← Retour

Voyage musical au pays du passé

16px
100%

VI

MÉTASTASE PRÉCURSEUR DE GLUCK

La question du drame lyrique n'a laissé indifférent aucun des grands musiciens et poètes-musiciens du XVIIIe siècle. Tous ont travaillé à le perfectionner, ou à le fonder sur des bases nouvelles. Ce serait une injustice d'attribuer au seul Gluck la réforme de l'Opéra. Hændel, Hasse, Vinci, Rameau, Telemann, Graun, Jommelli, et bien d'autres s'en préoccupèrent. Métastase lui-même, qu'on représente souvent comme le principal obstacle à l'établissement du drame lyrique moderne, parce qu'il fut en opposition avec Gluck, n'eut pas beaucoup moins que Gluck, (bien que d'une autre façon), le souci de faire entrer dans l'opéra toute la vérité psychologique et dramatique, qui était compatible avec la beauté de l'expression.

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler comment se forma le talent de ce poète, le plus musical qui fût jamais—«cet homme, ose dire Burney, dont les écrits ont probablement contribué à la perfection de la mélodie vocale et de la musique en général, plus que les efforts réunis de tous les grands compositeurs de l'Europe».

Dès ses débuts d'enfant prodige, l'étude de la musique lui avait donné l'idée de la réforme poétique qui devait l'illustrer. Les hasards de sa vie sentimentale, savamment dirigée, n'avaient pas peu servi à son perfectionnement poético-musical. Ce fut une chanteuse qui eut le mérite de le découvrir. M. E. Celani a conté cette histoire dans un article intitulé: Il primo amore di P. Metastasio[270].

[270] Rivista Musicale Italiana, 1904.

Métastase avait d'abord aimé la fille du compositeur Francesco Gasparini, élève de Corelli et de Pasquini, l'homme qui possédait le mieux la science du bel canto, et qui forma les chanteurs les plus renommés, le maître de la Faustina et de Benedetto Marcello. Ils se connurent à Rome en 1718-19. Gasparini voulait marier Métastase avec sa fille Rosalia, que Métastase a chantée sous le nom de Nice; et M. Celani a retrouvé le projet de contrat de mariage, qui fut dressé en avril 1719. Mais un obstacle imprévu surgit. Métastase partit pour Naples en mai 1719, et Rosalia épousa un autre.

A Naples, Métastase rencontra la femme qui devait avoir l'influence décisive sur sa carrière artistique: la Romanina (Marianna Benti), chanteuse célèbre, femme d'un certain Bulgarelli. Métastase était alors clerc d'avocat, chez un patron qui haïssait les vers: ce qui ne l'empêchait pas de composer des poésies, cantates et sérénades, qui paraissaient sous un autre nom. En 1721, il écrivit, pour un anniversaire de naissance impériale, une cantate: Gli orti Esperidi, qui fut mise en musique par Porpora; la Romanina, de passage à Naples, y chanta le rôle de Vénus. Le succès fut grand; la Romanina voulut connaître le jeune poète, et s'éprit de lui. Elle avait trente-cinq ans. Il en avait vingt-trois. Elle n'était pas belle[271], elle avait les traits forts, assez masculins, mais une grande bonté sensuelle et beaucoup d'intelligence. Elle réunissait chez elle, à Naples, l'élite des artistes: Hasse, Léo, Vinci, Palma, Scarlatti, Porpora, Pergolesi, Farinelli. Métastase acheva dans ce cercle sa culture poético-musicale, grâce aux conversations de ces hommes, à l'instruction qu'il reçut de Porpora, et surtout aux conseils, aux intuitions et à l'expérience artistiques de la Romanina. Pour elle, il écrivit son premier mélodrame la Didone abbandonata (1724), qui marque une date dans l'histoire de l'opéra d'Italie, par son émotion et son charme raciniens. La Romanina fut l'interprète triomphante de ses premiers poèmes, entre autres de Siroe, que presque tous les grands compositeurs d'Europe devaient traduire en musique.

