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Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques

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I

La Jeunesse et les débuts.—Mme Hugo.—Le général Hugo.—Premiers succès académiques.—Le Conservateur littéraire.—Les Odes et Poésies diverses.—La seconde femme du Général: Marie-Catherine Thomas y Saëtoni, veuve Anaclet d'Almeg.

La Bibliothèque de Blois, assez pauvre en manuscrits, a la bonne fortune de posséder une quarantaine de lettres autographes de Victor Hugo à son père, le général Hugo.

Elles ont trouvé place par extraits dans le tome premier de la Correspondance de Victor Hugo[1] et ont fourni à M. Louis Belton, avocat à Blois, matière à une fort attachante étude: Victor Hugo et son Père, le général Hugo à Blois[2].

[1] Victor Hugo: Correspondance, 1815-1835. Paris, Calmann-Lévy, 1896; in-8º de 383 pp. Lettres au général Hugo, pp. 166-215.

[2] Louis Belton: Victor Hugo et son père, le général Hugo à Blois, d'après les lettres de Victor Hugo conservées à la Bibliothèque de Blois et divers documents inédits.

Publiée d'abord dans le tome XVI des Mémoires de la Société des Sciences et Lettres de Loir-et-Cher, pp. 9-85, cette étude a été l'objet d'un élégant tirage à part. Blois, Typ. et Lith. C. Migault et Cie, 1902, in-8º de 81 pp.

Cette étude fort bien faite a été souvent mise à contribution au cours de ce travail. Des notes, que je ferai suivre des initiales L. B., y ont, même, été textuellement empruntées.

Embrassant une période de quatre ans,—la première est du 4 juillet 1822 et la dernière du 4 novembre 1826,—ces lettres offrent le très vif intérêt d'avoir été écrites par le poète de vingt à vingt-quatre ans, à la veille et au lendemain de son mariage. Ainsi, assistons-nous aux joies initiales et aux premiers chagrins du ménage, ce pendant que paraît et s'épuise la première édition des Odes et Poésies diverses et que des cendres du Conservateur littéraire ne tardera pas à éclore la Muse française.

L'Histoire du Romantisme de Gautier—et enthousiasma-t-elle nos quinze ans, appareillant nos curiosités en partance vers les floraisons inconnues et magiques de Baudelaire!—ne parle pour ainsi dire que de la seconde période déjà du Romantisme: Petrus Borel, le lycanthrope, farouche et énigmatique, Jehan du Seigneur, Augustus Mac-Keat, Philothée O'Neddy, chacun a sa façon de porter le gilet rouge. Cette correspondance, au contraire, nous ramène aux temps héroïques de la nouvelle école.

Ces dates de 1822 et de 1823 évoquent non point ces satellites qui lors de la représentation d'Hernani commençaient à graviter, «grandiloques et bousingots», autour de l'astre fulgurant qu'était Hugo, mais les ouvriers de la première heure, anciens collaborateurs du Conservateur littéraire, créateurs de la Muse de demain.

Alfred de Vigny, tôt maître de son instrument, atteint déjà à la sereine magnificence de ses poèmes. Plus tard, un froid pourra se produire entre Hugo et lui, mais à ce moment, leur affection semble sincère et étroite; le chantre d'Eloa sera le témoin de Victor, lors de son mariage et sa «tour d'ivoire» n'est point tellement éloignée de la terre, qu'il ne soit des fondateurs du nouveau recueil.

Le souci de son exclusive réputation et l'ennui de participer aux frais de la publication semblent en avoir éloigné Lamartine, dont les Méditations venaient de consacrer le nom. Il ne devait pas tarder, d'ailleurs, à y être bientôt malmené.

Hugo et Lamartine semblent, en vérité, s'observer plutôt que s'aimer. Le Cygne de Saint-Point se préoccupait, avant tout, de lui-même, puis, sa nature paraissait répugner à la collectivité d'un effort, ce par quoi se traduit toute école littéraire ou artistique. Malgré son singulier éclectisme, on peut dire que la Muse française ne fut jamais la sienne.

