rébellion s'exprimer par vos pleurs.1060
(Daphnis rentre, et Géraste continue[538].)
La pitié me gagnoit: il m'étoit impossible
De voir encor ses pleurs, et n'être pas sensible:
Mon injuste rigueur ne pouvoit plus tenir,
Et de peur de me rendre il la falloit bannir[539].
N'importe toutefois, la parole me lie,1065
Et mon amour ainsi l'a promis à Célie:
Florise ne se peut acquérir qu'à ce prix;
Si Florame....
SCÈNE III.
GÉRASTE, AMARANTE.
AMARANTE.
Monsieur, vous vous êtes mépris:
C'est Clarimond qu'elle aime.
GÉRASTE.
Et ma plus grande peine
N'est que d'en avoir eu la preuve trop certaine.1070
Dans sa rébellion à mon autorité,
L'amour qu'elle a pour lui n'a que trop éclaté.
Si pour ce cavalier elle avoit moins de flamme,
Elle agréeroit le choix que je fais de Florame,
Et prenant désormais un mouvement plus sain,1075
Ne s'obstineroit pas à rompre mon dessein.
AMARANTE.
C'est ce choix inégal qui vous la fait rebelle;
Mais pour tout autre amant n'appréhendez rien d'elle.
GÉRASTE.
Florame a peu de bien, mais pour quelque raison
C'est lui seul dont je fais l'appui de ma maison[540].1080
Examiner mon choix, c'est un trait d'imprudence.
Toi qu'à présent Daphnis traite de confidence[541],
Et dont le seul avis gouverne ses secrets,
Je te prie, Amarante, adoucis ses regrets;
Résous-la, si tu peux, à contenter un père;1085
Fais qu'elle aime Florame ou craigne ma colère.
AMARANTE.
Puisque vous le voulez, j'y ferai mon pouvoir:
C'est chose toutefois dont j'ai si peu d'espoir,
Que je craindrois plutôt de l'aigrir davantage[542].
GÉRASTE.
Il est tant de moyens de fléchir un courage[543]!1090
Trouve pour la gagner quelque subtil appas:
La récompense après ne te manquera pas.
SCÈNE IV.
AMARANTE.
Accorde qui pourra le père avec la fille!
L'égarement d'esprit règne sur la famille[544].
Daphnis aime Florame, et son père y consent:1095
D'elle-même j'ai su l'aise qu'elle en ressent[545];
Et si j'en crois ce père, elle ne porte en l'âme
Que révolte, qu'orgueil, que mépris pour Florame.
Peut-elle s'opposer à ses propres desirs,
Démentir tout son cœur, détruire ses plaisirs?1100
S'ils sont sages tous deux, il faut que je sois folle.
Leur mécompte pourtant, quel qu'il soit, me console;
Et bien qu'il me réduise au bout de mon latin[546],
Un peu plus en repos j'en attendrai la fin.
SCÈNE V.
FLORAME, DAMON.
FLORAME.
Sans me voir elle rentre, et quelque bon génie1105
Me sauve de ses yeux et de sa tyrannie.
Je ne me croyois pas quitte de ses discours,
A moins que sa maîtresse en vînt rompre le cours.
DAMON.
Je voudrois t'avoir vu dedans cette contrainte.
Peut-être voudrois-tu qu'elle empêchât ma plainte[547]?1110
DAMON.
Si Théante sait tout, sans raison tu t'en plains:
Je t'ai dit ses secrets, comme à lui tes desseins;
Il voit dedans ton cœur, tu lis dans son courage,
Et je vous fais combattre ainsi sans avantage.
FLORAME.
Toutefois au combat tu n'as pu l'engager.1115
DAMON.
Sa générosité n'en craint pas le danger;
Mais cela choque un peu sa prudence amoureuse,
Vu que la fuite en est la fin la plus heureuse,
Et qu'il faut que, l'un mort, l'autre tire pays[548].
FLORAME.
Malgré le déplaisir de mes secrets trahis,1120
Je ne puis, cher ami, qu'avec toi je ne rie
Des subtiles raisons de sa poltronnerie.
Nous faire ce duel sans s'exposer aux coups,
C'est véritablement en savoir plus que nous,
Et te mettre en sa place avec assez d'adresse.1125
DAMON.
Qu'importe à quels périls il gagne une maîtresse?
Que ses rivaux entre eux fassent mille combats,
Que j'en porte parole, ou ne la porte pas,
Tout lui semblera bon, pourvu que sans en être
Il puisse de ces lieux les faire disparoître.1130
FLORAME.
Mais ton service offert hasardoit bien ta foi,
Et s'il eût eu du cœur, t'engageoit contre moi.
DAMON.
Je savois trop que l'offre en seroit rejetée:
Depuis plus de dix ans je connois sa portée.
Il ne devient mutin que fort malaisément,1135
Et préfère la ruse à l'éclaircissement.
FLORAME.
Les maximes qu'il tient pour conserver sa vie
T'ont donné des plaisirs où je te porte envie.
