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Voyage musical au pays du passé

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IV

LES ORIGINES DU «STYLE CLASSIQUE» DANS LA MUSIQUE DU XVIIIe SIÈCLE

Tout musicien perçoit immédiatement les différences profondes qui séparent du grand style préclassique de J.-S. Bach et de Hændel le style dit classique de la fin du XVIIIe siècle,—l'un, avec son ample rhétorique, rigoureusement déduite, sa savante écriture polyphonique, son esprit objectif et général,—l'autre, clair, spontané, mélodique, reflétant les nuances changeantes d'âmes individuelles qui se mettent tout entières dans leurs œuvres, et bientôt en arrivent aux Confessions à la Jean-Jacques de Beethoven et des romantiques. Il semble qu'entre ces deux styles il se soit écoulé plus d'un âge d'homme.

Or, qu'on remarque les dates: J.-S. Bach meurt en 1750, Hændel en 1759. En 1759, meurt C. H. Graun. En 1759, Haydn donne sa première symphonie. L'Orfeo de Gluck est de 1762; les premières sonates de Phil.-Em. Bach, de 1742. Le génial protagoniste de la Symphonie nouvelle, Johann Stamitz, est mort avant Hændel,—en 1757. Ainsi, les chefs des deux grands courants artistiques ont vécu, côte à côte. Le style de Keiser, de Telemann, de Hasse, des symphonistes de Mannheim, qui est la source des grands classiques Viennois, est contemporain des œuvres de J.-S. Bach et de Hændel.—Bien plus, il avait, de leur vivant, la primauté sur eux. Dès 1737 (l'année qui suit la Fête d'Alexandre de Hændel, et qui précède Saül et la série entière des magnifiques oratorios), Frédéric II de Prusse, alors Kronprinz, écrivait au prince d'Orange:

«Les beaux jours de Hendel sont passés, sa tête est épuisée, et son goût hors de mode.»

Et Frédéric II opposait à cet art «démodé» celui de «son compositeur», comme il nomme C.-H. Graun.

En 1722-3, quand J.-S. Bach se présentait pour la succession de Kuhnau au Kantorat de Saint-Thomas à Leipzig, on lui préférait de beaucoup Telemann; et ce ne fut que parce que Telemann ne voulut pas de la place, qu'elle fut donnée à J.-S. Bach. Le même Telemann, dès le début de sa carrière, en 1704, encore à peine connu, tenait en échec le glorieux Kuhnau: tant était déjà fort le courant de la mode nouvelle. Ce courant ne fit que s'affirmer, par la suite. Un poème de Zachariä, qui reflète assez exactement l'opinion des cercles les plus cultivés de l'Allemagne, le Temple de l'Éternité, écrit en 1754, met sur la même ligne Hændel, Hasse et Graun, célèbre Telemann dans les termes qu'on emploierait aujourd'hui pour parler de J.-S. Bach[184], et, quand il arrive à J.-S. Bach et à «ses fils mélodieux», il ne trouve plus à glorifier en eux que les virtuoses, rois de l'orgue et du clavier. Ce jugement est encore celui de l'historien Burney, en 1772.—Et certes, il est fait pour nous surprendre. Mais nous devons nous garder des indignations faciles. Il y a peu de mérite, du haut des deux siècles qui nous séparent, à laisser tomber un mépris écrasant sur les contemporains de J.-S. Bach et de Hændel, qui les ont mal jugés. Il est plus instructif de tâcher de les comprendre.

[184] «... Mais qui est ce vieillard, qui de sa plume légère, plein d'une ardeur sacrée, enchante le Temple Eternel? Ecoutez! Comme bruissent les vagues de la mer! Comme les montagnes poussent des cris d'allégresse et des hymnes au Seigneur! Comme un harmonieux Amen remplit d'un saint effroi l'âme pieuse! Comme tremblent les temples du fracas religieux de l'Alleluya! Telemann, c'est toi, toi, le père de la sainte musique....»

Et d'abord, observons l'attitude de J.-S. Bach et de Hændel, à l'égard de leur temps. Ni l'un ni l'autre n'affecte la pose fatale d'un génie incompris, comme tant de nos grands ou petits grands hommes d'aujourd'hui. Ils ne s'indignent point. Et même, ils sont en fort bons termes avec leurs rivaux plus heureux. J.-S. Bach et Hasse étaient excellents amis, pleins d'estime l'un pour l'autre. Telemann avait noué, dès l'enfance, une amitié cordiale avec Hændel; il entretenait de bonnes relations avec J.-S. Bach, qui le choisit pour parrain de son fils Philipp Emanuel. J.-S. Bach confia l'éducation musicale d'un autre de ses fils, son préféré, Wilhelm Friedemann, à J. Gottlieb Graun.—Rien d'un esprit de parti. Des deux côtés, des hommes supérieurs qui s'estiment et qui s'aiment.

Essayons d'apporter à leur étude le même généreux esprit d'équité et de sympathie. J.-S. Bach et Hændel n'y perdront rien de leur grandeur colossale. Mais nous aurons la surprise de trouver autour d'eux une quantité de belles œuvres, d'artistes pleins d'intelligence et de génie; et il ne nous sera pas impossible de comprendre les raisons des préférences des contemporains. Sans parler de la valeur individuelle de ces artistes qui est souvent très grande, c'est leur esprit qui mène aux chefs-d'œuvre classiques de la fin du XVIIIe siècle. J.-S. Bach et Hændel sont deux montagnes, qui dominent, mais qui ferment une époque. Telemann, Hasse, Jommelli, et les symphonistes de Mannheim sont les rivières qui se sont frayé un chemin vers l'avenir. Comme ces rivières se sont jetées dans de plus grands fleuves,—Mozart, Beethoven,—qui les ont absorbées, nous les avons oubliées, tandis que nous voyons toujours au loin les grandes cimes. Mais il nous faut être reconnaissants envers les novateurs. La vie était avec eux; et ils nous l'ont transmise.


On connaît la fameuse Querelle des Anciens et des Modernes, inaugurée en France, vers la fin du XVIIe siècle, par Charles Perrault et Fontenelle, qui opposaient à l'imitation de l'antiquité l'idée cartésienne du progrès,—et reprise, une vingtaine d'années plus tard, par Houdar de la Motte, au nom de la raison et du goût modernes.