Mais à côté de la mer de Sorrente et de son «flot hexamètre», eût spécifié Corbière, que de talents se dessinaient et donnaient alors des espérances de succès et de gloire: Guiraud, Gaspard de Pons, camarade de Vigny à la Garde royale, Adolphe de Saint-Valry, moins euphoniquement Souillard dans la vie privée et châtelain à Montfort-l'Amaury, le toulousain Jules de Rességuier et tant d'autres, injustes oubliés de la grande critique, dont les murmures de l'Anio n'ont pas empêché l'implacable Léthé de submerger les noms.

Elles sont contemporaines de cette génération et la rappellent, ces lettres. Souvent, elles complètent, et rectifient parfois, les souvenirs de jeunesse dictés par Olympio à sa femme, dans Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie[3].

[3] Édition consultée: Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie, avec œuvres inédites de Victor Hugo, entre autres un drame en trois actes: Inez de Castro. Paris, A. Lacroix, Verbœckhoven et Cie, 1867, 2 in-12 de 376; 419 pp.

Le grand homme aimait trop la légende pour n'en point créer autour de lui quelques-unes, surtout lorsqu'elles faisaient bien et prêtaient à antithèse. D'où le père bonapartiste et la mère vendéenne.

La gloire claironnante du fils a pu faire négliger assez communément celle, assez restreinte, du père, le «héros au sourire si doux[4]», et ses Mémoires: il ne messied point de le mieux connaître[5].

[4] La Légende des Siècles: Après la Bataille.

[5] Mémoires du général Hugo, gouverneur de plusieurs provinces et aide-major général des armées en Espagne. Paris, Ladvocat, 1823, 3 in-8º de 175-292, CII; 388 et 480 pp.

Ces Mémoires «contenant l'Histoire abrégée des guerres de la Révolution française depuis 1792 jusqu'en 1815, et notamment les campagnes des armées du Rhin, de la Vendée, d'Italie, d'Espagne», et la relation des deux sièges de Thionville, sont précédés de Mémoires inédits sur la guerre de Vendée, par le général Aubertin.

Un Précis historique, dû à Abel Hugo, des Événements qui ont conduit Joseph Napoléon sur le trône d'Espagne sert d'introduction à la deuxième partie des Mémoires du général Hugo, (T. II; pp. V-CII).

Dans son autobiographie, les souvenirs d'enfance et de jeunesse de Victor Hugo débordent d'affection et de reconnaissance,—c'était justice,—pour sa mère, cette Sophie Trébuchet, épousée, en 1796, par le général, alors simple capitaine et qui devait être si parfaite et si indulgente pour ses enfants, lorsqu'une aventurière corse, plus tard épousée, aurait fait abandonner à leur père le domicile conjugal et la vie commune.

La silhouette du général apparaît, au contraire, au second plan seulement, comme effacée, et ne prend corps qu'au moment où elle prête matière à une antithèse connue et souvent répétée.

Les enfants semblent avoir pris depuis longtemps parti contre leur père, insoucieux, d'ailleurs, de la pension qu'il leur devrait servir, et entre Victor et le général, cela a tout l'air d'une réconciliation.

Ils ne se connaissaient pas ou si peu.

Les lettres de Victor Hugo conservées à la Bibliothèque de Blois, sur ce point comme sur d'autres, remettent singulièrement les choses au point. L'éloignement entre le père et ses fils était plutôt matériel et ceux-ci de savoir fort bien lui réclamer leurs mois de pension, quand ils se faisaient trop attendre.

