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Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques

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IV

Léopold Hugo.—Sa naissance.—Des ennuis de nourrice.—La Muse française.—Le petit Léopold à Blois.—Le cri de la mère.—Sa mort.—A l'ombre d'un Enfant.

Le général Hugo n'a pu arriver à Paris à temps pour être un des premiers à voir son petit-fils. La grossesse d'Adèle Hugo a été difficile, l'accouchement laborieux. Le petit Léopold est venu au monde presque mourant.

La mère a dû renoncer à la joie qu'elle se faisait de le nourrir et l'enfant a été mis en nourrice dans le quartier.

Victor se fait des illusions et sur la «remplaçante», et sur la santé du petit être.

Mon cher papa,

Si je ne t'ai point encore annoncé moi-même l'événement qui te donne un être de plus à aimer, c'est que j'ai voulu épargner à ton cœur de père les inquiétudes, les anxiétés, les angoisses qui m'ont tourmenté depuis huit jours. La couche de ma femme a été très laborieuse, les suites jusqu'à ce jour ont été douloureuses; l'enfant est venu au monde presque mourant, il est resté fort délicat. Le lait de la mère affaibli par la grande quantité d'eau dont elle était incommodée et échauffé par les souffrances de la grossesse et de l'enfantement, n'a pu convenir à une créature aussi faible. Nous avons été contraints, après des essais qui ont presque mis ton petit-fils en danger, de songer à le faire nourrir par une étrangère. Tu peux te figurer combien j'ai eu de peine à y déterminer mon Adèle qui se faisait une si grande joie des fatigues de l'allaitement. Ce qui y a pu seulement la décider, ce n'est pas le péril que sa propre santé eût couru réellement, mais celui qui eût menacé l'enfant. Elle a donc sacrifié courageusement à l'intérêt de son fils son droit de mère, et nous avons mis l'enfant en nourrice. Nous avons été assez heureux pour trouver dans ce cas urgent une fort belle nourrice habitant notre quartier, et quoique ces femmes soient fort chères à Paris, l'instante nécessité et la facilité d'avoir à chaque instant des nouvelles de ton Léopold m'ont fait accepter cette charge avec joie.

Maintenant enfin, après tant d'inquiétudes et d'indécision, je puis te donner de bonnes nouvelles. Mon Adèle bien-aimée se rétablit à vue d'œil, nous avons l'espoir que le lait sera bientôt passé. L'enfant fortifié par une nourrice saine et abondante va très bien et promet de devenir un jour grand-père comme toi.

Tu vois, bon et cher papa, que je t'ai dérobé ta part dans des anxiétés que tu aurais certainement ressenties aussi cruellement que moi. Voilà la cause d'un silence que tu approuveras peut-être après l'avoir blâmé. Ta joie à présent peut être sans mélange comme la nôtre, qui s'accroît encore bien vivement par l'idée de te savoir bientôt dans nos bras.

Adieu, notre excellent père, viens vite, remercie-moi, je t'ai donné une fille qui t'aime comme moi, nous te donnons maintenant un fils qui t'aimera comme nous. Et qu'y a-t-il de consolant dans la vie si ce n'est le lien d'amour qui joint les parents aux enfants?

Ton fils soumis et respectueux,
Victor.

24 juillet.

Embrasse bien pour nous notre belle-mère que nous attendons avec toi.

Depuis quinze jours que je suis garde-malade, je n'ai pu m'occuper de notre cher Eugène comme je l'aurais voulu, mais tu vas venir: puis-je ne pas voir son avenir sous des couleurs moins sombres?

Les yeux du père et de la mère n'ont point tardé à se dessiller. La femme à laquelle ils avaient confié leur enfant, la croyant bonne et douce, leur semble, maintenant, d'un caractère méchant et faux.

Ils ont hâte de le lui retirer. Victor demande au général de lui trouver à Blois ou dans les environs une nourrice dont le lait n'ait pas plus de quatre ou cinq mois.

Ils lui confieront le petit Léopold. Éloigné de ses parents, il sera au moins soumis à l'affectueuse surveillance du général et de sa femme.

