Victor Hugo à vingt ans: Glanes romantiques
III
Un roman en partie double.—La folie d'Eugène Hugo.—«La recommandation de M. de Clermont-Tonnerre».—La maison de la rue du Foix, à Blois.—La grossesse d'Adèle Hugo.—Le pauvre Eugène.
L'antithèse n'existe pas seulement dans l'œuvre de Victor Hugo, et Baudelaire ne fut pas le premier, hélas!
Le lendemain de ce beau jour, dont les jeunes époux clamaient orgueilleusement la joie, fut atrocement triste.
Eugène Hugo, exalté, «un peu fou» depuis des mois, prononça, au cours du dîner de noce des paroles incohérentes. Biscarrat en fut frappé, avertit Abel Hugo, et au sortir de table, ils l'emmenèrent et le firent rentrer chez lui, sans en parler à personne.
Le lendemain matin, on le trouva dans sa chambre, dont il avait allumé tous les flambeaux, vaticinant et tailladant les meubles à coups de sabre. Il était tout à fait fou.
Un drame intime, navrant dans sa simplicité, se cachait sous cette démence et l'expliquait.
«Cet Eugène, qui est mort enfin, après avoir survécu quatorze ou quinze ans à son âme, à son intelligence», mourut, plus discret qu'Arvers, sans trahir son secret. Mais, celui-là même qui écrivit le commencement de cette phrase, leur ami, le collaborateur d'Abel et de Victor au Conservateur littéraire, Gaspard de Pons[46], a soulevé une partie du voile qui le recouvrait.
[46] Né en 1798, «Gaspard de Pons était venu, en 1819, d'Avallon, sa ville natale, à Paris, pour y entrer dans la garde. Il se lia, par son camarade Alfred de Vigny, avec M. Victor Hugo, dont il était l'aîné de deux ans, et dont il devint le collaborateur au Conservateur littéraire, puis à la Muse française». (Edmond Biré: Victor Hugo avant 1830, p. 343).
On lui doit: Constant et Discrète, poème en quatre chants, suivi de Poésies diverses (1819), Amour, A Elle (1824), Inspirations poétiques (1825).
Il figurait, au dire de Jay, (Conversion d'un Romantique, 1830), au nombre des «étoiles de la Pléiade romantique».
Cf. Ch.-M. Des Granges: La Presse littéraire sous la Restauration.
Tous n'ont pas imité la discrétion de Gaspard de Pons. Évariste Boulay-Paty, dans son curieux Journal, publié en 1901, par les soins du Dr Dominique Caillé, dans les Annales de la Société académique de Nantes, écrivait, à la date du 14 mai 1830:
«Je m'en suis revenu avec Soulié, qui est venu passer une heure chez moi. Il m'a dit que Eugène Hugo avait tellement aimé Mme Victor Hugo que, deux ou trois jours après le mariage de son frère, il était devenu fou. C'était un jeune homme qui annonçait le plus beau talent. Fou par sève de chasteté! ô Charenton!»
Le Dr Patrigeon ne se montre guère moins affirmatif et commet, sur ce point, une erreur de date que corrigent le mariage et la correspondance de Victor:
«Cependant, un événement douloureux et imprévu avait mis, vers la fin de 1821, le général Hugo en présence de ses fils, Eugène, qui, dit-on, aimait éperdument Adèle Foucher, était devenu subitement fou, le jour du mariage de son frère. Le général dut venir à Paris, où la maladie d'Eugène le retint quelque temps.» (Le père de Victor Hugo, p. 15.)
Le Matin n'est pas seul à tout dire.
M. Edmond Biré a eu la chance de découvrir, sur les quais, un exemplaire des Adieux poétiques[47] du comte Gaspard de Pons, cette insigne rareté.
[47] Adieux poétiques, par le comte Gaspard de Pons, Paris, Librairie nouvelle, 1860, 3 in-12.
Dans une pièce intitulée la Démence et où le poète s'adresse «A ce qui fut Eugène», on peut lire, entre autres, ces vers. Ils donnent la clef de la terrible énigme:
[48] Victor Hugo avant 1830, pp. 273-274.
Plus de deux mois, on avait caché ce triste accident au général Hugo, espérant quand même un mieux impossible. Les frères redoublaient de soins autour du malade et leurs ressources s'épuisaient.
Le 20 décembre enfin, Victor se décidait à faire appel à son père et lui adressait cette lettre désolée.
Mon cher Papa,
C'est auprès du lit d'Eugène malade et dangereusement malade que je t'écris. Le déplorable état de sa raison dont je t'avais si souvent entretenu empirait depuis plusieurs mois d'une manière qui nous alarmait tous profondément, sans que nous pussions y porter sérieusement remède, parce qu'ayant conservé le libre exercice de sa volonté, il se refusait obstinément à tous les secours et à tous les soins. Son amour pour la solitude poussé à un excès effrayant a hâté une crise qui sera peut-être salutaire, du moins il faut l'espérer, mais qui n'en est pas moins extrêmement grave et le laissera pour longtemps dans une position bien délicate. Abel et M. Foucher t'écriront plus de détails sur ce désolant sujet. Pour le moment je me hâte de te prier de vouloir bien nous envoyer de l'argent, tu comprendras aisément dans quelle gêne ce fatal événement m'a surpris. Abel est également pris au dépourvu et nous nous adressons à toi comme à un père que ses fils ont toujours trouvé dans leurs peines et pour qui les malheurs de ses enfants sont les premiers malheurs.
Du moins, dans cette cruelle position, avons-nous été heureux dans le hasard qui nous a fait prendre pour médecin une de tes anciennes connaissances, le docteur Fleury.
