Voyage musical au pays du passé
I
LE ROMAN COMIQUE D'UN MUSICIEN AU XVIIe SIÈCLE
Il y a deux siècles, les Allemands remplissaient déjà Naples, Rome et Venise, de leurs princes, de leurs marchands, de leurs pèlerins, de leurs artistes et de leurs touristes. Mais l'Italie n'était point alors passive, comme elle le devint, depuis. Elle exportait au centuple ce qu'on importait chez elle; et elle ne manquait pas de rendre à l'Allemagne les visites qu'elle en avait reçues. Elle profita de l'épuisement causé par la guerre de Trente Ans, pour submerger de ses œuvres et de ses artistes la Bavière, la Hesse, la Saxe, la Thuringe et l'Autriche. La musique surtout et le théâtre lui étaient livrés. Cavalli, Bernabei, Steffani, Torri, régnaient à Munich; Bontempi, Pallavicino, à Dresde; Cesti, Draghi, Ziani, Bononcini, Caldara, et G. Porta, à Vienne; Vivaldi était maître de chapelle en Hesse-Darmstadt, et Torelli, en Brandebourg-Anspach. Des nuées de librettistes, de décorateurs, de cantatrices et de castrats, de violonistes et de clavecinistes, de luthistes, de flûtistes, de «chitarristes» et d'instrumentistes de toute espèce, suivaient ces chefs de file. Leur grande machine de guerre était l'Opéra, suprême création de la Renaissance à son déclin; et leur centre de propagande était Dresde, dont le théâtre italien, fondé en 1662, eut une gloire européenne pendant un siècle entier, jusqu'au départ de Hasse. Leipzig, la vieille ville saxonne, n'échappa point au fléau. En 1693, l'Opéra vint s'implanter chez elle, en plein cœur de l'art allemand: ses fondateurs ne cachaient pas qu'ils voulaient en faire une succursale de Dresde; et, en quelques années, ils eurent cause gagnée. La musique d'opéra ne se contenta même plus du théâtre; elle pénétra dans l'église, dernier refuge de la pensée allemande. Son pathétique brillant eut vite raison du sérieux des vieux maîtres: la foule se pressait à ces auditions théâtrales; les chanteurs et les élèves de la Thomaskirche, désertant leur poste, passèrent dans l'autre camp; le vide se fit autour des derniers défenseurs de la tradition nationale.
Il y avait alors à la Thomaskirche un Cantor (maître de chapelle), nommé Jean Kuhnau. Cet homme, un des types les plus attrayants de génie largement développé, comme en offraient ces temps héroïques de l'art, était, dit Mattheson, «très instruit en théologie, droit, éloquence, poésie, mathématiques, langues étrangères, et musique». Il avait soutenu des thèses de droit, dont l'une en grec; il était avocat; il cultivait la philosophie grecque et hébraïque, traduisait des ouvrages français et italiens, et écrivait lui-même des œuvres de science et d'imagination. Jacob Adlung dit «qu'il ne sait pas si Kuhnau fait plus d'honneur à la musique ou à la science». Comme musicien, il est, sans aucun doute, une des colonnes de l'ancien art allemand. Scheibe le regardait, avec Keiser, Telemann et Hændel, pour un des quatre plus grands compositeurs allemands du siècle. De fait, il possédait une profondeur de sentiment, et en même temps une beauté de forme, une grâce faite de force et de clarté, qui encore aujourd'hui rendrait son nom populaire,—si le monde était capable de s'intéresser sincèrement à la musique, quand la mode ne l'y pousse point. Kuhnau fut un des créateurs de la sonate moderne; il écrivit des Suites pour clavier, qui sont des modèles d'élégance et de verve, parfois teintée de rêverie. Il composa des poèmes descriptifs à programmes, sous le nom de Sonates bibliques, des Cantates spirituelles et profanes, et une Passion, qui font de lui, pour tout dire, non seulement le prédécesseur direct à la Thomaskirche de Leipzig, mais, en beaucoup d'endroits, le modèle indéniable de Jean-Sébastien Bach.