[271] On trouvera dans l'article de Celani la reproduction de deux petits portraits, un peu caricaturesques (p. 250 et 252).

Après 1727, ils allèrent à Rome. Ils y menaient une singulière vie de famille, à trois: Métastase, la Romanina, et le mari Bulgarelli. La Romanina méprisait son mari, et aimait jalousement Métastase d'un amour passionné. La vieille histoire, tant de fois répétée, eut son dénouement inévitable. Métastase partit. En 1730, il fut appelé à Vienne, comme «poeta Cesareo». Il quitta Rome, laissant tout pouvoir à sa «cara Marianna», pour administrer, aliéner, vendre, changer, convertir ses biens et ses rentes, sans aucun compte à lui rendre. La Romanina ne put supporter ce départ; trois mois après, elle se mit en route pour Vienne. Elle ne put dépasser Venise. Un contemporain[272] écrit: «On raconte que la Didone abbandonata est en grande partie l'histoire de Métastase et de la Romanina. Métastase craignait qu'elle ne lui causât des ennuis à Vienne, et que sa réputation n'en souffrît. Il obtint un ordre de cour qui interdit à la Romanina d'entrer dans les domaines impériaux. La Romanina devint furieuse; et, dans son emportement, elle tenta de se tuer, en se frappant à la poitrine avec un canif. La blessure ne fut pas mortelle; mais elle mourut peu après, de douleur et de désespoir.»

[272] Lessing, bibliothécaire de Wolfenbüttel (voir Celani).

Quelques lettres d'elle à l'abbé Riva, qui servait d'intermédiaire, montrent la passion de la malheureuse femme. Voici quelques lignes, particulièrement touchantes, écrites à Venise, le 12 août 1730, sans doute après sa tentative de suicide, et quand elle avait promis d'être sage:

«Puisque vous conservez tant d'amitié pour l'Ami, gardez-le moi, soutenez-le, faites qu'il soit le plus heureux que vous pourrez, et croyez que je n'ai pas d'autre pensée au monde; et si, parfois je me désole, c'est parce que je connais trop son mérite, et que d'être forcée de vivre séparée de lui est la plus grande douleur que je puisse sentir. Mais je suis si résolue à ne pas démériter de son estime que je souffrirai patiemment la tyrannie de qui permet une telle cruauté: je vous assure que tout ce qu'il me sera permis de faire pour plaire à mon très cher ami et pour le conserver, je le ferai; je ferai le possible pour me conserver en bonne santé, dans l'unique pensée de ne pas l'affliger....»

Elle traîna sa misérable vie encore quatre ans. Métastase répondait avec une tranquille politesse à ses lettres passionnées. Les reproches de la Romanina lui semblaient «réguliers et inévitables, comme la fièvre quarte».—Elle mourut, le 26 février 1734, à Rome, âgée de quarante-huit ans, faisant à Métastase le suprême affront d'amour de le nommer son légataire universel.—«Et cela, disait-elle, je le fais non seulement en témoignage de ma reconnaissance pour ses conseils et pour son aide dans mes malheurs et ma longue maladie, mais encore afin qu'il puisse plus commodément se donner à ces études qui lui ont acquis tant de gloire.»—Métastase, rougissant de cette générosité, renonça à l'héritage en faveur de Bulgarelli, et il eut des remords amers, en pensant à la «povera e generosa Marianna».... «Je n'espère plus pouvoir m'en consoler; et je crois que le reste de ma vie sera insipide et douloureuse.» (13 mars 1734.)

Telle fut cette histoire d'amour, qui se trouve liée aux destinées de la musique, puisque c'est à l'influence de cette femme que Métastase a dû d'être le Racine de l'Opéra italien. L'écho de la voix de la Romanina résonne encore dans ses vers «si fluides et si harmonieux qu'il semble, disait Andrès, qu'on ne puisse les lire qu'en chantant».


