Voyage musical au pays du passé
VII
VOYAGE MUSICAL A TRAVERS L'EUROPE DU XVIIIe SIÈCLE
I
ITALIE
L'Italie fut, pendant tout le XVIIIe siècle (comme au siècle précédent), la terre de la musique. Ses musiciens exerçaient sur l'Europe entière une supériorité analogue à celle des «philosophes» et des écrivains français. Elle était le grand marché de chanteurs, d'instrumentistes, de virtuoses, de compositeurs et d'opéras. Elle les exportait par centaines en Angleterre, en Allemagne, en Espagne. Elle en faisait elle-même une consommation prodigieuse: car elle était insatiable de musique, et il lui fallait du nouveau, du nouveau, toujours du nouveau. Les maîtres les plus célèbres d'Allemagne: Hændel, Hasse, Gluck, Mozart, venaient se mettre à son école; et certains d'entre eux en sortaient plus intransigeants dans leur italianisme que les Italiens. Les mélomanes anglais envahissaient l'Italie; on les voyait cheminer de ville en ville, à la suite des chanteurs et des troupes d'opéra, passant le carnaval à Naples, la Semaine Sainte à Rome, l'Ascension à Venise, les mois d'été à Padoue et à Vicence, l'automne à Milan, l'hiver à Florence: pendant des années, sans se lasser, ils accomplissaient le même tour. Cependant, ils n'avaient guère besoin de se déranger pour entendre des opéras italiens: car ils avaient l'Italie à Londres. L'Angleterre était si bien conquise par le goût italien, depuis le commencement du siècle, que l'historien Burney faisait cette étrange réflexion,—qui, dans sa bouche, était un éloge pour son pays:
Les jeunes compositeurs anglais, sans avoir été en Italie, tombent moins souvent dans le genre anglais que les jeunes compositeurs français, qui ont passé des années en Italie, ne retombent, en dépit de tout, dans le genre français.
En d'autres termes, il se félicite que les musiciens anglais réussissent mieux à se dénationaliser que les Français. Ils le devaient aux excellents théâtres italiens d'opéra et d'opera buffa qui existaient à Londres et qui avaient eu à leur tête des maîtres tels que Hændel, Buononcini, Porpora et Galuppi. Burney en concluait, dans son engouement pour l'Italie, que «l'Angleterre était par conséquent une école plus propre que la France à former un jeune compositeur».
L'observation est, à l'insu de Burney, assez flatteuse pour la France, qui fut, en effet, de toutes les nations d'alors celle qui opposa la résistance la plus opiniâtre à l'influence italienne. Cette influence ne s'en exerça pas moins sur la société et les artistes de Paris; et l'italianisme, qui trouva un vigoureux appui chez les «philosophes» de l'Encyclopédie—Diderot, Grimm, surtout Rousseau,—souleva de véritables guerres musicales, et finit par avoir, en partie, gain de cause: car, dans la seconde moitié du siècle, on peut dire que la musique française est une proie que se partagent, comme une terre conquise, trois grands artistes étrangers: un Italien, Piccinni,—un Allemand italianisé, Gluck,—et un Belge italianisé, Grétry.
Les autres nations n'avaient pas attendu si longtemps pour succomber. L'Espagne était, pour la musique, une colonie italienne depuis que s'y était établie, en 1703, une compagnie italienne d'opéra, et surtout après l'arrivée, en 1737, du fameux virtuose Farinelli, tout-puissant auprès de Philippe V, dont il calmait, avec son chant, les accès de manie. Les meilleurs compositeurs espagnols, revêtus de noms italiens, deviennent, comme Terradellas, maîtres de chapelle à Rome, ou comme Avossa (Abos), professeurs dans les conservatoires de Naples, à moins que, comme Martini (Martin y Soler), ils n'aillent porter l'italianisme dans les autres pays d'Europe.
Il n'était pas jusqu'aux contrées du Nord que n'atteignît l'invasion italienne; et l'on voyait s'établir en Russie Galuppi, Sarti, Paisiello, Cimarosa, qui y implantaient des écoles, des conservatoires, des théâtres d'opéra.
On comprend qu'un pays qui avait ce rayonnement d'art dans toute l'Europe fût considéré par elle comme une Terre Sainte de la musique. Aussi l'Italie fut-elle, au XVIIIe siècle, un lieu de pèlerinage pour les musiciens de toutes nations. Beaucoup d'entre eux ont noté leurs impressions; et certaines de ces relations de voyages, signées de noms tels que ceux de Montesquieu, le président de Brosses, Pierre-Jean Grosley de Troyes, le savant Lalande, Gœthe, le poète espagnol Don Leandro de Moratin, abondent en observations spirituelles et profondes. Le plus curieux de ces ouvrages est peut-être celui de l'Anglais Charles Burney, qui, avec une patience inlassable, traversa l'Europe à petites journées, pour réunir les matériaux nécessaires à sa grande Histoire de la Musique. Très italianisant de goût, mais ouvert et impartial, il eut la bonne fortune de connaître personnellement les principaux musiciens de son temps: en Italie, Jommelli, Galuppi, Piccinni, le père Martini, Sammartini;—en Allemagne, Gluck, Hasse, Kirnberger, Philippe-Emmanuel Bach;—en France, Grétry, Rousseau et les philosophes. Et certains des portraits qu'il en a tracés sont les plus vivants qui nous restent de ces hommes.
Je vais tâcher de refaire, à la suite de Burney et de tant d'illustres voyageurs, le pèlerinage d'Italie, vers le milieu du XVIIIe siècle[292].
[292] Montesquieu voyagea en Italie de 1728 à 1729 (Voyages, Bordeaux, 1894); le président de Brosses, de 1739 à 1740 (Lettres familières écrites d'Italie); Grosley, en 1758 (Observations sur l'Italie); Lalande, en 1765-66 (Voyage en Italie, 8 vol. in-12, Venise, 1769); Gœthe, en 1786-87 (Italienische Reise); Moratin, de 1793 à 1796 (Obras postumas, Madrid, 1867).
Le grand voyage de Burney date de 1770-72, et a été raconté par lui dans ses deux ouvrages: The present state of music in France and Italy (1771), et The present state of music in Germany, the Netherlands and United Provinces (1773), traduits presque aussitôt en français.
Il y a lieu de consulter aussi les lettres de Mozart, qui fit trois voyages en Italie (1769-71, 1771, 1772-73), les Mémoires de Grétry, qui resta huit ans à Rome, de 1759 à 1767, l'autobiographie de Karl Ditters von Dittersdorf, qui accompagna Gluck en Italie,—sans parler des nombreuses études sur les musiciens allemands qui voyagèrent en Italie, comme Rust, Jean-Chrétien Bach, etc.
Un intéressant travail de M. Giuseppe Roberti: La musica in Italia nel secolo XVIII secondo le impressioni di viaggiatori stranieri (Rivista musicale italiana, 1901) m'a été un guide précieux.
A peine entrés en Italie, les étrangers étaient saisis par la passion musicale qui dévorait la nation tout entière. Cette passion n'était pas moindre dans le peuple que dans l'élite.
Les violons, les instruments, le chant nous arrêtent dans les rues,—écrit l'abbé Coyer, en 1763.—On entend sur les places publiques un cordonnier, un forgeron, un menuisier chanter une aria à plusieurs parties avec une justesse, un goût, qu'ils doivent à la nature et à l'habitude d'entendre des harmonistes que l'art a formés.
A Florence et à Gênes, les marchands et les artisans se réunissaient, les dimanches et fêtes, en plusieurs compagnies de Laudisti ou chanteurs de psaumes. Ils se promenaient ensemble dans la campagne et chantaient des musiques à trois parties.
A Venise, «si deux personnes se promènent ensemble, se tenant sous le bras, il semble, dit Burney, qu'elles ne causent qu'en chantant. Toutes les chansons y sont chantées en duo.»—Sur la place Saint-Marc, souvent, écrit Grosley, «un homme de la lie du peuple, un cordonnier, un forgeron, avec les habits de son métier, commence un air: d'autres gens de sa sorte, se joignant à lui, chantent cet air à plusieurs parties avec une justesse, une précision et un goût, qu'à peine rencontre-t-on parmi le plus beau monde de nos pays septentrionaux».
Depuis le XVe siècle, des représentations populaires en musique avaient lieu, tous les ans, dans la campagne toscane; et le génie populaire de Naples et de la Calabre s'exprimait par des chants qui ne laissaient pas indifférents les musiciens: Piccinni et Paisiello en surent tirer parti.
Mais l'admirable, c'était surtout l'ardente joie que ce peuple témoignait en écoutant la musique.
«Quand les Italiens admirent, ils semblent mourir d'un plaisir trop grand pour leurs sens», écrit Burney. A un concert symphonique, donné en plein air, à Rome, en 1758, l'abbé Morellet dit que le peuple «se pâmait. On entendait gémir: O benedetto, o che gusto, piacer di morir! (O bénédiction! quelle jouissance! plaisir à en mourir!)»—Un peu plus tard, en 1781, l'Anglais Moore, assistant à un spectacle musical, à Rome, note que «le public se tenait, les mains jointes, les yeux demi-fermés, retenant son souffle. Une jeune fille se met à crier, du milieu du parterre: O Dio! dove sono? Il piacere mi fa morire!» (O Dieu! où est-ce que je suis? Je meurs de plaisir!) Certaines représentations étaient interrompues par les sanglots de l'auditoire.
La musique tenait tant de place en Italie que le mélomane Burney lui-même voyait dans la passion qu'elle excitait un danger pour la nation. «A en juger par la quantité d'établissements de musique et de représentations publiques, on pourrait accuser l'Italie de cultiver la musique avec excès.»
La supériorité musicale de l'Italie ne tenait pas seulement à son goût naturel pour la musique, mais à l'excellence de l'instruction musicale dans toute la péninsule.
Le foyer le plus brillant de cette culture artistique était Naples. C'était l'opinion courante, au temps de Burney, que plus on descendait vers le sud, plus le goût musical s'affinait. «L'Italie, dit Grosley, peut être comparée à un diapason, dont Naples tient l'octave.» Le président de Brosses, l'abbé Coyer, surtout Lalande, expriment le même avis. «La musique—écrit Lalande—est le triomphe des Napolitains. Il semble que, dans ce pays-là, les cordes du tympan soient plus tendres, plus harmoniques, plus sonores que dans le reste de l'Europe; la nation même est toute chantante; le geste, l'inflexion de la voix, la prosodie des syllabes, la conversation, tout y marque et y respire la musique; aussi Naples est-elle la source principale de la musique.»
Burney réagit contre cette opinion, qui n'était plus tout à fait vraie de son temps, et qui avait dû toujours être un peu exagérée. «On accorde aux Napolitains, dit-il, plus de confiance dans l'art qu'ils n'en méritent aujourd'hui, malgré les titres qu'ils ont dû avoir à cette célébrité dans les temps passés.» Et il revendique la première place pour Venise. Sans trancher cette question de prééminence entre les deux villes, on peut dire que Venise et Naples étaient, au XVIIIe siècle, les grands séminaires de musique vocale, non seulement d'Italie, mais d'Europe. Chacune d'elles était le siège d'une école illustre d'opéra: celle de Venise, la première en date, issue de Monteverdi, comptait des noms tels que ceux de Cavalli et de Legrenzi, au XVIIe siècle, de Marcello et de Galuppi, au XVIIIe; celle de Naples, un peu plus tard venue, à la fin du XVIIe siècle avec Francesco Provenzale, avait établi, au XVIIIe, sa suprématie incontestée dans la musique dramatique, avec l'innombrable école d'Alessandro Scarlatti et celle de Pergolèse. Venise et Naples avaient aussi les conservatoires les plus réputés d'Italie.
A côté de ces deux métropoles de l'opéra, la Lombardie était un centre de musique instrumentale. Bologne était célèbre par ses théoriciens; et Rome jouait dans l'ensemble de cette organisation artistique son rôle de capitale, moins par la supériorité de sa production personnelle que par le jugement souverain qu'elle s'attribuait sur les œuvres d'art. «Rome—dit Burney—est le poste d'honneur pour les compositeurs, les Romains étant regardés comme les juges les plus sévères de la musique en Italie. On estime qu'un artiste qui a du succès à Rome n'a rien à craindre de la sévérité des critiques dans les autres villes.»
La première impression produite par la musique napolitaine sur les voyageurs étrangers était plutôt une surprise qu'un plaisir. Ceux qui étaient plus sincères, ou plus fins connaisseurs, en éprouvaient même une déception, d'abord. Ils trouvaient, comme Burney, des exécutions peu soignées, où la mesure et la justesse péchaient également, des voix rauques, une brutalité naturelle, quelque chose de déréglé, «un goût—à ce que dit Grosley—pour le capriccioso et le stravagante». Les relations du XVIIe et du XVIIIe siècle sont là-dessus d'accord. Voici ce que note, en 1632, un voyageur français, J.-J. Bouchard[293]:
[293] Un Parisien à Rome et à Naples en 1632, d'après un manuscrit inédit de J.-J. Bouchard,—par Lucien Marcheix.—Paris, Leroux.
La musique napolitaine est surtout frappante par ses mouvements bizarres et allègres. Sa manière de chanter, tout à fait différente de celle de Rome, est éclatante et comme dure: non pas trop gaie à la vérité, mais fantasque et écervelée, plaisant seulement par son mouvement prompt, étourdi et bizarre; c'est un mélange d'air français et d'air sicilien[294], au reste extravagantissime pour ce qui est de la suite et uniformité qu'elle ne garde aucunement, courant, puis s'arrêtant tout court, sautant de bas en haut et de haut en bas, jetant avec effort toute la voix, puis tout à coup la resserrant; et c'est proprement dans ces alternatives de haut et de bas, de piano et de forte, que se reconnaît le chant napolitain.
[294] C'est-à-dire, suivant Bouchard, de style galant et de style dramatique.
Et Burney, en 1770, écrit:
Le chant napolitain dans les rues est beaucoup moins agréable, quoique plus original qu'ailleurs. C'est une singulière espèce de musique, aussi sauvage dans sa modulation, et aussi différente de celle de tout le reste de l'Europe que la musique écossaise.... Le chant artistique a une force, un feu qu'on ne rencontre peut-être pas dans le monde entier, et qui compense le manque de goût et de délicatesse. Cette manière d'exécuter est si ardente qu'elle tient de la frénésie. C'est cette impétuosité de génie qui fait qu'il est ordinaire de voir un compositeur napolitain, en partant d'un mouvement doux et sobre, mettre l'orchestre en feu avant qu'il soit fini.... Les Napolitains, comme les chevaux de race, sont impatients du frein. Dans leurs conservatoires, on arrive difficilement à obtenir le pathétique et le gracieux; et, en général, les compositeurs de l'école de Naples recherchent moins que ceux des autres parties de l'Italie les grâces délicates et étudiées....
