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Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques

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VIII

Le général Hugo à Paris.—Sa mort et ses obsèques.—Une succession difficile.—Un tailleur qui entend le petit jeu des intérêts.—La vente du mobilier, à Blois et à la Miltière.—Les œuvres dédicacées du fils au père.—La mort de la veuve d'Almeg.

Cette lettre est la dernière en date que possède la Bibliothèque de Blois.

D'autres existeraient, m'a-t-on assuré, jointes à quelque dossier, dans les cartons d'une étude blaisoise. Elles seraient curieuses également à consulter et éclairciraient, sans doute, les mobiles de la résolution que n'allait point tarder à prendre le général Hugo.

Six ou sept mois plus tard, en effet, vers juin 1827,—l'ennui de la province ou les liens l'unissant à la veuve d'Almeg étaient-ils devenus plus lourds à supporter?—il quitta Blois, et, tout en continuant à y conserver son domicile réel, venait se fixer à Paris, dans le voisinage de ses enfants.

Dans un quartier n'ayant guère à envier à celui du Foix comme tranquillité, au 9 de la rue Monsieur, le général loua et meubla, dans la même maison que son fils Abel, un petit appartement, composé d'une chambre à coucher, d'un cabinet de travail, d'une salle à manger, d'un salon, d'un cabinet de toilette et d'une chambre de domestique[154].

[154] La note du tapissier s'élevant à 3.792 fr. 65, n'avait pas encore été réglée lors de la mort du général et figure sur les comptes de la liquidation.

Il s'occupa, ces derniers mois, d'affaires financières, et figurait, au moment de son décès, parmi les administrateurs de la «Société d'avances mutuelles sur garanties» et de la «Banque Lambert». Peut-être, était-ce sous deux noms différents, la même société?

Une attaque d'apoplexie l'enleva soudainement dans la nuit du 29 au 30 janvier 1828. Le Moniteur Universel paru à la date du 30 janvier annonçait brièvement sa mort.

On remarquera dans ce «communiqué» une formule aujourd'hui courante. Elle devait, alors, être nouvelle:

M. le lieutenant général, comte Hugo, est mort la nuit dernière frappé d'une apoplexie foudroyante. Ses obsèques auront lieu demain jeudi 31 janvier, en l'église des Missions Étrangères, sa paroisse.

Dans l'impossibilité d'inviter, en tems utile, tous les nombreux amis du général à cette triste cérémonie, la famille les prie de considérer le présent avis comme une invitation.

On se réunira dans la maison mortuaire, rue de Monsieur, nº 9, à une heure et demie.

L'enterrement eut lieu, le surlendemain, non sans éclat; toutes les troupes de la garnison y étaient représentées. Il ne semble pas que la comtesse Hugo y assistât.

Les obsèques de M. le lieutenant général Hugo ont eu lieu aujourd'hui à deux heures, après le service funéraire qui a été célébré dans l'église des Missions. Ses dépouilles mortelles ont été portées au cimetière du père La Chaise. Ses deux fils, les parens et un grand nombre d'amis du défunt accompagnaient le convoi, qui était précédé et suivi de détachemens de tous les corps de la garnison[155].

[155] Moniteur Universel, 1er février 1828.

Les fils du défunt firent élever à leur père un monument, dont l'Illustration du 30 mai 1885 a donné la reproduction[156].

[156] Vingt-septième division, chemin Monvoisin.

Entourée d'une grille, ornée de flammes aux quatre coins et de palmettes entre les barreaux, une pyramide de marbre blanc veiné se dresse sur un socle de même matière. Une inscription rappelle, gravée en creux, les états de service du général.

Le tombeau réunissait le «héros au sourire si doux» et sa première femme. Eugène, le pauvre dément devait les y rejoindre, et, plus tard, vinrent s'ajouter à ces dépouilles celles de deux fils du poète, Charles et François-Victor Hugo[157].

[157] François-Victor Hugo, né en 1828, mort le 26 décembre 1873, après une longue et cruelle maladie. Collabora comme son frère à l'Événement et au Rappel, mais son nom reste surtout attaché à la remarquable et fidèle traduction qu'il a donnée des Œuvres complètes de Shakspeare (1860-1864).

La situation pécuniaire du père n'était pas seulement modeste. Elle était embarrassée et donna lieu à une liquidation qui fut pénible et dura fort longtemps.

Les arrérages de sa pension militaire, 4.000 fr., ou plus exactement, 3.800 francs nets, déduction faite du prélèvement de 5 % pour les Invalides[158], formaient le principal revenu du général.