DAMON.
Tu peux incontinent les goûter si tu veux.
Lui, qui doute fort peu du succès de ses vœux,1140
Et qui croit que déjà Clarimond et Florame
Disputent loin d'ici le sujet de leur flamme,
Seroit-il homme à perdre un temps si précieux,
Sans aller chez Daphnis faire le gracieux,
Et seul, à la faveur de quelque mot pour rire,1145
Prendre l'occasion de conter son martyre?
FLORAME.
Mais s'il nous trouve ensemble, il pourra soupçonner[549]
Que nous prenons plaisir tous deux à le berner[550].
DAMON.
De peur que nous voyant il conçût quelque ombrage[551],
J'avois mis tout exprès Cléon sur le passage.1150
Théante approche-t-il?
CLÉON[552].
Il est en ce carfour.
DAMON.
Adieu donc: nous pourrons le jouer tour à tour.
Je m'étonne comment tant de belles parties
En cet illustre amant sont si mal assorties[553],
Qu'il a si mauvais cœur avec de si bons yeux,1155
Et fait un si beau choix sans le défendre mieux.
Pour tant d'ambition, c'est bien peu de courage.
SCÈNE VI.
FLORAME, THÉANTE.
FLORAME.
Quelle surprise, ami, paroît sur ton visage?
THÉANTE.
T'ayant cherché longtemps, je demeure confus
De t'avoir rencontré quand je n'y pensois plus.1160
FLORAME.
Parle plus franchement: fâché de ta promesse[554],
Tu veux et n'oserois reprendre ta maîtresse?
Ta passion, qui souffre une trop dure loi,
Pour la gouverner seul te déroboit de moi?
THÉANTE.
De peur que ton esprit formât cette croyance[555],1165
De l'aborder sans toi je faisois conscience.
FLORAME.
C'est ce qui t'obligeoit sans doute à me chercher?
Mais ne te prive plus d'un entretien si cher.
Je te cède Amarante et te rends ta parole[556]:
J'aime ailleurs; et lassé d'un compliment frivole,1170
Et de feindre une ardeur qui blesse mes amis,
Ma flamme est véritable et son effet permis.
J'adore une beauté qui peut disposer d'elle,
Et seconder mes feux sans se rendre infidèle.
THÉANTE.
Tu veux dire Daphnis?
FLORAME.
Je ne puis te celer[557]1175
Qu'elle est l'unique objet pour qui je veux brûler.
THÉANTE.
Le bruit vole déjà qu'elle est pour toi sans glace,
Et déjà d'un cartel Clarimond te menace.
FLORAME.
Qu'il vienne, ce rival, apprendre, à son malheur,
Que s'il me passe en biens, il me cède en valeur.1180
Que sa vaine arrogance, en ce duel trompée,
Me fasse mériter Daphnis à coups d'épée:
Par là je gagne tout; ma générosité
Suppléera ce qui fait notre inégalité;
Et son père, amoureux du bruit de ma vaillance,1185
La fera sur ses biens emporter la balance.
THÉANTE.
Tu n'en peux espérer un moindre événement:
L'heur suit dans les duels le plus heureux amant;
Le glorieux succès d'une action si belle[558],
Ton sang mis au hasard ou répandu pour elle,1190
Ne peut laisser au père aucun lieu de refus.
Tiens ta maîtresse acquise et ton rival confus;
Et sans t'épouvanter d'une vaine fortune
Qu'il soutient lâchement d'une valeur commune,
Ne fais de son orgueil qu'un sujet de mépris,1195
Et pense que Daphnis ne s'acquiert qu'à ce prix.
Adieu: puisse le ciel à ton amour parfaite
Accorder un succès tel que je le souhaite!
Ce cartel, ce me semble, est trop long à venir:
Mon courage bouillant ne se peut contenir;1200
Enflé par tes discours, il ne sauroit attendre[560]
Qu'un insolent défi l'oblige à se défendre.
Va donc, et de ma part appelle Clarimond;
Dis-lui que pour demain il choisisse un second,
Et que nous l'attendrons au château de Bissêtre[561].1205
THÉANTE.
J'adore ce grand cœur qu'ici tu fais paroître,
Et demeure ravi du trop d'affection
Que tu m'as témoigné par cette élection.
Prends-y garde pourtant: pense à quoi tu t'engages.
Si Clarimond, lassé de souffrir tant d'outrages,1210
Éteignant son amour, te cédoit ce bonheur,
Quel besoin seroit-il de le piquer d'honneur?
Peut-être qu'un faux bruit nous apprend sa menace:
C'est à toi seulement de défendre ta place.
Ces coups du désespoir des amants méprisés1215
N'ont rien d'avantageux pour les favorisés.
Qu'il recoure, s'il veut, à ces fâcheux remèdes[562];
Ne lui querelle point un bien que tu possèdes;
Ton amour, que Daphnis ne sauroit dédaigner,
Court risque d'y tout perdre, et n'y peut rien gagner[563].