Adieu, bon et cher Papa, j'ai le cœur navré de la triste nouvelle que je t'apporte. Notre malade a passé une assez bonne nuit, il se trouve mieux ce matin, seulement son esprit, qui est tout à fait délirant depuis avant-hier, est en ce moment très égaré. On l'a saigné hier, on lui a donné l'émétique ce matin, et je suis auprès de lui en garde-malade. Adieu, adieu, la poste va partir et je n'ai que le temps de t'embrasser en te promettant de plus longues lettres d'Abel et de M. Foucher.
Ton fils tendre et respectueux,
Victor.
Ce 20 décembre 1822.
Le général Hugo ne tarda point à venir voir à Paris son fils malade, et, profitant d'un intervalle lucide, l'emmena à Blois, où il le soigna quelque temps chez lui.
Le répit fut court, Eugène dut, bientôt, être enfermé à nouveau. Dix ans et plus il survécut au naufrage de sa raison et en 1837[49] seulement, il s'éteignit, à Charenton.
[49] Eugène Hugo est mort à Saint-Maurice (Charenton) le 5 mars 1837.
Les tristesses de l'heure présente n'avaient point seules le don de préoccuper la famille Hugo. Outre le colonel, le général avait un autre frère officier, le major Francis[50]. Il les avait fait venir, jadis, l'un et l'autre en Espagne pour servir à leur avancement. La monarchie de Joseph tombée, eux aussi avaient connu la demi-solde et la non-activité. Et les yeux fixés sur l'avenir, ils s'adressaient au neveu bien en cours, lauréat de l'Académie française et membre de l'Académie de Toulouse, marié à la fille d'un chef de bureau à la guerre, lui demandant son appui, rêvant d'une mise en activité, d'un galon de plus ou de deux étoiles.
[50] Le plus jeune frère du général, François-Juste Hugo, né le 3 août 1780.
Victor Hugo d'être embarrassé. En dépit de l'affection portée par lui à l'oncle Francis, le servir, n'était-ce pas desservir son père?
Le crédit des amis puissants, très puissants, qu'il comptait au pouvoir, devant être conservé vierge pour une occasion autrement importante, le rappel à l'activité du général Hugo, un mirage peut-être, mais si cher à tous.
Dans cette lettre Mme Hugo était devenue «ta brave femme».
Pour la première fois—et des mois encore, cette suscription demeurera isolée—elle est adressée à
Monsieur
Monsieur le général Comte Hugo
et scellée d'un cachet, embarrassé des pièces compliquées de l'armorial impérial, et timbré de la couronne comtale du général[51].
[51] D'après ce cachet et l'Armorial général de Riestap, les armes octroyées par Joseph, roi d'Espagne, au comte de Siguenza, étaient les suivantes:
Écartelé au Ier d'azur, à l'épée en pal d'argent garnie d'or, accompagnée en chef de 2 étoiles d'argent: au 2e de gueules au pont de 3 arches d'argent maçonné de sable, soutenu d'une eau d'argent et brochant sur une forêt de même; au 3e de gueules à la couronne murale d'argent; au 4e d'azur au cheval effrayé d'or.
Nous sommes loin, comme on voit, avec cet écu encombré de toute la ferblanterie héraldique de l'Empire, de la belle simplicité du blason des Hugo, de Lorraine:
D'azur à un chef d'argent, chargé de deux merlettes de sable
que donne d'Hozier et qui est encore, en Allemagne, celui des Hugo de Spitzemberg.
Plus tard, quand il plut à quelques généalogistes—ces gens-là sont sans pitié—de rattacher le général Hugo et ses fils à Georges Hugo (fils de Jean Hugo, capitaine des troupes de René II, duc de Lorraine), le vicomte Victor Hugo, pair de France, fit, ou laissa, figurer ces armes, du XVIe siècle, au-dessous de son nom dans les annuaires de la noblesse, notamment dans l'Armorial historique de la Noblesse de France, de Henri J.-G. de Milleville (Paris, Amyot. S. D.), p. 127.
Cependant, dans l'intimité, le grand poète était, paraît-il, le premier à rire de ces prétentions nobiliaires, y compris le fameux et si décoratif évêque de Ptolémaïs et le chapitre-noble de Remiremont. Les thuriféraires seuls les prirent jamais au sérieux.
Et, pour la seconde, des espérances de paternité semblaient sourire à l'heureux mari d'Adèle Foucher.
Mon cher Papa,
Je te prie d'avance d'excuser encore la brièveté de cette lettre. Francis me prie de t'écrire, pour te renouveler ses prières à l'égard du ministre de la Marine. Je conçois parfaitement, je ne puis même m'empêcher de partager ta manière de voir sur cette affaire qui pourrait entraver la tienne, la nôtre, celle de toute la famille, puisque ta mise en activité est certainement ce qui peut nous arriver à tous de plus heureux. Je sais bien que la recommandation de M. de Cl. T.[52] doit être conservée vierge pour cette importante occasion. Cependant je t'avouerai, et tu le comprendras sans peine, que je n'ai pu refuser à mon oncle et à ma tante de te récrire à ce sujet. Ils sont tous deux si bons, si aimables, que je craindrais de les affliger. Écris-moi donc (si tu persistes dans un refus que je ne puis m'empêcher de trouver raisonnable), une lettre que je puisse leur montrer où tes motifs soient déduits de nouveau, et où il ne se trouve rien qui puisse les faire douter de la chaleur et du zèle que j'apporte à leurs intérêts. Je les sers en attendant de mon mieux auprès de M. de Cl..., et M. Foucher nous seconde dans ses bureaux. Quand tu seras employé, tes efforts unis aux nôtres feront certainement obtenir au major la place de lieutenant-colonel qu'il désire. Voilà la chance que ta lettre peut leur présenter.
[52] M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la Marine du cabinet Villèle; le portefeuille de la guerre lui fut confié en août 1824, lors du remaniement ministériel nécessité par la nouvelle disgrâce de Chateaubriand.