Cette querelle dépassait la personnalité de ceux qui la lancèrent. Elle répondait à un mouvement universel dans la pensée européenne; et l'on trouve dans tous les grands pays de l'Occident, dans tous les arts, des symptômes analogues. Ils sont frappants dans la musique allemande. La génération des Keiser, des Telemann, des Mattheson, dès l'enfance, éprouve une aversion instinctive pour ceux qui représentent l'antiquité en musique, pour les contrapontistes, les canonistes. A l'origine du mouvement est Keiser, dont l'influence artistique fut profonde et décisive sur Hasse, Graun, Mattheson[185] (aussi bien que, d'ailleurs, sur Hændel). Mais le premier qui manifesta ces sentiments d'une façon nette, insistante et répétée, fut Telemann.

[185] Graun se nourrit, à Dresde, des partitions de Keiser. Hasse professait encore, en 1772, son admiration sans bornes pour ce musicien, «un des plus grands, disait-il, que le monde ait jamais possédés». Quant à Mattheson, il fut, en beaucoup de choses, le porte-parole de Keiser.

Dès 1704, en face du vieux musicologue Printz, il prend l'attitude de Démocrite, opposé à Héraclite:

«Il pleurait amèrement sur les extravagances des mélodistes d'aujourd'hui. Et moi, je riais des ouvrages non mélodiques des vieux.»

En 1718, il cite pour son compte ces vers français:

«Ne les élève pas (les anciens) dans un ouvrage saint
Au rang où dans ce temps les auteurs ont atteint.»

C'est une franche déclaration pour les modernes, contre les anciens. Et qu'est-ce donc que les modernes, pour lui? Les modernes, ce sont les mélodistes.

«Singen ist das Fundament zur Music in allen Dingen.
Wer die Composition ergreifft, muss in seinen Sätzen singen.»
Le chant est le fondement de la musique tout entière.
Qui compose doit chanter dans tout ce qu'il écrit.»)

Telemann ajoute qu'un jeune artiste doit se mettre à l'école des mélodistes italiens et jeunes-allemands, non à celle «des vieux, qui contrepointent à tire larigo, mais qui sont dénués d'invention, et qui écrivent à quinze et vingt voix obligées, où Diogène lui-même avec sa lanterne ne trouverait pas une goutte de mélodie».

Le plus grand théoricien musical de l'époque, Mattheson, ne parlait pas autrement. Dans sa Critica Musica de 1722, il se vantait «d'avoir été sans vanité[186] le premier à insister énergiquement et expressément sur l'importance de la mélodie».... Avant lui, dit-il, il n'y avait pas un auteur musical, «qui ne sautât par-dessus cette première, plus excellente, et plus belle partie de la musique, comme un coq par-dessus des charbons ardents».

[186] Il en avait beaucoup, au contraire: car on a vu par les citations ci-dessus de Telemann et par l'exemple de Keiser, qu'il ne manquait pas de devanciers.

S'il ne fut pas le premier, comme il le prétendait, il fit du moins le plus de bruit. En 1713, il engagea une lutte violente en l'honneur de la mélodie contre les Kontrapunktisten, que représentait un organiste de Wolfenbüttel, Bokemeyer, savant et combatif comme lui. Mattheson ne voyait dans le canon et le contrepoint qu'un exercice intellectuel, sans prise sur le cœur. Pour amener son adversaire à résipiscence, il prit pour arbitres Keiser, Heinichen, et Telemann, qui se prononcèrent pour lui. Bokemeyer se déclara battu, et remercia Mattheson de l'avoir converti à la mélodie, «comme à l'unique et vraie source de la musique pure», (als der einzigen und wahren Quelle echt musikalischer Kunst[187]).

[187] Bokemeyer fut si convaincu qu'il écrivit un petit traité de la mélodie, et l'adressa à Mattheson, afin que celui-ci le corrigeât.

Telemann disait:

«Wer auf Instrumenten spielt muss des Singens kündig seyn. (Qui joue des instruments, doit être instruit du chant).»

Et Mattheson:

«Quelque morceau qu'on écrive, vocal ou instrumental, tout doit être cantabile.»

Cette importance prédominante donnée à la mélodie cantabile, au chant, faisait tomber les barrières entre les divers genres de musique, en leur donnant à tous pour modèle le genre où s'épanouissait dans sa perfection la mélodie vocale et l'art du chant: l'opéra italien. Les oratorios de Telemann, de Hasse et de Graun, les messes de l'époque, sont en style d'opéra[188]. Dans son Musikalische Patriot de 1728, Mattheson rompt des lances contre le style contrapontique à l'église; là comme ailleurs, il veut établir «le style théâtral», parce que ce style permet, selon lui, d'atteindre mieux que tout autre le but de la musique religieuse, qui est «d'exciter les passions vertueuses». Tout est, ou doit être, dit-il, théâtral, au sens le plus vaste du mot theatralisch, qui signifie: imitation artistique de la nature. «Tout ce qui agit sur les hommes est théâtral.... La musique est théâtrale.... Le monde entier est un théâtre géant.»—Ce style théâtral pénétrera la musique entière, même dans ses provinces qui semblent le plus à l'abri, le lied, la musique instrumentale.

[188] Hændel et J.-S. Bach eux-mêmes ne sont pas restés indemnes de la contagion. Non seulement Hændel a écrit 40 opéras, mais ses oratorios, ses Psaumes, ses Te Deum abondent en éléments dramatiques. Quant à J.-S. Bach, il est caractéristique qu'il ait pris pour librettiste de ses premières cantates Erdmann Neumeister, qui écrivait qu'une cantate «n'est autre chose qu'un morceau d'opéra», et qui introduisit en Allemagne la cantate religieuse en style d'opéra. En prenant parti pour ce genre de cantates dramatiques, avec récitatifs et airs, Bach choquait bien des gens. Les piétistes de Mühlhausen, où il était maître de chapelle en 1708, le forcèrent à démissionner, indignés par ses cantates trop frivoles, par son style de concert ou d'opéra à l'église. On retrouve des réminiscences des opéras de Keiser dans ses plus célèbres cantates. Est-il besoin de rappeler aussi ses cantates profanes, les unes mythologiques, les autres réalistes et bouffes, et le réemploi qu'il fit de fragments considérables de ces compositions dans ses œuvres religieuses? Il ne voyait donc pas toujours de limite tranchée entre le style profane et le style religieux.—Mais J.-S. Bach et Hændel étaient protégés contre l'excès du style d'opéra par leur génie choral et contrapontique, qui s'accordait mal avec l'opéra d'alors.