Mon cher papa,

Je me félicitais de n'avoir plus que d'excellentes nouvelles à te mander, lorsqu'un événement imprévu m'oblige à recourir à tes conseils et à ton assistance. La nourrice à laquelle il a fallu confier notre enfant ne peut nous convenir. Cette femme nous trompe, elle paraît être d'un caractère méchant et faux: elle a abusé de la nécessité où nous étions de placer cet enfant; nous l'avons d'abord crue bonne et douce, maintenant nous n'avons que trop de raisons pour lui retirer notre pauvre petit Léopold le plus tôt possible. Nous désirerions donc, mon Adèle et moi, après avoir pris la résolution de le retirer à cette femme, que tu nous rendes le service de nous trouver à Blois ou dans les environs une nourrice dont le lait n'ait pas plus de quatre ou cinq mois, et dont la vie et le caractère présentent des garanties suffisantes. D'ailleurs nous serions tous deux tranquilles, sachant notre Léopold sous tes yeux, et sous ceux de ta femme. C'est ce qui nous a décidés à le placer à Blois plutôt que partout ailleurs.

Il est inutile cher et excellent père, de te recommander une prompte réponse, la santé de ton petit-fils pourrait être altérée du moindre retard. Je ne te demande pas pardon de tous les soins que nous te donnons, je sais qu'ils sont doux à ton cœur bon et paternel.

Adieu, cher papa, Eugène va mieux physiquement: tout le monde ici t'embrasse aussi tendrement que ton fils qui t'aime. Hâte ton arrivée, réponds-moi vite, et crois mon amour aussi respectueux qu'inaltérable.

Victor.

29 juillet.

Je te fais envoyer la Muse française[70], recueil littéraire à la rédaction duquel je participe. Je te remettrai à Paris la deuxième édition de Han d'Islande[71].

[70] La Muse française parut de juillet 1823 à juin 1824, chez Ambroise Tardieu, éditeur, rue du Battoir-Saint-André, nº 12, en douze livraisons formant 2 volumes in-8º, avec, en épigraphe, cette citation de Virgile:

Jam redit et virgo, . . . . . . .
Jam nova progenies cœlo dimittitur alto.

Eugène Hatin a omis de citer ce recueil dans sa Bibliographie historique et critique de la presse périodique française (1866).

M. Ch.-M. Des Granges a copieusement comblé cette lacune et donné, dans sa Presse littéraire sous la Restauration, un fac-simile, non seulement du titre, mais de la page contenant la première strophe de l'ode. A mon Père:

«Quoi! toujours une lyre et jamais une épée!»

[71] Paris, Lecointe et Durey, libraires, quai des Augustins, nº 49, 1823, 4 vol. in-12.

C'est l'exemplaire portant la dédicace du fils au père sur lequel nous avons eu la chance de pouvoir mettre la main, à Blois.

Il est urgent que la nourrice que tu aurais la bonté de nous procurer, s'il est possible, ait promptement l'enfant, que je ne vois pas sans inquiétude entre les mains de cette femme. Tâche de l'amener avec toi, et en tout cas, réponds-moi courrier par courrier, car mon Adèle est très inquiète et n'a plus d'espérance qu'en toi qu'elle sait si bon et qu'elle aime tant.

Le général n'a point perdu de temps. Il a été assez heureux pour pouvoir mettre la main sur une nourrice qu'il expédiait aussitôt à son fils. Elle arrivait à Paris le 2 août. Le lendemain, Victor, exprimait abondamment sa reconnaissance et celle d'Adèle Hugo.

Mon cher papa,

Pour pouvoir t'exprimer la joie et la reconnaissance dont nous pénètrent (sic) ta lettre, il faudrait qu'il fût possible en même tems de dire tout ce qu'il y a de sentiments tendres et de touchante bonté dans ton cœur paternel. Ainsi tu veux entrer plus encore que moi dans mes devoirs de père, et en effet le premier sourire comme le premier regard de ce pauvre petit Léopold te sera dû. Je voudrais épancher ici tout ce que ta fille et moi ressentons d'amour pour toi, mon excellent père, mais il faudrait répéter ici tout ce qui remplit nos entretiens depuis deux jours, et je me borne à ce qui n'excède pas les limites de ce papier.