Mais si les caractères du chant napolitain étaient demeurés à peu près les mêmes, du XVIIe au XVIIIe siècle, sa valeur avait bien changé. Au temps de Bouchard, la musique napolitaine était en retard sur le reste de l'Italie. Au temps de Burney, les compositeurs de Naples étaient renommés, non seulement pour leur génie naturel, mais pour leur science. Et c'est ici que l'on voit ce que peuvent des institutions artistiques, non pas sans doute pour transformer une race, mais pour lui faire produire ce qu'elle avait en réserve et qui, sans elles, n'eût probablement jamais levé du sol.
Ces institutions étaient, pour Naples, ses fameux conservatoires pour l'éducation musicale des enfants pauvres. Idée admirable, que nos démocraties modernes n'ont pas eue, ni reprise.
Ces conservatoires, ou Collegii di musica, étaient au nombre de quatre principaux[295]:
[295] Voir la préface du marquis de Villarosa à ses Memorie dei compositori di musica del regno di Napoli (Naples, 1840).
1º Le Collège des pauvres de Jésus-Christ (Collegio de' poveri di Gesù Cristo), fondé en 1589, par un Calabrais du tiers ordre de saint François, Marcello Fossataro di Nicotera, qui y recueillit les pauvres petits, mourant de faim et de froid. On y admettait les enfants de toutes nations, de sept à onze ans. Ils étaient une centaine. Ils portaient la soutane rouge et la simarre bleu de ciel. De ce collège—c'est tout dire,—est sorti Pergolèse.
2º Le Collège de San Onofrio a Capuana, fondé vers 1600, par les confrères de San Onofrio pour les orphelins du pays de Capoue. Le nombre des écoliers variait de quatre-vingt-dix à cent cinquante. Ils portaient la soutane blanche et la simarre grise.
3º Le Collège de Santa Maria di Loreto, fondé en 1537, par un protonotaire apostolique de nation espagnole, Giovanni di Tappia, «pour y recueillir les fils des citoyens les plus pauvres, et les élever dans la religion et les beaux-arts». Ce très grand collège compta d'abord jusqu'à huit cents enfants, garçons et filles. Puis, vers le milieu du XVIIIe siècle, on cessa d'y recevoir des filles, et on commença à y enseigner exclusivement la musique. Quand Burney le visita, il y avait là deux cents enfants. Ils portaient la soutane et la simarre blanches.
4º Le Collège de la Pietà de' Turchini, fondé à la fin du XVIe siècle par une confrérie, qui recueillait les pauvres enfants du quartier. Le nombre des élèves était, au milieu du XVIIIe siècle, d'une centaine. Ils portaient la soutane et la simarre bleues. Les plus illustres compositeurs napolitains professèrent dans ce collège. Francesco Provenzale en fut un des premiers maîtres.
Chacun de ces conservatoires avait deux maîtres principaux: l'un pour corriger les compositions, l'autre pour professer le chant. Il y avait, de plus, des maîtres assistants (maestri scolari), pour chaque instrument. Les enfants restaient, en général, huit ans. Si, après quelques années d'école, ils ne montraient pas de dispositions suffisantes, ils étaient renvoyés. Un certain nombre étaient reçus comme pensionnaires payants. On retenait les meilleurs élèves, après leur temps d'études, pour professer à leur tour.
Burney fait une description pittoresque d'une visite au Collège de San Onofrio:
Sur le palier du premier étage, une clarinette s'escrimait. Sur le palier du second, un cor beuglait. Dans une chambre commune, sept ou huit clavecins, un nombre encore plus grand de violons et des voix exécutaient, chacun un morceau différent, tandis que d'autres élèves écrivaient. Les lits servaient de tables aux clavecins. Dans une seconde chambre, les violoncelles étaient réunis. Dans une troisième, les flûtes et les hautbois. Les clarinettes et les cors n'avaient de place que sur l'escalier. Dans le haut de la maison, et tout à fait à part des autres enfants, seize jeunes castrats avaient des appartements plus chauds, à cause de la délicatesse de leur voix. Tous ces petits musiciens travaillaient sans relâche, du lever (deux heures avant le jour, en hiver) jusqu'au coucher (vers huit heures du soir); ils n'avaient qu'une heure et demie de repos, pour le dîner, et quelques jours de vacances, à l'automne.
Ces conservatoires, qui furent pour toute l'Europe une mine de chanteurs et de compositeurs d'opéra, étaient déjà vers leur déclin au temps de Burney. Leur période la plus brillante semble avoir été dans le premier tiers du siècle, du vivant de Alessandro Scarlatti.
Il se trouvait, à Naples, des entrepreneurs de musique étrangers, dont le seul emploi était de recruter des musiciens et des sopranistes, pour leurs gouvernements. Tel, un certain M. Gilbert, que Lalande rencontre, et qui opérait pour le compte de la France.
On y recrutait aussi des compositeurs. Les deux plus célèbres compositeurs napolitains au milieu du XVIIIe siècle, Jommelli et Piccinni, furent appelés, l'un, Jommelli, en Allemagne, où il resta quinze ans à Stuttgart;—l'autre, Piccinni, à Paris, où on l'opposa à Gluck. Il y mourut, après avoir été professeur à l'Ecole royale de chant et déclamation, et inspecteur du Conservatoire de Paris. Ces deux hommes formaient un parfait contraste. Piccinni, petit, maigre, pâle, le visage fatigué, très poli, doux et vif à la fois, avec un extérieur plutôt grave, et un cœur affectueux, impressionnable à l'excès, était surtout inimitable dans la comédie musicale; et c'est un malheur pour lui que ses petits opéras-comiques en dialecte napolitain n'aient pu être transplantés en dehors de son pays, où ils faisaient fureur; mais, comme disait l'abbé Galiani, «il était bien impossible que ce genre passât en France, puisqu'il n'allait même pas jusqu'à Rome. Il fallait être Napolitain pour se rendre compte du chef-d'œuvre de perfection auquel Piccinni avait poussé l'opéra-comique à Naples.»—Jommelli, au contraire, était plus goûté à l'étranger qu'à Naples. Les Napolitains lui gardaient rancune de s'être trop germanisé à Stuttgart. Physiquement, il ressemblait à un musicien allemand. «C'était un homme extrêmement gros de corps; sa figure—dit Burney—m'a rappelé celle de Hændel. Mais il est beaucoup plus poli et plus doux dans ses manières.» Ce sérieux artiste, noble, ému, un peu lourd, avait rapporté d'Allemagne un goût pour une harmonie et une orchestration compactes; il n'avait pas peu contribué à la révolution qui s'accomplissait de son temps dans l'opéra napolitain, où l'orchestre commençait à faire rage, au détriment des chanteurs qui étaient forcés de crier. «De la musique,—écrit Burney,—tout le clair-obscur est perdu; les demi-teintes et le fond disparaissent; on n'entend que les parties bruyantes.»
Venise se distinguait de Naples par la délicatesse de son goût. Aux conservatoires de Naples elle opposait ses fameux conservatoires de femmes: la Pietà, les Mendicanti, les Incurabili et l'Ospedaletto di S. Giovanni e Paolo.
C'étaient des hôpitaux d'enfants trouvés, sous la protection des principales familles aristocratiques de la ville. On y gardait les jeunes filles jusqu'à leur mariage, en leur donnant une instruction musicale accomplie. «La musique—dit Grosley—y était la partie principale d'une éducation qui paraissait plus propre à former des Laïs et des Aspasies que des religieuses ou des mères de famille.» Il ne faudrait pourtant pas croire que toutes fussent musiciennes. Il n'y en avait guère que soixante-dix sur mille, à la Pietà; quarante à cinquante, dans chacun des autres hôpitaux. Mais on ne négligeait rien pour y attirer des musiciennes; et, souvent, on y admettait des enfants, sans qu'ils fussent orphelins, quand ils avaient une belle voix. On en amenait de tout le Veneto, de Padoue, de Vérone, de Brescia, de Ferrare. Les maîtres étaient: à la Pietà, Furlanetto; aux Mendicanti, Bertoni; à l'Ospedaletto, Sacchini; aux Incurabili, Galuppi, qui succédait à Hasse. La rivalité qui existait entre ces compositeurs illustres excitait l'émulation des élèves. Chaque conservatoire avait cinq ou six maîtres assistants pour le chant et les instruments; les plus âgées parmi les jeunes filles instruisaient à leur tour les plus jeunes. Les élèves apprenaient non seulement à chanter, mais à jouer de tous les instruments: du violon, du clavecin, voire du cor ou de la contrebasse. Burney dit qu'elles savaient, d'ordinaire, jouer de plusieurs instruments et qu'elles passaient de l'un à l'autre avec aisance. Ces orchestres de femmes donnaient des concerts publics, tous les samedis et dimanches soir. C'était un des principaux attraits de Venise; et aucun des voyageurs étrangers qui visitèrent la ville n'a manqué de nous décrire ces concerts, aussi plaisants à regarder qu'à entendre. «Rien de plus charmant à voir—dit le président de Brosses—qu'une jeune et jolie religieuse en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l'oreille, conduire l'orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et toute la précision imaginable.» Il ajoute que «pour la grande exécution et pour être chef de meute à la tête d'un orchestre, la fille de Venise ne le cède à personne». Certaines de ces musiciennes étaient célèbres dans toute l'Italie; et Venise se partageait en des camps ennemis pour soutenir telle ou telle chanteuse.
Mais les récits un peu fantaisistes des galants voyageurs risqueraient de tromper sur le sérieux de l'éducation musicale qu'on donnait dans ces conservatoires. Burney, qui les visita avec soin, admire leur science. Le meilleur était celui des Incurabili, que dirigeait Galuppi. Galuppi avait alors soixante-dix ans; mais il était encore vif, alerte, et brûlait de plus de feu à mesure qu'il avançait en âge. Il était très mince, avec une petite figure pleine d'intelligence. Sa conversation pétillait d'esprit. Il avait des manières distinguées et du goût pour tous les arts: il possédait de beaux tableaux de Véronèse. Son caractère n'était pas moins estimé que ses talents; il avait une nombreuse famille, et vivait de la façon la plus rangée. Comme compositeur, il fut un des derniers représentants de l'ancienne tradition vénitienne, un de ces génies brillants et prime-sautiers, où s'alliaient avec un éclat séduisant la fantaisie, le naturel et la science. Vrai Italien, et d'esprit classique, il définissait la bonne musique, dans ses conversations avec Burney, par «la beauté, la clarté et la bonne modulation». Extrêmement occupé à Venise, où il cumulait les fonctions de premier maître de chapelle de Saint-Marc et des Incurabili, d'organiste dans des maisons aristocratiques, et de compositeur d'opéra, il ne négligeait aucun de ses devoirs, et son conservatoire était un modèle de bonne tenue. «L'orchestre—dit Burney—était soumis à la plus exacte discipline. Aucun des exécutants ne paraissait curieux de briller; tous restaient dans cette espèce de subordination qu'on exige dans un serviteur à l'égard de son maître.» Les artistes faisaient preuve d'une grande virtuosité; mais leur goût était toujours pur, et l'on retrouvait l'art de Galuppi dans les moindres cadences de ses élèves. Il les exerçait dans tous les genres, sérieux ou profanes; et les concerts qu'il dirigeait se prêtaient aux combinaisons instrumentales et vocales les plus variées. Il n'était point rare, à Venise, d'employer dans une église deux orchestres, deux orgues, deux chœurs en écho; et Burney entendit, à Saint-Marc, sous la direction de Galuppi, une messe à six orchestres: deux grands orchestres dans les galeries des deux orgues principales, et quatre orchestres moindres, distribués, deux par deux, entre les bas-côtés, chaque groupe étant soutenu par deux petites orgues. C'était là une tradition vénitienne: elle datait des Gabrieli, au XVIe siècle.
En dehors des conservatoires et des églises, on donnait de nombreux concerts ou «académies» dans les maisons particulières. La noblesse y prenait part. De nobles dames jouaient du clavecin, exécutaient des concertos. On organisait parfois des festivals en l'honneur d'un musicien: Burney assista à un concert Marcello. Ces soirées musicales se prolongeaient fort avant dans la nuit. Dans un même soir, Burney note quatre concerts de conservatoires et plusieurs «académies» privées.
Les concerts ne faisaient point tort aux théâtres qui étaient, à Venise comme à Naples, le meilleur titre de gloire musicale. Longtemps ils avaient été les premiers d'Italie. Au carnaval de 1769, sept théâtres d'opéra furent ouverts à la fois: trois d'opera seria, et quatre d'opera buffa, sans parler de quatre théâtres de comédie: tout était plein, chaque soir.
Un dernier trait montre la libéralité et l'esprit vraiment démocratique qui animait ces villes italiennes. Les gondoliers avaient leur entrée, gratis, au théâtre; et, «lorsqu'une loge, appartenant à une famille noble, n'était point occupée, le directeur de l'opéra permettait aux gondoliers de s'y installer». Burney voit là, assez justement, une des raisons de «la manière distinguée avec laquelle les gens du peuple chantent à Venise, par comparaison avec les gens de même classe ailleurs». Nulle part, la musique n'était meilleure en Italie et plus répandue parmi le peuple.
Autour de ces deux capitales de l'opéra, Venise avec ses sept théâtres, Naples avec ses quatre ou cinq,—dont le San Carlo, un des plus grands de l'Europe, avait un orchestre de quatre-vingts musiciens[296],—l'opéra florissait dans toutes les villes d'Italie,—à Rome, avec ses théâtres fameux: l'Argentina, l'Aliberti, le Capranica;—à Milan et à Turin, dont les théâtres de musique jouaient tous les jours, pendant la saison, sauf le vendredi, et où l'on représentait d'immenses actions, des batailles de cavalerie[297];—à Parme, où s'élevait le théâtre Farnèse, le plus fastueux de l'Italie;—à Plaisance, à Reggio, à Pise, à Lucques, qui, d'après Lalande, «possédait l'orchestre le plus parfait»;—dans toute la Toscane, dans tout le Veneto, à Vicence, à Vérone, qui, écrit Edmund Rolfe, «était folle d'opéra[298]».—C'était la grande passion italienne. L'abbé Coyer, en 1763, se trouve à Naples, au temps d'une famine: la fureur des spectacles n'en est pas diminuée.