Elles ne sont postérieures que de dix-huit mois à la mort de Mme Hugo, ce déchirant chagrin pour Abel, Eugène et Victor, et d'un an à peine au second mariage qu'alla perpétrer, presque en cachette, le général dans l'Indre et, cependant, elles sont empreintes d'une attention respectueuse et continue du fils vis-à-vis du père. Elles ne sont même pas exemptes d'une certaine tendresse. On la désirerait sans doute plus simple et moins apprêtée, mais n'y avait-il pas entre eux le souvenir de leur mère et la présence de «l'Intruse», cette veuve Anaclet d'Almet, comtesse de Salcano, auquel le vieux brave n'avait pas craint d'associer sa vie.

Quant aux choses de l'esprit, loin de les haïr, le général les aimait fort, et, dans sa retraite anticipée, avait conservé pour elles un goût très prononcé[6].

[6] Outre ses Mémoires, on doit au général Hugo:

Coup d'œil militaire sur la manière d'escorter et de défendre les convois et sur les moyens de diminuer la fréquence des convois et d'en assurer la marche: suivi d'un mot sur le pillage.

Paris, 1796, in-12.

Ces considérations ont été jointes au tome Ier des Mémoires du général Hugo, pp. 209-255.

Mémoires sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres, et d'une manière qui garantisse pour l'avenir la sûreté des colons et la dépendance des colonies.

(Publié sous le pseudonyme de Genty, cet ouvrage parut à Blois, 1818, in-8º).

Journal historique du blocus de Thionville en 1814, et de Thionville, Sierck et Rodemack en 1815, contenant quelques détails sur le siège de Longwy; rédigé sur des rapports et mémoires communiqués par M. A.-A. M***, ancien officier d'état-major au gouvernement de Madrid.

Blois, 1819, in-8º.

L'Aventure tyrolienne, par Sigisbert (roman).

Paris, 1826, 3 in-12.

(Est-ce à ce roman que, sous un autre titre, faisait allusion Méry dans sa conversation avec les Goncourt: «Méry nous raconte la vente qu'il conclut au prix de 600 francs, d'un roman du général Hugo, le père de Victor Hugo, qui s'appelait la Vierge du Monastère.» (Journal des Goncourt, tome II, 1862-1865, Paris, Charpentier, 1887, in-12; 18 mai 1864, p. 198). Méry était en effet revenu à Paris en 1824.

Peu de temps avant sa mort, en 1827, le général Hugo avait tenté d'organiser une souscription pour la publication d'un ouvrage demeuré inédit.

Prospectus de l'ouvrage intitulé: Des grands moyens accessoires de défense et de conservation aujourd'hui indispensables aux places fortes, aux armées, aux colonies et aux États qui les possèdent.

Paris, 1827, in-8º.

Enfin, il laissait un certain nombre de manuscrits dont M. Louis Belton a relevé les titres dans l'inventaire établi après son décès:

«La duchesse d'Alba (1820).

«Le tambour Robin (1823).

«L'Ermite (ou le Solitaire) du Lac.

«L'épée de Brennus.

«Perrine, ou la nouvelle Nina, anecdote napolitaine.

«L'Intrigue de Cour, comédie en trois actes.

«La Permission, anecdote.

«Variante des Amants ennemis (1824).

«Joseph, ou l'Enfant trouvé (1825).

«Essai complémentaire sur le commandement des places de guerre et autres.

«Minutes (antérieures à 1826) de la défense des nations, et de leurs grands intérêts maritimes et coloniaux.

«Enfin le général préparait un ouvrage, et il avait préparé des notes sur les pensions des veuves de militaires.»

(Louis Belton: Victor Hugo et son père, le général Hugo, à Blois, p. 19).

Les craintes qu'inspirait deux ans plus tôt la collaboration d'Eugène et de Victor au Conservateur littéraire,—n'allaient-ils point négliger par trop leurs études de droit[7]?—semblent évanouies. Il ne leur tient pas rigueur d'avoir préféré l'incertaine fortune des lettres à l'avenir réputé sûr de Polytechnique, ce rêve de tous les parents de province et même de Paris.