Avise encore un coup: ta valeur inquiète[564]
En d'extrêmes périls un peu trop tôt te jette.
FLORAME.
Quels périls? L'heur y suit le plus heureux amant.
THÉANTE.
Quelquefois le hasard en dispose autrement.
FLORAME.
Clarimond n'eut jamais qu'une valeur commune.1225
THÉANTE.
La valeur aux duels fait moins que la fortune.
FLORAME.
C'est par là seulement qu'on mérite Daphnis.
THÉANTE.
Mais plutôt de ses yeux par là tu te bannis.
FLORAME.
Cette belle action pourra gagner son père.
THÉANTE.
Je le souhaite ainsi plus que je ne l'espère.1230
FLORAME.
Acceptant un cartel, suis-je plus assuré?
THÉANTE.
Où l'honneur souffriroit rien n'est considéré.
FLORAME.
Je ne puis résister à des raisons si fortes;
Sur ma bouillante ardeur malgré moi tu l'emportes:
J'attendrai qu'on m'attaque.
Adieu donc.
FLORAME.
En ce cas,1235
Souviens-t'en, cher ami, tu me promets ton bras[565]?
THÉANTE.
Dispose de ma vie.
FLORAME, seul.
Elle est fort assurée,
Si rien que ce duel n'empêche sa durée.
Il en parle des mieux: c'est un jeu qui lui plaît;
Mais il devient fort sage aussitôt qu'il en est,1240
Et montre cependant des grâces peu vulgaires
A battre ses raisons par des raisons contraires.
SCÈNE VII.
DAPHNIS, FLORAME.
DAPHNIS.
Je n'osois t'aborder les yeux baignés de pleurs,
Et devant ce rival t'apprendre nos malheurs.
FLORAME.
Vous me jetez, Madame, en d'étranges alarmes[566].1245
Dieux! et d'où peut venir ce déluge de larmes?
Le bonhomme est-il mort?
DAPHNIS.
Non, mais il se dédit;
Tout amour désormais pour toi m'est interdit:
Si bien qu'il me faut être ou rebelle ou parjure,
Forcer les droits d'Amour ou ceux de la nature,1250
Mettre un autre en ta place ou lui désobéir,
L'irriter ou moi-même avec toi me trahir.
A moins que de changer, sa haine inévitable[567]
Me rend de tous côtés ma perte indubitable:
Je ne puis conserver mon devoir et ma foi,1255
Ni sans crime brûler pour d'autres ni pour toi.
FLORAME.
Le nom de cet amant, dont l'indiscrète envie
A mes ressentiments vient apporter sa vie!
Le nom de cet amant, qui par sa prompte mort
Doit, au lieu du vieillard, me réparer ce tort,1260
Et qui, sur quelque orgueil que son amour se fonde[568],
N'a que jusqu'à ma vue à demeurer au monde!
DAPHNIS.
Je n'aime pas si mal que de m'en informer:
Je t'aurois fait trop voir que j'eusse pu l'aimer.
Si j'en savois le nom, ta juste défiance[569]1265
Pourroit à ses défauts imputer ma constance,
A son peu de mérite attacher mon dédain,
Et croire qu'un plus digne auroit reçu ma main.
J'atteste ici le bras qui lance le tonnerre,
Que tout ce que le ciel a fait paroître en terre1270
De mérites, de biens, de grandeurs et d'appas,
En même objet uni, ne m'ébranleroit pas:
Florame a droit lui seul de captiver mon âme[570];
Florame vaut lui seul à ma pudique flamme
Tout ce que peut le monde offrir à mes ardeurs1275
De mérites, d'appas, de biens et de grandeurs.
FLORAME.
Qu'avec des mots si doux vous m'êtes inhumaine[571]!
Vous me comblez de joie et redoublez ma peine.
L'effet d'un tel amour, hors de votre pouvoir,
Irrite d'autant plus mon sanglant désespoir;1280
L'excès de votre ardeur ne sert qu'à mon supplice.
Devenez-moi cruelle afin que je guérisse.
Guérir? ah! qu'ai-je dit? ce mot me fait horreur:
Pardonnez aux transports d'une aveugle fureur.
Aimez toujours Florame, et quoi qu'il ait pu dire,1285
Croissez de jour en jour vos feux et son martyre.
Peut-il rendre sa vie à de plus heureux coups,
Ou mourir plus content que pour vous et par vous?
DAPHNIS.
Puisque de nos destins la rigueur trop sévère
Oppose à nos desirs l'autorité d'un père,1290
Que veux-tu que je fasse? En l'état où je suis,
Être à toi malgré lui, c'est ce que je ne puis;
Mais je puis empêcher qu'un autre me possède,
Et qu'un indigne amant à Florame succède:
Le cœur me manque; adieu: je sens faillir ma voix[572].1295
Florame, souviens-toi de ce que tu me dois:
Si nos feux sont égaux, mon exemple t'ordonne
Ou d'être à ta Daphnis ou de n'être à personne.
SCÈNE VIII.