[296] Marquis d'Orbessan, Voyage d'Italie, en 1749-50. (Mélanges historiques et critiques, Toulouse, 1768.)
[297] Edmund Rolfe, en 1761: Continental Dairy, publié par E. Neville Rolfe (Naples, 1897).
[298] Sans parler des moindres villes, où l'on trouvait toujours de bons orchestres et de bonnes troupes. (Voir les lettres de Mozart.)
Entrons à l'un de ces opéras. Le spectacle commence en général à huit heures, et se termine vers minuit et demi[299]. Le prix des places au parterre est d'un «paule» (six pence anglais, ou douze sols)[300], à moins que l'entrée ne soit gratuite, comme c'est souvent le cas, à Venise ou à Naples. Le public est bruyant et inattentif à la pièce: il semble que le plaisir véritable du théâtre, l'émotion dramatique, compte pour très peu de chose. Il cause sans se gêner pendant une partie du spectacle. On se fait des visites d'une loge à l'autre. A Milan, «chaque loge mène à un appartement complet, ayant chambre à feu et toutes les convenances possibles, soit pour préparer des rafraîchissements, soit pour jouer aux cartes. Au quatrième étage, un jeu de pharaon reste ouvert, de chaque côté de la salle, pendant tout le temps que dure l'opéra[301].»—«A Bologne, les dames se mettent fort à l'aise; elles causent, ou, pour mieux dire, crient pendant la pièce, d'une loge à celle qui est vis-à-vis, se lèvent en pied, battent des mains, en criant: bravo! Pour les hommes, ils sont plus modérés: quand un acte est fini, et qu'il leur a plu, ils se contentent de hurler jusqu'à ce qu'on le recommence[302].»—A Milan, «ce n'est point assez que chacun y fasse la conversation, en criant du plus haut de sa tête, et qu'on applaudisse avec de grands hurlements, non les chants, mais les chanteurs dès qu'ils paraissent, et tout le temps qu'ils chantent. Messieurs du parterre ont en outre de longs bâtons, dont ils frappent tant qu'ils peuvent sur les bancs, par forme d'admiration. Ils ont des correspondants dans les cinquièmes loges qui, à ce signal, lancent à millions des feuilles contenant un sonetto imprimé à la louange de la signora ou du virtuoso qui vient de chanter. Chacun s'élance à mi-corps des loges pour en attraper. Le parterre bondit, et la scène finit par un: «Ah!» général, comme au feu de la Saint-Jean[303].»
[299] Lalande. (Voyage de 1765, à Parme.)
[300] Burney.—Les théâtres d'opéra italiens étaient, en général, donnés à entreprise à une société de grands seigneurs, qui souscrivaient chacun pour une loge, et louaient le reste à l'année, en réservant seulement le parterre et le paradis (ainsi, à Milan et à Turin).
[301] Burney.
[302] Lettres du président de Brosses (1739).
[303] Ibid.
Cette description, un peu chargée, n'est pourtant pas si loin encore de certaines représentations italiennes d'aujourd'hui. Un spectateur français ou allemand, assistant à de telles scènes, sera enclin à douter de la sincérité de l'émotion que ce public italien prétend goûter à l'opéra: il pensera que le plaisir du théâtre n'est, pour ces gens, que le plaisir de se trouver ensemble.—Il n'en est rien. Tout ce bruit s'apaise subitement, à quelques pages de l'œuvre. «On n'écoute ou ne s'extasie qu'à l'ariette,—dit l'abbé Coyer.—Je me trompe: on prête aussi son attention aux récitatifs obligés, plus touchants que les ariettes.» Dans ces instants, «quelque légères que soient les nuances, aucune n'échappe aux oreilles italiennes; elles les saisissent, elles les sentent, elles les savourent avec un plaisir qui est comme l'avant-goût des joies du paradis».
Ne disons pas qu'il s'agit là de morceaux de concert, qui valent uniquement par leur beauté de forme. Ce sont, dans la plupart des cas, des pages expressives, parfois très dramatiques. Le président de Brosses reproche aux Français de se prononcer sur la musique italienne, avant de l'avoir entendue en Italie. «Il faut être parfaitement au fait de la langue, et entrer dans le sentiment des paroles. A Paris, nous entendons de jolis menuets italiens ou de grands airs chargés de roulades; et nous prétendons que la musique italienne, d'ailleurs mélodieuse, ne sait que badiner sur des syllabes, et qu'elle manque de l'expression qui caractérise le sentiment....» Rien de plus faux: elle excelle, au contraire, à traduire les sentiments, selon le génie de la langue; et les passages les plus goûtés en Italie sont les plus simples et les plus émouvants, «les airs passionnés, tendres, touchants, propres à l'expression théâtrale et à faire valoir le jeu de l'acteur», tels qu'on en trouve chez Scarlatti, Vinci et Pergolèse. Ce sont naturellement aussi ceux qu'il est le plus difficile d'exporter au dehors, «puisque le mérite de ces lambeaux de tragédies consiste dans la justesse de l'expression», que l'on ne peut sentir sans connaître la langue.
Ainsi, nous trouvons chez le public italien du XVIIIe siècle une extrême indifférence à l'action dramatique, à la pièce: on en viendra, dans cette superbe insouciance du sujet, à jouer le deuxième acte, ou le troisième, d'un opéra, avant le premier, quand il plaît à quelque personnage qui ne peut passer toute la soirée au théâtre. Don Leandro de Moratin, le poète espagnol, voit, dans un opéra, mourir Didon sur son bûcher; puis, à l'acte suivant, Didon ressuscite, et elle accueille Enée.... Mais ce même public, qui dédaigne le drame, se passionne avec fureur pour telle page dramatique, séparée de l'action.
C'est qu'il est avant tout lyrique, mais d'un lyrisme qui n'a rien d'abstrait, qui s'applique à des passions précises, à des cas particuliers. L'Italien ramène tout à lui. Ce n'est pas l'action, ni les personnages qui l'intéressent. Ce sont les passions: il les épouse tout entières; il les prend toutes pour son propre compte. De là cette exaltation frénétique où le jette par instants le spectacle d'opéra. Chez aucun autre peuple, l'amour de l'opéra n'a ce caractère passionné, parce que chez nul autre, il n'a ce caractère personnel et égoïste. L'Italien ne vient pas à l'Opéra pour voir les héros d'opéra, mais pour se voir, pour s'entendre, pour caresser, pour attiser ses passions. Tout le reste lui est indifférent.
Grande force pour l'art, qui se sent réchauffé par ces cœurs enflammés! Mais aussi, grand danger. Tout ce qui n'est pas, en art, astreint à l'imitation ou au contrôle de la nature, tout ce qui ne dépend que de l'inspiration ou de l'exaltation intérieure, tout ce qui suppose, en somme, le génie ou la passion, est instable, par essence, le génie, la passion étant toujours exceptionnels, même chez l'homme de génie, même chez l'homme passionné. Une telle flamme est sujette à des éclipses momentanées, ou à des disparitions totales; et si, dans ces sommeils de l'esprit, le talent laborieux et scrupuleux, l'observation et la raison ne prennent pas la place du génie, c'est le néant complet. On ne peut que trop vérifier cette remarque chez les Italiens de tous les temps: leurs artistes, même médiocres, ont souvent plus de génie que beaucoup d'artistes du Nord, célèbres et bien doués; mais ce génie se gaspille en des riens, s'endort, ou vagabonde; et quand il n'est plus dans la maison, il n'y a plus personne....
Le salut pour la musique italienne du XVIIIe siècle eût été dans un genre qu'elle venait de créer: l'opera buffa, l'intermezzo, qui, à son point de départ, chez Vinci et chez Pergolèse, repose sur l'observation humoristique de la nature italienne. Les Italiens, qui sont de grands railleurs, ont laissé là des chefs-d'œuvre inimitables. Le président de Brosses avait raison de se passionner pour ces petites comédies. «Moins le genre est grave, dit-il, et mieux la musique italienne y réussit; car elle respire la gaieté et elle est dans son élément.» Et il écrit, au sortir de la Serva padrona: «Il n'est pas vrai qu'on puisse mourir de rire; car à coup sûr j'en serais mort, malgré la douleur que je ressentais de ce que l'épanouissement de ma rate m'empêchait de sentir, autant que je l'aurais voulu, la musique céleste de cette farce».
Mais, comme il arrive toujours, les gens de goût, les musiciens, n'estimaient pas tout à fait ces œuvres à leur valeur; ils les considéraient comme des divertissements sans importance, et ils eussent rougi de les mettre au même rang que les tragédies musicales. Constamment, dans l'histoire, cette inintelligente hiérarchie des genres a fait priser davantage des œuvres médiocres, d'un genre noble, que d'excellentes œuvres d'un genre moins relevé. Au temps du président de Brosses, «les précieux et précieuses» d'Italie affectaient de dédaigner les opéras bouffes et raillaient «l'affolement de de Brosses pour ces farces». Aussi ces excellentes petites pièces furent-elles bientôt négligées; et des abus aussi grands que dans l'opéra s'introduisirent dans l'Intermezzo: même invraisemblance, et même insouciance de l'action. Burney est forcé de dire que, «si l'on ôte la musique de l'opéra-comique français, c'est encore une jolie comédie, tandis que sans musique l'opéra-comique italien est insupportable». A la fin du siècle, Moratin gémit sur l'absurdité du genre. C'était pourtant l'époque de Cimarosa, de Paisiello, de Guglielmi, d'Andreozzi, de Fioravanti, et de bien d'autres. Que n'eussent pas fait ces petits maîtres, avec plus de discipline et des poètes plus scrupuleux!
A Venise, on l'a vu, la passion pour l'opéra s'unissait à un goût très vif—que Naples n'avait pas à ce point—pour la musique instrumentale. Il en avait toujours été ainsi depuis la Renaissance; et déjà, au commencement du XVIIe siècle, ce trait distinguait de l'opéra napolitain, florentin ou romain, l'opéra du Vénitien Monteverdi.
D'une façon générale, on peut dire que le Nord de l'Italie—le Veneto, la Lombardie, le Piémont—était au XVIIIe siècle une terre d'élection pour la musique instrumentale.
C'était le pays des grands instrumentistes, surtout des violonistes. L'art du violon était proprement italien. Doués d'un sens naturel de l'harmonie des lignes, amoureux du beau dessin mélodique, créateurs de la monodie dramatique, les Italiens devaient exceller dans la musique pour violon. «Personne, comme eux,—dit M. Pirro[304],—ne savait écrire en Europe avec la clarté et l'expression qu'il réclame.» Corelli et Vivaldi furent des modèles pour les maîtres allemands. L'âge d'or de la musique italienne de violon est entre 1720 et 1750, avec Locatelli, Tartini, Vivaldi et Francesco-Maria Veracini. Grands compositeurs et virtuoses, ces maîtres se distinguaient par la sévérité du goût.
[304] Pirro, L'Orgue de Bach (Paris, Fischbacher, 1895).
Le plus fameux était Tartini de Padoue. «Padoue, dit Burney, est non moins illustre parce que Tartini y vécut et mourut que par la naissance de Tite-Live.» On allait visiter sa maison, et, plus tard, son tombeau, «avec la ferveur des pèlerins de la Mecque». Aussi célèbre comme compositeur et comme théoricien que comme virtuose, et un des créateurs de la science de l'harmonie moderne, Tartini était une des autorités musicales de son siècle. Aucun virtuose italien ne se croyait consacré avant d'avoir reçu son approbation. De tous les musiciens de son pays, il avait le goût le plus grave et l'intelligence la plus ouverte aux mérites artistiques de toutes les nations. «Il est poli, complaisant, sans orgueil et sans fantaisie,—dit le président de Brosses;—il raisonne comme un ange et sans partialité sur les différents mérites des musiques française et italienne. Je fus au moins aussi satisfait de sa conversation que de son jeu.»—«Ce jeu n'avait que peu de brillant»: ce virtuose avait horreur de la virtuosité vide. Quand les violonistes italiens venaient lui faire entendre leurs tours d'adresse, «il écoutait froidement, puis disait: «Cela est brillant, cela est vif, cela est très fort, mais—ajoutait-il, en portant la main à son cœur—cela ne m'a rien dit là[305]». Son style était «d'une extrême netteté de sons, dont on ne perdait jamais le plus petit», et d'un pathétique concentré. Jusqu'à sa mort, Tartini fit modestement partie de l'orchestre du Santo de Padoue.
[305] Grosley.
Auprès de ce grand nom, d'autres ont gardé jusqu'à nous une légitime renommée. A Venise, était Vivaldi, que le président de Brosses connut aussi, et qui devint promptement un de ses plus intimes amis,—«pour me vendre, dit-il, ses concertos bien cher.... C'est un vecchio, qui a une furie de composition prodigieuse. Je l'ai ouï se faire fort de composer un concerto, avec toutes ses parties, plus promptement qu'un copiste ne le pourrait copier.» Il n'était déjà plus très estimé dans son pays, «où tout était de mode, où l'on entendait ses ouvrages depuis trop longtemps, et où la musique de l'année précédente n'était plus de recette». Une compensation lui était réservée: celle d'être un modèle pour Jean-Sébastien Bach.
Les autres violonistes du même temps: Nardini, le meilleur élève de Tartini, Veracini, compositeur profond, en qui l'on a pu voir un précurseur de Beethoven, Nazzari, Pugnani, avaient les mêmes qualités sobres et expressives, fuyant l'effet, plutôt qu'ils ne le cherchaient. Burney écrit de Nardini «qu'il doit plaire, plus qu'il ne surprend»; et le président de Brosses dit de Veracini que «son jeu était juste, noble, savant et précis, mais assez dénué de grâce».
L'art du clavecin avait compté des maîtres, tels que Domenico Zipoli, contemporain et émule de Hændel, et Domenico Scarlatti, génial précurseur, qui ouvrit à l'art des voies nouvelles où le suivit Philippe-Emmanuel Bach. Il était encore illustré par Galuppi. Mais la décadence s'y faisait déjà sentir, au temps de Burney. «A dire vrai,—écrit-il,—je n'ai rencontré ni grand joueur de clavecin, ni compositeur original pour cet instrument dans toute l'Italie. La raison en est qu'on n'en fait usage ici que pour accompagner la voix. Et, à présent, il est si négligé, tant par les facteurs que par les joueurs, qu'il est difficile de dire lesquels sont les plus mauvais, ou des instruments, ou de ceux qui en jouent.»—L'art de l'orgue s'était mieux conservé, depuis le vieux Frescobaldi. Mais, malgré les appréciations élogieuses que Grosley et Burney ont faites des organistes italiens, on peut accepter comme vrai le jugement de Rust, disant que «les Italiens semblaient regarder comme impossible de produire un grand plaisir, en jouant sur des instruments à clavier». On reconnaît là leur génie expressif qui trouvait dans la voix et le violon ses instruments de prédilection[306].