Ce caractère de chant noté en paroles avait frappé les contemporains. Marmontel remarquait que «Métastase avait disposé les phrases, les repos, les nombres, et toutes les parties de ses airs, comme s'il les eût chantés lui-même».

Il les chantait, en effet. Quand il composait ses drames, il était au cembalo; et souvent il écrivit la musique de ses poésies. On se souvient de Lully, se chantant au clavecin les poésies de Quinault, et les remaniant. Ici, les rôles sont intervertis. C'est le Quinault italien qui compose la poésie au clavecin, et déjà trace les linéaments de l'air qui doit la revêtir.—Dans une lettre du 15 avril 1750, Métastase, envoyant à la princesse de Belmonte la musique de Caffarello sur sa poésie: Partenza di Nice, ajoute: «Caffarello a connu les défauts de ma musique (della mia musica)»,—(ce qui laisse donc entendre qu'il en avait écrit une);—«il a eu compassion des paroles et les a revêtues d'une meilleure étoffe[273]».—Dans une autre lettre de la même année (21 février 1750) à la même princesse, il disait:

[273] Lettres inédites, publiées dans la Nuova Antologia vol. 77, et citées par Jole-Maria Baroni, dans son étude sur la Lirica musicale di Metastasio (Rivista musicale italiana, 1905).

«Votre Excellence sait que je ne puis rien écrire qui ait à être chanté, sans que j'en imagine (bien ou mal) la musique. La poésie que je vous envoie a été écrite sur la musique qui l'accompagne. C'est une musique à la vérité très simple; mais si on veut la chanter avec la tendre expression que j'y suppose, on y trouvera tout ce qu'il faut pour seconder les paroles. Et tout ce qu'on y ajoutera de plus recherché pourra bien procurer au musicien plus d'applaudissements, mais fera certainement moins de plaisir aux cœurs aimants[274].»

[274] Ibid.

Jamais Métastase ne donnait ses compositions à un ami, sans y joindre la musique. On n'a donc pas le droit de juger des vers, à part, dépouillés de la mélodie qu'il entendait, dont il avait, comme dit Marmontel, «le pressentiment[275]».—La musique lui semblait d'autant plus indispensable à la poésie qu'il vivait dans un pays allemand, où sa langue italienne n'avait tout son pouvoir que lorsque le charme de la musique la faisait pénétrer dans l'âme étrangère. Il écrivait en 1760, au comte Florio: «Depuis les premières années que je me suis transplanté dans cette terre, je me suis convaincu que notre poésie n'y prend racine qu'autant que la musique et la représentation s'y ajoutent».

[275] «Un talent sans lequel il est impossible à un poète de bien écrire une aria, c'est le pressentiment du chant, c'est-à-dire du caractère que l'air doit avoir, de l'étendue qu'il demande et du mouvement qui lui est propre» (Marmontel).

Ainsi, sa poésie était faite pour la musique et pour la représentation théâtrale. On imagine combien elle dut séduire tous les musiciens italiens et italianisants du siècle. Suivant le mot de Marmontel, «tous les musiciens se sont donnés à lui[276]». D'abord, ils furent captivés par l'harmonie de ses vers. Puis, ils trouvèrent en lui un guide très doux, très poli[277], mais très ferme. Hasse se mit sous sa tutelle. Jommelli disait qu'il avait plus appris de Métastase que de Durante, Leo, Feo, et du père Martini, c'est-à-dire de tous ses maîtres. Non seulement ses vers, auxquels il ne permettait pas qu'on fît de changements, se prêtaient merveilleusement à la mélodie, l'inspiraient, l'appelaient, pour ainsi dire; mais très souvent, ils suggéraient au musicien le motif de l'air[278].