Voici en quels termes il présente au public un de ses principaux ouvrages de musique. On aura quelque idée de sa bonne grâce tranquille et de son abondante nature. Il s'excuse de la fantaisie avec laquelle sont écrites ses charmantes sonates, Clavier-Früchte aus 7 Sonaten (Fruits du clavier); il dit qu'«il a usé de la même liberté que la nature, lorsqu'en suspendant les fruits aux arbres, elle en donne à une branche plus ou moins qu'à une autre.... Je n'ai pas été longtemps à les produire: il en a été comme en certains pays, où, grâce à la chaleur subite, tout pousse avec une telle rapidité qu'on peut faire la récolte un mois après avoir semé. En écrivant ces sept sonates, j'éprouvais une ardeur telle que, sans négliger mes autres occupations, j'en ai fait une chaque jour, et qu'ainsi cet ouvrage, que j'ai commencé un lundi, était terminé le lundi de la semaine suivante. Je ne mentionne cette circonstance qu'afin que l'on ne s'attende pas à trouver ici des qualités rares et exceptionnelles. Il est vrai qu'on ne désire pas toujours des choses extraordinaires; nous mangeons souvent les plus simples fruits de nos champs avec autant de plaisir que les fruits étrangers les plus exquis et les plus rares, bien que ceux-ci coûtent fort cher et viennent de fort loin. Je sais qu'il y a des gourmets parmi les amateurs de musique qui n'admettent que ce qui vient de France ou d'Italie,—surtout quand le hasard leur a permis de respirer l'air de ces pays. Mes fruits sont à la disposition de tous; ceux qui ne les trouveront pas de leur goût n'ont qu'à chercher ailleurs. Quant aux critiques, elles ne leur seront pas épargnées; mais le poison des ignorants ne peut leur faire plus de mal qu'une rosée froide aux fruits mûrs.»
La même année (1700), Kuhnau faisait paraître ses belles et expressives Biblische Historien, et un roman sur lequel nous nous arrêterons plus longuement. Il avait trente-trois ans. Il se trouvait seul au milieu d'Italiens et d'italianisants. Ses amis, ses élèves l'avaient abandonné. Il voyait s'écrouler la vieille musique allemande, et il faisait des efforts inutiles pour en arrêter la chute. En vain il s'adressait au Conseil de la ville pour protéger l'éducation publique compromise non seulement par la fascination de l'art étranger, mais par l'attrait des plaisirs et des gains faciles, qui faisaient cortège à l'Opéra et débauchaient la jeunesse des écoles de Leipzig. Le Conseil donnait tort à Kuhnau et raison au succès. A la mort de Kuhnau, en 1722, l'Opéra italien régnait sur l'Allemagne. Il semblerait qu'une telle injustice du sort aurait dû remplir d'amertume le cœur du vieux maître. Mais les artistes de ce temps ne cultivaient point leur mélancolie; et Kuhnau semble n'avoir jamais perdu sa bonhomie goguenarde à l'égard des hommes et des choses ennemies. Il connaissait le monde, et n'était point surpris que les charlatans eussent le pas sur les honnêtes gens. «Il en est des artistes nouveaux venus dans une ville, dit-il, comme des harengs frais; chacun veut en manger, et y dépense bien plus d'argent qu'à des nourritures plus recherchées et meilleures, qu'il est habitué à voir sur sa table.» Mais comme il était homme de foi, non seulement en religion, mais en art, il n'était pas inquiet sur le triomphe final de sa cause; et, en attendant, il se vengeait allégrement de la sottise et de l'ignorance, en les mettant en scène dans un roman satirique, intitulé: Der Musicalische Quack Salber (le Charlatan musical)[2].
[2] Der Musicalische Quack-Salber, nicht alleine denen verstændigen Liebhabern der Music, sondern auch allen andern welche in dieser Kunst keine sonderbahre Wissenschaft haben, in einen kurtzweiligen und angenehmen Historie zur Lust und Ergetzligkeit beschrieben, von Johann Kuhnau.—Dresden. Anno 1700.
Ce curieux livre, édité en 1700 à Dresde et très connu au XVIIIe siècle, ne nous était plus conservé que par deux exemplaires, l'un à la Königliche Bibliothek de Berlin, l'autre à la Stadtbibliothek de Leipzig, quand M. Kurt Benndorf eut l'idée de le rééditer, dans la collection des Deutsche Literaturdenkmaeler de A. Sauer[3].
[3] Berlin, Behr, 1900.