[7] M. Émile Paul, dans le Catalogue de la Bibliothèque romantique de M. J. Noilly (Paris, A. Labitte, 1886), fournit à ce sujet la curieuse note que voici:

«Lettre autographe du général Hugo, père du poète, au doyen de la Faculté de droit de Paris; Blois, le 28 avril 1820, 1 p. 1/2 in-4º. Il s'informe auprès du doyen de la Faculté de droit de Paris si Eugène et Victor Hugo suivent leurs cours. Il craint qu'une entreprise littéraire dont il a entendu parler (le Conservateur littéraire) n'absorbe leur argent et ne les détourne de leurs études.»

Les débuts de Victor étaient, au reste, assez glorieux pour le rassurer sur ce point. Nul besoin d'employer vis-à-vis de lui le verbe comminatoire.

Les délassements intellectuels n'étaient point étrangers à l'ancien défenseur de Thionville: il les aimait.

Une seule chose aurait pu l'inquiéter peut-être: la détresse morale d'Eugène..., il ne pouvait la soupçonner.

Le pauvre garçon était déjà bizarre, avant que d'être fou.

La politique ne semblait point davantage devoir les séparer. Si le général Hugo devait de la reconnaissance au roi Joseph, il n'avait jamais eu beaucoup à se louer de Napoléon. Maréchal de camp des armées du roi d'Espagne depuis le 20 août 1809, à peine si, à sa rentrée en France, en juillet 1813, l'Empereur lui avait reconnu le grade de major dans l'armée française. Comme tel, il avait été appelé, le 9 janvier suivant, à défendre Thionville contre les troupes alliées.

L'on sait ce que cette défense de quatre-vingt-huit jours—il la devait renouveler en 1815—comporta d'héroïsme et d'intelligence. Le général en a écrit le Journal, et, tout en le mettant en demi-solde, Louis XVIII, loin de lui tenir rigueur, lui avait auparavant accordé la croix de chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis (1er novembre 1814) et le grade de maréchal de camp des armées françaises (21 novembre 1814), pour prendre rang à la date de sa rentrée en France, 11 septembre 1813.

Quelques mois plus tard, le général était ainsi qu'un de ses frères, le colonel Louis-Joseph, promu par la même ordonnance, au grade d'officier de la Légion d'honneur[8].

[8] Ordonnance du 14 février 1815 (Moniteur universel, 19 février 1815).

Sauf un commandement actif, il n'avait donc pas à en vouloir trop aux Bourbons, et son bonapartisme, pour le moins douteux[9], n'avait point à s'offusquer du royalisme ardent, alors si bien porté, dont témoignaient ses fils et dont ils firent montre dans le Conservateur littéraire[10].

[9] Lettre à M. le Comte Roger de Damas, gouverneur pour le Roi, à Nancy:

Thionville, le 18 avril 1814.

Monsieur le Comte,

La brave garnison que je commande, mon conseil de défense et moi, avons unanimement adhéré le 14 aux actes du Sénat.

Enfermés pendant quatre-vingt-huit jours dans cette forteresse, nous y avons été fidèles à l'oriflamme de l'honneur: c'est vous rappeler celui d'Henri IV.

En combattant nous n'avons pas attendu les éloges des hommes; l'amour sacré de la patrie nous animait. Que le bon prince qui vient régner sur nous daigne sourire à notre constance, et nous en aurons reçu le prix. Nous avons été fidèles et loyaux sous l'Empereur; le serment qui nous enchaîne au roi Louis XVIII est la garantie que nous le serons également sous lui. Donnez à cet auguste monarque de la confiance dans sa brave garnison de Thionville; elle y répondra noblement, elle saura mourir pour sa gloire et pour son service.

Je vous prie, etc.

Le général Hugo.

(Mémoires du général Hugo, tome III, notes et pièces justificatives, p. 467).

[10] Le Conservateur littéraire. A Paris, chez Anthe. Boucher, imprimeur-éditeur, rue des Bons-Enfants, nº 34.