[276] M. Francesco Piovano, qui prépare une bibliographie Métastasienne, évalue à 1 200 le nombre de partitions composées sur des textes de Métastase (Revue I. M. G., oct.-déc. 1906).

[277] Burney a tracé un portrait charmant de Métastase, qu'il vit à Vienne. Il avait, dit-il, une conversation pure, vive, aisée. Il était gai, aimable, plein de charme, extrêmement poli. Il ne disputait jamais par politesse et par indolence. Jamais il ne répliquait à une proposition erronée. Il n'aimait pas la discussion. «Il avait ce calme, cette douce harmonie, qu'on retrouve dans ses écrits, où la raison fait tout, jamais le délire, même dans les passions.»

[278] Burney raconte une conversation entre un visiteur anglais et Métastase. L'Anglais demande si Métastase n'a jamais mis un de ses opéras en musique. Métastase répond que non, mais qu'il lui est arrivé de donner au musicien les motifs de ses airs.

Jole-Maria Baroni, dans une étude sur la Lirica musicale di Metastasio[279], a fait une brève analyse des divers genres poético-musicaux qu'il traita: Canzonette, Cantate, Arie. Je me borne à indiquer ici les réformes musicales que Métastase fut amené à accomplir.

[279] Rivista musicale Italiana, 1905.

Il eut le mérite de restaurer les chœurs dans l'opéra italien. En cela, il s'appuya sur les traditions musicales, qui s'étaient conservées à Vienne. Tandis que les chœurs étaient tombés en désuétude dans les opéras d'Italie, les maîtres viennois Joh.-Jos. Fux et Carlo Agostino Badia en avaient obstinément conservé l'emploi. Métastase tira parti de cette survivance; et il traita les chœurs avec un art inconnu jusqu'à lui. Il eut soin de ne les introduire qu'au moment de l'action où ils étaient naturels et nécessaires. Et l'on sent qu'en les écrivant, il prit souvent modèle sur la simplicité solennelle des tragédies antiques[280]. C'est dans le même esprit que les compositeurs, amis de Métastase et soumis à son influence, comme Hasse, les ont traités en musique. Qui prendra connaissance du chœur magnifique des prêtres, dans l'Olimpiade de Hasse (1756), y admirera, avec surprise, le plein épanouissement du style néo-antique, simple, tragique et religieux, dont on est trop enclin à attribuer le monopole, ou l'invention, à Gluck.

[280] Ainsi, dans l'Olimpiade, la Clemenza di Tito, Achille in Sciro, c'est-à-dire dans ses œuvres de la maturité.

Mais c'est dans la scène récitative que Métastase et ses musiciens accomplirent les principales réformes.

L'opéra italien d'alors était un assemblage mal équilibré de recitativo secco et d'airs. Le recitativo secco était une psalmodie monotone et très rapide, s'écartant peu du parler ordinaire, et déroulant son interminable écheveau sur l'accompagnement du clavecin solo, soutenu de quelques basses. Le musicien ne s'en souciait guère, réservant ses soins pour l'Aria, où sa virtuosité et celle de l'interprète se donnaient libre champ. Au contraire, le poète restait attaché au recitativo, qui permettait d'entendre assez nettement ses vers. Cette cote mal taillée ne satisfaisait personne. Le poète et le musicien étaient tour à tour sacrifiés; presque jamais, ils n'associaient vraiment leurs efforts.—Cependant, depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, s'était glissée dans l'opéra une forme intermédiaire, qui devait peu à peu prendre la première place, qui l'a prise (dirai-je: malheureusement!) dans le drame lyrique moderne:—c'était le récitatif accompagné par l'orchestre, le recitativo stromentale, ou, d'un nom plus courant et plus bref, l'Accompagnato. Lully en avait fait un bel usage, dans ses derniers opéras[281]. Mais, dans l'opéra italien, l'Accompagnato ne s'installa, d'une façon régulière, qu'à partir de Hændel[282] et de Leonardo Vinci (1690-1732). Ce dernier, que le président de Brosses appelait le Lully italien, eut déjà l'idée d'employer l'Accompagnato, au faîte de l'action dramatique, pour peindre les passions portées au paroxysme. Toutefois, ç'avaient été plutôt chez lui des intuitions de génie, dont il ne s'était pas préoccupé de cueillir les fruits.