A la réception de ta lettre, mon cœur était trop plein, et je voulais te répondre sur-le-champ. Mais un avis sage l'a emporté sur mon impatience, et j'ai attendu que ce que tu avais si bien préparé fût exécuté, pour pouvoir, en t'exprimant notre vive reconnaissance, te donner en même tems des nouvelles de ton Léopold, de la nourrice et de mon Adèle.

La nourrice est arrivée hier matin bien portante et gaie; elle nous a remis ta lettre et tes instructions ont été suivies de tout point. Tout le monde a été enchanté et d'elle et de son nourrisson. Nous avons dans la même matinée retiré ton pauvre enfant de chez sa marâtre, et il a parfaitement commencé toutes ses fonctions. Je ne sais si c'est illusion personnelle, mais nous le trouvons déjà mieux ce matin.

Adieu, bon et bien cher papa, exprime, de grâce, à ta femme toute notre vive et sincère gratitude, il nous tarde de la lui exprimer nous-mêmes, et nous t'embrassons tendrement en attendant cet heureux jour.

Ton fils reconnaissant et respectueux,
Victor.

3 août.

Tu trouveras inclus le mot que je te prie de communiquer au père nourricier. Adieu, adieu.

La santé d'Eugène continue à se soutenir physiquement, mais il est toujours d'une malpropreté désolante. Le Val-de-Grâce n'a envoyé avec lui à Charenton qu'une partie de son linge; nous nous occupons de rassembler le reste pour le lui faire porter. Ce qui me contrarie vivement, c'est l'extrême difficulté de voir notre pauvre frère à Saint-Maurice.

Les nouvelles d'Eugène ne sont guère bonnes, comme on voit. Et d'après ce mot, la jeune maman est loin encore d'être rétablie.

Mon cher papa,

Quoique très faible encore, je ne puis laisser échapper l'occasion de vous exprimer toute ma reconnaissance qui ne pourra jamais être trop grande pour vos bontés et celles de notre belle-mère. Croyez que nous sommes profondément touchés de tout ce qui fait notre bonheur aujourd'hui, car depuis que nous avons cette nourrice j'espère élever mon petit Léopold qui vous devra une seconde vie et combien nous serons heureux de pouvoir visiter en même temps et notre enfant et vous, mes chers parens. Adieu, papa, embrassez la grand'maman de mon petit Léopold pour moi.

Adèle.

Sa belle-fille embrasse bien «la grand'maman de son petit Léopold»; pour le général, cela ne suffit pas, paraît-il, Victor n'a point assez oublié sa mère, pour que la dame Thomas y Saëtoni, veuve d'Almeg, ne demeure point pour lui l'étrangère. Sa reconnaissance envers elle, ne semble pas aux yeux de son mari, d'un lyrisme suffisant. Il ne lui écrit pas directement pour la remercier et le général a dû, à ce sujet, adresser quelques observations à Victor.

Et celui-ci, on le sent embarrassé, de répondre du ministère de la Guerre, où il est allé, sans doute, soumettre à M. Foucher cette correspondance.

Ministère
de la Guerre


Mon cher papa,

Ta lettre m'a causé un véritable chagrin, et il me tarde que tu aies reçu celle-ci pour m'en sentir un peu soulagé. Comment donc as-tu pu supposer un seul instant que tout mon cœur ne fût pas plein de reconnaissance pour les bontés dont ta femme a comblé notre Eugène et notre Léopold? Il faudrait que je ne fusse ni frère ni père pour ne pas sentir le prix de ce qu'elle a fait pour eux, cher papa, et par conséquent pour moi. Si c'est à toi principalement que se sont adressés mes remerciements, c'est que notre père est pour nous la source de tout amour et de toute tendresse, c'est que j'ai pensé qu'il te serait doux de porter à ta femme l'hommage tendre et profond de ma gratitude filiale, et que dans ta bouche cet hommage même aurait bien plus de prix que dans la mienne.