Décembre 1819-mars 1821; 30 livraisons formant 3 volumes in-8º.

En épigraphe, au-dessous du titre, à partir de la seconde livraison:

... Fungar vice cotis acutum
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi.

(Hor.)

Il faut lire en quels termes le brave M. Agier, qui, en 1816, avait été président des Francs régénérés, encourageait dans le Conservateur, dont le Conservateur littéraire cuidait être le supplément, les débuts de ses jeunes confrères:

«Il y a dans cette honorable entreprise quelque chose de plus intéressant, de plus touchant encore, c'est son motif, dont MM. Hugo, que nous n'avons point l'avantage de connaître, nous pardonneront de révéler ici le secret. L'éducation de ces intéressants jeunes gens a été dirigée par une mère distinguée, qui a pensé de bonne heure que de bons principes et des talents formaient la seule fortune qui pût être à l'abri des révolutions, la seule arme avec laquelle on pût ne pas se défendre de l'envie, de la calomnie, mais la braver. Maintenant, fils reconnaissants, ils essaient d'acquitter une dette aussi sacrée que douce. Ils doivent à leur mère une seconde vie: ils veulent soutenir, embellir la sienne; et pour y parvenir, ils unissent la fraternité du talent à la fraternité du sang. Heureux jeunes gens d'avoir une mère qui ait senti le prix de l'éducation! Heureuse mère de voir ainsi couronner ses soins! Outre l'utilité et la bonne rédaction du Conservateur littéraire, c'est donc la piété filiale et maternelle qui le recommande à tous les amis des lettres et du bien....» (Le Conservateur, tome VI, 1820, p. 465). Ce passage a été reproduit par M. Ch.-M. Des Granges dans son très intéressant volume: La Presse Littéraire sous la Restauration dont nous avons souvent mis à profit la précieuse documentation.

M. Agier ne se contentait point d'être pompier; en mars 1815 il avait troqué sa robe de substitut du procureur général, pour l'uniforme de capitaine d'une compagnie de volontaires royaux!

Quant au légitimisme ultra du Conservateur littéraire, la disparition de son aîné, en 1820, ne l'affaiblit en rien, et dans la préface du tome II (avril 1820), les «intéressants jeunes gens», que louait si fort M. Agier, de clamer sur le mode majeur leurs opinions:

«Nous continuerons donc de servir autant qu'il sera en nous le trône et la littérature; trop heureux si nous pouvons ranimer le goût des lettres et éveiller de jeunes talents; plus heureux encore, si nous pouvons propager le royalisme et convertir aux saines doctrines de généreux caractères!.....

«Enfin, puisque notre redoutable aîné, le Conservateur, a cessé de paraître, nous promettons de conserver intact l'héritage de saints principes qu'il nous a légués avec son titre; nous espérons que ses honorables rédacteurs reconnaîtront entre eux et nous une confraternité, sinon de talent, du moins de zèle et d'opinions; et nous croyons dire assez quel haut prix nous attachons à ce titre de royalistes, en ajoutant que cette seconde confraternité ne nous paraît pas moins glorieuse que la première.»

Cf: Ch.-M. Des Granges: Le Romantisme et la Critique.—La Presse littéraire sous la Restauration, 1815-1830. Paris, Société du Mercure de France, 1907, in-8º, de 386 pp.

De ses trois fils, Victor était, comme on le sait, le plus jeune, Abel étant né à Paris le 15 novembre 1798 et Eugène à Nancy, le 29 fructidor an VIII (16 septembre 1800).