[281] Triomphe de l'Amour (1680), Persée (1682), Phaéton (1683).

[282] Giulio Cesare (1724), Tamerlano (1724), Admeto (1727).

Le mérite d'avoir compris l'importance de cette invention et de l'avoir utilisée, d'une façon logique et raisonnée, semble revenir à Hasse, sous l'influence de Métastase, ainsi que l'a montré M. Hermann Abert[283]. A partir de la Cleofide de 1731[284], dont le second acte se termine par une grande scène récitative accompagnée, très hardie, Hasse emploie les Accompagnati pour les fins d'actes et les sommets de l'action: visions, apparitions, lamenti, invocations, tumulte de l'âme. Dans la Clemenza di Tito de 1738, M. Abert note six Accompagnati, dont cinq sont réservés aux deux héros principaux et peignent leurs déchirements intérieurs; le sixième, qui appartient à un personnage secondaire, est la description de l'incendie du Capitole. Deux de ces grands récitatifs d'orchestre ne sont suivis d'aucun air.—Dans la Didone abbandonata de 1743, on remarquera tout particulièrement le dénouement tragique, qui contredit (entre tant d'autres exemples[285]) la légende erronée affirmant que tous les opéras avant Gluck étaient obligés par la mode à un dénouement heureux. Tout le drame se ramasse en cette scène finale, sobre, violente et tendue.

[283] Nicollo Iommelli als Opernkomponist, 1908, Halle.

[284] Jouée à Dresde, en présence de J.-S. Bach.

[285] Voyez le Tamerlano de Hændel et le Piramo e Tisbe de Hasse.

Quelle part avait Métastase à la pratique de cette architecture poético-musicale, qui réserve les récitatifs d'orchestre aux grands moments de l'action? On le verra par une lettre mémorable, qu'il écrivit à Hasse, le 20 octobre 1749, à propos de son Attilio Regolo, et qu'il est bon de rappeler aux lecteurs français[286]. Jamais poète ne surveilla de si près le travail du musicien et ne détermina, d'avance, avec plus de précision, la forme musicale qui convenait à chaque scène.

[286] Cette lettre, qui fait partie des Opere postume del sig. Ab. Pietro Metastasio (1793, Vienne, t. I), a été reproduite par M. Carl Mennicke, dans son ouvrage: Hasse und die Brüder Graun als Symphoniker, 1906, Leipzig.

Après un assez long préambule, d'une courtoisie exquise, où Métastase s'excuse de donner des conseils à Hasse, il commence par expliquer les caractères de sa pièce:—Régulus, le héros romain, supérieur aux passions, égal et serein.... «Il ne me plairait pas, dit-il, que son chant et la musique qui l'accompagne fussent jamais précipités, sinon en deux ou trois endroits de l'œuvre....»—le consul Manlius, grand homme, trop sensible à l'émulation;—Amilcar, Africain qui ne comprend rien aux maximes romaines d'honnêteté et de justice, mais qui finit par envier ceux qui y croient;—Barcé, belle et ardente Africaine, de tempérament amoureux, uniquement occupée d'Amilcar... etc.—«Telles sont, en général, les physionomies que je me suis proposé de retracer. Mais vous savez que le pinceau ne suit pas toujours le dessin de l'esprit. C'est à vous, non moins excellent artiste que parfait ami, de vêtir avec une telle maîtrise mes personnages que, sinon par les traits du visage, du moins par leur parure et leur habillement, ils aient une individualité marquée.»