Je t'en supplie, mon cher et bon père, ne m'afflige plus ainsi. Je suis bien sûr que ce n'est pas ta femme qui aura pu me supposer ingrat et croire que je n'étais pas sincèrement touché de tous ses soins pour ton Léopold, et comment, grand Dieu, ne serais-je pas vivement attendri de cette bienveillante sollicitude qui a peut-être sauvé mon enfant? cher papa, je te le répète, hâte-toi de réparer la peine que tu m'as injustement causée au milieu de tant de joie, et qui m'a paru bien plus cruelle encore dans un moment où mon âme s'ouvrait avec tant de confiance à toutes les tendresses et à toutes les félicités. Adieu, je ne veux pas insister davantage sur une explication que ton cœur et le mien trouvent déjà trop longue, et dont le chagrin ne sera entièrement effacé pour moi que par le bonheur de te revoir bientôt ici, ainsi que ta femme.

Tout continue à aller ici de mieux en mieux, mère, enfant, nourrice. Cette dernière continue à se porter parfaitement et gaiement. La lettre de son mari lui a fait grand plaisir, elle me charge de le lui mander, ainsi que toutes les amitiés du monde.

Je compte, maintenant que j'ai quelque répit, aller voir un peu notre pauvre Eugène et lui porter le reste de ses effets demain jeudi. Il continue aussi, du reste, à aller un peu mieux.

Ainsi, cher et excellent père, que nous te revoyions bientôt et rien ne manquera à nos joies. Réponds-moi promptement, de grâce, et viens, si tu le peux, plus promptement encore. Tout le monde ici t'embrasse tendrement ainsi que la grand-maman de Léopold qui voudra bien sans doute être ma panégyriste et mon avocat près de toi, puisque tu ne veux pas être mon interprète près d'elle.

Ton fils dévoué et respectueux,
Victor.

6 août 1823.

Mon Adèle me charge de mille tendresses pour toi et pour ta femme.

Abel se joint à nous. Il se porte toujours bien et t'attend impatiemment.

La venue à Paris du général et de la comtesse Hugo mit momentanément fin à ce malentendu. Le jeune ménage a fait la connaissance de la belle-mère. Il n'a plus l'excuse de ne la point connaître.

Puis, les parents étant repartis, emmenant avec eux l'enfant malade et la nourrice, le moment eût été singulièrement mal choisi de ne pas joindre aux formules de politesse pour Mme Hugo les nécessaires mensonges d'une affection, toute sur le papier.

Victor, dont la femme a mal au pied, s'exécute sans enthousiasme. Quant à Adèle Hugo, sa lettre est pleine de cœur et de simplicité. Elle nous fait mieux connaître la jeune femme devenue maman. Elle n'a dans ses lignes brèves nul souci de la littérature.

Son Léopold l'intéresse seul. La nourrice manque peut-être de propreté et demande à être surveillée à ce point de vue; mais, que de jolis détails, à côté de la biscotte, chère aujourd'hui aux spécialistes de l'estomac, dont cette lettre nous révèle déjà l'existence[72].

[72] «Les biscottes de Bruxelles sont recherchées.» (Compl. de l'Acad.)

Pour elle, la belle-mère est devenue «maman», et, sous sa plume, l'effort ne se sent pas.

Mon cher papa,

Ta bonne et précieuse lettre pouvait seule nous consoler du départ de notre père et de notre fils. Les tendres soins que ta femme a prodigués durant la route à son pauvre petit-fils nous ont attendris et touchés profondément. Chaque jour nous prouve de plus qu'elle a pour nous ton cœur, et c'est un témoignage qu'il m'est bien doux de lui rendre.

Mon Adèle depuis ton départ n'est pas sortie, il lui est venu au pied un petit bobo fort incommode qui l'empêche de marcher et la fait même, par intervalle, assez vivement souffrir. Elle supporte ce nouvel ennui avec l'égalité d'humeur que tu lui connais, mais moi j'en suis attristé pour elle.