[306] Les instruments à vent étaient assez négligés. Alessandro Scarlatti, qui se prêta malaisément à l'entrevue que Hasse sollicitait, en 1725, pour le célèbre flûtiste Quantz, lui dit: «Mon fils, vous connaissez mon antipathie pour les instruments à vent: ils ne sont jamais d'accord». (Quantz rapporte lui-même ce propos à Burney.)—En 1771, Mozart constate que, pour la grande fête de San Petronio à Bologne, on a été obligé de faire venir des trompettes de Lucques, et qu'elles étaient détestables.—On ne trouvait guère de bons instruments à vent qu'à Venise et dans le Nord de l'Italie. A Turin étaient les deux frères Besozzi, hautboïste et bassoniste, connus dans toute l'Europe.
Mais ce qui avait plus d'importance que les grands virtuoses, si nombreux dans l'Italie du Nord, c'était le goût général pour la musique symphonique. Les orchestres lombards et piémontais étaient fameux. Le plus renommé était celui de Turin, où jouaient Pugnani, Veracini, Somis, les Besozzi. Il y avait «symphonie» à la chapelle royale, chaque matin, de onze heures à midi: l'orchestre du roi était divisé en trois groupes, qui se répartissaient entre trois galeries assez éloignées. Ils s'entendaient si bien qu'ils n'avaient pas besoin qu'on battît la mesure. Cet usage, constant en Italie, a naturellement frappé les voyageurs étrangers. «Le compositeur—dit Grosley—n'est occupé qu'à exciter du geste ou de la voix, comme un général d'armée l'est de ceux qui vont à la charge. Toute cette musique, malgré la variété et la complication de ses parties, s'exécute sans battement de mesure.» Et cela prouve, sans doute, que la variété et la complication de cette musique n'étaient pas encore bien grandes, pour qu'elle pût s'accommoder d'une telle liberté; mais c'est aussi l'indice de l'expérience et de l'esprit musical des orchestres italiens[307]. Il suffit de penser à ceux de la France d'alors, qui ne jouaient pas de musique plus difficile, et qui avaient pourtant besoin d'être conduits à grands coups de bâton... et de talon.—«Ces gens-ci,—écrit le président de Brosses—ont tout autrement que nous de justesse et de précision. Leurs orchestres ont un grand sentiment des gradations et du clair-obscur. Cent instruments à cordes et à vent savent les accompagner sans couvrir les voix[308].»
[307] Il semble que cette habitude se soit perdue, à la fin du siècle. Gœthe se plaint, à Vicence, en 1786, «du maudit battement de mesure par le maestro, usage que je croyais réservé à la France».
[308] Il n'en était plus tout à fait ainsi au temps de Burney, où l'orchestre tendait à dominer les voix.
A Milan surtout, la musique symphonique était en honneur. On pourrait presque dire qu'elle y a été fondée: car c'est là que vivait un des deux ou trois hommes qui peuvent prétendre à la gloire d'avoir créé la symphonie, au sens moderne du mot,—et, je crois, celui des trois qui a les titres les plus sérieux à cette gloire[309]: G.-B. Sammartini, précurseur et modèle de Haydn. Il était maître de chapelle de presque la moitié des églises de Milan, et il composa pour elles d'innombrables morceaux symphoniques. Burney, qui le connut et entendit plusieurs concerts donnés sous sa direction, dit que «ses symphonies étaient pleines d'un esprit et d'un feu qui lui étaient propres. Les parties instrumentales étaient bien écrites; il ne laissait pas un seul instrument longtemps oisif, et les violons surtout n'avaient pas le temps de se reposer». Burney lui faisait le reproche, plus tard adressé à Mozart, que sa musique avait «trop de notes et trop d'allegros. Il semblait absolument courir au galop. L'impétuosité de son génie le poussait en avant dans une suite de mouvements rapides, ce qui, à la longue, fatigue et l'orchestre et les auditeurs.» Burney admire pourtant aussi «la beauté vraiment divine» de certains de ses adagios.
[309] Les deux autres sont Gossec, pour la France, et Stamitz, pour l'Allemagne.
Les Milanais montraient beaucoup de goût pour cette musique symphonique. Milan avait de nombreux concerts, non seulement publics, mais particuliers, où des amateurs formaient de petits orchestres: on y jouait des symphonies de Sammartini et de Jean-Chrétien Bach, le plus jeune fils de Jean-Sébastien. Il arrivait même que la représentation d'opéra fût remplacée par un concert. Et, jusque dans l'opéra, cette prédilection pour la musique instrumentale faisait—au scandale des vieux amateurs du chant italien—que l'orchestre était trop nourri, trop fort; les accompagnements compliqués avaient tendance à cacher la mélodie et à couvrir la voix.
Ainsi, la musique instrumentale avait pour foyers principaux Turin et Milan; la musique vocale, Venise et Naples.
Bologne était la tête de l'art italien, le cerveau qui raisonne et dirige, la ville des théoriciens et des académies. Là était la principale autorité musicale de l'Italie au XVIIIe siècle,—autorité reconnue à la fois par les Italiens, par les maîtres de toute l'Europe, par Gluck, par Jean-Chrétien Bach, par Mozart:—le Père Martini. Ce religieux franciscain, maître de chapelle de l'église de cet ordre à Bologne, était un compositeur savant et aimable, d'une grâce un peu rococo, un historien érudit, un maître du contre-point, et un collectionneur passionné, qui centralisait chez lui, dans sa bibliothèque de dix-sept mille volumes, la science musicale de l'époque. Il en faisait généreusement part à tous ceux qui s'adressaient à lui: car il était plein de bonté; il avait une de ces âmes pures et sereines, comme on en trouve chez les anciens artistes italiens. Aussi était-il très aimé, et l'on avait constamment recours à ses lumières, soit qu'on lui écrivît, soit qu'on vînt le voir à Bologne. Burney parle de lui avec affection:
Il est avancé en âge, et d'une mauvaise santé. Il a une toux inquiétante, les jambes enflées et l'air tout malade.... On ne saurait, en lisant ses livres, se former une idée du caractère de ce bon et digne homme. Ce caractère est tel qu'il inspire non seulement le respect, mais la tendresse. Il allie à la pureté de sa vie et à la simplicité de ses mœurs, de la gaieté, de la douceur et de la philanthropie. Je n'ai jamais aimé personne davantage, après une connaissance aussi légère. J'avais aussi peu de réserve avec lui au bout de quelques heures, que j'aurais fait avec un vieil ami ou un frère chéri.
Bologne possédait aussi la principale académie musicale d'Italie: la Société philharmonique, fondée en 1666, où les maîtres italiens et étrangers tenaient à honneur d'être reçus. Le petit Mozart y fut admis après un concours, où la légende ne dit pas qu'il fut secrètement aidé par le bon Père Martini. Il en fut de même pour Grétry, qui ne cache point le fait dans ses Mémoires. La Société philharmonique discutait les questions de théorie et de science musicale; et elle donnait, tous les ans, un festival; on y exécutait les œuvres nouvelles des compositeurs bolonais. Cette fête, d'un caractère solennel, avait lieu à l'église de San Giovanni in Monte, où était alors exposée la Sainte Cécile de Raphaël. L'orchestre et les chœurs comptaient une centaine de musiciens; chaque compositeur dirigeait ses œuvres. Tous les critiques musicaux d'Italie assistaient à cette épreuve, où se décidaient les réputations, pour la musique d'église et la musique instrumentale. Burney se rencontra à l'une de ces fêtes avec Léopold Mozart «et son fils, le petit Allemand, dont les talents prématurés et presque surnaturels nous étonnaient à Londres,—dit-il,—il y a quelques années, lorsqu'il était à peine sorti de l'enfance». «Ce jeune homme,—ajoute-t-il plus loin,—qui a surpris l'Europe par son exécution et ses connaissances précoces, est encore un maître très habile sur son instrument[310]».
[310] Burney est des plus dédaigneux pour la sœur de Mozart, Marianne: «La jeune personne paraît être arrivée à son plus haut degré, qui n'est pas merveilleux; et, si j'en peux juger par la musique d'orchestre de sa composition que j'ai entendue, c'est du fruit prématuré plus extraordinaire qu'il n'est excellent.»
Enfin, Rome exerçait une dictature sur toute la musique italienne.
Rome avait la spécialité de sa musique religieuse, de sa chapelle Sixtine, d'ailleurs en décadence, par suite de la concurrence que lui faisaient les théâtres, qui par leurs traitements considérables, attiraient les meilleurs artistes[311]. Rome avait ses grandes collections de musique ancienne. Rome avait ses sept ou huit théâtres illustres, entre autres l'Argentina et l'Aliberti pour l'opera seria, et le Capranica pour l'opera buffa.
[311] «Comme les sujets d'un mérite distingué qui appartiennent à la chapelle Sixtine y trouvent peu d'encouragement, la musique commence à être moins bonne et à se perdre sensiblement.... Il doit en résulter peu à peu la perte de ces beaux établissements, celle de l'ancienne musique, aussi bien que de l'élégante simplicité qui fait la réputation de cette chapelle.» (Burney.)—Déjà, un ami de Burney, qui avait passé vingt ans à Rome, l'avait prévenu que la chapelle du pape n'avait plus la même supériorité qu'autrefois. Autrefois, les musiciens attachés au service du pape étaient les mieux payés. Maintenant «leur traitement est resté le même. Cependant la vie est devenue plus chère. Il en résulte que les musiciens ont été obligés, pour vivre, de réunir une autre profession à celle de chanter, qui se perd, tandis que l'exécution musicale des théâtres se perfectionne, chaque jour».
Rome avait surtout, par l'attraction que sa gloire, ses souvenirs, son charme éternel, ont toujours rayonnée sur les esprits d'élite, une société d'une rare compétence musicale, un public vraiment souverain, qui savait sa valeur, peut-être avec excès, et prononçait ses jugements sans appel.
Il y a à Rome—écrit Grétry—nombre d'amateurs, de vieux abbés, qui, par leurs sages critiques, retiennent le jeune compositeur qui se laisse emporter hors des limites raisonnables de son art. Aussi, lorsqu'un compositeur a réussi à Naples, à Venise, même à Bologne, on se dit: «Il faut le voir à Rome!»
Les représentations d'opéras nouveaux à Rome étaient pour les auteurs la plus redoutable des épreuves; on y édictait des sentences qu'on prétendait définitives; et les juges y apportaient la passion du tempérament italien. Dès le début de la soirée, la bataille s'engageait. Si la musique était condamnée, on savait faire la distinction entre le compositeur et les chanteurs: on sifflait le maestro, et on acclamait les artistes. Ou bien, c'était les chanteurs qu'on sifflait, et on portait en triomphe, sur la scène, le compositeur.
Les Romains—dit Grétry—ont l'habitude de crier, au théâtre, pendant un morceau de musique où l'orchestre domine: Brava la viola, brava il fagotto, brava l'oboè! Si c'est un chant mélodieux et poétique qui les flatte, ils s'adressent à l'auteur, ou ils soupirent et pleurent; mais ils ont aussi la terrible manie de crier, tour à tour: Bravo Sacchini, bravo Cimarosa, bravo Paisiello! aux représentations de l'opéra d'un autre auteur: supplice bien propre à réprimer le crime de plagiat.
Avec quelle brutalité s'exerçait parfois cette justice populaire, nous le savons par l'histoire du pauvre Pergolèse, qui reçut, dit-on, à la première de son Olimpiade, au milieu des huées, une orange en pleine figure. Et ce fait montre assez que le public romain n'était pas infaillible. Mais il prétendait l'être. Fidèle à ses traditions, il s'arrogeait sur la musique un empire:
Personne ne s'en étonnait: on lui reconnaissait ce droit:—«Rome, capitale du monde», écrivait dans une de ses lettres, en 1770, «Amadeo Mozart».
Tel était, dans ses grandes lignes, l'édifice de la musique italienne au XVIIIe siècle. On voit quelle richesse et quelle vie. Le plus grand danger pour cet art—celui auquel il succomba—était son exubérance même. Il n'avait pas le temps de se recueillir, de méditer sur son passé. Il était dévoré par sa fureur de nouveauté[312].
[312] Je parle du goût public. Le culte du passé se maintenait chez une petite élite. En outre du Père Martini et de sa bibliothèque de dix-sept mille volumes, l'Italie ne manquait pas de collectionneurs, comme le professeur Campioni, à Florence, qui rassemblait les madrigaux du XVIe et du XVIIe siècle; le chanteur Mazzanti, à Rome, qui réunissait tout ce qui avait trait à Palestrina; l'abbé Orsini et le chevalier Santarelli, à Rome, qui recueillaient tous les documents relatifs à l'opéra et à l'oratorio anciens. (Burney.)—Le style ancien s'était aussi maintenu, en partie, dans la musique d'église. Burney note souvent, à Milan, Brescia, Vicence, Florence, etc., qu'elle était «dans le vieux style, pleine de fugues».
Sans doute, on exécutait dans les églises italiennes beaucoup de musique mondaine, comme celle que décrit le chevalier Goudar, dans un amusant récit (l'Espion chinois, 1765):
«J'allai dernièrement, à Bologne, à ce qu'on appelle ici une grand'messe en musique. En entrant dans l'église, je crus d'abord être à l'Opéra. Entrées, symphonies, menuets, rigaudons, airs à voix seule, duos, chœurs, accompagnements de tambours, trompettes, timbales, cors de chasse, hautbois, violons, fifres, flageolets, en un mot, tout ce qui sert à former l'harmonie d'un spectacle se trouvait employé à celui-ci. C'était un chef-d'œuvre d'impiété. Quand le compositeur aurait fait une messe pour la déesse de la volupté, il n'aurait pu employer des sons plus tendres, ni des modulations plus lascives.»
Mais Burney assure que «ce n'était que les jours de fête qu'on pouvait entendre cette espèce de musique moderne dans les églises. Les jours ordinaires, dans les églises cathédrales, elle était dans un style grave et ancien; et dans les églises de paroisse, c'était purement du plain-chant, quelquefois avec l'orgue, mais plus souvent sans orgue.»