Écrit de façon hâtive dans une langue alerte, claire, sous l'influence française, aux phrases courtes et vives, entremêlées de mots italiens et français, ce petit ouvrage se lit encore avec plaisir. Il est plein de bonne humeur et pétille d'intelligence. A peine quelques touches de pédantisme, la maladie de l'époque, viennent un peu gâter parfois cette aimable figure. Il y a beaucoup à apprendre dans ces tableaux variés de la vie saxonne au XVIIe siècle. Ils nous éclairent sur une des plus intéressantes époques allemandes, la rapide convalescence du pays après la guerre de Trente Ans, et la formation du grand siècle classique de la musique.
Le héros du roman est un aventurier souabe, des environs d'Ulm, qui, profitant de l'engouement de l'Allemagne pour l'Italie, se fait passer pour Italien dans son propre pays. Il n'était guère resté qu'un an en Italie, et en posture fort humble, comme copiste ou famulus de quelques musiciens célèbres; mais il ne lui en avait pas fallu davantage pour se persuader que le génie de ses maîtres était descendu en lui. Il se garda bien toutefois d'en faire l'épreuve en Italie, sachant qu'il lui serait malaisé de faire accepter sa prétention à Rome ou à Venise; mais il passa les Alpes, comptant sur la naïveté de ses compatriotes et sur leur servile respect pour tout ce qui était étranger.
Il va droit à Dresde, le centre de l'italianisme, la ville de l'Opéra. Il commence par travestir son nom; d'un sobriquet injurieux adressé à son père (Theuer Affe[4]), il a fait un nom d'excellente famille napolitaine: Caraffa. Un des travers du temps était d'habiller les noms germaniques à la mode française ou latine. Kuhnau fustige ce ridicule, avec le vigoureux bon sens de Molière. «Passe encore, dit-il, pour ceux sur le dos desquels ces appellations étrangères ont été plantées par des parents ridicules; ils sont excusables de s'y tenir. Mais pour ceux qui de leur initiative falsifient leurs noms et se font une race nouvelle, ils mériteraient qu'il leur arrivât ce qui advint à celui qui se nommait Riebener, et se faisait appeler M. Rapparius: quand il voulut hériter de son frère, le juge rejeta sa demande, disant que, dans la requête qu'il lui avait adressée, il s'était reconnu lui-même «incontinent» (Rapparius), et ne pouvait donc prétendre à l'héritage. D'autres fous, en grand nombre, s'affublent de noms français. J'en ai connu un, qui s'appelait Hans Jelme. Et comme sa toilette, ses façons, tout était à la mode française, il voulut aussi y accommoder son nom. A la vérité, toute sa science en français se bornait à ces mots: «Monsieur, je suis votre très humble serviteur». Mais il fallut absolument que son nom devînt français. Et de plus, comme il avait grand désir d'être un gentilhomme, il pensa que, tandis qu'il était en train de changer son nom, il n'était pas plus difficile de lui faire un peu de toilette, en y ajoutant la particule. Il s'intitula donc: Jean de Jelme. Mais il n'avait pas réfléchi que la prononciation allemande en ferait: Schand-Schelm (infâme fripon), et il devint la risée et l'objet de mépris de tous. Je voudrais qu'il en fût ainsi de tous ceux qui rougissent de leurs noms allemands et commettent un faux pour le changer; ils mériteraient que l'Allemagne rougît d'eux en retour, et les jetât hors de ses frontières, avec les autres faussaires[5].»
[4] «Singe cher.»
[5] Der Musicalische Quack-Salber, c. 7.