Je reçois à l'instant une lettre du Colonel qui me charge des plus tendres amitiés pour toi et je t'en envoie sous ce couvert une autre du major.

Malgré tout mon désir de prolonger cette lettre, il faut la terminer ici: ma femme qui a beaucoup de choses à dire à la tienne, me demande le reste de mon papier. J'espère que Léopold continue à se bien porter. Présente mes affectueux hommages à sa grand'mère, embrasse pour moi son oncle Paul et dis-moi si depuis son voyage, ses yeux se sont agrandis à force de s'ouvrir. Abel et moi t'embrassons tendrement.

Ton fils dévoué et respectueux,
Victor.

13 septembre 1823.

Je tâcherai de te donner des nouvelles de notre Eugène dans ma prochaine lettre.

Ma chère maman,

Depuis votre départ, je n'ai cessé de penser à mon Léopold et cette pensée est inséparable des bontés que vous avez pour ce cher enfant et de toutes celles que vous avez pour nous, et si je suis si à plaindre d'être loin de lui, il est bien heureux d'être près de vous. J'ai été charmée de sa bonne conduite pendant le voyage, j'espère qu'il a continué d'être aimable et de vous sourire, car il serait bien ingrat s'il en était autrement. J'espère aussi que la nourrice ne vous a donné que des sujets de contentement, c'est une bonne femme qu'il faudra je crois surveiller pour la propreté: j'ai oublié de faire emporter à la nourrice une petite brosse pour sa tête, il y en a à Paris de fort commodes en chiendent. S'il n'y en a pas à Blois je vous en enverrai une; dites-moi aussi, chère maman, si vous pouvez vous procurer de la biscotte, nourriture, dit-on, très saine et surtout légère pour les enfants. Dans le cas où la bouillie ou bien une petite panade ne lui conviendrait pas je lui en enverrais. Croyez-vous aussi, qu'il ne lui serait pas bon de le mettre dans son berceau les jambes un peu à l'air, ce qui lui donnerait des forces et lui ferait plaisir; car j'ai remarqué qu'il ne disait jamais rien démailloté et criait très fort lorsqu'il sentait ses petites jambes en prison: cela n'empêcherait pas de le couvrir lorsqu'il ferait froid. Je ne me permets de vous dire tout cela que parce que je sais que vous en agirez suivant votre volonté et pour le bien-être de notre fils.

Je suis retenue à la chambre par une écorchure au pied qui me fait souffrir. Mais toutes mes souffrances sont des bonheurs pour moi, puisque tous les soins qui me sont prodigués viennent de mon Victor, qui est toujours un ange et fait toujours de belles odes.

Agréez, chère maman, tous mes sentiments de respect.

A. Hugo.

Papa et maman ont été très sensibles à tout ce que vous leur dites d'amical. Nous embrassons tous notre Léopold et Paul.

Victor a ajouté ce post-scriptum. Il a trait au large cachet, aux armes du général, dont est scellée cette lettre.

Le cachet de cuivre dont tu verras l'empreinte sur cette lettre, est terminé. Il est fort beau. Celui d'acier, qui demande plus de temps, me sera bientôt remis par le graveur. Il ne veut pas faire l'écusson colorié à moins de 12 francs. J'attends tes instructions à cet égard. Marque-moi de même par quelle voie il faudra t'envoyer le cachet d'acier. Adieu encore, bon et cher papa.

Paul Foucher, le jeune beau-frère de Victor Hugo, avait accompagné les grands-parents à Blois. Il est revenu à Paris, porteur de bonnes nouvelles et les yeux agrandis à force de s'ouvrir. Adèle remercie le général et sa belle-mère de leur bon accueil.

Les Mémoires s'impriment chez Ladvocat. Victor a prié l'éditeur de lui en communiquer les feuilles à mesure. Sa femme désire les lire avant tout le monde et «désir de femme est un feu qui dévore».