Après avoir fait partie des pages du roi Joseph, ancien officier d'état-major à quinze ans! Abel était venu retrouver ses frères. Ils avaient mis leurs jeux, puis leurs travaux en commun. Si en 1822 Victor Hugo connaissait déjà la gloire, par deux mentions à l'Académie française[11] et par le lis et l'amarante d'or de l'Académie des Jeux Floraux, qui, le 28 août 1820, l'avait nommé maître ès jeux floraux[12], sans parler des Odes et Poésies diverses qui venaient de paraître[13]. Abel et Eugène avaient glané, eux aussi, quelques lauriers académiques: Abel devait être couronné, en décembre 1822, par la Société d'Émulation de Cambrai, pour son Ode sur la bataille de Denain[14] et Eugène avait déjà obtenu, en 1818 et en 1819, un souci réservé et une mention des Jeux Floraux, pour une Ode sur la mort du duc d'Enghien[15] et une autre sur celle de S. A. R. Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé.

[11] Victor Hugo avait, on le sait, obtenu en 1817, à l'âge de quinze ans, une neuvième mention pour le sujet, mis au concours le 5 avril 1815, durant les Cent-Jours, par la seconde classe de l'Institut impérial pour le prix de poésie: Le bonheur que procure l'étude dans toutes les situations de la vie.

La pièce de Victor Hugo, inscrite sous le nº 15, avait pour épigraphe ce vers d'Ovide:

At mihi jam puero cœlestia sacra placebant.

Deux ans plus tard, en 1819, il avait obtenu une nouvelle mention, ayant, cette fois, traité comme sujet de concours: Avantages de l'enseignement mutuel.

Des fragments de ce discours ont été publiés par Victor Hugo dans Littérature et Philosophie mêlées.

[12] M. Edmond Biré a relevé dans son Victor Hugo avant 1830 (Paris, Jules Gervais; Nantes, Emile Grimaud, 1883, in-12 de 533 pages) la liste des succès du poète aux Jeux Floraux:

1819.—Les Derniers Bardes; mention.

Les Vierges de Verdun; amarante réservée.

Le Rétablissement de la Statue de Henri IV; lis d'or.

1820.—Moïse sur le Nil; amarante d'or réservée.

Par lettre du 28 avril, Victor Hugo avait été nommé maître ès jeux floraux, et proclamé tel dans la séance du 3 mai suivant.

[13] Odes et Poésies diverses. Paris, Pélicier, libraire, place du Palais-Royal, nº 243, 1822.

Très médiocre comme édition, ce recueil contenait, outre les premières odes: Raymond d'Ascoli, élégie; Les Deux Ages, idylle; Les Derniers Bardes, poème, qui légitimaient la seconde partie du titre du volume, et disparurent avec elle, en 1828, de l'édition définitive.

Envoyés au concours de l'Académie des Jeux Floraux, en 1819, où ils n'obtinrent qu'une mention, publiés ensuite dans le Conservateur littéraire, Les Derniers Bardes devaient prendre place, plus tard, dans Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie.

[14] «Le prix de poésie a été décerné à M. Abel Hugo, pour une ode sur la bataille de Denain». (Le Moniteur universel, 11 décembre 1823).

[15] C'est là, avec les Stances à Thaliarque, traduites d'Horace, la seule pièce de vers d'Eugène Hugo, publiée par le Conservateur littéraire, dont une note spécifie, tome Ier, p. 320, au sujet de MM. Hugo «que deux de ces messieurs seulement, l'aîné et le plus jeune (Abel et Victor) comptent parmi les rédacteurs».

A Blois, où il s'était retiré, le général Hugo, créé par Joseph comte de Siguenza[16]—titre qu'il ne devait porter que plus tard—en souvenir et en récompense des défaites qu'il avait infligées à l'Empecinado, s'était d'abord installé au château de Saint-Lazare, maison bourgeoise luxueuse pour l'époque, située hors la ville et aujourd'hui transformée en annexe de l'Asile d'aliénés, qu'il avait acheté 36.000 francs[17].

[16] Dans son Armorial du Premier Empire (Paris, 1894-1897, 4 vol. in-8º), le Vicomte A. Révérend parle bien en note du général Hugo (tome II, p. 323), mais par une singulière inadvertance, il le donne pour le grand-père et non comme le père du poète et substitue au comté de Siguenza celui de Gogolludo:

«Le général Hugo, grand-père du célèbre poète, qui fut pair de France, appartenait à une autre famille et avait reçu de Joseph Bonaparte, roi d'Espagne, le titre de comte de Cogolludo, qui ne fut pas l'objet d'une confirmation impériale.»