Mais ce changement de style ne marquerait pas un progrès vivant, si l'opéra lui-même, qui était le modèle commun, n'avait été transformé, à la même époque, par l'introduction d'un élément nouveau qui allait se développer avec une rapidité inattendue: l'élément symphonique. Ce qui est perdu, du côté de la polyphonie vocale, se retrouve du côté de la symphonie instrumentale. La grande conquête de Telemann, de Hasse, de Graun, de Jommelli, dans l'opéra, c'est le recitativo accompagnato, les scènes récitatives avec orchestre dramatique[189]. C'est par là qu'ils seront des révolutionnaires, au théâtre de musique. Une fois l'orchestre introduit dans le drame, il sera maître de la place. En vain criera-t-on qu'ils ruinent le beau chant. Eux, qui le soutenaient contre l'ancien art contrapontique, ne craignent pas de le sacrifier, au besoin, à l'orchestre. Jommelli, si respectueux de Métastase pour tout le reste, lui tiendra tête sur ce seul point, avec une obstination inébranlable[190].—Il faut lire les doléances des vieux musiciens:

[189] Je ne veux point dire qu'ils en furent les inventeurs. L'Accompagnato remonte aux premiers temps de l'opéra vénitien, et est pratiqué par Lully, dans ses dernières œuvres. Mais, à partir de Leonardo Vinci et de Hasse (aux environs de 1725-30), ces grands monologues dramatiques, récités avec orchestre, se développèrent d'une façon magnifique.

[190] Non pas que Métastase fût ennemi du recitativo stromentale. Il était un trop parfait poète-musicien pour ne pas en sentir l'effet dramatique. Il reconnaît clairement, dans certains de ses écrits, le pouvoir qu'a l'orchestre de traduire la tragédie intérieure. Mais ce pouvoir même lui semblait inquiétant. La tragédie intérieure menaçait de déborder sur l'action; la poésie était en danger d'être noyée par la musique; et Métastase, qui avait un sens si fin de l'équilibre de tous les éléments théâtraux, devait tenir la main à ce que fût strictement limitée dans chaque acte la part de recitativo con stromenti.

«On n'entend plus la voix, l'orchestre est assourdissant.»

Dès 1740, aux représentations d'opéras, on ne pouvait plus comprendre les paroles des chanteurs, si l'on ne suivait sur le libretto: l'accompagnement étouffait les voix.[191] Et l'orchestre dramatique ne cessa de se développer, au cours du siècle. «L'immodération de l'accompagnement instrumental, dira Gerber, est devenue une mode générale

[191] Voir Lorenz Mizler: Musical Bibl. 1740, Leipzig, t. II, p. 13, cité par W. Kleefeld: Das Orchester der deutschen Oper, 1898. Voir aussi Mattheson: Die neueste Untersuchung der Singspiele, 1744, Hambourg.

L'orchestre déborde si bien le théâtre que, de très bonne heure, il s'affranchit et prétend être lui-même théâtre et drame. Dès 1738, Scheibe, le plus intelligent des musicologues allemands avec Mattheson, écrivait des symphonies-ouvertures, qui exprimaient «le contenu des pièces», à la façon des ouvertures de Beethoven pour Coriolan, ou pour Léonore[192]. Je ne parle pas des descriptions en musique, qui foisonnaient en Allemagne, vers 1720, comme on le voit par les railleries de Mattheson dans sa Critica Musica. Le mouvement venait d'Italie, où Vivaldi et Locatelli, sous l'influence de l'opéra, écrivaient des concertos à programme, qui se répandirent dans l'Europe entière[193]. Puis, ce fut la musique française, «subtile imitatrice de la nature[194]», dont l'influence fut prépondérante sur le développement de la Tonmalerei (peinture en musique) dans l'art allemand[195].—Mais ce que je tiens à noter, c'est que même les adversaires de la musique à programme, ceux qui comme Mattheson raillaient l'extravagance des descriptions de batailles, de tempêtes, des calendriers musicaux[196], des symbolismes puérils qui représentaient en contrepoint le premier chapitre de saint Mathieu, l'arbre généalogique du Sauveur, ou qui, pour exprimer les douze apôtres du Christ, écrivaient douze parties,—ceux-là même attribuaient à la musique instrumentale le pouvoir de traduire la vie de l'âme.

[192] Les ouvertures de Scheibe pour Polyeuctes ein Märtyrer et pour Mithridates. Christ. Heinr. Schmid, dans sa Chronologie des deutschen Theaters, 1755, Leipzig, nomme cet essai «une grande chose mémorable de l'année». Voir Carl Mennicke: Hasse und die Brüder Graun als Symphoniker, 1906, Leipzig.

[193] Tels les quatre concertos de Vivaldi, consacrés aux quatre saisons, ou les concertos la Tempesta, la Notte, etc. Chacun des concertos des Saisons illustre un programme que lui trace un sonnet. Je renvoie à l'analyse du charmant concerto d'Automne, par M. Arnold Schering (Geschichte des Instrumentalkonzerts, 1905, Breitkopf). M. Schering a montré l'influence de ces œuvres sur Graupner à Darmstadt, et sur Jos. Gregorius Werner, prédécesseur de Haydn à la direction de la chapelle du prince Esterhazy.

[194] Le mot est de Telemann, en 1742.

Sur les théoriciens français de «l'imitation» en musique, voir la thèse de J. Ecorcheville: De Lulli à Rameau, l'Esthétique musicale de 1690 à 1730.

[195] Aucun des critiques allemands, qui relèvent, soit pour la louer, soit pour la blâmer, la passion de Telemann pour les peintures musicales, ne manque d'en attribuer la cause à l'influence française. Et Telemann revendiquait l'honneur de s'être fait en ceci le disciple de la France.

[196] Exemple: un Instrumental-Kalender en douze mois, par Jos.-Gregorius Werner. Tout est traduit en musique, jusqu'à la longueur des jours et des nuits, qui, étant en février de dix et de quatorze heures, s'exprime par des reprises de Menuets en dix et quatorze mesures.—A. Schering se demande si Haydn ne s'est pas souvenu de son prédécesseur dans ses symphonies de jeunesse: Le soir, Le matin, etc.

«On peut très bien représenter avec de simples instruments, dit Mattheson, la grandeur d'âme, l'amour, la jalousie, etc. On peut rendre toutes les inclinations du cœur par de simples accords et leur enchaînement sans paroles, en sorte que l'auditeur saisisse et comprenne la marche, le sens, la pensée du discours musical, comme si c'était un véritable discours parlé[197]

[197] Die Neueste Untersuchung der Singspiele, 1744.—Mattheson suit ici les traditions de Keiser.