Puis, après avoir mis en lumière l'importance des récitatifs «animés par les instruments», c'est-à-dire des Accompagnati, il indique où et comment il faut en user, dans son drame.

«Dans le premier acte, je trouve deux endroits, où les instruments peuvent m'aider. Le premier est la harangue d'Attilia à Manlio, dans la seconde scène, depuis le vers:

«A che vengo! Ah sino a quando...

«Après les paroles a che vengo, les instruments doivent commencer à se faire entendre, et, tantôt se taisant, tantôt accompagnant, tantôt rinforzando, donner de la chaleur à un discours déjà passionné par lui-même. Il me plairait qu'ils n'abandonnassent pas Attilia, avant le vers:

«La barbara or qual è? Cartago, o Roma?

«Je crois de plus qu'il convient de se garder de la faute de faire attendre le chanteur plus que la basse seule ne l'exige. Toute la chaleur du discours se refroidirait; et les instruments, au lieu d'animer, énerveraient le récitatif qui serait comme un tableau coupé en morceaux et relégué dans l'ombre: auquel cas, mieux vaudrait qu'il n'y en eût pas.»

Même recommandation pour la septième scène de l'acte I: «J'insiste de nouveau pour que l'acteur ne soit pas obligé d'attendre la musique, et que ne se refroidisse pas ainsi la chaleur dramatique: je désire la voir grandir, de scène en scène.»

Un peu plus loin, après le vers de Manlio:

«T'accheta: si viene...

«Une brève symphonie me paraît nécessaire, pour donner le temps au consul et aux sénateurs d'aller s'asseoir, et pour que Régulus puisse venir sans se presser, et s'arrêter pour réfléchir. Le caractère de cette symphonie doit être majestueux, lent, et, si possible, elle doit s'interrompre, pour exprimer l'état d'esprit de Régulus, réfléchissant qu'il retourne esclave là où naguère il s'est assis consul. Il me plairait que, dans une de ces interruptions de la symphonie, Amilcar dît les deux vers:

«Regolo, a che t'arresti? è forse nuovo
Per te questo soggiorno?

et que la symphonie ne conclût pas avant la réponse de Régulus:

«Penso qual ne partii, qual vi ritorno.»

Au second acte, il faut deux récitatifs instrumentaux. Dans une de ces scènes, «Régulus doit rester assis, jusqu'aux mots:

«Ah no. De'vili questo è il linguaggio.

«Il dira le reste, debout.... Si, par suite de la disposition de la scène, Régulus ne pouvait s'asseoir tout de suite, il devrait s'acheminer lentement vers son siège, en s'arrêtant parfois et paraissant plongé dans une grave méditation; il serait alors nécessaire que l'orchestre le prévînt et le secondât, jusqu'à ce qu'il s'assît. Toutes ses paroles: réflexions, doutes, hésitations, donneront lieu à quelques mesures instrumentales, aux modulations imprévues. Aussitôt qu'il se lève, la musique doit exprimer la résolution et l'énergie. Et toujours éviter de faire longueur....»

Pour le troisième acte, «il me plairait qu'on n'usât point des instruments dans les récitatifs, avant la dernière scène,—bien qu'ils puissent être employés à propos dans deux autres scènes;—mais il me semble qu'il faut ménager un pareil effet».

Cette dernière scène est précédée d'un tumulte violent du peuple, qui crie:

Resti, Regolo, resti....