FLORAME.
Dépourvu de conseil comme de sentiment,
L'excès de ma douleur m'ôte le jugement.1300
De tant de biens promis je n'ai plus que sa vue,
Et mes bras impuissants ne l'ont pas retenue;
Et même je lui laisse abandonner ce lieu[573],
Sans trouver de parole à lui dire un adieu.
Ma fureur pour Daphnis a de la complaisance:1305
Mon désespoir n'osoit agir en sa présence,
De peur que mon tourment aigrît ses déplaisirs;
Une pitié secrète étouffoit mes soupirs:
Sa douleur par respect faisoit taire la mienne;
Mais ma rage à présent n'a rien qui la retienne.1310
Sors, infâme vieillard, dont le consentement
Nous a vendu si cher le bonheur d'un moment;
Sors, que tu sois puni de cette humeur brutale
Qui rend ta volonté pour nos feux inégale.
A nos chastes amours qui t'a fait consentir,1315
Barbare? mais plutôt qui t'en fait repentir?
Crois-tu qu'aimant Daphnis, le titre de son père
Débilite ma force ou rompe ma colère?
Un nom si glorieux, lâche, ne t'est plus dû[574]:
En lui manquant de foi, ton crime l'a perdu.1320
Plus j'ai d'amour pour elle, et plus pour toi de haine
Enhardit ma vengeance et redouble ta peine:
Tu mourras; et je veux, pour finir mes ennuis,
Mériter par ta mort celle où tu me réduis.
Daphnis, à ma fureur ma bouche abandonnée1325
Parle d'ôter la vie à qui te l'a donnée!
Je t'aime, et je t'oblige à m'avoir en horreur,
Et ne connois encor qu'à peine mon erreur!
Si je suis sans respect pour ce que tu respectes,
Que mes affections ne t'en soient pas suspectes.1330
De plus réglés transports me feroient trahison;
Si j'avois moins d'amour, j'aurois de la raison;
C'est peu que de la perdre, après t'avoir perdue:
Rien ne sert plus de guide à mon âme éperdue,
Je condamne à l'instant ce que j'ai résolu;1335
Je veux, et ne veux plus sitôt que j'ai voulu;
Je menace Géraste, et pardonne à ton père:
Ainsi rien ne me venge, et tout me désespère.
SCÈNE IX.
FLORAME, CÉLIE.
FLORAME, en soupirant[575].
Célie....
CÉLIE.
Eh bien, Célie? enfin elle a tant fait,
Qu'à vos desirs Géraste accorde leur effet.1340
Quel visage avez-vous? Votre aise vous transporte.
FLORAME.
Cesse d'aigrir ma flamme en raillant de la sorte,
Organe d'un vieillard qui croit faire un bon tour
De se jouer de moi par une feinte amour.
Si tu te veux du bien, fais-lui tenir promesse:1345
Vous me rendrez tous deux la vie ou ma maîtresse;
Et ce jour expiré, je vous ferai sentir
Que rien de ma fureur ne vous peut garantir.
CÉLIE.
Florame!
FLORAME.
Je ne puis parler à des perfides.
CÉLIE[576].
Il veut donner l'alarme à mes esprits timides,1350
Et prend plaisir lui-même à se jouer de moi.
Géraste a trop d'amour pour n'avoir point de foi;
Et s'il pouvoit donner trois Daphnis pour Florise,
Il la tiendroit encore heureusement acquise[577].
D'ailleurs ce grand courroux pourroit-il être feint?1355
Auroit-il pu sitôt falsifier son teint[578],
Et si bien ajuster ses yeux et son langage
A ce que sa fureur marquoit sur son visage?
Quelqu'un des deux me joue: épions tous les deux
Et nous éclaircissons sur un point si douteux.1360
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
THÉANTE, DAMON.
THÉANTE.
Croirois-tu qu'un moment m'ait pu changer de sorte
Que je passe à regret par devant cette porte?
DAMON.
Que ton humeur n'a-t-elle un peu plus tôt changé[579]?
Nous aurions vu l'effet où tu m'as engagé.
Tantôt quelque démon ennemi de ta flamme1365
Te faisoit en ces lieux accompagner Florame:
Sans la crainte qu'alors il te prît pour second,
Je l'allois appeler au nom de Clarimond;
Et comme si depuis il étoit invisible,
Sa rencontre pour moi s'est rendue impossible[580].1370
THÉANTE.
Ne le cherche donc plus. A bien considérer,
Qu'ils se battent ou non, je n'en puis qu'espérer.
Daphnis, que son adresse a malgré moi séduite[581],
Ne pourroit l'oublier, quand il seroit en fuite:
Leur amour est trop forte; et d'ailleurs son trépas,1375
Le privant d'un tel bien, ne me le donne pas[582].
Inégal en fortune à ce qu'est cette belle[583],
Et déjà par malheur assez mal voulu d'elle,
Que pourrois-je après tout prétendre de ses pleurs[584]?