Malgré tout, dans un siècle et un pays aussi peu religieux que le XVIIIe siècle italien, la musique d'église ne pouvait être un contrepoids suffisant à la musique profane, qu'emportait la fièvre de la nouveauté.
«Vous me faites mention de Carissimi,—écrit le président de Brosses.—Pour Dieu! gardez-vous d'en parler ici, sous peine d'être regardé comme un chapeau pointu: il y a longtemps que ceux qui lui ont succédé sont passés de mode!»
Le même, entendant à Naples, avec ravissement, un célèbre chanteur, le Senesino, «s'aperçut avec étonnement—dit-il—que les gens du pays n'en étaient guère satisfaits. Ils se plaignaient qu'il chantait d'un stile antico. C'est qu'il faut vous dire que le goût de la musique change ici au moins tous les dix ans.»
Burney est plus affirmatif encore:
En Italie, on traite un opéra déjà entendu comme l'almanach de l'année écoulée.... C'est une rage de nouveauté; et elle a été cause quelquefois des révolutions qu'on remarque dans la musique d'Italie; elle donne naissance souvent à d'étranges concetti. Elle conduit les compositeurs à chercher, à tout prix, du nouveau. La simplicité des maîtres anciens ne plaît plus au public. Elle ne flatte plus assez les goûts usés de ces enfants gâtés, qui n'ont plus de jouissances que dans l'étonnement[313].
[313] Burney parle surtout ici des Napolitains.
Cette inconstance du goût, cette trépidation perpétuelle, étaient cause que l'on n'imprimait pour ainsi dire plus de musique en Italie.
Les compositions musicales durent si peu, et la faveur des nouveautés est si grande que pour quelques copies qu'on voudrait avoir, ce n'est pas la peine de faire la dépense de la gravure ou de l'impression... Aussi l'art de graver la musique paraît entièrement perdu. On ne trouve rien dans toute l'Italie qui ressemble à un magasin de musique[314].
[314] Burney: Venise.
Burney en vient même à entrevoir, au milieu de cette splendeur artistique qui lui est chère, la disparition prochaine et totale de la musique italienne. Il croit, à la vérité, que l'énorme force qui s'y dépense se transformera, qu'elle créera d'autres arts:
La langue et le génie des Italiens sont si riches et si fertiles que, lorsqu'ils seront ennuyés de la musique,—ce qui arrivera sans doute très prochainement, par l'excès même de la jouissance,—la même fureur qu'ils ont pour la nouveauté, qui les a fait passer avec tant de rapidité d'un style de composition à un autre, et qui les fait changer souvent d'un bon à un plus mauvais, les forcera à chercher l'amusement d'un théâtre sans musique[315].
[315] Burney: Bologne.
La prédiction de Burney ne s'est qu'en partie réalisée. L'Italie a tenté, depuis, non sans éclat, de se constituer «un théâtre sans musique». Elle a surtout dépensé le meilleur de ses forces, en dehors du théâtre et de la musique, dans ses luttes politiques, dans l'admirable épopée de son Risorgimento, où tout ce qu'il y eut de grand et de généreux dans la nation s'est dépensé et souvent sacrifié avec enivrement. Mais Burney a bien vu la loi secrète de cette musique italienne, le principe de sa vie, de sa grandeur, et de sa mort: l'Italie du XVIIIe siècle est toute au moment présent, il n'y a plus pour elle ni passé, ni avenir. Nulle réserve. Elle se brûle.
Quelle différence entre cette Italie prodigue et la sage économie de la France et de l'Allemagne du même temps,—celle-ci amassant, amassant en silence des greniers pleins de science, de poésie, de génie artistique, celle-là mettant de côté lentement, patiemment, parcimonieusement, son avoir musical, comme le paysan français qui empile ses écus dans le fameux bas de laine!—Aussi se trouveront-elles jeunes, vigoureuses, et comme neuves, quand l'Italie sera épuisée par sa dépense extravagante de forces.
La blâme qui voudra! Si les vertus d'économie domestique sont dignes de toute estime, toutes mes sympathies vont à l'art qui se donne sans compter. C'est le charme de cette musique italienne du XVIIIe siècle, qu'elle se dépense à pleines mains, sans souci de l'avenir. Que la beauté ne soit pas durable, il n'importe. Ce qu'il faut, c'est qu'elle ait été la plus belle possible. Du rayonnement passager des beaux siècles disparus, il reste pour toujours dans le cœur une joie et une lumière.
II
ALLEMAGNE
Malgré un siècle et demi de grands musiciens, l'Allemagne, vers 1750, était bien loin encore de tenir dans l'opinion musicale de l'Europe la place qu'elle occupe aujourd'hui. A la vérité, on n'était plus au temps où un chroniqueur romain disait des pensionnaires du Collège germanique, à Rome:
Si, par hasard, ces pensionnaires se trouvaient dans le cas de faire de la musique en public, il est certain que ce serait une musique tudesque, bonne à exciter le rire et à mettre l'auditoire en joie.[316]
[316] Chronique du Père Castorio (1630), citée par Henri Quittard, dans sa préface aux Histoires Sacrées de Carissimi, publiées par la Schola Cantorum.
Le temps était même passé—mais pas très éloigné—où Lecerf de la Viéville mentionnait négligemment les Allemands, «dont la réputation n'est pas grande en musique[317]», et où l'abbé de Châteauneuf félicitait un joueur de tympanon allemand, d'autant plus, disait-il, «qu'il venait d'un pays peu sujet à produire des hommes de feu et de génie[318]».
[317] Lecerf de la Viéville, Comparaison de la musique française et de la musique italienne (1705).
[318] Abbé de Châteauneuf, Dialogue sur la musique des anciens (1705).
En 1750, l'Allemagne avait eu Hændel et Jean-Sébastien Bach. Elle avait Gluck et Philippe-Emmanuel Bach. Et pourtant elle subissait encore le joug écrasant de l'Italie. Bien que certains de ses musiciens, qui prenaient conscience de leur force, supportassent impatiemment cette domination, ils n'étaient pas assez unis pour en venir à bout. Trop grands étaient les dons de séduction de leurs rivaux, trop parfait l'art italien, quel qu'en fût le vide de pensée. Il faisait ressortir crûment les gaucheries, les lourdeurs, les fautes de goût, qui ne manquent point chez les maîtres allemands, et rendent souvent rebutante la lecture des artistes de second ordre.
Le voyageur anglais Burney, qui, dans ses notes sur l'Allemagne[319], finit par rendre un très bel hommage à la grandeur de l'art germanique, n'en est pas moins choqué, à chaque pas, par la grossièreté des exécutions musicales; il grince des dents aux instruments mal accordés, aux orgues fausses, aux voix qui crient.
[319] Charles Burney, The present state of music in Germany, the Netherlands, and United Provinces (1773),—traduction française du même temps.
On ne retrouve pas—dit-il—chez les musiciens allemands qui courent les rues, cette délicatesse d'oreille que j'avais rencontrée dans la même classe du peuple en Italie[320].
[320] Beney: Vienne.
Dans les écoles de Saxe et d'Autriche, «le jeu des écoliers est en général dur et grossier».
A Leipzig, le chant n'est «qu'un éclat désagréable, un glapissement en prenant les tons élevés, une espèce de cri frappé, au lieu d'émettre la voix et de filer ou d'enfler le son».
A Berlin, l'école instrumentale «ne fait presque point d'usage des forte et des piano. Chaque exécutant ne rivalise avec son voisin que pour jouer plus fort que lui. Le but principal du musicien de Berlin paraît être de se faire entendre.... Aucune nuance.... Nulle attention à la nature de la voix des instruments, qui n'ont qu'un certain degré de force en chantant, et au delà duquel ce n'est plus que du bruit.»
A Salzbourg, la musique très nombreuse du prince archevêque «se fait remarquer surtout par son inélégance et par son bruit». Mozart en parle avec dégoût: «C'est une des grandes raisons pour lesquelles Salzbourg m'est odieux: cet orchestre de la cour est si grossier, si débraillé, et si débauché! Un honnête homme, qui a de bonnes manières, ne peut pas vivre avec ces gens-là[321]!»
[321] Lettre de Mozart à son père, du 9 juillet 1778.—Le meilleur musicien de Salzbourg, un homme presque de génie, Michel Haydn, venait jouer de l'orgue, quand il était abominablement ivre.
Même à Mannheim, qui possédait l'orchestre le plus parfait d'Allemagne, les instruments à vent—les bassons, les hautbois,—manquaient de justesse.
Quant à l'orgue, c'était une souffrance d'en entendre jouer en Allemagne. A Berlin, «les orgues sont grandes, grossières, chargées de registres, bruyantes et fausses». A Vienne, dans la cathédrale, «les orgues sont horriblement discordes». Même à Leipzig, dans la ville sacrée de l'orgue, la ville du grand Jean-Sébastien Bach, «malgré toutes mes recherches,—dit Burney,—je n'entendis bien jouer de l'orgue nulle part».
Bien plus, il semble qu'à l'exception de quelques cours princières—«où les arts, écrit Burney, rendaient le pouvoir moins insupportable, et où la diversion de la pensée était peut-être aussi nécessaire que celle de l'action»,—il semble que le goût pour la musique ne soit pas, à beaucoup près, aussi ardent et aussi universel en Allemagne qu'en Italie.
Pendant les premières semaines de son voyage, Burney est déçu:
En voyageant sur les bords du Rhin, de Cologne à Coblentz, je fus singulièrement étonné de ne pas trouver trace de cette passion pour la musique, dont on dit que les Allemands sont possédés, particulièrement le long du Rhin[322]. A Coblentz, quoique ce fût un dimanche, et que les rues fussent remplies par la foule du peuple, je n'entendis pas une seule voix, ni un instrument, comme c'est l'usage dans la plupart des autres pays catholiques romains.
[322] Burney passa à Bonn, peu de temps après la naissance de Beethoven.
Hambourg, naguère célèbre par son opéra, le premier et le plus glorieux d'Allemagne, est devenue une Béotie musicale. Philippe-Emmanuel Bach s'y trouve perdu. Quand Burney vient le voir, Philippe-Emmanuel lui dit: «Vous êtes venu ici cinquante ans trop tard».
Et, d'un ton gouailleur, qui dissimule un peu d'amertume et de honte, il ajoute:
Adieu la musique! Les Hambourgeois sont de bonnes gens, et je jouis ici d'une tranquillité et d'une indépendance que je n'aurais pas dans une cour. Depuis l'âge de cinquante ans, j'ai quitté toute ambition. J'ai dit: «Mangeons, buvons: demain nous dormirons». Et me voilà réconcilié avec ma position, sauf lorsque je rencontre des gens de goût et d'esprit qui peuvent apprécier une meilleure musique que celle que nous faisons ici: alors, je rougis pour moi-même et pour mes bons amis les Hambourgeois.
Burney en vient à croire que ce n'est pas à la nature, mais à l'étude que les Allemands doivent les connaissances qu'ils ont de la musique[323].
[323] Burney: Dresde.
Remarquer, à cette époque, la grossièreté des spectacles populaires en Allemagne, même à Vienne, où Burney relève des programmes d'amusements barbares comme ceux-ci:
«1º Combat de chiens dogues et d'un taureau sauvage de Hongrie, au milieu du feu, c'est-à-dire, ayant du feu attaché sous la queue, des pétards aux oreilles et aux cornes;—2º Combat d'un cochon sauvage et de dogues;—3º Combat d'un grand ours et de dogues;—4º Combat d'un loup sauvage et de chiens courants;—5º Combat d'un taureau sauvage de Hongrie et de chiens sauvages et affamés;—6º Combat d'un ours et de chiens de chasse;—7º Combat d'un sanglier sauvage et de dogues défendus par une armure de fer;—8º Combat d'un tigre et de dogues;—etc.;—11º Combat d'un ours furieux, n'ayant pas mangé depuis huit jours, et d'un jeune taureau sauvage, qu'il mangera vivant sur la place,—ou aidé par un loup.»
Deux ou trois mille personnes, parmi lesquelles des femmes de qualité, assistaient à ces combats, qui se donnaient fréquemment dans un amphithéâtre de Vienne.—Tels étaient les spectacles qui charmaient les yeux des auditeurs de Haydn et de Mozart.
Peu à peu, il changera d'opinion, en découvrant la richesse cachée, l'originalité, la vie puissante de l'art allemand. Il sentira la supériorité de la musique instrumentale allemande. Il trouvera même plaisir au chant allemand, et il le préférera à tout autre, l'italien excepté.—Mais ses premières impressions font assez comprendre que l'élite, les princes et les amateurs allemands de ce temps aient, aux dépens de leurs compatriotes, favorisé les Italiens, avec une exagération que l'italianisant Burney lui-même reconnaît.
La musique italienne avait, au cœur de l'Allemagne, plusieurs foyers. C'étaient, au XVIIe siècle, Munich, Dresde et Vienne. Les plus grands maîtres italiens: Cavalli, Cesti, Draghi, Bontempi, Bernabei, Torri, Pallavicino, Caldara, Porpora, Vivaldi, Torelli, Veracini, y avaient séjourné et régné. Dresde surtout avait eu une floraison d'italianisme éclatante, dans la première moitié du XVIIIe siècle, au temps où Lotti, Porpora, et Hasse, le plus italianisé des Allemands, dirigeaient l'Opéra.
Mais, en 1760, Dresde fut sauvagement dévastée par Frédéric II, qui s'appliqua à effacer pour toujours sa splendeur. Il fit détruire méthodiquement par son artillerie, pendant le siège de la ville, tous les monuments, églises, palais, statues et jardins. Quand Burney y passa, elle n'était qu'un amas de décombres. La Saxe était ruinée, et ne joua plus, de longtemps, aucun rôle dans l'histoire musicale. «Le théâtre était fermé, par raison d'économie.» La troupe d'instrumentistes, fameuse en Europe, était dispersée dans les villes étrangères. «La misère était générale. Les artistes qui n'avaient pas été congédiés étaient à peine payés. La plus grande partie de la noblesse et de la bourgeoisie était si pauvre qu'elle n'avait pas de quoi faire apprendre la musique à ses enfants.... Sauf un misérable Opéra-Comique, il n'y avait à Dresde d'autre spectacle que celui de la misère[324].»—Même ruine à Leipzig.