Kuhnau criait dans le désert. Il suffit à un Theuer Affe de se baptiser Caraffa et d'écorcher quelques mots d'italien, pour que le monde musical de Dresde s'empresse de l'accueillir. «Ils étaient tous de cette absurde espèce, qui pense qu'un compositeur est un niais s'il n'a pas vu l'Italie, et que l'air welche donne aux artistes toutes les perfections, à la façon du vent de Lusitanie, qui, selon Pline, féconde les juments[6].» Caraffa a d'ailleurs des expédients ingénieux pour réveiller et stimuler la curiosité publique. Il se fait envoyer de divers points de l'Europe des lettres aux suscriptions ronflantes: All' Illustrissimo Signore, il Signor Pietro Caraffa, maestro incomparabile di musica, ou bien, en allemand: Dem Wohl-Edlen, Besten, und Sinnreichen Herrn Pietro Caraffa Hochberühmten Italiænischen Musico, und unvergleichlichen Virtuosen. L'adresse du logement est presque toujours oubliée, comme par mégarde; de sorte que le postier doit courir de maison en maison, demandant si personne ne connaît «l'Orphée de ce temps», «l'incomparable virtuose».—Ainsi, en quelques jours, nul n'ignore plus son nom, et il est populaire avant d'avoir paru[7]. Le Collegium Musicum de Dresde lui envoie une députation, l'invite à assister à ses séances, lui adresse des discours de bienvenue emphatiques, comme à l'entrée d'un prince. On donne des concerts en son honneur. On le supplie d'y prendre part. Caraffa se fait prier: malgré quelque virtuosité sur le théorbe et la guitare, son talent est des plus médiocres. Aussi se garde-t-il de le prodiguer, et il trouve des prétextes pour retarder le moment de se faire entendre. Il a, dit-il, une voix admirable, mais il ne peut chanter que sur des paroles italiennes; et le Collegium ne possède que des partitions allemandes. Il a un talent de violoniste unique; mais un rival jaloux, en voulant l'assassiner, lui a estropié la main d'un coup de poignard; et il doit attendre quelques mois avant d'en faire usage. Il accepte pourtant d'accompagner un concerto au clavecin, ayant cru remarquer que la partie en était des plus simples. Mais, pour lui faire honneur, on lui donne un morceau difficile. Aussitôt il commence à critiquer le clavecin: c'est à l'art incomparable de la composition qu'il a mis tout son génie. S'il s'amuse parfois à tapoter sur le clavier, c'est qu'il y est obligé pour s'accompagner, quand il chante une de ses inventions. Mais c'est là un de ses moindres passe-temps. D'ailleurs, la musique italienne pour clavier est simple, et n'a point ces complications bizarres, où se complaît le goût allemand. Après toutes ces façons, il s'assied au clavecin, prélude par des accords parfaits et plats et, sous prétexte qu'il est enrhumé, place deux tabatières de chaque côté de lui. «Quand il voyait venir à la main droite des passages difficiles, il puisait tranquillement dans la tabatière de droite. Quand les traits rapides étaient à la basse, il puisait dans la tabatière de gauche. Ainsi, les difficultés étaient toujours esquivées[8].»
[6] Der Mus. Q.-S., c. 1.
[7] Der Mus. Q.-S., c. 8.
[8] Der Mus. Q.-S., c. 2.
Kuhnau a très bien marqué la nature saxonne, son mélange de candeur et de finesse, sa bonhomie lourde et narquoise. Ces braves gens qui sont venus à Caraffa avec un désir de respect et d'admiration ridicules et touchants, sont trop bons musiciens pour ne pas sentir le manque de talent du claveciniste; mais leur indulgence s'évertue à y trouver des excuses. Il est difficile d'ébranler leur confiance; mais dès que le soupçon s'est introduit dans leur honnête cervelle, rien ne peut plus l'en arracher. Ils examinent le faux Italien, sans qu'il s'en doute, avec une consciencieuse lenteur; et quand leur conviction est faite, au lieu de s'indigner et de chasser le charlatan, ils s'en amusent silencieusement; ils se donnent la comédie avec lui; ils l'excitent à mentir, à raconter ses hâbleries, à étaler sa niaiserie prétentieuse; et ils rient sous cape en feignant de l'admirer, jusqu'au moment où Caraffa, consterné, s'aperçoit qu'on le bernait depuis des