L'écusson colorié a coûté deux francs de plus qu'il n'était prévu, mais il est tout à fait digne d'être encadré.

4 octobre 1823.

Mon cher papa,

Paul est arrivé enchanté et m'a enchantée par ce qu'il m'a dit de mon Léopold; je ne parle pas des soins si attentifs de la grand'mère parce qu'ils sont tels que (je) renonce à mes droits de mère. Je suis ravie quand je pense que dans deux mois je vous verrai ainsi que ce cher enfant qui nous est si précieux, et qui vous coûte tant de peines et de sollicitudes. Je suis triste seulement de penser que je ne serai que très secondaire dans sa tendresse puisque je ne serai que sa seconde mère; et que je n'aurai même pas droit d'en être jalouse.

Je voulais vous consulter pour faire vacciner notre fils: je crois que le temps est favorable; et il est important qu'il le soit, au reste que tout cela soit selon votre volonté.

Je ne sais si je dois attendre l'arrivée de cette Dame pour vous envoyer les objets que je vous ai annoncés, ainsi que le cachet qui a son portrait joliment peint, et le petit livre que vous demandez, j'attends votre réponse pour cela. Mon Victor vous aurait écrit s'il n'avait toujours son doigt très douloureux, mais je crois que malgré cela il n'aura pas le courage de laisser partir cette lettre sans y mettre quelques mots.

Maman doit écrire à mon autre maman pour la remercier des soins et des bontés qu'elle a eus pour Paul qui vous aime tant et qui est si charmé de son voyage; elle voudrait aussi savoir comment vous faire parvenir l'argent qu'elle vous doit pour Paul.

Adieu, mon cher papa, embrassez s'il vous plaît mon Léopold et sa grand'maman et comptez sur les sentiments respectueux de votre fille.

A. Hugo.

Mon cher et bon papa,

Il y a trop longtemps que je ne me suis entretenu avec toi, pour ne pas sentir le besoin de te renseigner aussi moi-même combien je suis profondément touché de toutes les bontés dont notre Léopold est comblé par toi, et par son excellente grand'maman. La première lettre que je puis écrire avec ma main convalescente, doit être pour toi, cher papa. J'ignore comment je pourrai te rendre tous les sentiments de reconnaissance et de tendresse que je voudrais t'exprimer, mais cette impuissance même fait mon bonheur. Puisse un jour, ton petit-fils, digne de toi, te payer ainsi que la seconde mère qu'il a trouvée en ta femme, par tout ce que l'amour filial a de plus tendre et de plus dévoué! Voilà des sentiments qu'il me sera aisé de lui inspirer.

Nous espérons que ce pauvre petit chevreau continue à se bien trouver de son nouveau régime. Paul nous a dit tous les soins et toutes les caresses que tu lui prodigues ainsi que sa grand'mère et toute ta maison. Ce récit a ému Adèle jusqu'aux larmes c'est te dire l'impression qu'il a produite sur moi.

L'écusson colorié a coûté 14 francs au lieu de 12 à cause d'un passe-partout qui le rend tout à fait digne d'être encadré. Je ne t'ai point encore envoyé le livre que tu me demandes, parce que j'ai pensé que si la dame qui doit venir à Paris, veut bien s'en charger, ainsi que du cachet et de l'écusson peint, cela t'épargnera les frais de port. Mande-moi tes instructions définitives à cet égard.

Voici une lettre de Francis qui est pour toi. Ma maudite habitude de ne pas lire les adresses de mes lettres fait que je l'ai décachetée étourdiment. Maintenant j'y prendrai garde puisque le major choisit mon canal pour t'écrire.

Ma femme qui est souffrante et qu'on purge, désire beaucoup lire tes Mémoires avant tout le monde. Désir de femme est un feu qui dévore. J'ai fait prier Ladvocat de m'envoyer les feuilles à mesure qu'elles s'impriment. Écris-lui, si tu en as le tems, pour qu'il presse les envois.

Adieu bien cher et excellent père, nous ne voyons Abel que bien rarement, mais je t'embrasse toujours en son nom et au mien.