Et quel espoir pour moi naîtroit de ses douleurs?1380
Deviendrois-je par là plus riche ou plus aimable?
Que si de l'obtenir je me trouve incapable[585],
Mon amitié pour lui, qui ne peut expirer,
A tout autre qu'à moi me le fait préférer;
Et j'aurois peine à voir un troisième en sa place.1385
DAMON.
Tu t'avises trop tard: que veux-tu que je fasse?
J'ai poussé Clarimond à lui faire un appel;
J'ai charge de sa part de lui rendre un cartel:
Le puis-je supprimer?
THÉANTE.
Non, mais tu pourrois faire[586]....
DAMON.
Quoi?
THÉANTE.
Que Clarimond prît un sentiment contraire.1390
DAMON.
Le détourner d'un coup où seul je l'ai porté!
Mon courage est mal propre à cette lâcheté.
THÉANTE.
A de telles raisons je n'ai de repartie,
Sinon que c'est à moi de rompre la partie.
J'en vais semer le bruit.
Et sur ce bruit tu veux....1395
THÉANTE.
Qu'on leur donne dans peu des gardes à tous deux,
Et qu'une main puissante arrête leur querelle.
Qu'en dis-tu, cher ami?
DAMON.
L'invention est belle,
Et le chemin bien court à les mettre d'accord;
Mais souffre auparavant que j'y fasse un effort.1400
Peut-être mon esprit trouvera quelque ruse[587]
Par où, sans en rougir, du cartel je m'excuse[588].
Ne donnons point sujet de tant parler de nous,
Et sachons seulement à quoi tu te résous.
THÉANTE.
A les laisser en paix, et courir l'Italie1405
Pour divertir le cours de ma mélancolie,
Et ne voir point Florame emporter à mes yeux
Le prix où prétendoit mon cœur ambitieux.
DAMON.
Amarante, à ce compte, est hors de ta pensée?
THÉANTE.
Son image du tout n'en est pas effacée;1410
Mais....
DAMON.
Tu crains que pour elle on te fasse un duel.
THÉANTE.
Railler un malheureux, c'est être trop cruel.
Bien que ses yeux encor règnent sur mon courage[589],
Le bonheur de Florame à la quitter m'engage:
Le ciel ne nous fit point et pareils et rivaux,1415
Pour avoir des succès tellement inégaux.
C'est me perdre d'honneur, et par cette poursuite,
D'égal que je lui suis, me ranger à sa suite.
Je donne désormais des règles à mes feux:
De moindres que Daphnis sont incapables d'eux;1420
Et rien dorénavant n'asservira mon âme
Qui ne me puisse mettre au-dessus de Florame.
Allons: je ne puis voir sans mille déplaisirs
Ce possesseur du bien où tendoient mes desirs.
DAMON.
Arrête: cette fuite est hors de bienséance,1425
Et je n'ai point d'appel à faire en ta présence.
(Théante le retire du théâtre comme par force[590].)
SCÈNE II.
FLORAME.
Jetterai-je toujours des menaces en l'air,
Sans que je sache enfin à qui je dois parler?
Auroit-on jamais cru qu'elle me fût ravie,
Et qu'on me pût ôter Daphnis avant la vie?1430
Le possesseur du prix de ma fidélité,
Bien que je sois vivant, demeure en sûreté;
Tout inconnu qu'il m'est, il produit ma misère;
Tout mon rival qu'il est, il rit de ma colère[591].
Rival! ah, quel malheur! j'en ai pour me bannir,1435
Et cesse d'en avoir quand je le veux punir.
Grands Dieux, qui m'enviez cette juste allégeance
Qu'un amant supplanté tire de la vengeance,
Et me cachez le bras dont je reçois les coups,
Est-ce votre dessein que je m'en prenne à vous?1440
Est-ce votre dessein d'attirer mes blasphèmes,
Et qu'ainsi que mes maux mes crimes soient extrêmes[592];
Qu'à mille impiétés osant me dispenser[593],
A votre foudre oisif je donne où se lancer?
Ah! souffrez qu'en l'état de mon sort déplorable1445
Je demeure innocent, encor que misérable;
Destinez à vos feux d'autres objets que moi:
Vous n'en sauriez manquer, quand on manque de foi.
Employez le tonnerre à punir les parjures,
Et prenez intérêt vous-même à mes injures:1450
Montrez, en me vengeant, que vous êtes des dieux[594],
Ou conduisez mon bras, puisque je n'ai point d'yeux,
Et qu'on sait dérober d'un rival qui me tue
Le nom à mon oreille, et l'objet à ma vue.
Rival, qui que tu sois, dont l'insolent amour1455
Idolâtre un soleil et n'ose voir le jour,
N'oppose plus ta crainte à l'ardeur qui te presse:
Fais-toi, fais-toi connoître allant voir ta maîtresse.
SCÈNE III.
FLORAME, AMARANTE.
FLORAME.