semaines. C'est ainsi qu'ils l'amènent, malgré sa prudence, à trahir sa nullité, en leur montrant quelques-unes de ses œuvres; et, pour éviter qu'il n'ait recours à son procédé habituel de composition, qui est de copier effrontément, ils réussissent à l'enfermer en loge, et l'observent du dehors. «Caraffa travaille de tout son corps. Il fredonne, il tambourine avec les mains, il frappe sur la table, il chante, il marque la mesure, de la tête et des pieds. Il n'est pas d'ouvrier, occupé au plus dur métier, qui peine autant que lui. Après une heure et demie, la sueur lui ruisselle sur le visage et le dos, et il n'a pas trouvé une mélodie. Il essaie de prendre la plume; il la trempe dans l'encre; il écrit, il rature encore, toujours; il noircit du papier, le déchire, recommence. Il essaie d'un autre moyen; il se lève et marche avec furie à travers la chambre, comme s'il voulait enfoncer les portes et les murs: cela pendant un bon quart d'heure. Enfin il en vient à cette superstition des joueurs malheureux, qui croient que, pour ressaisir la veine, il faut changer de place et prendre un nouveau siège. Il laisse là bancs et table, et s'assied par terre, sur le plancher. Il avait tendu à son travail toutes les forces de son corps, et il ne remarquait pas qu'il était près de midi et que la lampe brûlait toujours.... Enfin, il lui vint les mélodies de quatre lieder connus: Bonsoir jardinier;—Damon vint en profonde pensée;—Une belle dame habite en ce pays;—Elle repose....—Après avoir souffert de sa pauvreté, il souffre de son abondance; il ne sait lequel de ces beaux airs pourrait s'adapter le mieux au texte donné, et lequel surtout serait le moins reconnaissable. Il est sur le point de les tirer aux dés; puis il se décide à les fondre ensemble, ou plutôt à les juxtaposer[9].» On imagine quelles gorges chaudes les musiciens de Dresde se font de cette niaiserie. A Leipzig, où Caraffa va ensuite, les bourgeois et les étudiants se jouent plus cruellement de lui; ils le mettent aux prises avec un autre musicien ridicule, ils excitent leurs fureurs burlesques, et ils finissent par les soumettre tous les deux au jugement d'un tribunal grotesque, d'une mascarade mythologique et bouffonne, dont les deux sots sont dupes, et qui rappelle la Cérémonie du Bourgeois gentilhomme[10].
[9] Der Mus. Q.-S., c. 17.
[10] Der Mus. Q.-S., c. 45-48.
Battu, berné, bafoué, Caraffa ne s'en émeut guère. «Tout autre à sa place aurait mille raisons d'être malheureux, en songeant à sa situation précaire et à sa honte. Caraffa, forcé de se sauver précipitamment de Dresde, s'en affecte aussi peu qu'un charlatan, qui est démasqué dans un pays et qui pense: «Bah! il y a d'autres pays au monde: un de perdu, dix de retrouvés! On n'a qu'à aller plus loin, et il se passe du temps, avant que les autres villes s'aperçoivent de votre ignorance. Ainsi, on est sûr de ne se coucher jamais sans souper et d'avoir toujours un habit à se mettre sur le corps[11].» Partout, sur son chemin, il use sans façon de la table, de la cave, et du lit des cantores, organistes, musiciens des petits pays, qu'il éblouit par sa jactance. Il exploite largement les amateurs ridicules, les marchands ignares qui veulent passer pour connaisseurs, en régalant des artistes. Il s'installe dans les châteaux de campagne, auprès des hobereaux ennuyés qui ne sont point difficiles sur la qualité de sa musique et de ses plaisanteries; il remplit sa bourse et sa panse, jusqu'au moment où il sent qu'il commence à lasser; alors, il décampe prestement, sans demander ses gages, mais non sans emporter parfois quelques couverts d'argent. Il dépouille de leurs économies les pauvres maîtres d'école de villages, avec la promesse de les mettre en état de devenir en un an kapellmeister à des cours princières; et il rit au nez des dupes, quand ils viennent ensuite lui réclamer leur argent, en pleurant et jurant. Si l'un d'entre eux prend mal la plaisanterie et dépose une plainte, c'est son affaire: Caraffa sait les lenteurs des tribunaux allemands.
[11] Der Mus. Q.-S., c. 25.