Un peu plus tard, vers 1767, dans une lettre à Philipp-Emmanuel Bach, le poète Gerstenberg de Copenhague exprimait, avec une netteté parfaite, l'idée que la vraie musique instrumentale, et en particulier la musique pour clavier, devait exprimer des sentiments et des sujets précis; et il espérait que Philipp Emmanuel, qu'il nommait «un Raphaël en musique», (ein Raffael durch Töne), réaliserait cet art[198].

[198] O. Fischer: Zum musikalischen Standpunkte des Nordischen Dichterkreises, (Sammelbände der I. M. G. janvier-mars 1904).

On était donc arrivé à la conscience claire du pouvoir expressif et descriptif de la musique pure; et l'on peut dire que certains compositeurs allemands de cette époque en furent enivrés, comme Telemann, chez qui la Tonmalerei, la peinture en musique, prend la première place.

Mais ce qu'il faut bien voir, c'est qu'il ne s'agissait pas seulement d'un mouvement littéraire, qui voulait introduire dans la musique des éléments extramusicaux, en faire une peinture ou une poésie. C'était une révolution profonde qui s'accomplissait au cœur de la musique. L'âme individuelle s'émancipe de l'impersonnalité de la forme. L'élément subjectif, la personnalité de l'artiste, y fait irruption avec une audace toute nouvelle.—Certes, nous reconnaissons la personnalité de J.-S. Bach et de Hændel dans leurs puissantes œuvres. Mais nous savons avec quelle rigueur ces œuvres se développent, suivant des lois très strictes. qui non seulement ne sont pas celles de l'émotion, mais qui manifestement l'évitent ou la contredisent de parti pris,—que ce soit une fugue, ou une Aria da capo, qui font inévitablement revenir les motifs à des moments et à des places prévues d'avance, alors que l'émotion commanderait de poursuivre, et non de revenir sur ses pas,—qui, d'autre part, ont peur des fluctuations de sentiments, et n'y consentent qu'à condition qu'elles se présentent sous des aspects symétriques, des oppositions un peu raides et mécaniques entre le f. et le p. entre le tutti et le concertino, des Échos, comme on disait alors. Il semblait qu'il ne fût pas artistique de livrer d'une façon immédiate son sentiment individuel, et qu'il fallût interposer entre soi et le public le voile de belles formes impersonnelles. Sans doute, les œuvres de cette époque y gagnaient leur superbe apparence de sérénité hautaine, qui recouvre les petites joies et les petites douleurs. Mais combien elles y perdent d'humanité!—Cette humanité fait entendre son cri d'émancipation en musique, avec les artistes de la nouvelle époque. Évidemment, nous ne pouvons nous attendre à ce que, du premier coup, elle atteigne à la liberté frémissante d'un Beethoven. Et pourtant, les racines de l'art d'un Beethoven sont déjà, comme on l'a montré[199], dans les symphonies de Mannheim, dans l'œuvre de cet étonnant Johann Stamitz, dont les trios d'orchestre, écrits aux environs de 1750, marquent un âge nouveau. Par lui, la musique instrumentale se fait le souple vêtement de l'âme vivante, toujours en mouvement, perpétuellement changeante, avec ses fluctuations et ses contrastes inattendus.

[199] Voir surtout les travaux du grand musicologue, à qui revient l'honneur d'avoir remis en lumière Stamitz et son école, Hugo Riemann, dans ses éditions des Sinfonien der Pfalzbayerischen Schule, et dans ses articles: Beethoven und die Mannheimer (Die Musik, 1907-8).

Je ne voudrais pas exagérer. Ce n'est jamais l'émotion toute pure qu'on peut exprimer en art, ce n'en est qu'une image plus ou moins approchante; et le progrès d'une langue, comme la musique, est seulement d'en approcher de plus en plus, sans y atteindre jamais. Je ne prétends donc point—(ce qui serait absurde)—que les nouveaux symphonistes aient brisé les cadres et délivré la pensée de l'esclavage des formes; ils ont au contraire établi des formes nouvelles; et c'est à cette époque que se sont décidément imposés les types classiques de la Sonate et de la Symphonie, tels qu'on les explique aujourd'hui dans les écoles de musique. Mais si ces types ont pu devenir pour nous surannés, si le sentiment d'aujourd'hui s'y trouve à la gêne et passablement étriqué, s'ils ont pris à la longue un air de convention scolastique,—il faut penser combien ils apparaissaient alors libres et vivants, par comparaison avec les formes et le style usités. Et d'ailleurs, on peut dire que pour les inventeurs de ces formes nouvelles, ou pour ceux qui, les premiers, en firent emploi, elles semblaient beaucoup plus libres que pour ceux qui suivirent. Elles n'étaient pas encore devenues des formes générales, elles étaient la forme personnelle de leurs créateurs, modelée suivant les lois de leur propre pensée, sur le rythme de leur respiration. Je ne crains pas de dire que la Symphonie d'un J. Stamitz, moins belle, moins riche, moins abondante, est beaucoup plus spontanée que celle d'un Haydn, ou d'un Mozart. Elle est faite à sa mesure. Il crée ses formes, il ne les subit pas.

Quels êtres prime-sautiers, ces premiers symphonistes de Mannheim! Ils osent, à l'indignation des vieux musiciens et surtout des pontifes de l'Allemagne du Nord, briser l'unité esthétique, mélanger les styles, faire entrer dans leur œuvre, comme dit un critique, «le boiteux, le non-mélodique, le bas, le burlesque, le démembré, tous les accès fiévreux de l'alternative continuelle du piano et du forte[200]». Ils profitent de toutes les conquêtes récentes, des progrès de l'orchestre, des recherches harmoniques audacieuses d'un Telemann répondant aux vieux maîtres effarouchés qui lui disent: «Il ne faut pas aller trop loin.—Jusqu'au fin fond (den untersten Grund), si l'on veut mériter le nom de maître[201]!» Ils profitent aussi des genres nouveaux, du Singspiel qui vient de naître. Ils font entrer hardiment le style bouffe dans la symphonie, côte à côte avec le style sérieux, au risque de scandaliser Philipp-Emmanuel Bach, qui voit dans l'irruption du style comique (Styl so beliebte komische) un principe de décadence de la musique[202],—décadence qui devait conduire à Mozart!—Bref, leur loi, c'est le naturel et la vie,—cette même loi qui va pénétrer la musique tout entière, qui renouvelle le lied, qui fait naître le Singspiel, qui conduira à ces essais de liberté extrême du théâtre musical, qui se nomment le mélodrame, la musique libre unie à la parole libre.