[17] «L'acquisition, faite d'abord sous le nom d'un tiers, ne fut régularisée à son profit que le 1er mai 1822, par un acte devant Me Pardessus, notaire à Blois.»

Le château et le domaine de Saint-Lazare «comprenaient à cette époque une grande maison de maître, logement de closier et de jardinier, bâtiments d'exploitation: pressoir garni de ses ustensiles, cour, basse-cour, jardins, promenades, charmilles, bosquets, vignes et terres labourables, le tout en un seul clos entouré de murs, et contenant 9 hectares 72 ares 48 centiares». (L. B.).

Léproserie au moyen âge, Saint-Lazare formait, en 1789, un prieuré conventuel de Génovéfains qui fut remis à la Nation le 6 décembre 1790 et vendu, par adjudication publique, le 9 février 1791.

Un second mariage n'avait point tardé à suivre, comme il a été dit, la mort de Sophie Trébuchet. Moins de trois mois après, le 6 septembre 1821, à 6 heures du soir, il épousait devant l'officier de l'état civil de la commune de Chabris (Indre), le marquis de Béthune-Sully, une veuve d'origine corse: Marie-Catherine Thomas y Saëtoni, veuve Anaclet d'Almeg.

L'acte de mariage est peu connu[18] et n'est point dénué d'intérêt. Il fixe deux dates, et, à l'orthographe près, fournit les noms exacts de l'aventurière que le général Hugo allait épouser à Chabris[19]:

[18] Je m'étais adressé pour avoir le texte de l'acte de mariage du général Hugo, à M. le Maire de Chabris, ignorant alors qu'il avait déjà été reproduit par le Dr G. Patrigeon dans une intéressante notice qu'il y aurait injustice à ne point citer: Excursions à travers le passé.—Le père de Victor Hugo (Général Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo) à propos de son deuxième mariage à Chabris en septembre 1821.—Châteauroux, A. Mellotée, 1892, in-8º, de 21 pp.

Cette étude avait d'abord été publiée par la Revue du Berry et par le Bulletin du Musée municipal de Châteauroux.

[19] M. Edmond Biré fixe, en effet, d'après les Archives municipales de Nancy, le second mariage du général à la date du 20 juillet 1821 et non du 6 septembre. Marie-Catherine y Saëtoni y devient Marie-Catherine Thomas y Sactoin. D'autre part, l'acte de son décès, à l'état civil de Blois (1858) ne donne pas les noms de ses père et mère.

Nº 10

Hugo Joseph-Léopold-Sigisbert

et

Marie-Catherine
Tomat Isaétony



Du 6 Septembre 1821

Aujourd'hui six septembre mil huit cent vingt-un, à six heures du soir, par devant Nous, Louis, marquis de Béthune Sully, chevalier de l'ordre Royal de la Légion d'honneur, maire et officier de l'état-civil de la commune de Chabris, canton de Saint-Christophe, arrondissement d'Issoudun (Indre), sont comparus M. Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo, ancien officier général, domicilié à Nancy[20], département de la Meurthe, né à Nancy le quinze novembre mil sept cent soixante-treize, fils majeur de feu Joseph Hugo, vivant propriétaire, décédé à Nancy, le quinze messidor, an sept et de feue Marguerite Michaud, décédée aussi à Nancy le vingt-trois février mil huit cent quatorze.

[20] Le général Hugo résidait, en fait, à Blois, depuis plusieurs années.