Amarante (aussi bien te faut-il confesser
Que la seule Daphnis avoit su me blesser[595]),1460
Dis-moi qui me l'enlève: apprends-moi quel mystère
Me cache le rival qui possède son père;
A quel heureux amant Géraste a destiné
Ce beau prix que l'amour m'avoit si bien donné[596].
AMARANTE.
Ce dût[597] vous être assez de m'avoir abusée,1465
Sans faire encor de moi vos sujets de risée.
Je sais que le vieillard favorise vos feux,
Et que rien que Daphnis n'est contraire à vos vœux.
FLORAME.
Que me dis-tu, lui seul et sa rigueur nouvelle[598]
Empêchant[599] les effets d'une ardeur mutuelle?1470
AMARANTE.
Pensez-vous me duper avec ce feint courroux?
Lui-même il m'a prié de lui parler pour vous.
FLORAME.
Vois-tu, ne t'en ris plus; ta seule jalousie
A mis à ce vieillard ce change en fantaisie.
Ce n'est pas avec moi que tu te dois jouer,1475
Et ton crime redouble à le désavouer[600];
Mais sache qu'aujourd'hui, si tu ne fais en sorte
Que mon fidèle amour sur ce rival l'emporte,
J'aurai trop de moyens à te faire sentir
Qu'on ne m'offense point sans un prompt repentir.1480
SCÈNE IV.
AMARANTE.
Voilà de quoi tomber en[601] un nouveau dédale.
O ciel! qui vit jamais confusion égale?
Si j'écoute Daphnis, j'apprends qu'un feu puissant
La brûle pour Florame, et qu'un père y consent;
Si j'écoute Géraste, il lui donne Florame,1485
Et se plaint que Daphnis en rejette la flamme;
Et si Florame est cru, ce vieillard aujourd'hui
Dispose de Daphnis pour un autre que lui.
Sous un tel embarras je me trouve accablée;
Eux ou moi, nous avons la cervelle troublée,1490
Si ce n'est qu'à dessein ils se soient concertés[602]
Pour me faire enrager par ces diversités.
Mon foible esprit s'y perd et n'y peut rien comprendre:
Pour en venir à bout, il me les faut surprendre,
Et quand ils se verront, écouter leurs discours,1495
Pour apprendre par là le fond de ces détours.
Voici mon vieux rêveur; fuyons de sa présence,
Qu'il ne m'embrouille encor de quelque confidence[603]:
De crainte que j'en ai, d'ici je me bannis,
Tant qu'avec lui je voie ou Florame ou Daphnis.1500
SCÈNE V.
GÉRASTE, POLÉMON.
POLÉMON.
J'ai grand regret, Monsieur, que la foi qui vous lie
Empêche que chez vous mon neveu ne s'allie,
Et que son feu m'emploie aux offres qu'il vous fait,
Lorsqu'il n'est plus en vous d'en accepter l'effet.
GÉRASTE.
C'est un rare trésor que mon malheur me vole[604];1505
Et si l'honneur souffroit un manque de parole,
L'avantageux parti que vous me présentez
Me verroit aussitôt prêt à ses volontés[605].
POLÉMON.
Mais si quelque hasard rompoit cette alliance?
GÉRASTE.
N'ayez lors, je vous prie, aucune défiance:1510
Je m'en tiendrois heureux, et ma foi vous répond
Que Daphnis sans tarder épouse Clarimond.
POLÉMON.
Adieu: faites état de mon humble service.
GÉRASTE.
Et vous pareillement d'un cœur sans artifice.
SCÈNE VI.
CÉLIE, GÉRASTE.
CÉLIE.
De sorte qu'à mes yeux votre foi lui répond1515
Que Daphnis sans tarder épouse Clarimond?
GÉRASTE.
Cette vaine promesse en un cas impossible
Adoucit un refus et le rend moins sensible:
C'est ainsi qu'on oblige un homme à peu de frais.
CÉLIE.
Ajouter l'impudence à vos perfides traits!1520
Il vous faudroit du charme au lieu de cette ruse,
Pour me persuader que qui promet refuse.
GÉRASTE.
J'ai promis, et tiendrois ce que j'ai protesté[606],
Si Florame rompoit le concert arrêté.
Pour Daphnis, c'est en vain qu'elle fait la rebelle;1525
J'en viendrai trop à bout.
CÉLIE.
Impudence nouvelle[607]!
Florame, que Daphnis fait maître de son cœur,
De votre seul caprice accuse la rigueur[608];
Et je sais que sans vous leur mutuelle flamme
Uniroit deux amants qui n'ont déjà qu'une âme.1530
Vous m'osez cependant effrontément conter
Que Daphnis sur ce point aime à vous résister!
Vous m'en aviez promis une tout autre issue:
J'en ai porté parole après l'avoir reçue.
Qu'avois-je contre vous ou fait ou projeté,1535
Pour me faire tremper en votre lâcheté?
Ne pouviez-vous trahir que par mon entremise?
Avisez: il y va de plus que de Florise.
Ne vous estimez pas quitte pour la quitter,
Ni que de cette sorte on se laisse affronter[609].1540
GÉRASTE.