Adieu, cher et excellent père. Il est impossible de dire avec quelle impatience nous attendons le printemps, afin de t'aller voir ainsi que ton excellente femme. Embrasse-la bien tendrement pour nous, et croyez tous deux à notre affectueux respect.
Victor.
Ce lundi 9 janvier.
Tout porte à croire que notre Léopold est revenu.—Chut!
Mille choses aimables à M. de Féraudy[53], auquel j'ai écrit, dis-lui que l'article sur ses fables a paru dans le numéro de la Foudre du 30 novembre, lequel contenait aussi un article sur ses mémoires. Le troisième volume est plein d'intérêt, je vais en rendre compte dans l'Oriflamme.
[53] M. de Féraudy, ancien major du génie, chevalier de Saint-Louis du 5 novembre 1814 (Moniteur du 7 novembre), l'un des amis du général Hugo à Blois.
Ce grand-oncle de l'excellent sociétaire de la Comédie française venait de publier un troisième volume de fables: Quelques fables ou Mes loisirs. Blois, Aucher-Éloy, 1823, in-12 de IX-204 pages, faisant suite au recueil antérieurement paru sous ses initiales:
Quelques fables ou Mes loisirs, par Jh-Bmi de F..., ancien officier supérieur du Corps royal du Génie. Paris, chez Chauvin, 1820, in-16 oblong, de 102 pages.
Il existe une «nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée d'une deuxième partie» de ce premier recueil, publiée sous le nom de l'auteur, en 1821, chez J.-G. Dentu, in-12, de XLI-161 pp.
Originaire de Provence, la famille de Féraudy est encore représentée aujourd'hui, dans le Loiret, par une de ses branches.
Le Général Hugo avait quitté le château de Saint-Lazare, revendu le 16 janvier 1823 à M. Gay, médecin[54], et était allé s'installer, dans le bas de la ville, rue du Foix, dans la petite maison qu'y possédait sa seconde femme depuis 1816[55].
[54] Acte passé devant Me Naudin, notaire.
[55] Mme veuve d'Almeg avait acheté cette maison des époux Hadou, par acte devant Me Vosdey, notaire à Blois, du 10 février 1816. Le général y joignait, le 29 juin 1823 (adjudication devant Me Pardessus, notaire), une petite maison voisine qui portait le nº 71, et qui après sa mort, fut vendue à sa veuve, moyennant 1.720 francs (acte devant Me Pardessus, notaire, du 25 juillet 1830.)
C'est la petite maison si connue par la description qu'en donna le poète dans ses Feuilles d'Automne:
[56] Les Feuilles d'Automne.
Elle portait alors le nº 73, devenu aujourd'hui le 65; «Grande-Rue du Foix,—elle est assez longue, en effet,—nº 73 à Blois», spécifient les adresses de Victor.
Dans cette maison conservée par sa veuve, et où elle est morte le 21 avril 1858 seulement[57], le 28 février 1902, M. Raphaël Périé, inspecteur d'Académie de Loir-et-Cher, un universitaire resté fidèle aux lettres[58], organisait une cérémonie enfantine, et elle fut charmante, pour commémorer et magnifier le centenaire de Victor Hugo[59].
[57] Registres de l'état-civil de Blois.
[58] Outre de fort jolis vers publiés dans la Revue de Paris on doit à M. Raphaël Périé, une très élégante adaptation, publiée chez Hachette, du Roman de Berte aux grands pieds (Paris, 1900, in-12), et une intéressante étude sur Victor Hugo poète civique (Paris, Gedalge, S. D. in-8º de 39 pp.).
[59] Un journal du cru, L'Indépendant de Loir-et-Cher, a rendu compte de cette cérémonie et publié la pièce de circonstance, plus qu'honorable, composée et récitée par un des grands élèves du Collège Augustin Thierry, de Blois, le fils du préfet, M. Heim.
Un mieux semblait avoir suivi le transfert du malade dans la maison paternelle. La lettre de Victor adressée à son frère chez son père, l'encourage et le félicite.
Ta lettre, mon bon et cher Eugène, nous a causé une bien vive joie. Nous espérons que l'amélioration de ta santé continuera au gré de tous nos désirs et que tu auras bientôt retrouvé avec le calme de l'esprit cette force et cette vivacité d'imagination que nous admirions dans tes ouvrages.
Dis, répète à tous ceux qui t'entourent combien nous les aimons pour les soins qu'ils te donnent, dis à papa que le regret d'être éloigné de lui et de toi est rendu moins vif par la douceur de vous savoir ensemble, dis-lui que son nom est bien souvent prononcé ici comme un mot de bonheur, que les mois qui me séparent de votre retour vont nous sembler bien longs, dis-lui pour nous tout ce que ton cœur te dit pour lui, et ce sera bien.
Ton frère et ami,
Victor.
Écris-nous le plus souvent possible.
Suit une lettre plus longue pour le général. Elle nous fait faire plus ample connaissance avec l'oncle Francis et sa femme.
Les espérances de paternité du jeune homme n'ont point été déçues: Adèle Hugo est enceinte et se porte «aussi bien que sa situation le permet».
Et voici venir une autre espérance, outre la gratification de 500 francs accordée par Louis XVIII, et révélée par Edmond Biré[60] à Victor Hugo, pour l'Ode sur la mort de S. A. R. Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berri, fils de France, insérée dans la septième livraison du Conservateur littéraire[61], et la pension sur la cassette royale qui, si longtemps attendue, avait enfin permis aux fiancés de se marier, on fait espérer à Victor une pension de 3.000 francs, qui lui «aurait été accordée sur le ministère de l'Intérieur».
[60] Victor Hugo avant 1830, p. 173.
[61] Odes et Ballades, Liv. Ier; ode VII.
Entre temps, il est vrai, le Moniteur avait publié, dans son numéro du 13 décembre 1822, l'Ode sur Louis XVII[62].