Ton fils tendre et respectueux,
Victor.

Mes empressés hommages à la grand'maman.

Il était malheureusement de la santé physique du petit Léopold, comme de la santé morale d'Eugène. Le lait de la nouvelle nourrice, le changement d'air, les soins dont il était entouré, n'avaient pu avoir raison de l'état bien précaire du nourrisson. Les nouvelles envoyées par le général à son fils laissent bien peu d'espoir.

Mon cher papa,

L'impatience d'avoir des nouvelles de son Léopold, a porté ma femme à décacheter hier la lettre que tu écrivais à son père. Tu peux juger de sa désolation et de ses inquiétudes.

Pour moi, bon et excellent père, je me confie avec une tendre confiance aux sollicitudes maternelles de ta femme. Dis-lui, répète-lui cent fois, que nul être au monde ne sent plus profondément que moi tout ce qu'elle fait pour ce pauvre enfant qui sera plus encore à elle qu'à moi.

Nous espérons, puisque ta lettre permet encore d'espérer, nous espérons puisque ta femme a eu la secourable pensée de s'adresser au ciel, nous espérons enfin, parce que vous êtes là, vous, ses bons parents, ses protecteurs, ses sauveurs.

Envoie-nous promptement de ses nouvelles, cher papa. Nous espérons, mais nous sommes résignés; c'est une force qui vient aussi du ciel. Adèle attend ta réponse avec courage; je ne t'embrasse pas pour elle, elle veut le faire elle-même. Porte l'expression de ma tendre et profonde reconnaissance au pied de la grand'maman de ce pauvre petit ange. Je t'embrasse encore une fois avec tendresse et respect.

6 8bre

Le cri de la mère, menacée dans le fruit de ses entrailles, est terrible et angoissant. Sa lettre, ce mot rapide, n'a point la tenue de celle de Victor. On sent les larmes prêtes à jaillir.

Ma chère maman,

Je viens d'apprendre une nouvelle désolante pour nous. Mon pauvre petit est donc bien mal? et quel mal vous-même n'avez-vous pas? Si je pouvais partir de suite pour Blois, j'irais vous relayer dans vos soins maternels, mais moi-même je suis très souffrante et ai besoin d'être soignée. Je n'écouterais pas encore tout cela, si le médecin ne s'y opposait très expressément, malgré tout je partirai suivant votre conseil pour mêler nos larmes ou pour l'embrasser encore une fois ce pauvre enfant. Quel droit n'avez-vous pas, chère maman, à notre tendresse? et comment notre Léopold n'est-il pas guéri, soigné par une si tendre mère? Adieu, j'embrasse mon bon papa, et vous chère maman que j'aime tant.

A. Hugo.

Maman vient de perdre son père. Nous prenons le deuil demain.

Trois jours plus tard, l'enfant mourait, en effet, et les registres de l'état civil de Blois, nous ont conservé cette mention du court passage dans la vie de Léopold-Victor Hugo.

L'an mil huit cent vingt-trois le dixième jour d'octobre à dix heures du matin par devant nous Denis Gault, officier de l'État civil de la commune de Blois, canton de Blois, département de Loir-et-Cher, sont comparus Monsieur Jules Benoist, âgé de vingt-cinq ans, licencié en droit domicilié à Blois et Monsieur Charles-Henry Lemaignen, âgé de quarante-neuf ans, profession d'employé, domicilié à Blois.

Lesquels nous ont déclaré que le neuf du mois d'octobre à trois heures du soir Léopold-Victor Hugo, âgé de trois mois, né à Paris demeurant à Blois, département de Loir-et-Cher, fils de Monsieur Victor-Marie Hugo, membre de l'Académie des Jeux Floraux et de dame Adèle Foucher son épouse, domiciliés à Paris.

Est décédé en notre commune, en la maison de M. le général Hugo, rue du Foix.

Le premier nous a déclaré être voisin et le second témoin être voisin du décédé; et les déclarans ont signé avec nous le présent acte après que lecture leur en a été faite.