Enfin, le fripon a un appui qui ne lui manque jamais et qui le console de ses déboires: les femmes. Elles ne sont pas toujours séduisantes, mais elles sont toujours séduites. Bien avant la Sonate à Kreutzer, Kuhnau avait noté les ravages de la musique, et surtout du virtuose, dans les cœurs féminins; il en donne quelques traits amusants. L'épisode le plus gai et le plus développé est celui de la châtelaine de Riemelin (Hörnitz), que j'aimerais à conter, si ce fabliau, plus gaulois qu'allemand, n'était de touche un peu vive: le héros en est, d'ailleurs, un autre gratteur de luth, et Caraffa n'y joue qu'un rôle secondaire[12]. Mais Caraffa lui-même est un don Juan. Il a conquis les cœurs des dames romaines, avec une sonate de son invention. «C'était un délire, une pluie d'œillades et de baisers. Jamais mon museau ne se trouva à pareille fête[13].» A peine arrivé à Leipzig, il tourne la tête de la plus jolie fille de la ville—belle, sage, riche, bonne musicienne:—elle perd tout sens et toute retenue, dès que Caraffa commence à taper sur le clavier et à chanter de sa voix rauque. Quand le père, un gros marchand, nommé Pluto, est au courant de l'intrigue, il est près de crever de colère; il injurie sa fille, et chasse le drôle. Les rendez-vous n'en continuent pas moins, la nuit, dans son jardin; Caraffa y chante des scènes d'Orphée, en s'assimilant à son héros; la petite serait disposée à jouer Eurydice et à se sauver de chez Pluto, si au dernier moment ne survenait fort à propos une grande diablesse de fille de geôlier, à qui Caraffa a fait un enfant, pendant certain séjour dans une prison de Zittau, où il était retenu pour escroqueries. Elle prend le séducteur à la gorge et réclame à grands cris le mariage. Au milieu du vacarme, la jeune «Plutonin» se sauve, et ne revient plus[14].
[12] Der Mus. Q.-S., c. 28.
[13] Der Mus. Q.-S, c. 11.
[14] Der Mus. Q.-S., c. 35, 49-50.
Ces extravagances se déroulent dans un cadre réel, exactement observé: scènes de tribunal, de foire, charlatans sur la place publique, paysans au cabaret, hobereaux dans leurs châteaux, bourgeois à leur table ou à leurs affaires; et toujours le langage et les façons de chaque classe sont notés avec humour. Au premier plan, le monde des musiciens et des étudiants. Dans chacune de ces villes saxonnes est établi un Collegium musicum. C'est une association de tous les musiciens de la ville, qui se réunit régulièrement une ou deux fois par semaine, dans une salle spéciale. Chacun y vient avec son instrument; et deux des membres, à tour de rôle, sont chargés de fournir le Collegium de morceaux de musique: concertos, sonates, madrigaux, arie. On y discute longuement sur l'art; on compose sur des textes donnés; on cause amicalement. Parfois le Collegium a des banquets, à la fin desquels on exécute divers morceaux, sérieux ou bouffons. Il est rare que ces musiciens ne sachent pas à la fois jouer d'un instrument et chanter. Ils ne sont point d'ailleurs des virtuoses de profession, mais des bourgeois, qui ont d'autres occupations. Celui d'entre eux chez qui ils se réunissent à Dresde, est receveur des contributions[15].
[15] Der Mus. Q.-S., c. 19.
La musique a aussi sa place aux Universités et dans les Collegia oratoria. A celui de Leipzig, nous assistons à un Actus oratorius sur la musique, que clôt un concert instrumental. Deux étudiants prononcent des discours, l'un pour célébrer, l'autre pour condamner la musique[16]. Et il n'est pas étonnant d'entendre louer dignement la musique par un grand musicien. Mais il est plus remarquable de voir porter contre elle des accusations qui vont profondément, et témoignent d'une vue pénétrante de son temps.—«La musique, dit-il, détourne des études sérieuses; elle prive le pays de bien des têtes qui auraient pu s'employer à son service. Ce n'est pas sans motif que les politiques la favorisent: ils le font par raison d'Etat. Elle est une diversion aux pensées du peuple; elle l'empêche de regarder dans les cartes des gouvernants. L'Italie en est un exemple: ses princes et ses ministres l'ont laissée infecter par les charlatans et les musiciens, afin de n'être point troublés dans leurs affaires[17].»