[324] Burney ajoute qu'on ne voyait pas un bateau sur l'Elbe, et que, depuis trois ans, on ne donnait pas d'avoine aux chevaux, ni de poudre aux soldats, pour leur coiffure.
Les citadelles de l'italianisme, dans la seconde moitié du siècle, étaient Vienne, Munich, et les villes des bords du Rhin.
A Bonn, au moment du voyage de Burney, la troupe des musiciens de l'électeur de Cologne était presque toute composée d'Italiens, sous la direction du maître de chapelle Lucchese, compositeur bien connu en Toscane.
A Coblentz, où l'on jouait souvent des opéras italiens, le maître de chapelle était Sales, de Brescia.
Darmstadt avait été naguère illustrée par le séjour de Vivaldi, violoniste de la Cour.
Mannheim et Schwetzingen, résidence d'été de l'électeur Palatin, avaient des théâtres d'opéra italien. Celui de Mannheim pouvait contenir cinq mille personnes; la mise en scène en était somptueuse, la figuration plus nombreuse qu'à l'Opéra de Paris et de Londres. La presque totalité des acteurs étaient Italiens. Des deux maîtres de chapelle, l'un, Tœschi, était Italien, l'autre, Christian Cannabich, avait été envoyé en Italie, aux frais de l'électeur, pour étudier sous Jommelli.
A Stuttgart et à Ludwigsburg, où le duc de Wurtemberg était en lutte avec ses sujets, à cause de sa passion extravagante pour la musique[325], Jommelli resta quinze ans maître de chapelle et directeur de l'Opéra italien[326]. Le théâtre était immense; il pouvait, en s'ouvrant par derrière, former à volonté un amphithéâtre en plein air, «qu'on laissait quelquefois remplir par la multitude, exprès pour produire des effets de perspective». Tous les chanteurs d'opéra bouffe étaient Italiens. L'orchestre comptait de nombreux Italiens, en particulier des violonistes célèbres: Nardini, Baglioni, Lolli, Ferrari. «Jommelli—écrit Léopold Mozart—se donne toutes les peines du monde pour fermer aux Allemands l'accès de cette cour.... En plus de son traitement de quatre mille florins, de l'entretien de quatre chevaux, de l'éclairage et du chauffage, il possède une maison à Stuttgart et une autre à Ludwigsburg.... Joignez à cela qu'il a sur ses musiciens un pouvoir illimité.... Et voulez-vous une preuve du degré de partialité pour les gens de sa nation? Sachez que lui et ses compatriotes, dont sa maison est toujours remplie, ont été jusqu'à déclarer, à propos de notre Wolfgang[327], que c'était chose incroyable qu'un enfant de naissance allemande pût avoir tant de verve et de feu[328]!»
[325] Les Wurtembergeois avaient réclamé à la Diète de l'Empire contre la prodigalité de leur souverain: ils l'accusaient de ruiner le pays par la musique. On comparait sa mélomanie à celle de Néron. Dans sa folie d'italianisme, le duc se faisait fabriquer des castrats à Stuttgart par deux chirurgiens de Bologne.—Burney parle avec une pitié méprisante de ce prince, «dont la moitié des sujets se compose de musiciens de théâtre, de violons et de soldats, et l'autre moitié de gueux et de misérables».
[326] Un autre Italien, Boroni, lui succéda.
[327] Le petit Mozart.
[328] 11 juillet 1763. Lettre de Léopold Mozart aux Haguenauer, de Salzbourg, publiée par Nissen, reproduite par Teodor de Wyzewa.
Augsbourg, qui n'avait cessé d'être en relations régulières avec Venise et la haute Italie, Augsbourg, où l'italianisme avait pénétré dans l'architecture et les arts du dessin, au temps de la Renaissance, et qui fut la patrie de Hans Burgkmair et des Holbein, était aussi le berceau des Mozart. Léopold Mozart s'était, il est vrai, établi à Salzbourg; mais en 1763, il fit un voyage à Augsbourg, avec son petit garçon âgé de sept ans; et Teodor de Wyzewa a montré que c'est là que, selon toutes probabilités, Mozart «commença à s'initier à la grande et libre beauté italienne[329]».
[329] Un éditeur de musique, J.-J. Lotti, faisait alors, à Augsbourg, de nombreuses publications italiennes; et Wyzewa remarque que l'une d'elles, les Trente arias pour orgue et clavecin de Gius. Antonio Paganelli, de Padoue (1756), a de très grands rapports avec la première sonate, que le petit Mozart quelques semaines après son passage à Augsbourg, écrivit, le 14 octobre 1763, à Bruxelles. (T. de Wyzewa, Les premiers voyages de Mozart.—Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1904).
Munich était presque une ville italienne. Elle avait des théâtres d'opéra-comique italiens, des concerts italiens, les plus célèbres chanteurs et virtuoses italiens. La sœur de l'électeur de Bavière, l'électrice douairière de Saxe, était élève de Porpora et avait composé des opéras italiens, paroles et musique. L'électeur était lui-même un virtuose excellent et un assez bon compositeur.
A peine entré en Autriche, Burney note «la mélodie corrompue, factice, italianisée, que l'on entend dans les villes de cet immense empire».
Salzbourg, dont Teodor de Wyzewa a décrit la vie musicale dans de charmantes pages consacrées à la Jeunesse de Mozart, était à demi italienne en musique, comme en architecture. Vers 1700, un méchant auteur d'opéras bouffes, Fischietti, de Naples, y était maître de chapelle.
Mais la métropole allemande de l'italianisme était Vienne. Là trônait le monarque de l'opéra, l'opéra fait homme: Métastase. Père d'une lignée innombrable de poèmes d'opéra, dont chacun fut mis en musique, non pas une fois, mais deux, mais trois, mais dix, et par tous les compositeurs illustres du siècle, Métastase était regardé par tous les artistes d'Europe comme un génie unique. «Il a—dit Burney—tout le pathétique, l'âme et la perfection de Racine, avec plus d'originalité.» Il était la première autorité du monde, pour le théâtre musical. «Ce grand poète,—dit encore Burney,—dont les écrits avaient peut-être plus contribué à la perfection de la mélodie vocale, et par conséquent de la musique en général, que les efforts réunis de tous les compositeurs de l'Europe», laissait entendre qu'il donnait quelquefois aux musiciens le motif ou le sujet de leurs airs; et il s'arrogeait sur eux une suprématie protectrice. Rien ne montre mieux l'italianisation de l'Allemagne que ce fait: le représentant le plus glorieux de l'opéra italien prenant pour résidence, non pas Rome ou Venise, mais Vienne, où il avait sa cour. Poète lauréat de l'Empereur, il dédaignait d'apprendre la langue du pays où il vivait; il n'en savait que trois ou quatre mots: juste ce qu'il fallait, comme il disait, «pour se sauver la vie», c'est-à-dire pour se faire comprendre de ses domestiques. Adulé par l'Allemagne, il ne lui cachait pas son dédain.
Son bras droit à Vienne, son principal traducteur en musique, était le compositeur Hasse, le plus italianisé des musiciens allemands[330]. Adopté par l'Italie, baptisé par elle il Sassone (le Saxon), élève de Scarlatti et de Porpora, Hasse avait pris une sorte de chauvinisme italien qui surpassait celui des Italiens eux-mêmes. Il ne voulait entendre parler d'aucune autre musique, et il faillit assommer le président de Brosses, quand celui-ci, à Rome, essaya de lui vanter la supériorité du Français Lalande, dans la musique d'église.
[330] Johann-Adolph Hasse, né en 1699 à Bergedorf, près de Hambourg, mort en 1782 à Venise. Il fut le plus grand maître de l'Opéra de Dresde, qu'il réorganisa et dirigea, de 1731 à 1763. Il écrivit plus de cent opéras.
Je vis—écrit le président de Brosses—mon homme prêt à suffoquer de colère contre Lalande et ses fauteurs. Il tenait déjà du chromatique; et si Faustine, sa femme[331], ne s'était mise entre nous deux, il m'allait harper avec une double croche et m'accabler de diésis.
[331] Hasse avait épousé la plus fameuse chanteuse italienne du temps la Faustina (Bordoni).
On peut dire que l'Allemand Hasse était, vers le milieu du siècle, le compositeur italien le plus goûté, dans l'opera seria, en Allemagne, en Angleterre, et en Italie même. Il avait mis en musique tous les libretti d'opéra de Métastase, à l'exception d'un seul,—quelques-uns trois ou quatre fois,—tous au moins deux fois. Et, bien que l'on ne pût certes pas dire que Métastase travaillât lentement[332], Hasse ne trouvait point qu'il écrivît assez vite; et, pour passer le temps, il avait aussi composé la musique de divers opéras d'Apostolo Zeno. Le nombre de ses œuvres était si grand qu'il avouait «qu'il pourrait bien ne pas les reconnaître, si on les lui montrait»; il avait plus de plaisir, disait-il, à créer qu'à conserver ce qu'il avait écrit; et il se comparait à «ces animaux féconds, dont la race est détruite en naissant, ou abandonnée au hasard[333]».
[332] Métastase se vantait d'avoir écrit son meilleur drame: Hypermnestre, en neuf jours. Achille à Scyros avait été écrit, mis en musique, monté et joué en dix-huit jours.
[333] Burney fait un beau portrait de ce grand compositeur, dont la gloire, au XVIIIe siècle, domina de beaucoup celle de Jean-Sébastien Bach. Il était partout regardé «comme le compositeur, pour la musique vocale, le plus près de la nature, le plus élégant et le plus judicieux, et aussi le plus fécond des auteurs vivants».—«Il était haut de taille et fort. Sa figure avait dû être belle et bien dessinée. Il semblait plus vieux que Faustina, petite, brune, spirituelle et vive, quoiqu'il fût de dix ans moins âgé. Il avait beaucoup de douceur et de bonté dans ses manières. Il était communicatif, plein de raison, également détaché d'orgueil et de préjugé; il ne disait de mal de personne; au contraire, il rendait justice aux talents de plusieurs de ses rivaux. Il respectait infiniment Philippe-Emmanuel Bach, ne parlait qu'avec respect de Hændel; mais il disait qu'il avait mis trop d'ambition à déployer son talent, à travailler ses parties et ses sujets, et qu'il s'était montré trop amoureux du bruit. Faustina ajoutait que son chant était souvent rude. Par-dessus tout, il admirait le vieux Keiser, «un des plus grands musiciens que le monde eût jamais possédés», et Alessandro Scarlatti, «le plus grand harmoniste de l'Italie, c'est-à-dire du monde entier». En revanche, il trouvait Durante «dur et baroque, grossier et sauvage». Quand Burney vit Hasse, tous ses livres, ses manuscrits et ses biens avaient été brûlés en 1760 dans le bombardement de Dresde par le roi de Prusse, au moment où le compositeur allait faire graver aux frais du roi de Pologne l'édition de ses œuvres complètes. Mais ce désastre n'avait pas altéré sa sérénité. «Il est si doux et d'un accueil si facile que je me sentis aussi à mon aise avec lui, au bout d'un quart d'heure, que si je l'eusse connu depuis vingt ans.» Burney, qui «devait à ses ouvrages une grande partie des plaisirs que lui avait donnés la musique, depuis l'enfance», le compare à Raphaël, et rapproche son rival Gluck de Michel-Ange.—Il n'est guère, en effet, de plus beau dessin mélodique que celui de Hasse; et seul, Mozart peut lui être égalé en cela. L'oubli de cet artiste admirable est une des pires injustices de l'histoire; et nous tâcherons, quelque jour, de la réparer.
Cet illustre représentant de l'opéra italien en Allemagne commençait, il est vrai, à être discuté. Vers 1760, se formait à Vienne, en face de Métastase et de Hasse, un autre parti très ardent. Mais quels en étaient les chefs? Raniero da Calsabigi, de Livourne,—encore un Italien,—le poète d'Orphée et d'Alceste; et Gluck,—non moins italianisé que Hasse, élève de Sammartini à Milan, auteur d'une quarantaine d'ouvrages dramatiques italiens, et qui, toute sa vie, prétendit écrire des opéras italiens[334].—Tels étaient les deux camps: entre eux, il ne s'agissait pas d'un débat sur la supériorité de l'opéra italien: elle n'était contestée ni par l'un ni par l'autre; il ne s'agissait que d'introduire, ou non, dans l'opéra, des réformes nécessaires. «L'école de Hasse et de Métastase—dit Burney—regardait toute innovation comme de la charlatanerie et restait attachée à l'ancienne forme du drame musical, où le poète et le musicien exigeaient une égale attention de la part des spectateurs,—le poète dans le récitatif et la narration,—le compositeur, dans les airs, dans les duos et dans les chœurs.—L'école de Gluck et de Calsabigi s'attachait davantage aux effets scéniques, à la convenance des caractères, à la simplicité de la diction et de l'exécution musicale, plus qu'à ce qu'ils appelaient des descriptions fleuries, des comparaisons superflues, une morale froide et sentencieuse, avec d'ennuyeuses symphonies et de longs développements musicaux.»—Voilà toute la différence: au fond, c'était une question d'âge, non de race ou de style. Hasse et Métastase étaient vieux: ils se plaignaient qu'il n'y eût plus de bonne musique, depuis le temps où ils avaient été jeunes. Mais ni Gluck ni Calsabigi n'avaient, plus qu'eux, la pensée de détrôner la musique italienne et de la remplacer par une autre. Dans sa préface de Pâris et Hélène, écrite en 1770, après Alceste, Gluck parle uniquement de «détruire les abus qui se sont introduits dans l'opéra italien et qui le déshonorent».
[334] Le portrait de Gluck par Burney est un des meilleurs que nous ayons de ce grand homme.
Burney lui fut présenté par l'ambassadeur extraordinaire d'Angleterre, lord Stormont,—ce qui n'était pas superflu, car «Gluck était d'un caractère aussi sauvage que Hændel, dont on sait que tout le monde avait peur.... Il vivait avec sa femme et une jeune nièce, musicienne remarquable. Il était bien logé et bien meublé.... Il était marqué horriblement de la petite vérole. Il était laid de figure et dans le regard.» Mais Burney eut la chance de le trouver «d'une bonne humeur inaccoutumée.... Gluck chanta. Quoiqu'il eût peu de voix, il faisait grand effet. Il joignait à la richesse d'accompagnement, de l'énergie, de la véhémence dans la manière de faire marcher l'allegro, et une expression judicieuse dans les mouvements lents; enfin, il savait si bien dissimuler ce qui manquait à sa voix, qu'on oubliait qu'il n'en avait pas. Il chanta presque tout Alceste, plusieurs morceaux de Pâris et Hélène, et quelques airs de l'Iphigénie de Racine, qu'il venait de finir.... Il exécutait tout, de tête, sans avoir une seule note écrite, avec une facilité prodigieuse. Il se levait fort tard. Il avait l'habitude d'écrire toute la nuit et se reposait le matin.»