[200] Allg. deutsche Bibliothek, 1791 (cité par M. Mennicke, Hasse und die Brüder Graun).

[201] Lettre de Telemann, à C.-H. Graun, 15 déc. 1751.

[202] Autobiographie, citée par Nohl: Musiker Briefe, 1867, et par C. Mennicke.

Ce grand souffle de libération de l'âme individuelle, nous le reconnaissons: il a remué la pensée de toute l'Europe du second tiers du XVIIIe siècle, avant de s'exprimer, en fait par la Révolution française, en art par le Romantisme. Si la musique allemande d'alors reste fort loin encore de l'esprit romantique—(bien qu'on en trouve déjà des signes avant-coureurs),—c'est qu'elle fut garantie des excès de l'individualisme artistique par deux sentiments profonds: la conscience du devoir social de l'art, et un patriotisme passionné.


On sait combien le sentiment germanique était déchu dans la musique allemande, à la fin du XVIIe siècle. On avait d'elle, à l'étranger, l'idée la plus dédaigneuse. Qui ne connaît le mot de Lecerf de la Viéville, en 1705, mentionnant les Allemands, «dont la réputation n'est pas grande en musique»,—ou celui de l'abbé de Châteauneuf, admirant d'autant plus un virtuose allemand qu'il venait, disait-il, «d'un pays peu sujet à produire des hommes de feu et de génie»?—Les Allemands souscrivaient à cet arrêt; et tandis que leurs princes et leurs riches bourgeois passaient le temps à voyager en Italie ou en France, à singer les manières de Paris ou de Venise, l'Allemagne était pleine de musiciens français ou italiens qui y faisaient la loi, y imposaient leur style, et avaient toutes les faveurs. J'ai résumé plus haut un roman de J. Kuhnau: le Charlatan musical, paru en 1700, dont le héros comique est un aventurier Allemand qui se fait passer pour Italien, afin d'exploiter le snobisme de ses compatriotes. C'est le type des Allemands d'alors, qui reniaient leur nationalité, pour participer à la gloire des Velches.

Dans les vingt premières années du XVIIIe siècle, se fait déjà sentir un changement dans les esprits. La génération musicale qui entoure Hændel, à Hambourg,—Keiser, Telemann, Mattheson,—ne va pas en Italie; elle y met son orgueil, elle commence à se rendre compte de sa force. Hændel lui-même se refusait d'abord à faire le pèlerinage italien; au temps où il écrivait son Almira, à Hambourg, il affectait un grand dédain pour la musique d'Italie. La ruine de l'opéra de Hambourg l'obligea cependant à faire le voyage classique; et une fois qu'il fut là-bas, il subit le charme de la Circé latine, comme tous ceux qui l'ont une fois connue. Toutefois, il lui prit le meilleur de son génie, sans altérer son génie propre; et sa victoire en Italie, le triomphe de son Agrippina à Venise, en 1708, eut un effet considérable pour le relèvement de l'orgueil national; l'écho en fut immédiat en Allemagne. Encore plus, le succès de son Rinaldo à Londres, en 1711. Qu'on y songe: voilà un Allemand du Nord, qui, de l'aveu de l'Europe, avait vaincu les Italiens sur leur propre terrain! Les Italiens eux-mêmes l'avouaient. Ses partitions italiennes de Londres étaient jouées aussitôt en Italie. Le poète Barthold Feind, en 1715, apprend à ses compatriotes de Hambourg que Hændel était appelé par les Italiens «l'Orfeo del nostro secolo».... «Rare honneur, ajoute-t-il, car aucun Allemand n'est ainsi traité par un Italien ou un Français, ces messieurs ayant l'habitude de se moquer de nous

Aussi, avec quelle rapidité et quelle violence le sentiment national va-t-il se réveiller en musique, dans les années suivantes!—En 1728, le Musikalische Patriot de Mattheson crie: «Fuori Barbari!»

«Qu'on interdise le métier aux Velches qui nous enveloppent, de l'est à l'ouest, et qu'on les renvoie, par-dessus leurs Alpes sauvages, se purifier dans le fourneau de l'Etna!»

En 1729, Martin-Heinrich Fuhrmann lance de furieux pamphlets contre l'Opern-Quark italien.

Surtout, Joh.-Adolf Scheibe relève inlassablement la fierté nationale. En 1737-40, dans son Critischer Musicus. En 1745, il dit que Bach, Hændel, Telemann, Hasse et Graun, «pour la gloire de notre patrie font honte (beschämen) à tous les autres compositeurs étrangers, quels qu'ils soient.... Nous ne sommes plus des imitateurs des Italiens, ajoute-t-il; bien plutôt pouvons-nous nous vanter que les Italiens sont enfin devenus les imitateurs des Allemands.... Oui, nous avons enfin trouvé le bon goût en musique, dont l'Italie ne nous avait jamais encore offert le modèle parfait.... Le bon goût en musique (d'un Hasse, d'un Graun) est le propre de l'esprit allemand (deutschen Witzes); aucune autre nation ne peut s'enorgueillir de cette supériorité. D'ailleurs, les Allemands sont depuis longtemps de grands maîtres dans la musique instrumentale; et ils ont conservé cette maîtrise.»

De même parlent Mizler et Marpurg. Et les Italiens s'inclinent devant ces arrêts. Antonio Lotti écrit à Mizler, en 1738:

«Miei compatrioti sono genii e non compositori, ma la vera composizione si trova in Germania[203]

[203] Carl Mennicke inscrit cette phrase de Lotti en tête de son ouvrage déjà cité: Hasse und die Brüder Graun.

On voit le changement de front qui s'est produit en musique. D'abord, la période des grands Italiens triomphants en Allemagne;—puis celle des grands Allemands italianisés: Hændel, Hasse.—Et maintenant, voici le temps des Italiens germanisés: Jommelli.

Même en France, où l'on restait beaucoup plus cantonné chez soi, sans s'occuper de ce qui se passait en Allemagne, on se rend compte de la révolution qui s'opère. Dès 1734, Séré de Rieux a enregistré la victoire de Hændel sur l'Italie:

Flavius, Tamerlan, Othon, Renaud, César,
Admete, Siroé, Rodelinde, et Richard,
Eternels monumens dressés à sa mémoire,
Des Opéra Romains surpassèrent la gloire.
Venise lui peut-elle opposer un rival?[204]

[204] Epître sur la Musique, troisième chant.