Me prends-tu donc pour homme à manquer de parole
En faveur d'un caprice où s'obstine une folle?
Va, fais venir Florame: à ses yeux tu verras
Que pour lui mon pouvoir ne s'épargnera pas,
Que je maltraiterai Daphnis en sa présence1545
D'avoir pour son amour si peu de complaisance.
Qu'il vienne seulement voir un père irrité,
Et joindre sa prière à mon autorité;
Et lors, soit que Daphnis y résiste ou consente,
Crois que ma volonté sera la plus puissante[610].1550
CÉLIE.
Croyez que nous tromper ce n'est pas votre mieux.
GÉRASTE.
Me foudroie en ce cas la colère des cieux!
SCÈNE VII.
GÉRASTE, DAPHNIS.
GÉRASTE, seul.
Géraste, sur-le-champ il te falloit contraindre
Celle que ta pitié ne pouvoit ouïr plaindre.
Tu n'as pu refuser du temps à ses douleurs,1555
Ton cœur s'attendrissoit de voir couler ses pleurs;
Et pour avoir usé trop peu de ta puissance,
On t'impute à forfait sa désobéissance.
(Daphnis vient[611].)
Un traitement trop doux te fait croire sans foi.
Faudra-t-il que de vous je reçoive la loi,1560
Et que l'aveuglement d'une amour obstinée
Contre ma volonté règle votre hyménée?
Mon extrême indulgence a donné par malheur
A vos rébellions quelque foible couleur;
Et pour quelque moment que vos feux m'ont su plaire,
Vous pensez avoir droit de braver ma colère[612];
Mais sachez qu'il falloit, ingrate, en vos amours,
Ou ne m'obéir point, ou m'obéir toujours.
DAPHNIS.
Si dans mes premiers feux je vous semble obstinée,
C'est l'effet de ma foi sous votre aveu donnée.1570
Quoi que mette en avant votre injuste courroux,
Je ne veux opposer à vous-même que vous.
Votre permission doit être irrévocable:
Devenez seulement à vous-même semblable.
Il vous falloit, Monsieur, vous-même à mes amours[613]
Ou ne consentir point ou consentir toujours.
Je choisirai la mort plutôt que le parjure:
M'y voulant obliger, vous vous faites injure.
Ne veuillez point combattre ainsi hors de saison
Votre vouloir, ma foi, mes pleurs, et la raison.1580
Que vous a fait Daphnis? que vous a fait Florame,
Que pour lui vous vouliez que j'éteigne ma flamme?
GÉRASTE.
Mais que vous a-t-il fait, que pour lui seulement
Vous vous rendiez rebelle à mon commandement?
Ma foi n'est-elle rien au-dessus de la vôtre[614]?1585
Vous vous donnez à l'un; ma foi vous donne à l'autre.
Qui le doit emporter ou de vous ou de moi?
Et qui doit de nous deux plutôt manquer de foi?
Quand vous en manquerez, mon vouloir vous excuse.
Mais à trop raisonner moi-même je m'abuse:1590
Il n'est point de raison valable entre nous deux,
Et pour toute raison il suffit que je veux.
DAPHNIS.
Un parjure jamais ne devient légitime;
Une excuse ne peut justifier un crime.
Malgré vos changements, mon esprit résolu1595
Croit suffire à mes feux que vous ayez voulu[615].
SCÈNE VIII.
GÉRASTE, DAPHNIS, FLORAME, CÉLIE, AMARANTE.
DAPHNIS[616].
Voici ce cher amant qui me tient engagée,
A qui sous votre aveu ma foi s'est obligée:
Changez de volonté pour un objet nouveau;
Daphnis épousera Florame, ou le tombeau.1600
GÉRASTE.
Que vois-je ici, bons Dieux?
DAPHNIS.
Mon amour, ma constance.
GÉRASTE.
Et sur quoi donc fonder ta désobéissance?
Quel envieux démon, et quel charme assez fort
Faisoit entre-choquer deux volontés d'accord?
C'est lui que tu chéris[617] et que je te destine;1605
Et ta rébellion dans un refus s'obstine!
FLORAME.
Appelez-vous refus de me donner sa foi
Quand votre volonté se déclara pour moi?
Et cette volonté, pour un autre tournée,
Vous peut-elle obéir après la foi donnée?1610
GÉRASTE.
C'est pour vous que je change, et pour vous seulement
Je veux qu'elle renonce à son premier amant.
Lorsque je consentis à sa secrète flamme,
C'étoit pour Clarimond qui possédoit son âme:
Amarante du moins me l'avoit dit ainsi.1615
DAPHNIS.
Amarante, approchez: que tout soit éclairci.
Une telle imposture est-elle pardonnable?
AMARANTE.
Mon amour pour Florame en est le seul coupable:
Mon esprit l'adoroit; et vous étonnez-vous
S'il devint inventif[618], puisqu'il étoit jaloux?1620
GÉRASTE.