Burney le retrouva à un dîner chez lord Stormont, où il l'avait comme voisin de table. Gluck, rendu expansif par les rasades, confia qu'il venait de recevoir de l'électeur palatin un tonneau d'excellent vin, en remerciement d'un de ses opéras-comiques: le prince avait été ravi d'apprendre que la musique était «d'un honnête Allemand, qui aimait le bon vieux vin».—Il se vantait volontiers de la façon dont il dirigeait un orchestre, «où il était aussi redoutable que Hændel. Il disait qu'il n'avait jamais trouvé de rebelles, quoiqu'il obligeât les musiciens à abandonner pour l'opéra toute autre occupation, et qu'il leur fît répéter souvent une partie de ses œuvres, vingt et trente fois.»—Il parla à Burney de son séjour en Angleterre, «à laquelle il attribuait entièrement l'étude qu'il avait faite de la nature pour ses compositions dramatiques». Il y était à l'époque de la gloire de Hændel: il n'y avait pas de place pour lui, et le peuple était fort excité contre les étrangers. On eut peine à faire jouer la Caduta de' Giganti de Gluck, qui échoua. Gluck fut frappé de voir «que le naturel et la simplicité agissaient le plus fortement sur les spectateurs, et il s'attacha, depuis, à ne s'en départir jamais. On peut remarquer—ajoute Burney—que la plupart des airs d'Orphée sont aussi simples et aussi naturels que des ballades anglaises.»
Entre ces deux coteries italianisantes, ne différant l'une de l'autre que par une simple nuance, la société de Vienne se partageait. La famille impériale tout entière était musicienne. Les quatre archiduchesses jouaient et chantaient dans les opéras de Métastase, mis en musique alternativement par Hasse et par Gluck. L'impératrice chantait et avait même joué jadis sur le théâtre de la cour. Salieri venait d'être nommé compositeur de la chambre et directeur du Théâtre Italien; et il resta chef d'orchestre de la cour jusqu'en 1824, faisant obstacle aux maîtres allemands, en particulier à Mozart.
Vienne resta donc, jusqu'au XIXe siècle, un centre d'art italien en Allemagne. Au temps de Beethoven et de Weber, le Tancrède de Rossini suffit à ruiner l'édifice, péniblement élevé, de la musique allemande; et l'on sait avec quelle injuste violence Wagner a parlé de cette ville infidèle, selon lui, à l'esprit germanique: «Vienne, n'est-ce point tout dire? Toute trace du protestantisme allemand effacée; même l'accent national perdu, italianisé[335]....»
[335] Richard Wagner, Beethoven, 1870.
En face de l'Allemagne du Sud et de l'ancienne capitale du Saint-Empire Romain, se dresse déjà la nouvelle capitale du futur empire d'Allemagne: Berlin.
«La musique de ce pays—dit Burney—est plus véritablement allemande que celle de toute autre partie de l'empire.» Frédéric II avait pris à cœur de la germaniser; il ne permettait pas qu'on exécutât dans ses Etats d'autres opéras que ceux de son favori Graun, du Saxon Agricola, et quelques-uns, en petit nombre, de Hasse. Mais admirons la difficulté qu'avait le goût allemand à se faire libre: ces opéras étaient des opéras italiens; et le roi ne pouvait même pas imaginer qu'il y eût quelque bon sens à chanter dans une autre langue que l'italienne:
«Une chanteuse allemande!—disait-il.—J'aurais autant de plaisir à entendre le hennissement de mon cheval[336]!»
[336] Frédéric II avait, de plus, une antipathie violente contre la musique religieuse. «Il suffisait—raconte Agricola à Burney—qu'un compositeur eût écrit une antienne ou un oratorio pour que le roi regardât son goût comme usé et flétri, et pour qu'il dît de ses autres productions: «Oh! cela sent l'église».
Et qui étaient ces compositeurs allemands, dont il s'était constitué le protecteur exclusif et intolérant, au point que Burney pouvait écrire: «Les noms de Graun et de Quantz sont sacrés à Berlin, et plus respectés que ceux de Luther et de Calvin. Il y a bien des schismes; mais les hérétiques doivent se taire. Car, dans ce pays de tolérance universelle en matière de religion, quiconque oserait professer d'autres dogmes musicaux que ceux de Graun et de Quantz serait bien assuré d'être persécuté....»
Jos.-Joachim Quantz, compositeur et musicien ordinaire de la chambre du roi, et son maître pour la flûte, «avait le goût que l'on avait il y a quarante ans»,—entendez le goût italien. Il avait voyagé longuement en Italie. Il s'était lié avec Vivaldi, Gasparini, Alessandro Scarlatti, Lotti: et pour lui, l'âge d'or de la musique était le temps de ces ancêtres. Comme dit Burney, «il avait été avancé et libéral..., il y avait quelque vingt ans».
Il en était à peu près de même de Graun. Charles-Henri Graun fut, avec Hasse, le plus glorieux nom de la musique en Allemagne, au temps de Bach et de Hændel[337]. Marpurg le nomme «le plus bel ornement de la muse allemande, le maître de la douce mélodie..., tendre, doux, compatissant, élevé, pompeux et terrible tour à tour. Tous les traits de sa plume furent également parfaits. Son génie fut inépuisable. Jamais homme n'a été plus généralement regretté par toute une nation, depuis le roi jusqu'au dernier de ses sujets.»
[337] Charles-Henri Graun, né en 1701 à Wahrenbrück, en Saxe, mort en 1759, était entré au service de Frédéric II en 1735. Il fut l'organisateur de l'Opéra de Berlin, pour lequel il écrivit vingt-sept œuvres. Frédéric II fut, plusieurs fois, son collaborateur; il lui fournit les libretti des Fratelli Nemici, d'après Racine (1756), de Merope, d'après Voltaire (1756), de Coriolano (1749), de Silla (1753), et de Montezuma (1755). Cette dernière œuvre,—opéra anticlérical,—où Frédéric II voulut montrer, comme il l'écrit à Algarotti, que «l'opéra même peut servir à réformer les mœurs et à détruire les superstitions»,—vient d'être rééditée par M. Albert Mayer-Reinach, dans la collection des Denkmäler deutscher Tonkunst (Leipzig, Breitkopf, 1904).
Graun—dit plus sobrement Burney—fut, il y a trente ans, d'une élégante simplicité, ayant été le premier parmi les Allemands qui ait laissé là la fugue et toutes ces inventions travaillées.
Médiocre éloge pour nous, qui nous sommes repris depuis d'un amour singulier pour «toutes ces inventions travaillées!» Mais, pour un italianisant, c'était le meilleur compliment. En fait, Graun s'était appliqué à acclimater à Berlin le style de l'opéra italien, et particulièrement de Lionardo Vinci, ce compositeur de génie, qui porte un nom doublement illustre. C'est dire qu'il avait le goût de la génération italienne comprise entre Alessandro Scarlatti et Pergolèse. Lui aussi, comme Quantz, datait de 1720.
En patronnant Graun et Quantz, Frédéric II n'était donc rien de plus qu'un conservateur italianisant, qui prétendait défendre contre la mode du jour «les productions d'un temps qu'on regardait comme le siècle d'Auguste en musique: celui des Scarlatti, des Vinci, des Leo, des Porpora, aussi bien que des plus grands chanteurs, et depuis qui la musique, pensait-il, avait dégénéré». Ce n'était pas la peine de prétendre représenter l'art germanique, en face de Vienne dénationalisée. Frédéric II n'eût pas été si loin de s'entendre, au fond, avec la coterie la plus italianisante de Vienne: celle de Hasse et de Métastase[338]. Il n'y avait qu'une différence entre son goût et celui de cette coterie: c'était que ses favoris ne valaient pas Hasse et Métastase. «En admettant—dit Burney—que l'époque d'art que préfère le roi soit la meilleure, il n'en a pas choisi les meilleurs représentants.»
[338] Il laissait jouer à Berlin des opéras de Hasse, mais il était ennemi déclaré de Gluck; il critiqua âprement son Alceste,—ainsi que firent Agricola, Kirnberger, Forkel, et tout son régiment de théoriciens prussiens qui emboîtèrent le pas derrière lui.
Je me trompe: il y avait encore une différence. A Vienne, quelle que fût l'exigence de la mode musicale, on avait toujours été libre en musique; le pouvoir, très peu libéral en toute autre matière, laissait aux artistes et aux dilettantes la liberté du goût. A Berlin, il fallait obéir. Nul autre goût permis que celui du roi.
On ne saurait imaginer à quel point s'exerçait sur la musique la tyrannie tatillonne de Frédéric II. C'était le même esprit despotique qui régnait dans toute l'organisation de la Prusse[339]. Une surveillance inquisitoriale et menaçante pesait sur la musique,—car le roi était musicien: flûtiste, virtuose, compositeur,—nul ne l'ignore. Il donnait à Sans-Souci, chaque soir, entre cinq et six heures, un concert de flûte. La cour était invitée, par ordre, et écoutait religieusement les trois ou quatre concertos «longs et difficiles», qu'il plaisait au roi de lui faire entendre. Il n'était pas près d'en manquer: Quantz en avait composé trois cents, expressément pour cet usage; défense lui était faite d'en rien publier; nul autre ne devait les jouer. Burney observe avec douceur que «ces concertos avaient été composés sans doute en un temps où on tenait mieux sa respiration; car dans quelques-uns des passages difficiles, ainsi que sur les points d'orgue, Sa Majesté était obligée, contre la règle, de reprendre haleine pour pouvoir finir le passage[340]». La cour écoutait, résignée; et il lui était interdit de donner le moindre signe d'approbation: (on ne prévoyait pas l'éventualité contraire). Seul, le gigantesque M. Quantz, bien digne par sa taille de figurer dans les régiments du roi de Prusse[341], «avait le privilège de crier bravo à son écolier royal, après chaque solo, ou quand le concerto était fini».
[339] Il faut voir comment un étranger, même très recommandé, était reçu dans la capitale prussienne. On lira, dans Burney, le récit de son arrivée à Berlin: malgré son passeport et une première visite de douane aux frontières de la Prusse, il est conduit, comme un prisonnier, à la douane de Berlin, et laissé deux heures, grelottant, dans la cour, sous la pluie, tandis qu'on examine jusqu'au moindre de ses effets.—Cela ne ressemble guère à la douane autrichienne, où le petit Mozart, âgé de sept ans, désarme les douaniers, en leur jouant un menuet sur son petit violon.—Mais le plus incroyable est la visite de Burney à Potsdam. A l'entrée principale, puis à chaque porte du palais, on lui fait subir un interrogatoire, qui est bien, dit-il, «la chose la plus curieuse qui me soit arrivée dans mes voyages. Il ne pourrait pas être plus rigoureux à la poterne d'une ville assiégée.»
[340] Burney lui reconnaît d'ailleurs «une grande précision, une embouchure nette et égale, un doigté brillant, un goût pur et simple, beaucoup de propreté dans l'exécution, une perfection égale dans tous ses morceaux. Ses cadences sont bonnes, mais trop longues et trop étudiées.»
[341] «La figure de ce vieux musicien était d'une grandeur peu commune.
«Il paraît être le vrai fils d'Hercule, par ses larges épaules et ses membres gigantesques.»
Mais sans nous attarder à ces faits connus, il faut voir comment le royal flûtiste prétendait gouverner, à coups de férule, la musique entière et, en particulier, l'Opéra de Berlin.
Certes il avait bien fait les choses. Depuis la mort de Frédéric Ier (1713) jusqu'en 1742, Berlin n'avait pas eu d'Opéra[342]. Aussitôt après son avènement, Frédéric II fit construire un des plus grands théâtres d'opéra qui existassent, avec l'inscription: Federicus Rex Apollini et Musis. Il réunit un orchestre d'une cinquantaine de musiciens, engagea des chanteurs italiens et des danseurs français; et il mit son amour-propre à avoir une troupe, qu'on disait à Berlin la meilleure de l'Europe. Le roi faisait toute la dépense de l'Opéra; et l'entrée en était gratuite, à condition qu'on fût habillé décemment: ce qui permettait, en somme, de n'admettre aucun élément populaire, même au parterre[343].
[342] Frédéric-Guillaume Ier avait supprimé orchestre et spectacles, avec cette simple note: «Au diable!»
[343] A Mannheim et à Schwetzingen, tous les sujets de l'Électeur palatin étaient admis à l'Opéra et même aux concerts de l'Électeur: ce qui, d'après Burney, n'avait pas dû peu servir «à former le jugement et à établir le goût décidé pour la musique qu'on retrouve dans tout l'électorat».
Mais si les traitements des artistes étaient royalement payés, j'imagine qu'ils les gagnaient bien. Leur situation n'était pas de tout repos.
Le roi—dit Burney—se tenait constamment derrière le maître de chapelle, ayant les yeux sur la partition qu'il suivait, en sorte qu'on pouvait dire avec vérité qu'il tenait le rôle de directeur général.... Dans la salle de l'Opéra, comme au camp, il était rigide observateur de la discipline. Attentif à l'orchestre et à la scène, il remarquait la plus petite négligence dans la musique ou dans les évolutions, et en réprimandait celui qui l'avait commise. Et si quelqu'un de la troupe italienne osait s'écarter de la discipline, en ajoutant ou en retranchant à son rôle, ou en altérant le moindre passage, de suite il lui était ordonné, de par le Roi, de s'attacher strictement à l'exécution des notes écrites par le compositeur, sous peine de punition corporelle.
Ce trait nous donne la mesure de la liberté musicale dont on jouissait à Berlin. Un pseudo-classicisme italien régnait d'une façon tyrannique, et n'admettait ni changements, ni progrès. Burney en est scandalisé:
Aussi—dit-il—la musique est stationnaire dans ce pays, et elle le sera tant que Sa Majesté ne laissera pas plus de liberté aux artistes dans l'art qu'il n'en accorde dans les matières civiles du gouvernement, voulant être en même temps le monarque des vies, fortunes et affaires de ses sujets, et le régulateur de leurs moindres plaisirs.