Grimm, qui était un snob et se fût bien gardé d'afficher une parenté qui lui aurait nui dans l'opinion, se fait gloire, dans une lettre de 1752 à l'abbé Raynal, d'être le compatriote de Hasse et de Hændel. Telemann est fêté à Paris, en 1737. Hasse n'est pas moins bien reçu, en 1750, et le Dauphin le charge d'écrire le Te Deum pour l'accouchement de la Dauphine. J. Stamitz fait triompher à Paris ses premières symphonies, vers 1754-5. Et bientôt, les journaux français écraseront Rameau sous la comparaison des symphonistes allemands. Ou plutôt, comme ils disent: «Nous n'aurons pas l'injustice de comparer les ouvertures de Rameau avec les symphonies que l'Allemagne nous a données depuis douze ou quinze ans[205]...»

[205] Mercure de France, avril 1772.


La musique allemande a donc reconquis sa place, à la tête de l'art européen; et les Allemands le savent. Dans ce sentiment national, tous les autres différends s'effacent, tous les artistes allemands, à quelque groupe qu'ils appartiennent, se donnent la main; l'Allemagne les unit, sans distinction d'écoles. La poésie de Zachariä, que je citais tout à l'heure, nous montre, vers le milieu du siècle, les chefs de la nouvelle école et les chefs de l'ancienne groupés, pour la gloire de l'Allemagne, dans ce qu'il appelle le Temple de l'Éternité.

«... Avec un joyeux ravissement, la Muse de l'Allemagne voit des cohortes d'artistes, et elle bénit leurs noms, trop nombreux pour pouvoir tenir tous dans les bornes de cet étroit poème, mais que la renommée grave en lettres immortelles sur les piliers du Temple de l'Éternité.... O Muse de l'Allemagne, revendique l'honneur d'avoir ceint tes tempes du laurier musical! Tu possèdes une multitude de maîtres, plus nombreux et plus grands que la France et le Welschland....»

Le classement de ces maîtres par Zachariä est bien différent de celui que nous faisons aujourd'hui. Mais ils sont presque tous là; et de l'ensemble de leurs gloires se dégage une fierté enivrée de la puissance musicale de l'Allemagne.

Ce n'est pas seulement l'orgueil des artistes qui est exalté, c'est leur patriotisme. On écrit des opéras patriotiques[206]. Même dans les cours où règne l'italianisme musical, comme celle de Frédéric II à Berlin, on voit C.-H. Graun chanter les batailles de Frédéric: Hochkirchen, Rossbach, Zorndorf, soit en sonates, soit en scènes dramatiques[207]. Gluck écrit son Vaterlandslied (1766) et son Hermannschlacht sur des paroles de Klopstock. Bientôt le jeune Mozart, dans ses lettres frémissantes, écrites de Paris (1778), s'emporte jusqu'à l'outrage contre les Italiens et les Français:

[206] Le plus célèbre est le Günther von Schwarzburg de Ignaz Holzbauer, un des plus mélodieux opéras d'Allemagne avant Mozart, qui s'en inspira (1770, Mannheim).—Déjà Steffani avait écrit on 1689 un Henrico Leone, qui fut joué pour l'inauguration de l'Opéra de Hanovre, et pour le cinquième centenaire du siège de Bardewick par Henri le Lion.—Dans le même genre, il faudrait citer nombre d'œuvres de Schürmann, de Scheibe, etc.

[207] On prétend que Graun mourut de chagrin, en apprenant la défaite de Frédéric II à Züllichau (1759).

«Mes mains et mes pieds tremblent de l'ardent désir d'apprendre aux Français à connaître, à estimer et à craindre toujours davantage les Allemands[208].»

[208] A son père, 31 juillet 1778. Cf. Schubart: préface des Musicalische Rhapsodien, 1786, Stuttgart:

«L'oreille allemande a beau (mag noch so sehr) être habituée aux roucoulements (girren) du chant velche: elle ne peut pas s'empêcher de trouver beau un chant populaire sorti du cœur. Et toi, chant de la patrie! comme tu élèves l'âme, quand poète et musicien sont patriotes, et que leurs sentiments se baisent comme des gouttes de rosée dans le calice d'une fleur! Moi-même, depuis vingt ans, j'ai opéré des miracles avec les Kriegsliedern de Gleim, mis en musique par Bach. Des centaines de gens peuvent en témoigner, devant qui j'ai exécuté ces chants.»

Ce patriotisme surexcité, qui est déplaisant chez de grands artistes comme Mozart, en les rendant grossièrement injustes pour le génie d'autres races, a du moins eu ce résultat qu'il les a fait sortir de l'individualisme orgueilleux ou du dilettantisme énervé. Dans l'art allemand, dont l'atmosphère était raréfiée, et qui eût péri d'asphyxie, s'il n'avait eu depuis deux siècles, pour respirer, la foi religieuse, il fait rentrer le grand air. Ces musiciens nouveaux n'écrivent pas pour eux seuls, ils écrivent pour tous leurs compatriotes, ils écrivent pour tous les hommes.

Et ici, le patriotisme allemand se retrouve d'accord avec les théories des «philosophes» du temps: L'art ne doit plus être l'apanage d'une élite, il est le bien de tous. Tel est le Credo de la nouvelle époque; et on l'entend répéter sur tous les tons:

«Qui peut être utile à beaucoup, dit Telemann, fait mieux que qui écrit seulement pour un petit nombre

«... Wer vielen nützen kan,
Thut besser als wer nur für wenige was schreibet....»

Or, pour être utile, poursuit Telemann, il faut être aisément compris de tous. Par suite, la première loi est d'être simple, facile, clair.

«Je me suis toujours attaché à la facilité, dit-il. La musique ne doit pas être une peine, une science occulte, une espèce de magie noire....»

Mattheson, écrivant son Vollkommene Kapellmeister, (1739), qui est le code du style nouveau, l'Art Musical de la nouvelle école, demande qu'on mette le grand art de côté, ou du moins qu'on le cache: il s'agit d'écrire difficilement de la musique facile. Il dit même que le musicien doit chercher, s'il veut faire une bonne mélodie, à ce que le thème «ait un je ne sais quoi que tout le monde connaisse déjà».—(Naturellement, il ne s'agit pas d'expressions déjà employées, mais qui semblent si naturelles que chacun croie les connaître).—Comme modèles de cette Leichtigkeit mélodique, il recommande l'étude des Français.