Et par là tu voulois....
AMARANTE.
Que votre âme déçue
Donnât à Clarimond une si bonne issue,
Que Florame, frustré de l'objet de ses vœux,
Fût réduit désormais à seconder mes feux.
FLORAME.
Pardonnez-lui, Monsieur; et vous, daignez, Madame[619],
Justifier son feu par votre propre flamme:
Si vous m'aimez encor, vous devez estimer
Qu'on ne peut faire un crime à force de m'aimer.
DAPHNIS.
Si je t'aime, Florame? Ah! ce doute m'offense[620].
D'Amarante avec toi je prendrai la défense.1630
GÉRASTE.
Et moi, dans ce pardon je vous veux prévenir;
Votre hymen aussi bien saura trop la punir.
DAPHNIS.
Qu'un nom tu par hasard nous a donné de peine!
CÉLIE.
Mais que su maintenant il rend sa ruse vaine,
Et donne un prompt succès à vos contentements!1635
Vous, de qui je les tiens....
GÉRASTE.
Trêve de compliments:
Ils nous empêcheroient de parler de Florise.
FLORAME.
Il n'en faut point parler: elle vous est acquise.
GÉRASTE.
Allons donc la trouver: que cet échange heureux[621]
Comble d'aise à son tour un vieillard amoureux!1640
DAPHNIS.
Quoi! je ne savois rien d'une telle partie!
FLORAME.
Je pense toutefois vous avoir avertie[622]
Qu'un grand effet d'amour, avant qu'il fût longtemps,
Vous rendroit étonnée et nos desirs contents[623].
Mais différez, Monsieur, une telle visite:1645
Mon feu ne souffre point que sitôt je la quitte;
Et d'ailleurs je sais trop que la loi du devoir
Veut que je sois chez nous pour vous y recevoir.
GÉRASTE, à Célie.
Va donc lui témoigner le desir qui me presse.
FLORAME.
Plutôt fais-la venir saluer ma maîtresse:1650
Ainsi tout à la fois nous verrons satisfaits[624]
Vos feux et mon devoir, ma flamme et vos souhaits.
GÉRASTE.
Je dois être honteux d'attendre qu'elle vienne.
Attendez-la, Monsieur, et qu'à cela ne tienne:
Je cours exécuter cette commission.1655
GÉRASTE.
Le temps en sera long à mon affection.
FLORAME.
Toujours l'impatience à l'amour est mêlée.
GÉRASTE.
Allons dans le jardin faire deux tours d'allée,
Afin que cet ennui que j'en pourrai sentir[625]
Parmi votre entretien trouve à se divertir.1660
SCÈNE IX.
AMARANTE.
Je le perds donc, l'ingrat, sans que mon artifice[626]
Ait tiré de ses maux aucun soulagement,
Sans que pas un effet ait suivi ma malice,
Où ma confusion n'égalât son tourment.
Pour agréer ailleurs il tâchoit à me plaire,1665
Un amour dans la bouche, un autre dans le sein:
J'ai servi de prétexte à son feu téméraire,
Et je n'ai pu servir d'obstacle à son dessein.
Daphnis me le ravit, non par son beau visage,
Non par son bel esprit ou ses doux entretiens,1670
Non que sur moi sa race ait aucun avantage,
Mais par le seul éclat qui sort d'un peu de biens.
Filles que la nature a si bien partagées,
Vous devez présumer fort peu de vos attraits:
Quelques charmants[627] qu'ils soient, vous êtes négligées,
A moins que la fortune en rehausse les traits[628].
Mais encor que Daphnis eût captivé Florame,
Le moyen qu'inégal il en fût possesseur?
Destins, pour rendre aisé le succès de sa flamme[629],
Falloit-il qu'un vieux fou fût épris de sa sœur?1680
Pour tromper mon attente et me faire un supplice,
Deux fois l'ordre commun se renverse en un jour:
Un jeune amant s'attache aux lois de l'avarice,
Et ce vieillard pour lui suit celles de l'amour.
Un discours amoureux n'est qu'une fausse amorce,1685
Et Théante et Florame ont feint pour moi des feux:
L'un m'échappe de gré, comme l'autre de force;
J'ai quitté l'un pour l'autre, et je les perds tous deux.
Mon cœur n'a point d'espoir dont je ne sois séduite[630]:
Si je prends quelque peine, une autre en a les fruits[631];
Et dans le triste état où le ciel m'a réduite,
Je ne sens que douleurs et ne prévois qu'ennuis.
Vieillard, qui de ta fille achètes une femme
Dont peut-être aussitôt tu seras mécontent,
Puisse le ciel, aux soins qui te vont ronger l'âme,1695
Dénier le repos du tombeau qui t'attend!
Puisse le noir chagrin de ton humeur jalouse[632]
Me contraindre moi-même à déplorer ton sort,
Te faire un long trépas, et cette jeune épouse
User toute sa vie à souhaiter ta mort!1700
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
LA PLACE ROYALE
COMÉDIE
1635