[62] Ode lue à l'ouverture des séances de la Société des bonnes lettres (Seconde année). Le Moniteur universel, nº 347, vendredi 13 décembre 1822. Odes et Ballades, Liv. Ier; ode V.
Vers la même époque, paraissait chez Persan, ce marquis ruiné qui se fit libraire et ne fit point fortune, la seconde édition des Odes, et Louis XVIII, flatté par tant de loyalisme, avait souscrit à vingt-cinq exemplaires pour ses bibliothèques particulières.
A PAPA
Mon cher papa,
Ton absence nous prive d'une des joies les plus vives que nous ayons éprouvées dans la félicité de notre union, celle de te voir. Il nous semble que maintenant le mois qui nous donnera un enfant sera bien heureux, surtout parce qu'il nous rendra notre père. Eugène reviendra aussi, et reviendra sûrement content et guéri.
Mon oncle Francis vient de passer quelques jours ici, et c'est ce qui nous a empêchés de t'écrire plus tôt. Nous avons fait connaissance avec notre tante qui paraît heureuse et semble spirituelle et aimable. Francis est aussi fort heureux; il a été plein d'affection et de tendresse pour nous, et a bien regretté que tu ne fusses plus à Paris.
Ma femme continue à se porter aussi bien que sa situation le permet, j'ai appris avec peine et joie tout à la fois que tu avais été souffrant et que tu étais guéri. Nous te prions de féliciter également ta femme sur le rétablissement de sa santé dont nous parle notre excellent Eugène.
M. Lebarbier m'a écrit: je lui répondrai; je n'ai encore rien de décisif à lui mander.
On m'avait parlé il y a qque tems d'une pension de 3.000 francs qui m'aurait été accordée sur le ministère de l'Intérieur. Je n'en entends plus parler. Si cette bonne nouvelle se confirme, je m'empresserai de te le mander, certain que notre bon père y prendra bien part.
Adieu, cher et excellent papa, tout le monde ici t'aime et t'embrasse comme ton fils tendre et respectueux.
Victor.
Ce mercredi 5 mars.
Nos hommages à notre belle-mère.
Nous n'avons rien inventé, pas même la crise de la librairie. Victor Hugo, dont les éditeurs devaient plus tard édifier la fortune, n'avait encore affaire qu'à de pauvres libraires qui ne payaient guère qu'en billets, et leurs billets l'étaient rarement.
Pour venir en aide au jeune ménage, M. Foucher avait avancé l'argent; bientôt il s'agit de le lui rembourser à son tour, il était assez gêné lui-même. Victor recourait alors, pour un nouveau prêt, à la bourse de son père et à son compte chez M. Katzenberger.
Mon cher Papa,
Je suis dans un grand embarras: je m'adresse à toi, sûr que tu me fourniras le moyen d'en sortir.
J'ai entre les mains un billet à ordre de 500 francs sur mon libraire qui devait être acquitté le 11 février dernier. A cette époque, extrêmement gêné par la stagnation du commerce au milieu des bruits de guerre, mon libraire me supplia d'accepter un à-compte de 200 francs, et de ne point user de la faculté que me donne la loi de faire protester son billet, démarche qui eût pu ruiner son crédit. Avec l'assentiment de M. Foucher, auquel devaient être remis les 500 francs, je consentis à cet arrangement, dans l'assurance que le paiement des 300 francs restants aurait lieu dans le mois.
Depuis cette époque l'embarras du crédit augmentant sans cesse n'a pas permis à mon libraire de retirer son billet. J'ai attendu aussi longtemps que j'ai pu; mais aujourd'hui M. Foucher étant absolument sans argent j'ai essayé en vain de faire escompter le malheureux billet. Ce qui aurait été facile il y a trois mois est impossible aujourd'hui, la crainte ayant absolument resserré (?) les capitaux. Je ne vois donc plus de recours qu'en toi, mon cher papa, je te prie de m'envoyer le plus tôt possible les 300 francs que mon libraire ne pourra peut-être pas me rembourser d'ici un ou deux mois, mais pour lesquels on n'aura pas moins une garantie suffisante dans le billet de 500 francs qui dort entre mes mains. Si tu n'avais pas cette somme, ne pourrais-tu me la faire avancer par M. Katzenberger. Je ne t'en dis pas davantage, cher papa, j'attends une prompte réponse comme une planche de salut dans l'embarras où nous nous trouvons.
Je déposerai le billet entre les mains de M. Katzenberger qui ainsi pourrait être tranquille. Je ne voudrais pas en venir à des poursuites judiciaires contre le pauvre libraire dont je ne suspecte pas la probité.
Adieu, cher et excellent papa, embrasse pour nous notre Eugène qui a écrit une lettre extrêmement remarquable à Félix Biscarrat et présente nos respects à notre belle-mère, en lui disant combien nous sommes touchés des soins qu'elle prend de notre frère.
Mon Adèle t'embrasse et moi aussi.
Ton fils soumis et respectueux,
Victor.
Ce samedi 15 mars.
Malgré les illusions du père et du fils, il ne semble pas que la santé d'Eugène s'améliorât beaucoup.
La Correspondance possédée par la Bibliothèque de Blois nous fournit le texte d'une lettre d'Eugène à Abel. Elle dut ne pas être envoyée.
Elle trahit de façon lamentable l'état d'esprit du malade, même dans ses intervalles lucides.
On sent les vains efforts de l'intelligence pour se ressaisir. La pensée est exprimée avec une difficulté extrême, le style semble presque enfantin et les répétitions abondent.
M. de Féraudy et ses fables—il s'agissait, en plus, d'un acte manuscrit à présenter à l'Odéon—faisait l'objet de cette missive.