[158] Louis Belton: Victor Hugo et son père, le général Hugo à Blois, p. 16.

Les créanciers étaient nombreux. Certains se montrèrent pressants ou excessifs.

Au bout de douze ans ils n'étaient pas, il est vrai, encore réglés, et, du dossier qu'a bien voulu me communiquer M. Louis Belton, je détache ce mémoire du tailleur Moreau «fournisseur de Leurs Altesses Sérénissimes les Princes de Holstein-Augustenbourg, rue Neuve-des-Petits-Champs, à Paris».

Vendu à M. le Comte Hugo.

1827FR.C.
Juill. 12Un habit en poil de chèvre 100 »
Un pantalon poil de chèvre rayé 36 »
Un gilet poil de chèvre 23 »
Un do poil de chèvre de mode 23 »
Un do poil de chèvre rayé 23 »
Déc. 3Une redingotte (sic) drap bleu140 »
Un pantalon casimir noir 56 »
Un gilet velours rayé 30 »
» 11 Un do velours soie et argent 36 »
Un do piqué blanc anglais 25 »
Payé à Lemaignen, avoué, pour
frais de port de lettres dans
cette affaire
3 »
495 »
Intérêts de ces fournitures après
un an de crédit, à raison de
6 % par an; un crédit de
douze ans
356 »
Total 851 »

Cet homme entendait trop le petit jeu et le taux des intérêts. La liquidation en abaissa le montant à de plus justes proportions.

Comme ils pouvaient s'y attendre, les fils trouvèrent Marie-Catherine Thomas y Saëtoni, veuve pour la seconde fois, intéressée et âpre au gain.

Ils n'acceptèrent la succession que sous bénéfice d'inventaire[159] et à cette femme qui avait l'habitude du «maquis» opposèrent la compétence et la grande honnêteté de leur ami le jurisconsulte Duvergier[160].

[159] Acte au greffe du Tribunal civil de Blois, du 29 août 1829.

[160] Jean-Baptiste-Marie Duvergier, né à Bordeaux en 1792, mort en 1877, président de section au Conseil d'État, garde des Sceaux du 17 juillet 1866 au ministère Ollivier (2 janvier 1870). Duvergier a publié entre autres ouvrages comme jurisconsulte: Collection des lois, décrets, ordonnances, règlements, et avis du Conseil d'État de 1788 à 1824 (1824-1828) et, reprenant et continuant le manuscrit de Toullier: Le Droit civil français suivant l'ordre du Code, dont les sept premiers volumes ont seuls paru.

Le mobilier de Blois fut vendu aux enchères et produisit 3.255 fr. 65[161]. Celui de la Miltière, des meubles de rebut, il est à croire, atteignit péniblement 681 fr. 04.

[161] D'après l'inventaire dressé les 3, 4, 5 et 6 juin 1828, par les soins de Me Pardessus, notaire à Blois, à la suite du décès de M. le comte Hugo, la maison de la rue de Foix comprenait intérieurement:

«Au rez-de-chaussée, une cuisine, garnie des ustensiles nécessaires, notamment d'un rôtissoir à l'ancienne mode, avec ses cordes et poids.

«Un cabinet servant de chambre de domestique.

«Un salon orné de diverses gravures encadrées de bois doré, représentant des faits militaires, des vues des bords de la Néva, les portraits des généraux Kléber et Desaix, des portraits de famille, etc.

«Et le cabinet du général, garni de ses livres et papiers. «Au premier étage était un autre salon, la chambre à coucher du général éclairée au midi, et ornée, comme le salon du rez-de-chaussée, de deux vues de la Néva; une autre chambre et un cabinet de bains.

«Au second étage, une chambre à coucher et deux cabinets.

«L'écurie à la mort du général ne contenait que des débarras; un cénacle à côté renfermait un tombereau démonté et un équipage de limon. Sous la remise étaient une carriole et une charrette. Une calèche, que le général avait achetée 1900 francs, avait été cédée par lui à son fils Abel.

«Dans la cave il y avait 114 bouteilles de vin rouge.

«Le cabinet de travail du général Hugo, placé au rez-de-chaussée de sa maison, renfermait ses livres et ses papiers. Les murs étaient ornés d'un télescope, d'une lunette en cuivre et de six tableaux.»

Louis Belton: Victor Hugo et son père le général Hugo à Blois, pp. 8-9.

L'inventaire des 600 volumes composant la bibliothèque du général Hugo, ne relève les titres d'aucune des œuvres du fils. Cinq d'entre elles avaient, cependant, déjà été publiées avant le départ du général pour Paris (Cromwell ne parut que le 7 décembre 1827): Odes et Poésies diverses, 1822; Han d'Islande, 1823; Nouvelles Odes, 1824; Bug-Jargal, 1826; Odes, 1827.