Ajoutez que Berlin était surtout une ville de professeurs et de théoriciens musicaux, qui ne se permettaient point sans doute de discuter les goûts du roi,—car ils étaient tous plus ou moins officiels, comme le principal d'entre eux, Marpurg, directeur de la loterie royale et conseiller au ministère de la guerre.—Mais ils prenaient leur revanche de cette contrainte, en se disputant âprement; et ces discutailleries ne rendaient pas la vie musicale plus aimable et plus libre.
Les disputes musicales,—écrit Burney,—ont lieu à Berlin avec plus de chaleur et d'animosité que partout ailleurs. En effet, comme il y a plus de théoriciens dans cette ville que de praticiens, il y a aussi plus de critiques, ce qui n'est pas fait—ajoute-t-il non sans impertinence—pour épurer le goût, ni pour nourrir l'imagination des artistes.
Les esprits un peu libres n'y pouvaient tenir; et si Philippe-Emmanuel Bach y resta, de 1740 à 1767, ce fut bien contre son gré. Le pauvre diable ne pouvait quitter Berlin (on ne le lui permettait pas); il y souffrit dans son goût et dans son amour-propre. Il avait une situation et des appointements inférieurs; il devait, journellement, accompagner le roi-flûtiste sur son clavecin; et on lui préférait Graun et Quantz, «dont le style était absolument opposé à celui qu'il voulait établir». C'est ce qui explique la joie qu'il eut à se trouver plus tard dans la bonne ville de Hambourg, dénuée d'intérêt musical et de goût, mais hospitalière, accueillante et libre. Tout vaut mieux pour un artiste—même l'ignorance—que le despotisme du goût.
Tel semblait donc, au premier regard, l'état musical des grandes villes allemandes. L'opéra italien y était maître absolu; et Burney pouvait terminer ses notes sur l'Allemagne par ces mots:
En résumé, le style mélodique des Allemands a autant de rapports avec le style mélodique des Italiens que le goût de la plupart des compositeurs et des artistes de ces deux pays offre d'analogies. La cause en est dans les relations existant entre l'Empire et ses grandes possessions d'au delà des Alpes, et dans les théâtres d'opéra italien qu'il y a presque toujours eu à Vienne, Munich, Dresde, Berlin, Mannheim, Brunswick, Stuttgart, Cassel, etc.
Mais quoi! l'Allemagne ne venait-elle pas de produire le génie le plus allemand, l'œuvre immense et profonde de Jean-Sébastien Bach? D'où vient que son nom tient si peu de place dans les notes de Burney et dans ce tableau de l'Allemagne?
Bel exemple de la diversité des jugements émis sur un génie par ses contemporains et par la postérité! A deux siècles de distance, il nous semble impossible que Jean-Sébastien Bach n'ait pas dominé tout l'art de son siècle. A la rigueur, nous pouvons admettre qu'un grand homme reste totalement inconnu, si les circonstances de sa vie font qu'il reste isolé, sans pouvoir éditer ses œuvres et se faire entendre du public. Mais nous avons peine à croire qu'il puisse être connu, et non reconnu, qu'on ait de lui une opinion moyenne et seulement bienveillante, qu'on ne sache pas faire la distinction entre lui et les artistes de second ordre qui l'entourent. C'est pourtant ce qui se passe sans cesse. Shakespeare ne fut jamais complètement ignoré ou méconnu. M. Jusserand a montré[344] que Louis XIV l'avait dans sa bibliothèque, et qu'on le lisait en France au XVIIe siècle. Le public de son temps l'appréciait, mais pas plus que beaucoup d'autres dramaturges, et moins que certains autres. Addison, qui le connaissait, oubliait, en 1694, de le nommer dans son Tableau des meilleurs poètes anglais.
[344] Shakespeare et l'Ancien Régime.
Il en était à peu près de même de Jean-Sébastien Bach. Il avait une solide réputation parmi les musiciens de son temps; mais cette célébrité ne sortait pas d'un cercle restreint. Sa vie à Leipzig était pénible, gênée, médiocre, en butte aux tracasseries de la Thomasschule, dont le conseil ne regretta pas sa mort, ne la mentionna même pas dans le discours annuel d'ouverture, pas plus que ne le firent les journaux de Leipzig, et refusa la petite pension accoutumée à la veuve de Bach, qui mourut indigente en 1760. Heureusement, Jean-Sébastien avait formé beaucoup de savants élèves, sans parler de ses fils, qui conservèrent le souvenir pieux de son enseignement. Mais comment était-il connu, vingt ans après sa mort? Comme un grand organiste et un savant professeur. Burney pense à lui, quand il passe à Leipzig: mais c'est pour citer le jugement de Quantz, disant de Bach «que cet habile artiste avait porté le talent de jouer de l'orgue au plus haut degré de perfection». Il ajoute:
Outre d'excellents ouvrages et en grand nombre qu'il a écrits pour l'église, cet auteur a donné un livre de préludes et de fugues pour l'orgue, sur deux, trois ou quatre motifs différents, in modo recto et contrario, et dans chacun des vingt-quatre modes. Tous les organistes existants aujourd'hui en Allemagne sont formés à son école, comme la plupart des clavecinistes et des pianistes le sont à celle de son fils, l'admirable Charles-Philippe-Emmanuel Bach, si connu depuis longtemps.
On remarquera la place de l'épithète: «admirable». «L'admirable» Bach, en 1770, c'est Philippe-Emmanuel Bach. Il est le grand homme de la famille. Et Burney s'extasie sur la façon dont «ce sublime musicien» a pu se former[345].
[345] En dépit de l'impertinence qu'il y a à l'opposer et à le préférer à son père, Philippe-Emmanuel Bach n'en est pas moins un musicien de génie, à qui n'a manqué qu'un caractère, ou du moins une volonté à la hauteur de l'inspiration musicale. Mais une sorte de torpeur découragée paralysait des forces admirables; et c'est un spectacle attristant de voir en lui, par instants, comme l'âme d'un Beethoven qui se débat dans les liens d'une vie médiocre, lance des éclairs de génie, et retombe dans l'apathie.
Le portrait qu'en a tracé Burney est le meilleur qu'on ait fait. Je ne puis m'empêcher d'en citer un fragment.
Philippe-Emmanuel avait invité Burney à dîner chez lui. On fit monter Burney «dans un salon de musique, grand, élégamment orné de tableaux, de dessins, de portraits gravés de plus de cent cinquante musiciens célèbres, dont plusieurs Anglais, et des portraits à l'huile de son père et de son grand'père. Philippe-Emmanuel s'assit à son clavecin de Silbermann. Il joua trois ou quatre morceaux très difficiles, avec toute la délicatesse, la précision et le feu qui le distinguaient si justement chez ses compatriotes. Dans les mouvements pathétiques et tendres, il semblait tirer de son instrument des cris de douleur et de plainte, comme lui seul pouvait faire. Le dîner fut élégant, bon, joyeux. Il y avait là trois ou quatre amis bien élevés, et la famille de Philippe-Emmanuel: Mme Bach, son fils aîné, étudiant en droit (le cadet faisait de la peinture) et sa fille. Après dîner, Philippe-Emmanuel joua encore, presque sans interruption, jusqu'à onze heures du soir. Il s'anima, au point de paraître inspiré. Il avait les yeux fixes, la lèvre inférieure pendante, et tout son corps était trempé de sueur. Il dit que s'il avait souvent l'occasion de forcer ainsi son travail, il redeviendrait jeune. Il a cinquante-neuf ans. Il est plutôt de petite stature, il a les cheveux et les yeux noirs, le teint brun; il est plein de feu, et a beaucoup de dispositions à la gaieté et à la vivacité.»
Burney était convaincu que Philippe-Emmanuel n'était pas seulement un des plus grands compositeurs pour clavecin, mais «le meilleur et le plus habile artiste pour l'expression.... Il avait tous les styles, mais il se renfermait surtout dans celui du sentiment. Il était savant, et l'était plus que son père, toutes les fois qu'il le voulait, et surtout dans la variété de ses modulations.» Burney le rapprochait de Domenico Scarlatti: «Tous deux, fils de célèbres compositeurs, osèrent essayer des voies nouvelles. Ce n'est qu'à présent que l'oreille s'habitue à Domenico Scarlatti. Philippe-Emmanuel paraît avoir également devancé son siècle.... Son style est si peu ordinaire qu'il faut un peu d'habitude pour le goûter.» Et Burney reconnaissait, assez justement, dans son inspiration, «les effusions d'un génie cultivé».
Comment forma-t-il son style? Il est difficile de le dire. Il ne l'avait ni hérité ni pris de son père, qui avait été son seul maître: car ce respectable musicien, que personne n'a égalé pour la science et pour l'invention, pensait qu'il était nécessaire de ramasser sous ses deux mains toute l'harmonie qu'on pouvait saisir; et, sans doute, dans son système, il sacrifiait la mélodie et l'expression.
Rien de plus caractéristique que la promptitude avec laquelle les fils de Jean-Sébastien—qui d'ailleurs le vénéraient—renièrent son goût et ses principes. Philippe-Emmanuel parle avec ironie de la science musicale, en particulier des canons, «qui sont toujours secs et prétentieux». Il regarde «comme un manque de génie de s'abandonner à ces études tristes et insignifiantes[346]». Il demande à Burney s'il a trouvé quelque grand contrepointiste en Italie. Burney répond que non.
[346] Ce jugement acquiert un sens particulier quand on voit, un peu plus loin, que «Jean-Sébastien lui avait fait passer impitoyablement les premières années de sa vie» sur des travaux de ce genre.
Ma foi,—dit Philippe-Emmanuel,—quand vous en auriez trouvé, ce ne serait pas là une fameuse trouvaille: car, lorsqu'on sait le contrepoint, il y a d'autres choses nécessaires encore pour faire un bon compositeur.
Burney abonde dans son sens, et tous deux conviennent que «la musique ne doit pas être une grande réunion où tout le monde parle à la fois, en sorte qu'il n'y a plus de conversation, rien que des criailleries, des inconvenances, et du bruit. Un homme sage doit attendre dans la conversation le moment pour placer son mot à propos.»—C'est l'école de la mélodie claire, à l'italienne, qui condamne la vieille polyphonie allemande. L'italianisme a pénétré la famille Bach.
Jean-Sébastien lui-même n'était peut-être pas resté indifférent au charme de l'opéra italien. D'après son historien Forkel, il goûtait Caldara, Hasse, Graun. Il était ami de Hasse et de la Faustina; il allait souvent, de Leipzig, à Dresde, avec son fils aîné, pour entendre l'opéra italien. Il s'excusait du plaisir qu'il prenait à ces petites escapades en se raillant lui-même: «Friedmann,—disait-il,—n'irons-nous pas entendre encore les jolies chansonnettes de Dresde?»—Est-il si difficile de reconnaître dans telles de ses pages un ressouvenir des «jolies chansonnettes»? Et qui sait si, dans d'autres conditions de sa vie, ayant un théâtre à sa disposition, il n'eût pas cédé au courant, comme les autres?
Ses fils n'y résistèrent pas. L'italianisme les conquit si bien qu'un d'eux devint,—pour un temps,—Italien tout à fait, sous le nom de Giovanni Bacchi. Je veux parler de Jean-Chrétien Bach, le cadet de la famille. Il avait quinze ans à la mort du père, et en avait reçu une solide instruction musicale; il montrait des dispositions pour l'orgue et le clavier. Après la mort de Jean-Sébastien, il alla auprès de son frère Philippe-Emmanuel, à Berlin. Il y trouva l'opéra italianisé des Graun et des Hasse. L'impression qu'il en reçut fut si forte qu'il partit pour l'Italie. Il vint à Bologne, et, là, ce fils de Bach se mit sous la discipline du Père Martini[347]. Pendant huit ans, il ne cessa point de se refaire avec Martini une éducation et une âme italiennes. Entre temps, il allait à Naples et y devenait un champion de l'école d'opéra napolitaine; il faisait jouer une suite d'opéras italiens sur des poèmes de Métastase: Catone in Utica (1761), Alessandro nelle Indie (1762), qui eurent grand succès. Burney disait que «ses airs étaient dans le meilleur goût napolitain».—Ce n'est pas tout: après avoir abjuré le goût musical de son père, il abjurait sa foi; le fils du grand Bach se faisait catholique. Il devenait organiste du Duomo de Milan, sous un nom italien[348]. Il est difficile de citer un exemple plus catégorique de la conquête de l'esprit germanique par l'Italie.
[347] Trente et une lettres de Jean-Chrétien Bach au père Martini nous renseignent sur cette éducation.
[348] Voir Max Schwartz, Johann-Christian Bach, 1901.
Et il ne s'agit pas d'hommes médiocres, qui n'ont d'autres titres à notre attention que d'être les fils d'un grand homme. Les fils de Jean-Sébastien sont eux-mêmes de grands artistes, qui n'ont pas été placés par l'histoire à leur véritable rang. Comme la plupart des musiciens de cette période de transition, ils ont été trop sacrifiés à ceux qui les ont précédés et suivis. Philippe-Emmanuel, très en avance sur son temps et fort mal compris, sauf d'un petit nombre, a pu être justement désigné par M. Vincent d'Indy, comme un des précurseurs directs de Beethoven. Jean-Chrétien est à peine moins important: ce n'est pas Beethoven, c'est Mozart qui procède de lui[349].
[349] Max Schwarz montre l'influence directe de Jean-Chrétien sur la musique de clavier, d'opéra, et surtout sur les premières symphonies de Mozart. Mozart parle souvent de Jean-Chrétien dans ses lettres. Il dit qu'«il l'aime de tout son cœur», qu'«il a une profonde estime pour lui». Certains airs de Jean-Chrétien le hantaient. Il travaillait à rivaliser avec lui, à écrire de nouvelles mélodies sur les mêmes paroles.
Un autre musicien remarquable, qui, plus encore que Philippe-Emmanuel, fut le précurseur—on pourrait presque dire: le modèle—de Beethoven, dans ses grandes sonates et ses grandes variations, Friedrich-Wilhelm Rust, ami de Gœthe, directeur de la musique du prince Léopold III de Anhalt, à Dessau, fut pris comme les autres par le charme italien[350]. Il fit le voyage d'Italie, y resta deux ans, pratiqua assidûment les théâtres d'opéra, se lia avec les principaux maîtres,—avec Martini, Nardini, Pugnani, Farinelli, surtout avec Tartini, dont il apprit beaucoup;—et ce séjour eut une action décisive sur sa formation artistique. Trente ans plus tard, en 1792, il retraçait encore ses souvenirs de voyage dans une de ses sonates, la Sonata italiana.