Mon cher Abel,
Un des amis de Papa, M. de Féraudy, et l'un des membres de la Société littéraire fondée à Blois, dont papa avait été élu Président, et dont tu avais été nommé membre Correspondant, ce monsieur, dis-je, ayant appris l'influence que tu pourrais avoir auprès de quelques journaux, a paru désirer que tu lui fisses insérer quelques-unes de ses fables dans les feuilles où tu travailles.
Ayant également entendu parler des facilités que tu parais avoir auprès du théâtre de l'Odéon, il te prie également de lui rendre le service de présenter au comité de ce théâtre un acte dont je t'enverrai le manuscrit.
Avec les titres dont je viens de te parler il était impossible que ce Monsieur pût s'attendre à quelque refus de ma part. Ami de Papa, et membre d'une Société littéraire dont je t'ai entendu te féliciter d'être membre, c'était sans doute te faire plaisir à toi-même que de me charger auprès de toi de sa commission.
Ce monsieur a déjà publié un recueil de fables dont le journal des Débats a rendu compte il y a un an, il compte en publier un nouveau volume. Il est membre de la Société littéraire qui avait tenté de s'organiser à Blois, et dont toi et Victor faisiez partie; ses fables ne te laisseront aucun doute sur son esprit et son talent.
Après m'être acquitté de cette commission, il convient que je te manifeste mon étonnement de ce que tu ne nous as pas répondu. Cet oubli de ta part, justifie les reproches de négligence que je t'ai entendu faire par Papa.
En attendant une lettre de toi, je suis toujours avec attachement,
Ton frère affectionné,
E. Hugo.
Blois, le 19 mars 1823.
A nouveau Adèle Hugo tient la plume. Elle n'ose encore s'exprimer librement vis-à-vis de ses beaux-parents—par la suite elle écrira des lettres charmantes d'abandon, de cœur et de simplicité.
Actuellement, elle est encore sous l'entière domination du génie de son mari. Il relit ses lettres et elle doit craindre un froncement de sourcil.
L'enfant qu'elle porte sera un garçon, elle l'appellera Léopold pour «faire la cour» à sa belle-mère, et ingénûment, ne prévoyant pas à quelle plaisanterie va donner lieu le plein de sa plume, la pauvre femme fait, fille respectueuse, «fortement saillir les rondeurs» de l'A de sa signature.
Mon cher papa,
Mon mari m'a laissé le soin de vous écrire; c'est pour moi une bien douce charge, d'autant plus que dans une réponse à ma lettre je saurai de vos nouvelles qui jusqu'ici nous ont fait craindre que votre santé et celle de notre belle-mère ne fussent moins bonnes que lors de votre départ d'ici. D'un autre côté, nous sommes convaincus que celle de notre frère est entièrement remise, d'ailleurs les soins de bons parens, et la vie d'ordre à laquelle il n'était point habitué sont certainement cause de son prompt rétablissement.
Nous avons eu le plaisir de voir dernièrement notre oncle Francisque et sa femme, ils sont restés à Paris beaucoup moins longtemps que nous ne l'aurions désiré, et ils ont été très fâchés de n'être pas venus à Paris un mois plus tôt, et nous que vous ne fussiez pas restés un mois plus tard, mais nous espérons qu'à votre premier voyage vous nous récompenserez de votre prompt départ.
Adieu, mon cher papa, embrassez pour moi notre belle-mère et dites-lui que pour lui faire la cour j'appellerai mon petit garçon Léopold.
Nous attendons une prompte réponse pour nous mettre hors d'inquiétude de toutes les santés auxquelles nous nous intéressons vivement, et je vous prie, cher papa, de me croire votre respectueuse fille.
A. Hugo.
Ce mardi.
Le génie n'est pas léger, et l'esprit, cette mousse des vins pétillants, lui semble peu familier. Comme la gaîté chez Rabelais, la plaisanterie était, chez Hugo, énorme. La signature de la jeune femme de prêter donc à ce thème:
Mon cher papa,
Je crois que c'est pour te donner une image de son ventre toujours croissant que mon Adèle a fait si fortement saillir les rondeurs de sa signature. Je vois avec un sentiment bien doux approcher l'heureuse époque qui nous réunira autour d'un berceau.
J'ai reçu ta note relative à M. Eloy et je m'occupe de son affaire en même temps que de celle de M. Lebarbier. Dès que j'aurai une décision favorable, je la leur transmettrai.
Adieu, cher papa, embrasse bien notre Eugène, présente nos respects à notre belle-mère et aime-nous toujours comme nous t'aimons.
Ton fils tendre et respectueux,
Victor.
Les espérances étaient vaines d'un retour à la raison d'Eugène Hugo. L'on s'est bercé de cet espoir, mais, bientôt, il y fallut renoncer, et le pauvre dément n'a point tardé à quitter l'oasis de la rue du Foix pour être traité dans la maison de santé du Dr Esquirol[63].
[63] Jean-Étienne-Dominique Esquirol, né à Toulouse en 1772, mort à Paris en 1840. Il continua et compléta les travaux de Pinel. Son principal ouvrage: Des Maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et médico-légal (Paris, J.-Baillière, 1838, 2 in-8º), est devenu classique. Il y a tracé, entre autres, un navrant tableau de la folie et de la déchéance de Théroigne de Méricourt.
Il devait, en 1825, se voir confier la direction de Charenton.
Victor donne à son père des nouvelles du malheureux et lui confie ses impressions. En dépit des soins dont sont entourés les malades, il ne l'a «plus trouvé aussi bien». Il redoute, pour son frère, «la solitude et l'oisiveté». Puis, ce sont les phantasmasies du persécuté-persécuteur, entendant, dans le silence des nuits, assassiner des femmes, en des souterrains.
Le prix de la pension est très élevé et l'on n'a pas assez caché au malade qu'il se trouvait parmi des fous.