D'une part,

Et Dame Marie-Catherine Tomat Isaétony, domiciliée à Chabris[21], Comtesse de Salcano, née à Cervione, le cinq novembre mil sept cent quatre-vingt-quatre, veuve de Anaclet d'Almay, vivant propriétaire, décédé à la Havane, le quinze août mil huit cent dix-sept, fille majeure de feu Nicolas de Ligny Tomat, décédé en Corse le premier novembre mil huit cent trois et feue Lina Isaétony de Compolor, décédée à Cervione le quinze décembre mil sept cent quatre-vingt-cinq,

[21] «Plus exactement elle résidait au Château de Beauregard, habitation du marquis de Béthune-Sully, dont elle était l'hôte» (Dr Patrigeon)... passagère, car la veuve d'Almeg était depuis 1816, propriétaire à Blois, et cet acte de l'état civil n'était que la consécration des liens... religieux (?) qui depuis longtemps déjà l'unissaient au général Hugo.

D'autre part,

Lesquels nous ont requis de procéder à la célébration du mariage projeté entre eux et dont les publications ont été faites dans cette commune les dimanches vingt-deux et vingt-neuf juillet dernier et dans la ville de Nancy, les dimanches vingt-deux et vingt-neuf juillet aussi dernier, d'après qu'il résulte du certificat de Monsieur l'adjoint dudit Nancy, en date du dix-huit août dernier, signé Morville, adjoint.

Aucune opposition audit mariage ne nous ayant été signifiée, vu aussi la permission de mariage accordée par le Ministre Secrétaire d'État au département de la Guerre, en date du vingt-huit août dernier, faisant droit à leur réquisition, après leur avoir donné lecture de toutes les pièces ci-dessus mentionnées, ainsi que du chapitre six du code civil: Du Mariage; nous avons demandé au futur époux et à la future épouse s'ils veulent se prendre pour mary et femme; chacun d'eux nous ayant répondu séparément et affirmativement, nous avons déclaré: Au nom de la loi, que Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo et Marie-Catherine Tomat Isaétony sont unis par le mariage, dont acte fait à la mairie de Chabris, les jour, mois et an que dessus, en présence des sieurs Jacques Rousseau, chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur, âgé de quarante-six ans[22], de Jacob Schiésingeyer, cocher de M. le marquis de Béthune Sully, âgé de trente-quatre ans; de Chantreau Maurice, homme d'affaires de M. de Béthune, âgé de quarante-huit ans, et de Nicolas Kallenborenne, tailleur d'habits, âgé de trente-cinq ans, tous demeurant commune de Chabris et ont, lesdits comparants et témoins, signés avec Nous, après lecture faite.

[22] Ancien soldat de l'Empire, Jacques Rousseau était adjoint au maire de Chabris.

«Il n'y eut pas de bénédiction nuptiale à l'église de Chabris. Aucun contrat ne fut passé en l'étude de Me Jaupitre, notaire de la localité» (Dr Patrigeon).

Le Général Hugo

Veuve Dalmay

Rousseau, Jacob Schiésingeyer, Chantreau, Kallenborenne,
Le Marquis de Béthune Sully.

L'on connaît par Edmond Biré, le singulier faire-part que le général adressa en cette occasion à ses connaissances:

M.

Monsieur le général Léopold Hugo a l'honneur de vous faire part qu'il vient de faire légaliser, par devant M. l'officier public de Chabris (Indre), les liens purement religieux qui l'unissaient à Madame veuve d'Almé, comtesse de Salcano.

Saint-Lazare, près Blois[23].

[23] Edmond Biré: Victor Hugo avant 1830, p. 233.

La religion a parfois bon dos... Victor, cependant, se contenta d'ignorer ainsi que ses frères, la seconde femme du général «la femme pour laquelle il a quitté sa famille[24]» jusqu'au jour où les soins donnés à son frère Eugène et à son petit Léopold amenèrent entre le beau-fils et la belle-mère un rapprochement passager.

[24] Victor Hugo: Lettres à la Fiancée, 1820-1822, Paris, Fasquelle, 1901, in-12 de 340 pp. Note, p. 231.

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