N'était-ce pas, me suis-je demandé, l'édition originale des Odes et Poésies diverses ce petit livre mal imprimé, en caractères dits à tête de clous, sur un papier à chandelles, qu'un admirateur du poète avait déniché sur les quais et lui adressait à Hauteville-House, au lendemain de l'apparition des Misérables?

Cette description ressemble fort au tirage de Pélicier.

Le beau-frère de Victor Hugo donne au «vieux bouquin» la date de 1818, ce serait 1822 qu'il faudrait lire. Et combien deviendrait alors claire et lumineuse la dédicace qu'il portait:

«A mon très cher Père, le général Hugo, mes premiers vers imprimés.

«Son fils très respectueux,

«Victor Hugo

(Victor Hugo à Guernesey, p. 86.)

Sans vouloir mettre en doute la fidélité des souvenirs de M. Paul Chenay, je sais cependant qu'il se faut méfier des autographes!... Puis, l'auteur des Odes, s'il écrivait bien mon père, se contentait de signer «Victor» ou V. H...

D'ailleurs, si ces dons du fils au père ne figuraient pas à l'inventaire de 1828, dont ils avaient été distraits sans doute, par la veuve Hugo, ils ne sont pas cependant perdus.

La parfaite obligeance d'un de mes amis, M. Pierre Tardieu, à qui je suis heureux de pouvoir exprimer ici ma sincère gratitude, m'a permis de retrouver et d'identifier ces volumes, dans la bibliothèque familiale où ils sont, depuis plus de quarante ans, soigneusement conservés.

Ce sont:

Han d'Islande, seconde édition; Paris, Lecointe et Durey, libraires, quai des Augustins, nº 49; 1823, 4 in-12, de 244, 285, 268 et 248 pp.

Dédicace:

«A mon Père

Hommage de tendre et respectueux attachement.
Victor.»

Bug-Jargal, par l'auteur d'Han d'Islande. Paris, Urbain Canel, libraire, rue Saint-Germain-des-Prés, nº 9, 1826, in-12 de 386 pp.

Frontispice de Devéria, représentant la lutte au-dessus du précipice.

Dédicace non signée—mais l'écriture ne laissant aucun doute—et massacrée par le relieur qui a odieusement rogné ce volume.

On distingue:

«Hommage et respectueux

A mon noble père»

Odes, par Victor Hugo, 3e édition (en deux volumes). A Paris, chez Ladvocat, libraire de S. A. S. M. le duc de Chartres, MDCCCXXVII.

1er vol., in-12 de 236 pp. Frontispice de Devéria: «La Chauve-Souris».

Dédicace:

«A mon Bon et Noble Père

Hommage respectueux

V. H.»

2e vol., in-12, de 232 pp. Frontispice de Devéria: «Le Sylphe».

A ces volumes doit être ajouté le recueil d'Abel Hugo, contemporain de la première édition des Odes et Poésies diverses et publié également sous la firme de Pélicier:

Littérature espagnole.—Romances historiques.—A Paris, chez Pélicier, libraire, place du Palais-Royal, nº 243, 1822, in-12, de 302 pp.

Dédicace:

«A mon Père
Hommage d'amour et d'attachement
A. Hugo

Quel trésor à signaler aux Hugophiles!

Le domaine lui-même, après avoir été longtemps en vente fut payé 20.020 francs et la veuve d'Almeg se fit adjuger pour 1.720 francs la petite maison portant le nº 71 de la rue du Foix que le général avait annexée à la maison qu'elle possédait elle-même en propre depuis le 10 février 1816.

Les 50.000 réaux réclamés,—la prétention était plutôt inattendue,—par la veuve et les enfants du général Marie de Fréhaut, pour le reliquat de l'achat du couvent des Trinitaires déchaussés de Madrid, ne semble pas avoir retardé beaucoup la liquidation de la succession. Elle ne se termina guère, cependant, avant 1845, et dès 1829, Victor Hugo écrivait à Adolphe de Saint-Valry les ennuis qu'elle lui causait et le peu qu'il avait à retirer des débris d'une grande fortune:

Mes affaires privées toujours fort embrouillées, l'héritage de mon père non liquidé, nos biens en Espagne accrochés par Ferdinand VII, nos indemnités de Saint-Domingue retenues par Boyer, nos sables de Sologne (la Miltière) à vendre depuis 23 mois, les maisons de Blois que notre belle-mère nous dispute... par conséquent rien, ou peu de chose, à retirer dans les débris d'une grande fortune, sinon des procès et des chagrins...[162].