La fin de la lettre nous ramène aux éditeurs, sinon à la littérature. Le poète, par la faute d'Abel, qui, en croyant faire bien, l'a «poussé dans cette galère»[64], se trouve initié aux banqueroutes des libraires et aux ennuis concomitants. Il avertit son père du danger et lui conseille la prudence pour la vente proche du manuscrit de ses Mémoires.
[64] Victor Hugo raconté par un Témoin de sa Vie conte l'anecdote.
L'on doit à Abel Hugo, enlevé en 1855, comme l'avait été vingt ans plus tôt son père, par une attaque d'apoplexie, de nombreux comptes rendus critiques dans le Conservateur littéraire et quatre nouvelles qui y furent publiées également: El Viego; La naissance de Henri IV; Le combat de taureaux; Le carnaval de Venise.
Dès 1817, il avait publié en collaboration avec André Malitourne et Ader: Traité du Mélodrame, par A. A. A.
Il fit paraître en 1822, in-8º, la Vengeance de la Madone, fragment traduit de l'italien.
Il donna lecture à la Société des Bonnes lettres d'un important ouvrage qu'il entreprit et ne termina point:
Le Génie du Théâtre espagnol, ou Traduction et analyses des meilleures pièces de Lopez de Véga; F. Calderon et autres auteurs dramatiques, depuis le milieu du XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe.
Entré aux Annales de la Littérature et des Arts, après leur fusion avec le Conservateur littéraire (août 1821) il entreprit, en 1823, la publication des Tablettes romantiques.
Il a laissé en outre:
Romances historiques, traduites de l'espagnol par A. Hugo. Cet ouvrage porte cette dédicace: A ma mère, morte le 27 juin 1821,
et avait été publié:
A Paris, chez Pélicier, libraire, place du Palais-Royal, 1822; in-12, de LV-302 pp.
C'est-à-dire, chez l'éditeur des Odes et poésies diverses, près de qui il avait été l'introducteur de son frère.
L'Heure de la Mort. Paris, 1822, in-8º.
Les Français en Espagne. A-propos, vaudeville en un acte (avec Alph. Vulpian). Paris, 1823, in-8º.
Précis historique des Événements qui ont conduit Joseph Napoléon sur le trône d'Espagne (Introduction au tome II des Mémoires du général Hugo. Paris, Ladvocat, 1823, trois in-8º) signés Hugo (Abel) fils.
Il existe en outre, de ce précis un tirage à part à 60 exemplaires. Paris, 1823: in-8º.
Pierre et Thomas Corneille.—(En collaboration avec Romieu et signé du pseudonyme de Monnières. Paris. 1823, in-8º.)
Campagne d'Espagne en 1823. Paris. Le Fuel, SD. (1824), 2 in-8º, de IV-442 et 399 pp.
Les tombeaux de Saint-Denis ou description historique de cette abbaye célèbre, des monuments qui y sont renfermés et de son riche trésor; suivie du récit de la violation des tombeaux en 1793, de détails sur la restauration de l'église en 1806, et depuis en 1814; de notices sur les rois et les grands hommes qui y ont été enterrés et sur les cérémonies usitées aux obsèques des rois de France, et de la relation des funérailles de Louis XVIII. Paris, 1824, in-18.
Vie anecdotique de Monsieur, comte d'Artois, aujourd'hui S. M. Charles X, roi de France et de Navarre, depuis sa naissance jusqu'à ce jour. Paris, 1824, in-18.
Histoire de l'empereur Napoléon, par A. Hugo, illustrée de 31 vignettes, par Charlet. Paris, Perrotin, 1833, in-8º de 479 pp.
Souvenirs sur Joseph Bonaparte, roi d'Espagne. Revue des Deux-Mondes, 1er et 15 avril 1833.
Le Conteur, recueil de contes de tous les temps et de tous les pays paraissant mensuellement. Paris, 1833, in-12.
France militaire, histoire des armées françaises de terre et de mer de 1792 à 1833. Ouvrage rédigé par une Société de militaires, et de gens de lettres; etc., etc., revu et corrigé par A. Hugo, ancien officier d'état-major, membre de plusieurs sociétés savantes, auteur de l'Histoire de Napoléon. Paris, Delloye, 1833-1838, 5 in-8º.
France pittoresque ou Description pittoresque, topographique et statistique des Départements et Colonies de la France, offrant en résumé pour chaque département et colonie, l'histoire, les antiquités, la topographie, etc., etc., par A. Hugo, ancien officier d'état-major, membre de plusieurs sociétés savantes et littéraires, auteur de l'Histoire de Napoléon. Paris. Delloye, 1835, 3 in-8º.
France historique et monumentale. Histoire générale de France depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, par A. Hugo, auteur de l'Histoire de Napoléon et de la France pittoresque. Paris, Delloye, 1836-1843, 5 in-8º.
Mon cher Papa,
J'ai remis hier à Eugène ta lettre qui l'a touché autant qu'affligé. Sa douleur de ne pouvoir te revoir à Blois n'a été un peu calmée que par l'espérance que je lui ai donnée de te revoir à Paris dans deux mois, ce tems lui a paru bien long. Je vais te dire aussi, cher papa, que je ne l'ai plus trouvé aussi bien. On a pour les malades chez M. Esquirol des soins infinis, mais ce qui est le plus funeste à Eugène, c'est la solitude et l'oisiveté, auxquelles il est entièrement livré dans cette maison. Quelques mots qui lui sont échappés m'ont montré que dans l'incandescence de sa tête il prenait cette prison en horreur, il m'a dit à voix basse qu'on y assassinait des femmes dans les souterrains et qu'il avait entendu leurs cris. Tu vois, cher papa, que ce séjour lui est plus pernicieux qu'utile. D'un autre côté la pension (dont M. Esquirol doit t'informer) est énorme, elle est de 400 francs par mois. D'ailleurs le docteur Fleury pense que la promenade et l'exercice sont absolument nécessaires au malade. Je te transmets tous ces détails, mon cher papa, sans te donner d'avis. Tu sais mieux que moi ce qu'il faut faire. Je crois néanmoins devoir te dire qu'il existe, m'a-t-on assuré, des maisons du même genre, où les malades ne sont pas moins bien que là, et paient moins cher. Il paraît qu'on n'a point assez caché à Eugène qu'il fût parmi des fous, aussi est-il très affecté de cette idée que j'ai néanmoins combattue hier avec succès.