Les mêmes idées sont exprimées par les hommes qui sont à la tête de l'école berlinoise du lied, dont le Boileau fut le poète Ramler. Dans sa préface à ses Oden mit Melodien de 1753-5, Ramler donne, lui aussi, à ses compatriotes l'exemple de la France, où tout le monde chantait alors, dit-il, dans toutes les classes de la société:

«Nous autres Allemands, continue-t-il, nous étudions la musique partout; mais nos airs ne sont pas de ces chants qui passent sans peine de bouche en bouche.... Il faut écrire pour tous. Nous vivons en société. Faites-nous des lieder, qui ne soient ni si poétiques que les belles chanteuses ne puissent les comprendre, ni si vides et si plats que les gens d'esprit ne puissent les lire.»

Les principes qu'il expose ensuite sont excessifs[209]. Ils n'en amenèrent pas moins une floraison du style populaire, im Volkston; et le maître parfait du genre, le Mozart du lied populaire, Joh.-Abr.-Peter Schulz dira, dans la préface d'un de ses charmants recueils im Volkston (1784):

[209] Que les mélodies soient accessibles à tous et n'offrent pas de difficultés à apprendre; qu'on en élague tous les ornements vocaux, fioritures, et autres colifichets encombrants, héritage du style d'opéra; que les mélodies aient tout leur sens et tout leur charme, même sans accompagnement, même sans aucune basse..., etc.

«Je me suis appliqué à être le plus simple possible et le plus intelligible. Oui, même j'ai cherché à donner à toutes mes inventions l'apparence de choses connues déjà,—à condition, bien entendu, que cette apparence ne soit pas une réalité.»

Ce sont exactement les idées de Mattheson. A côté de ces mélodies en style populaire, surgit une floraison incroyable de musique de société, Lieder geselliger Freude, Deutsche Gesänge pour tous les âges, pour les deux sexes, «pour les Hommes allemands» (für Deutsche Männer), «pour les Enfants» (für Kinder), «pour le beau sexe» (für's schöne Geschlecht[210]...), etc. La musique est devenue éminemment sociable.

[210] Voir les lieder de Reichardt.

Aussi bien, les chefs de la nouvelle école ont-ils admirablement travaillé à en répandre partout la connaissance et l'amour. Voici les grands concerts qui se fondent. Vers 1715, Telemann commençait à donner des auditions ouvertes, au Collegium Musicum qu'il avait institué à Francfort. Ce fut surtout à partir de 1722, à Hambourg, qu'il organisa des concerts réguliers, publics et payants. Ils avaient lieu, deux fois par semaine, les lundi et jeudi, à quatre heures. On payait 1 fl. 8 gr. d'entrée. Telemann y dirigeait des œuvres de toute sorte, morceaux instrumentaux, cantates, oratorios. Ces concerts, fréquentés par les gens les plus distingués de la ville, suivis de près par la critique, dirigés avec soin et ponctualité, devinrent si florissants qu'en 1761 on inaugura une belle salle confortable et chauffée, où la musique était chez soi. C'est plus que Paris n'a eu, jusqu'à ces derniers temps, la générosité d'offrir à ses musiciens.—Johann-Adam Hiller, maître de Neefe qui fut maître de Beethoven, Hiller, un des champions du style populaire dans le lied et au théâtre, où il fonda l'opéra-comique allemand, contribua puissamment, comme Telemann, à propager la musique dans toute la nation, en dirigeant depuis 1763 les Liebhaberkonzerte (concerts des amateurs) de Leipzig, d'où sortirent plus tard les fameux Gewandhauskonzerte.


Nous sommes donc en présence d'un grand mouvement musical, qui est à la fois national et démocratique.

Mais il a un autre caractère, qui est très inattendu: ce courant national charrie une multitude d'éléments étrangers. Le nouveau style, qui se forme au cours du XVIIIe siècle en Allemagne et qui va s'épanouir dans les classiques Viennois, est en réalité beaucoup moins purement allemand que le style de J.-S. Bach. Et pourtant, ce dernier l'était moins qu'on ne le dit en général: car J.-S. Bach s'était assimilé une partie de l'art de France et d'Italie; mais chez lui, le fond restait echt deutsch.—Il n'en est pas de même avec les musiciens nouveaux. La révolution musicale qui s'est réalisée pleinement à partir de 1750 environ, et qui a abouti à la suprématie de la musique allemande, était—si étrange qu'il semble—le produit de courants étrangers. Les historiens de la musique les plus clairvoyants, en Allemagne, comme Hugo Riemann, l'ont bien aperçu, mais sans s'y arrêter. Il faut y insister. Ce n'est pas un fait insignifiant que les chefs de la nouvelle musique instrumentale allemande, les premiers symphonistes de Mannheim, Johann Stamitz, Filtz, Zarth, soient originaires de Bohême, comme le réformateur de l'opéra allemand, Gluck, comme le créateur du mélodrame et du Singspiel tragique allemand, Georg Benda. Cette fougue, cet élan spontané, ce naturel de la nouvelle symphonie est un apport des Tchèques et des Italiens dans la musique allemande. Et ce n'est pas non plus un fait indifférent que cette nouvelle musique ait trouvé son point d'appui et son centre de rayonnement à Paris, où parurent les premières éditions des symphonies de Mannheim, où J. Stamitz vint diriger ses œuvres et eut en Gossec un disciple immédiat,—en France, où d'autres maîtres de Mannheim vinrent se fixer, Richter à Strasbourg, Beck à Bordeaux. Ils l'avaient bien senti, ces critiques du Nord de l'Allemagne, hostiles au mouvement, qui qualifiaient ces symphonies de «symphonies à la récente mode Welsche[211]» et leurs auteurs de «musiciens à la mode de Paris[212]».

[211] Allgemeine deutsche Bibliothek, cité par C. Mennicke.

[212] Hiller, 1766.