J. Benoist
H. Lemaignen
Gault

Le vaudeville doit donc se mêler toujours un peu aux tristesses humaines. La bonne Madame Foucher a caché les lettres annonçant la mort de l'enfant, de peur que sa fille ne les lût. Elle les a si bien cachées, qu'elle ne les a pu retrouver. Il lui a fallu annoncer de vive voix la désolante nouvelle à son gendre.

Victor de répondre à des lettres dont il n'a point eu connaissance par celle-ci, trop écrite, trop résignée, où perce déjà trop l'ode qui suivra.

Cher papa,

Je n'accroîtrai pas ta douleur en te dépeignant la nôtre; tu as senti tout ce que je sens, ta femme éprouve tout ce qu'éprouve Adèle. Non, je ne veux pas t'attrister de toute notre affliction; si tu étais ici, excellent père, nous pleurerions ensemble, et nous nous consolerions en partageant nos larmes.

Tout le monde est ici plongé dans la stupeur, comme si Léopold, comme si cet enfant d'hier, cet être maladif et délicat n'était pas mortel. Hélas il faut remercier Dieu qui a daigné lui épargner les douleurs de la vie. Il est des moments où elles sont bien cruelles.

Notre Léopold est un ange aujourd'hui, cher papa, nous le prierons pour nous, pour toi, pour sa seconde mère, pour tous ceux qui l'ont aimé durant sa courte apparition sur la terre.

Il ne faut pas croire que Dieu n'ait pas eu son dessein en nous envoyant ce petit ange, sitôt rappelé à lui. Il a voulu que Léopold fût un lien de plus entre vous, tendres parens et nous, enfants dévoués. Mon Adèle au milieu de ses sanglots me répétait hier que l'une de ses douleurs les plus vives était de penser à celles que toi et ton excellente femme avez éprouvées.

Ce n'est pas à ta lettre que je réponds. J'ai appris la fatale nouvelle de Madame Foucher. Dans le premier moment, elle avait caché les deux lettres de peur qu'Adèle ne les lût, elle n'a pu les retrouver depuis.

Du reste, elle m'a dit tout votre chagrin, toutes vos tendres et pieuses intentions pour que la trace de ce cher petit ne s'efface pas plus sur la terre qu'elle ne s'effacera dans nos cœurs.

Adieu, bon et cher papa, console-toi de mon malheur.

C'était hier (12 oct.) l'anniversaire de notre mariage. Le bon Dieu nous a donné une leçon en nous ramenant ce doux souvenir de joie au milieu d'une si vive douleur.

Adieu encore, ma femme et moi avons le cœur plein de tendresse pour vous deux.

Ton fils résigné et respectueux,
Victor.

13 octobre.

On peut comparer cette lettre à l'ode adressée A l'Ombre d'un Enfant. L'inspiration est bien la même.

Oh! parmi les soleils, les sphères, les étoiles,
Les portiques d'azur, les palais de saphir,
Parmi les saints rayons, parmi les sacrés voiles
Qu'agite un éternel zéphir!
Dans le torrent d'amour où toute âme se noie,
Où s'abreuve de feux le séraphin brûlant:
Dans l'orbe flamboyant qui sans cesse tournoie
Autour du trône étincelant!
Parmi les jeux sans fin des âmes enfantines;
Quand leurs soins, d'un vieil astre, égaré dans les cieux,
Avec de longs efforts et des voix argentines,
Guident les chancelans essieux;
Ou lorsqu'entre ses bras quelque vierge ravie
Les prend, d'un saint baiser leur imprime le sceau,
Et rit, leur demandant si l'aspect de la vie
Les effrayait, dans leur berceau;
Ou qu'enfin dans son arche éclatante et profonde,
Rangeant de cieux en cieux son cortège ébloui,
Jésus, pour accomplir ce qui fut dit au monde,
Les place le plus près de lui;
Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère,
Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,
Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère,
N'es-tu pas orphelin au ciel?
Octobre 1823[73].

[73] Odes et Ballades. Livre V, 1819-1828. Ode XV. Edition définitive, Livre V, ode XVI.

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