Je t'écris à la hâte, bon et cher papa, au milieu de tous les ennuis que me donne la banqueroute de mon libraire, garde-toi un peu, pour la vente de tes Mémoires, de l'extrême confiance de notre bon Abel.
C'est lui qui m'a, bien involontairement il est vrai, poussé dans cette galère.
Adieu, cher et excellent papa; nous t'embrassons tous ici bien tendrement.
Ton fils dévoué et respectueux,
Victor.
24 mai 1823.
Mes hommages à ta femme, dont nous attendons des nouvelles.
Eugène ne demeura guère, en effet, chez le Dr Esquirol, et après un court séjour au Val-de-Grâce, ne tarda point à être transféré à Saint-Maurice, c'est-à-dire à Charenton.
Il devait y trouver, comme directeur, le second frère de Royer-Collard[65], qui fut professeur de médecine légale à la Faculté de médecine de Paris, et médecin de Louis XVIII.
[65] Antoine-Athanase Royer-Collard, né à Sempis en 1768, mort en 1825. Il était, depuis 1806, médecin de l'asile de Charenton.
La grossesse d'Adèle Hugo semble pénible et, revenant au frère malade, Victor après avoir merveilleusement dépeint l'aspect du triste fou, d'ajouter cette phrase où apparaissent déjà derrière le poète, l'homme de tête et le réformateur.
«Je crains que les moyens dont la société use envers les malades, la captivité et l'oisiveté, ne fassent qu'alimenter une mélancolie dont le seul remède, ce me semble, serait le mouvement et la distraction.»
N'est-elle point à retenir, si on songe, surtout, aux vingt et un ans de son auteur?
La pension du ministère de l'Intérieur ne semble pas devoir se faire longtemps attendre.
Quant aux biens en Espagne et aux cédules hypothécaires, Victor Hugo se tient, pour des démarches, à la disposition de son père. Mais, le moment ne lui paraît pas favorable.
Cette affaire semble moins dépendre de M. de Chateaubriand que de M. de Martignac[66], et celui-ci est l'homme de M. de Villèle[67].
[66] Jean-Baptiste-Sylvère Gay, vicomte de Martignac, né à Bordeaux en 1778, mort à Paris en 1832. Il était alors conseiller d'État et devait plus tard, rallié à une politique plus modérée, se voir confier le ministère de l'Intérieur, à la chute de M. de Villèle (janvier 1828).
[67] Jean-Baptiste-Séraphin-Joseph, comte de Villèle, né à Toulouse en 1773, mort en 1854. Membre de la Chambre introuvable de 1815, il entra, ultra-royaliste, au Ministère en 1821, pour prendre bientôt la présidence du Conseil. Les élections de novembre 1827, la dissolution de la Chambre n'ayant pas amené le résultat qu'il espérait, provoquèrent sa démission.
Mon cher Papa,
Eugène, après un séjour de quelques semaines au Val-de-Grâce, vient d'être transféré à Saint-Maurice, maison dépendant de l'hospice de Charenton, dirigé par M. le docteur Royer-Collard. La translation et le traitement ont lieu aux frais du gouvernement: il te sera néanmoins facile d'améliorer sa position moyennant une pension plus ou moins modique; on nous assure que cet usage est généralement suivi pour les malades d'un certain rang. Au reste, le docteur Fleury a dû écrire à l'un de ses amis qui sera chargé d'Eugène dans cette maison, et M. Girard, directeur de l'école vétérinaire d'Alfort, a promis à M. Foucher, qui le connaît très particulièrement, de recommander également les soins les plus empressés pour notre pauvre et cher malade et d'en faire son affaire.
M. Foucher, Abel et moi, comptons t'écrire incessamment de nouveaux détails sur ces objets, ainsi que sur la santé toujours douloureusement affectée de notre infortuné frère. Les souffrances de mon Adèle, qui augmentent à mesure que son terme approche, ne m'ont point encore permis d'aller le voir dans son nouveau domicile; je ne puis donc t'en donner des nouvelles aussi fraîches que je le désirerais. Au reste l'état de sa raison, comme j'ai eu occasion de l'observer dans mes fréquentes visites chez le docteur Esquirol et au Val-de-Grâce, ne subit que des variations insensibles. Toujours dominé d'une idée funeste, celle d'un danger imminent; tous ses discours, comme tous ses mouvements, comme tous ses regards trahissent cette invincible préoccupation, et je crains que les moyens dont la société use envers les malades, la captivité et l'oisiveté, ne fassent qu'alimenter une mélancolie dont le seul remède, ce me semble, serait le mouvement et la distraction. Ce qu'il y a de cruel, c'est que l'exécution de ce remède est à peu près impossible, parce qu'elle est dangereuse.
Je t'envoie ci-incluse une lettre de M. Esquirol, qui n'éclaircit rien, et n'ajoute rien à mes idées personnelles, à mes observations particulières sur notre Eugène; je crois t'avoir déjà écrit la plupart de ce qu'écrit le docteur, auquel j'avais déjà exposé tous les faits qu'il présente. Il est vrai que le malade a fait chez lui un bien court séjour. Mais je pense que cette maison lui était plus nuisible qu'utile. M. Katzenberger a envoyé chez M. Foucher les 400 francs que demande le docteur Esquirol pour un mois de pension, et M. Foucher a prévenu ce dernier qu'ils sont à sa disposition.