—Et certes, l'exemple de l'Italie est bien choisi: car, s'il est vrai que par la musique, elle ait prolongé sa gloire et étendu son influence sur l'Europe, par la musique aussi et dans la musique, elle a achevé de dissoudre ses facultés morales et politiques. De l'Italie du XVIIIe siècle, on pourrait dire, en changeant un peu les termes, ce qu'Ammien Marcellin disait déjà de l'Italie, au temps des grandes invasions: «C'est un lieu de plaisir. On n'y entend que des musiques, et, dans tous les coins, des tintements de cordes. Au lieu de penseurs, on n'y rencontre que des chanteurs; et la vertu a cédé la place aux virtuoses.»—Ce qu'est un virtuose italien vers 1700, et le vide de son cerveau, Caraffa nous en est un exemple frappant, encore qu'un peu chargé. Rien ne l'intéresse, en dehors de la musique; et en musique rien ne l'intéresse, que la virtuosité. Il ne connaît pas les célèbres compositeurs de son temps; il prend Rosenmüller pour un Italien. Il est ignare en harmonie; il ne sait point ce que c'est qu'un contrapunto semplice o doppio[18]. Il ne sait que parler de son luth, ou de son violon, ou de sa chitarra, et surtout de lui, de lui, de lui. Quel que soit le sujet de conversation, que l'on cause de la guerre, du commerce, d'un beau sermon, ou d'un rhume de cerveau, il trouve toujours moyen de ramener à soi l'entretien, et toujours en parlant de soi à la troisième personne: «Que fit mon Caraffa?» «Le pauvre Caraffa»...[19]. En dehors de ses concerts, le reste du monde est néant. «Il savait à peine si Londres et Stockholm étaient en Hollande ou en France, ou si les trônes du Nord étaient les Turcs, et les Portes Ottomanes les Espagnols. Sa cervelle était comme une armoire, dont un rayon a quelques objets, et les autres rien[20].» La musique a produit là un monstre. Ils abondaient dans l'Italie du XVIIIe siècle. Ils ne manquent pas aujourd'hui encore; aucun pays n'en est privé.
[16] Der Mus. Q.-S., c. 43-44.
[17] Der Mus. Q.-S., c. 43.
[18] Der Mus. Q.-S., c. 19.
[19] Der Mus. Q.-S., c. 26.
[20] Der Mus. Q.-S., c. 42.
Dans l'Allemagne d'autrefois, la musique n'avait pas tout à fait les mêmes dangers. Elle trouvait un contrepoids dans les études philosophiques ou littéraires, auxquelles on l'adjoignait souvent. On ne la pratiquait point comme une volupté vide. Les plus grands compositeurs allemands du XVIIe siècle, Schütz, Kuhnau, Hændel, reçurent une éducation sérieuse, ils firent de solides études de droit, et il est remarquable qu'ils hésitèrent quelque temps, semble-t-il, à être musiciens de profession. Un virtuose italien du XVIIIe siècle n'est qu'un grelot sonore. Chez un Allemand musicien, la raison conserve ses droits, même sur la musique. Mais cette virile intelligence commençait à se laisser entamer par les séductions de l'Italie. A Dresde, à Leipzig, comme à Florence et à Rome, Kuhnau voyait les princes se faire les patrons de l'art sensuel et dissolvant, qui était l'allié naturel du despotisme. Son roman nous est une preuve de l'attraction irrésistible qu'exerçait le virtuose italien sur toutes les classes de la société. Quand Caraffa s'arrête dans une auberge de campagne, il est sûr d'y trouver la même faveur que chez les riches marchands des villes[21]. Le goût public était malade.
[21] Der Mus. Q.-S., c. 38.
Mais Kuhnau sentait trop sa force, pour être sérieusement inquiet. Il voit le mal, mais s'en amuse, certain que cela n'aura qu'un temps. Son optimisme sans rancune va jusqu'à prévoir la conversion des pécheurs. Caraffa, à la fin du roman, est touché par les remontrances d'un brave prêtre, et s'amende; et si ce repentir n'est pas très vraisemblable en un tel caractère, nous lui devons du moins de nobles pages de l'auteur sur le véritable virtuose et le bienheureux musicien: «Der wahre Virtuose und glückselige Musicus[22]».—Il exige beaucoup de lui. Sous le rapport musical, il veut que le compositeur soit familiarisé avec tous les instruments et que le chanteur ou l'instrumentiste (surtout le claveciniste) soit rompu à la composition. Mais cette instruction professionnelle ne suffit point. Kuhnau désire que le compositeur ait des connaissances scientifiques générales, en particulier des mathématiques et de la physique, qui sont le fondement de la musique, «welche gleichwohl der Music fundament ist[23]»; qu'il ait réfléchi sur son art et connaisse les théoriciens musicaux, non seulement de son temps, mais du passé et surtout de l'antiquité; il ne lui plaît point d'ailleurs qu'à l'exemple de Caraffa, il se désintéresse de l'histoire, de la politique, et de la vie de son temps.