Ces affinités avec les peuples de l'Ouest et du Sud ne se font pas remarquer dans la seule symphonie. L'opéra de Jommelli à Stuttgart, comme le sera plus tard celui de Gluck, est transformé, revivifié par l'influence de l'opéra français, dont son maître le duc Karl Eugen lui impose le modèle. Le Singspiel, l'opéra-comique allemand, a son berceau à Paris, où Weisse avait vu les œuvrettes de Favart, qu'il transplanta chez lui. Le nouveau lied allemand s'est inspiré des exemples de la France, comme le disent expressément Ramler et Schulz,—lequel écrit encore des lieder sur paroles françaises. Telemann avait reçu une éducation plus française qu'allemande. Il avait appris à connaître la musique française, une première fois à Hanovre, lorsqu'il était au gymnase de Hildesheim, vers 1698 ou 9,—une seconde fois en 1705 à Sorau, où il se nourrit, dit-il, «des œuvres de Lully, Campra et autres bons maîtres», et «s'appliqua presque entièrement à leur style, si bien qu'en deux ans il fit jusqu'à 200 ouvertures françaises»,—une troisième fois, à Eisenach, patrie de J.-S. Bach, qui (retenons ce fait) était vers 1708-9 un foyer de musique française: Pantaléon Hebenstreit y avait «installé la chapelle du duc à la manière française», et si bien réussi qu'à en croire Telemann, «elle surpassait l'orchestre célèbre de l'Opéra parisien». Un voyage en 1737 à Paris acheva de faire de l'Allemand Telemann un musicien français; tandis que ses œuvres restaient au répertoire du Concert Spirituel de Paris, lui, à Hambourg, faisait une propagande passionnée pour la musique française. Et n'est-ce pas un trait caractéristique de l'époque que la tranquillité avec laquelle ce pionnier du style nouveau déclare, dans son Autobiographie de 1729:

«Quant à mes styles en musique, (il ne dit pas mon style), on les connaît. D'abord ce fut le style polonais, puis le style français, et surtout le style italien où j'ai le plus écrit.»

Je ne puis, dans ces notes rapides, qui ne sont que l'esquisse d'un cours, insister sur certaines influences, en particulier sur celle de la musique polonaise, dont on tient trop peu de compte, et dont le style a cependant fourni nombre d'inspirations aux maîtres allemands d'alors[213]. Mais ce que je veux mettre ici en lumière, c'est que les chefs de la nouvelle musique allemande, bien que pénétrés d'un sentiment national très profond, étaient imprégnés des souffles étrangers, qu'ils avaient recueillis tout le long des frontières de l'Allemagne,—Tchèques, Polonais, Italiens, Français. Ce ne fut pas un hasard: ce fut un besoin. La puissante musique allemande avait—a toujours eu—le sang lourd. La musique d'autres pays, (le nôtre par exemple), a surtout besoin d'aliments, de charbon pour nourrir la machine. Ce n'est pas le charbon qui manque dans la musique allemande, c'est l'air. Elle n'était certes point pauvre, au XVIIIe siècle; elle était plutôt trop riche, encombrée de sa richesse; la cheminée était bourrée; le feu risquait de s'éteindre, sans les grands courants d'air que les Telemann, les Hasse, les Stamitz, ont fait entrer par la porte,—par toutes les portes ouvertes de France, de Pologne, d'Italie et de Bohême. L'Allemagne du Sud et les pays rhénans, Mannheim, Stuttgart et Vienne, furent le foyer d'élaboration de l'art nouveau: on s'en aperçoit assez à la jalousie de l'Allemagne du Nord, qui en fut longtemps l'ennemie[214].

[213] Telemann, qui connut à Sorau et à Pleise la musique polonaise, «dans toute sa vraie barbare beauté», ne manque pas, avec sa franchise habituelle, qui le rend sympathique, de proclamer ce qu'il lui doit: «On ne saurait croire quelle fantaisie extraordinaire!... Quelqu'un qui prendrait des notes, pourrait, en huit jours, faire provision d'idées pour sa vie entière. Bref, il y a beaucoup de bon dans cette musique, si on sait s'en servir.... Elle m'a rendu des services plus tard, même en mainte œuvre sérieuse.... J'ai plus tard écrit dans ce style de grands Concerts et des Trios, que j'ai habillés ensuite d'un habit italien....»

M. Max Schneider a relevé des traces de cette musique polonaise dans les Sonates méthodiques et la Kleine Kammermusic de Telemann.—Ce fut surtout par l'intermédiaire de la Saxe, dont l'électeur était roi de Pologne, que cette musique se répandit en Allemagne. Même un italianisant comme Hasse en fut touché; il parle, dans une conversation avec Burney, de «cette musique polonaise, vraiment naturelle, et souvent très tendre et délicate».

[214] A cette inimitié et au silence obstiné que les critiques du Nord de l'Allemagne gardaient sur les productions de Mannheim, nous avons dû d'ignorer totalement celles-ci, jusqu'à ces temps derniers, bien qu'Haydn et Mozart et probablement Beethoven en soient issus.

Ce n'est pas dans la mesquine pensée de diminuer la grandeur de l'art classique allemand de la fin du XVIIIe siècle que je montre ce qu'il doit à des influences ou à des éléments étrangers.—Il fallait qu'il en fût ainsi, pour que cet art devînt rapidement universel, comme il advint. Un esprit de nationalisme étroit et replié sur soi n'a jamais porté un art à la suprématie. Il le conduirait, à bref délai, tout au contraire, à périr de consomption. Pour qu'un art soit fort et vivant, il ne faut pas qu'il s'encapuchonne peureusement dans une secte; il ne faut pas qu'il s'abrite dans une serre, comme ces malheureux arbres qu'on fait pousser en caisse; il faut qu'il pousse en terre libre, et qu'il y étende librement ses racines, partout où il peut boire la vie. L'esprit doit absorber toute la substance de l'univers. Il n'en gardera pas moins ses caractères de race; mais au lieu que cette race s'étiole et s'épuise, comme elle ferait en ne se nourrissant que de soi, il y transfuse une vie nouvelle, et, par l'apport des éléments étrangers qu'elle a assimilés, il lui donne un rayonnement d'universalité. Urbis. Orbis. Les autres races se reconnaissent en elle; et non seulement elles s'inclinent devant sa victoire, mais elles l'aiment, et elles s'y associent. Cette victoire devient la plus grande à quoi puisse prétendre un art ou une nation: une victoire de l'humanité.

De ces victoires, si rares, un des plus beaux exemples est, en musique, l'art classique allemand de la fin du XVIIIe siècle. Cet art est devenu le bien, le pain de tous, de tous les hommes d'Europe, parce que tous y ont collaboré, tous y ont mis du leur. Si un Gluck, si un Mozart, nous sont si chers, c'est qu'ils sont à nous tous. Tous: Allemagne, France, Italie, ont contribué à les créer de leur esprit et de leur sang.

(Leçon d'ouverture du cours d'histoire de la musique, professé à la Faculté des Lettres de Paris, en 1909-1910.—Revue musicale S.I.M., février 1910.)

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