Je suis heureux, cher papa, de reposer tes idées sur des sujets moins tristes en t'entretenant aujourd'hui de l'heureux événement qui doit en amener un autre également heureux pour nous, ton retour.
Ma bien-aimée Adèle accouche dans cinq semaines environ. Viens le plus tôt qu'il te sera commode. Il me sera bien doux que mon enfant reçoive de toi son nom, et c'est pour moi un sujet de joie immense de penser qu'il m'était réservé, à moi le plus jeune de tes fils, de te donner le premier le titre de grand-père. J'aime cet enfant d'avance, parce qu'il sera un lien de plus entre mon père et moi.
Je te remercie de la proposition que tu me fais relativement à M. de Chateaubriand; mais la position intérieure du ministère rend singulièrement délicates les communications actuelles entre MM. de Chateaubriand et de Corbière[68]. Tu comprendras ce que je ne peux dire ici qu'à demi-mot. Au reste, les espérances dont on me berce si longtemps ont acquis depuis deux jours un caractère assez positif. Si elles se réalisaient enfin, je m'empresserais de t'en faire part. Quant aux biens d'Espagne, je ne doute pas qu'une réclamation de toi en fût parfaitement accueillie, et je la présenterai moi-même au ministère des Affaires étrangères. Seulement j'appréhende que la décision de cette affaire ne dépende moins de mon illustre ami que de M. de Martignac, qui est l'homme de M. de Villèle.
[68] Jacques-Joseph-Guillaume-Pierre, comte de Corbière, né à Amanlis, près Rennes, 1768, mort en 1858.
Député d'Ille-et Vilaine, après avoir été président au Conseil royal de l'Instruction publique, il se vit appeler, en décembre 1821, par M. de Villèle, au ministère de l'Intérieur, et se retira avec lui, en 1828.
Adieu, bon et cher papa, mon Adèle désire que je lui cède le reste de ce papier. J'avais pourtant encore bien des choses à te dire, mais il faut obéir à une prière si naturelle et me borner à t'embrasser avec autant de tendresse que de respect.
Ton fils,
Victor.
Gentilly, 27 juin 1823.
J'ajoute un mot à ce que dit mon Victor pour vous réitérer la prière de hâter votre arrivée le plus tôt que vos affaires vous le permettront, j'entends par affaires vos commodités, et celles de notre excellente belle-mère à la santé de laquelle nous nous intéressons bien vivement et que je désire embrasser en même temps que mon petit enfant; nous comptons tous, mon cher papa, que vous serez à Paris à la fin de juillet; s'il en était autrement, j'en aurais beaucoup de chagrin, car son grand père doit le voir un des premiers, ainsi, cher papa, nous vous attendons dans cinq semaines au plus tard.
Votre respectueuse fille,
A. Hugo.
La santé d'Eugène est loin de s'améliorer. Il fait de la mélancolie et on a peine à le faire manger. Victor—il signe ce billet V.-M. H.—donne à son père ces mauvaises nouvelles, en recommandant à son bon accueil le jeune Adolphe Trébuchet, son cousin germain, qui vient à Blois, et désirerait sans doute visiter Chambord.
Outre l'intérêt artistique de Chambord l'on pense si le Simple discours de Paul-Louis Courier et ses deux mois de prison légitimaient cette curiosité[69].
[69] Le simple discours de Paul Louis, vigneron de La Chavonnière, aux membres du conseil de Véretz, département d'Indre-et-Loire, à l'occasion de l'acquisition de Chambord, parut chez Bobée, 1821, in-8º, de 28 pp.
Le 28 août, Courier était traduit sous l'inculpation d'outrage aux mœurs,—il avait rappelé dans son Discours certains scandales des mœurs royales et représenté les cours comme le centre de toutes les corruptions,—devant la cour d'assises de la Seine, se voyait déclarer coupable et condamner à deux mois de prison.
Ce fut l'occasion d'un nouveau pamphlet, plus âpre encore:
Procès de Paul-Louis Courier, vigneron de La Chavonnière, condamné le 28 août 1821, à l'occasion de son Discours sur la souscription de Chambord (Paris, Chantpie, in-8º de 80 pp.).
Mais, cette fois, on n'osa poursuivre.
Mon cher papa,
C'est mon bon petit cousin Adolphe Trébuchet, qui te remettra cette lettre où tu trouveras le reçu de M. Esquirol. Nous n'avons encore pu voir notre pauvre Eugène à Saint-Maurice; il faut une permission et il est assez difficile de l'obtenir.
Abel a du reste obtenu en attendant de ses nouvelles qui sont loin malheureusement d'être satisfaisantes; il est toujours plongé dans la même mélancolie; il a pendant quelque temps refusé toute nourriture; mais enfin la nature a parlé, il a consenti à manger. Le traitement qu'il subit n'exige pas encore à ce qu'il paraît un supplément de pension, quand cela sera nécessaire, on nous en avertira.
Ces détails me navrent, cher papa, et il me faut toute la joie de ton prochain retour pour ne pas me livrer en ce moment au désespoir.
M. Foucher et Abel vont bientôt t'écrire, moi-même je me hâterai de te transmettre tout ce que l'état de notre cher malade offrira de nouveau.
Adieu, cher papa, il est inutile de te recommander cet Adolphe que nous aimons tous comme un frère; je crois qu'il désire vivement voir Chambord, et ce sera pour lui comme pour toi un plaisir de passer quelques jours à Blois, si l'urgence de son voyage le lui permet.
Je t'embrasse tendrement pour moi et mon Adèle, présente nos hommages empressés à notre belle-mère, qui, nous l'espérons, est rétablie.
Ton fils soumis et respectueux,
V.-M. H.
Ce 1er juillet 1823.