[162] Victor Hugo: Correspondance, 1815-1835. Lettre à Adolphe de Saint-Valry du 18 décembre 1829, p. 87.

La comtesse Hugo avait su, il est vrai, retirer son épingle du jeu: L'Étrangère était devenue l'Adversaire.

Trente ans, elle survécut au général, habitant la petite maison, dont, au loin, aimait à se souvenir l'exilé.

L'on chuchotait sur elle et on la voyait peu. On prête au cœur, même vieilli, des faiblesses; puis, une femme seule a besoin, pour le règlement de ses affaires de quelques conseils...

Et vinrent les cheveux blancs et l'oubli...

Cependant que Victor Hugo atteignait le zénith de sa gloire, le 21 avril 1858, Mme Hugo, la seconde, s'éteignait à l'âge de soixante-treize ans.

Deux voisins, les sieurs Besson, cordonnier, et Fouquet, jardinier, furent, au bureau de l'état civil de Blois, les témoins de son décès[163].

[163] Les registres de l'état civil de Blois fournissent, ainsi que celui du petit Léopold, l'acte de décès de Marie-Catherine Thomas y Saëtoni, Vve Hugo. En voici la teneur:

«L'an mil huit cent cinquante-huit, le vingt-unième jour du mois d'avril à trois heures du soir par devant Jean-Claude-Eugène Riffault, maire de Blois, chevalier de Légion d'honneur, Officier de l'État civil de la commune de Blois, canton de Blois, département de Loir-et-Cher, sont comparus Clovis Besson âgé de trente-neuf ans, profession de cordonnier, domicilié à Blois et Eugène-Frédéric Fouquet, âgé de quarante-huit ans, profession de jardinier domicilié à Blois.

«Lesquels nous ont déclaré que le vingt et un du mois d'avril, à dix heures du matin, Marie-Catherine Thomas y Saëtoni, âgée de soixante-treize ans, profession de rentière, demeurant à Blois, département de Loir-et-Cher, née à Cervione (Corse), veuve en deuxièmes noces de Joseph Léopold Sigisbert, comte Hugo, lieutenant général, officier de la Légion d'honneur, fille de feu... est décédée en notre commune, en sa maison, rue du Foix.

«Le premier témoin a déclaré être voisin et le second témoin être voisin de la décédée. Nous nous sommes assurés de l'exactitude de la déclaration de ces témoins, qui ont signé avec nous le présent acte, après que lecture leur en a été faite.

«Eug. Riffault.
Fouquet. C. Besson.»

Elle mourait dans l'isolement, ignorée de tous, à commencer par la famille à laquelle la faiblesse du général et les circonstances l'avaient imposée.

Nul ne se souviendrait de cette veuve d'Almeg, si les actes de l'état civil ne venaient parfois suppléer à l'insuffisance de notre mémoire.

Le temps, en confondant, au Père-Lachaise, les dépouilles du général Hugo et de Sophie Trébuchet, sa première femme, la mère intelligente et exquise, qui, non contente de donner au monde Victor Hugo, avait façonné son cœur et son esprit, avait depuis longtemps remis les choses au point.

Son souvenir seul reste associé à celui du père et du fils.

Elle avait été la bonté et la grâce.

Première confidente des essais de ses enfants, elle les avait encouragés et l'on ne saurait oublier qu'auprès du lit de la malade, Victor, non encore hors de page, avait composé quelques-unes de ses meilleures odes.

Sa figure fut pour le poète toujours présente. C'était plus que de l'amour filial. Il lui avait voué un culte, auquel il ne cessa d'être fidèle.

Deux femmes,—elles se valurent par le cœur et par l'intelligence,—éclairent, à l'aube de sa vie, la personnalité du prodigieux écrivain, dont la renommée, comme «la claire tour» de Solness, domine la médiocrité, les obscurs labeurs et les luttes fratricides des hommes, Sophie Trébuchet et Adèle Foucher.

Elles furent les inspiratrices, les bons anges, placés auprès du poète aux heures des débuts, alors que les mauvais sont, si souvent, les ordinaires compagnons de l'artiste et endorment de leur poison sa volonté et sa force.

Toutes deux eurent une part égale dans le libre et harmonieux développement de son génie, et il est doux, après avoir évoqué un peu de l'âme de Victor Hugo à vingt ans, de conjoindre leurs noms, et, en cet été de la Saint-Martin, de couronner des dernières fleurs de l'automne les tombes sacrées où elles goûtent l'immuable repos.

Blois, 30 octobre 1908.

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