[22] Der Mus. Q.-S., c. 53, 64 préceptes.
[23] Der Mus. Q.-S., c. 42.
Ces qualités intellectuelles ne seraient rien encore sans les qualités morales. Un virtuose ne méritera pleinement ce beau nom de Virtú, que si à la vertu de son art, s'ajoute celle de sa vie. Comme dit saint Augustin: «Cantet vox, cantet vita, cantent facta». Que son œuvre soit consacrée, non au succès, mais à la gloire de Dieu. Il n'a pas à s'occuper du public, de son goût et de ses applaudissements. «Si tu chantes de telle façon que tu plaises au peuple plus qu'à Dieu, ou que tu cherches la louange d'un autre plus que celle de Dieu, tu vends ta voix, et tu la fais, non plus tienne, mais sienne[24].»—Que l'artiste soit donc modeste aux yeux de Dieu; mais qu'il soit, en même temps, conscient de sa valeur. Un musicien qui est fort, et qui le sait, ne doit pas être trop humble et vivre de façon effacée. Il ne lui est pas permis de chercher l'obscurité et la retraite, s'il a quelque chose à dire au monde. Un homme qui a des dons, et qui les tient cachés, fait preuve d'un caractère médiocre, qui ne se fie pas aux grandes ailes que Dieu lui a données pour s'envoler dans les hauteurs. C'est le fait d'un lâche, qui a peur de la peine; et peut-être y a-t-il là aussi un mauvais sentiment de jalousie inavouée, qui ne veut point faire part aux autres de ses richesses, «comme les cerfs mourants, à ce que rapporte Pline, cachent et enfouissent leurs bois, afin qu'ils ne puissent pas servir de médecine aux hommes». La gent musicale est, trop souvent, ainsi: quand certains possèdent un beau morceau de musique, ils se laisseraient dépouiller de tous leurs vêtements, plutôt que d'en communiquer une note. Que l'artiste n'ait point cette économie sordide de ses biens, de ses pensées, de ses forces! Qu'il les répande généreusement autour de lui, sans en tirer vanité, en ramenant toute la gloire à la source divine. Qu'il fasse tout le bien dont il est capable. Et si on ne lui en sait aucun gré (c'est l'ordinaire en ce monde), sa bonne conscience sera sa récompense; elle lui donnera l'avant-goût du céleste plaisir qui l'attend après cette vie, quand il sera appelé dans la chapelle du château (Schlosscapelle) de notre puissant Seigneur, «où les anges et les séraphins exécutent des musiques d'une suavité parfaite[25].»
[24] «Si sic cantas, ut placeas Populo, magis quam Deo, vel ut ab alio laudem quæras, vocem tuam vendis, et facis eam non tuam, sed suam».
[25] Der Mus. Q.-S., c. 53.
Il y a dans ces pensées, comme dans tout le livre, un équilibre de raison, une sûreté de soi, une force cachée, qui expliquent le calme avec lequel les vieux maîtres allemands du XVIIe siècle, les Schütz, les Jean-Christophe Bach, les Jean-Michaël Bach, les Pachelbel, les Buxtehude, regardaient l'avenir. Ils avaient mesuré le reste du monde, et eux-mêmes. Ils attendaient leur heure.—Cette heure est venue pour l'Allemagne. Elle est déjà passée. Quel contraste entre l'inquiétude fébrile de ses artistes de la fin du XIXe siècle et la tranquille plénitude des âges écoulés! Les victoires trop complètes brûlent l'âme des vainqueurs; leur première ivresse tombée, elles brisent le ressort de la volonté, elles lui enlèvent sa raison d'agir. Le génie triomphant d'un Wagner a ravagé l'avenir de la musique allemande. Dans la paix puissante d'un Kuhnau, il entrait la pensée des destinées futures de l'art allemand, et comme le pressentiment de son grand successeur: Jean-Sébastien Bach.