«Cette clameur doit être très bruyante, d'abord parce que la vérité le veut ainsi, et de plus afin de faire valoir le silence qu'impose ensuite au peuple tumultueux la seule présence de Régulus.... Les instruments doivent se taire, quand parlent les autres personnages; au contraire, ils accompagnent constamment Régulus, dans cette scène; les modulations et les mouvements varient, non pas d'après les simples paroles, comme font les autres écrivains de musique (scrittori di musica), mais d'après l'émotion intérieure, comme font les grands musiciens, vos pairs. Car, vous le savez aussi bien que moi, les mêmes paroles peuvent, suivant les circonstances, exprimer (ou cacher) la joie, ou la douleur, ou la colère, ou la pitié. Je suis bien convaincu qu'un artiste comme vous saura traiter un si grand nombre de récitatifs instrumentaux, sans fatiguer les auditeurs: d'abord, parce que vous éviterez soigneusement de faire longueur, ainsi que je vous l'ai recommandé avec insistance;—et surtout, parce que vous possédez, à la perfection l'art de varier et de faire alterner les piani, les forti, les rinforzi, les enchaînements staccati ou congiunti, les retards, les pauses, les arpèges, les tremolos, et par-dessus tout ces modulations inattendues, dont vous seul savez les ressources cachées....»

«Vous croyez que j'ai fini de vous ennuyer? Pas encore.... Je souhaiterais que le chœur final fût de ceux qui, grâce à vous, ont donné au public le désir, inconnu jusqu'alors, de les écouter. Je voudrais que vous fissiez sentir que ce chœur n'est pas un accessoire, mais une partie très nécessaire de la tragédie et de la catastrophe qui la termine....»

Et Métastase ne met fin à ses minutieuses recommandations que parce qu'il est fatigué, dit-il, nullement parce qu'il a tout dit. Nul doute que des conversations ultérieures n'aient commenté et complété cette lettre.


Résumons ces conseils. On notera:

1º La suprématie de la poésie sur la musique. «Les traits du visage», c'est la poésie. «Les parures et habillements», c'est la musique. Gluck ne s'exprimera pas très différemment.

2º L'importance donnée au drame, les conseils d'homme du métier, pour ne pas laisser languir le débit de l'acteur, pour qu'il n'y ait pas de trous dans le dialogue. C'est la condamnation de l'air inutile. La musique est subordonnée à l'effet scénique.

3º Le caractère psychologique attribué à l'orchestre. «La symphonie qui exprime les réflexions, les doutes, les troubles de Régulus.» Le pouvoir reconnu à la bonne musique de traduire non seulement les paroles, mais l'âme cachée qui sent parfois tout autrement qu'elle ne s'exprime,—en un mot, la tragédie intérieure.

Tout cela, je le répète, est conforme à la pensée de Gluck. Pourquoi donc représente-t-on toujours Métastase et ses musiciens comme opposés à la réforme de Gluck? Cette lettre est de 1749, à une date où Gluck n'avait encore aucun pressentiment de sa réforme[287]. On voit ici que tous les artistes, dans tous les camps, étaient agités des mêmes préoccupations, travaillaient à la même œuvre. Seulement, la formule adoptée n'était pas la même chez tous. Métastase, amoureux du beau chant, et l'un des derniers en Europe qui en eussent conservé l'exacte tradition[288], ne voulait pas le sacrifier. Et quel musicien lui en ferait un reproche? Il voulait que la voix—poésie et musique—fût toujours la figure principale du tableau; il se défiait du développement excessif de l'orchestre de son temps; il le trouvait d'autant plus dangereux qu'il en sentait la force et prétendait la tenir en bride, au service de son idéal de tragédie musicale, harmonieusement proportionnée[289]. Il faut dire les choses comme elles sont: avec Gluck, le drame a gagné; nullement la poésie. Vous ne trouverez plus chez lui, ni chez Jommelli la déclamation racinienne, qui s'était encore adoucie et raffinée, au cours du XVIIIe siècle, mais une diction lourde, appuyée, étalée, criée: il le fallait bien, pour dominer le tumulte de l'orchestre! Comparez une scène de l'Armide de Gluck à la scène correspondante, dans l'Armide de Lully[290]: dans ces deux tragédies lyriques, quelle différence de déclamation! Celle de Gluck est plus lente, répétée; l'orchestre bruit et gronde; la voix est celle d'un masque tragique de théâtre grec: elle hurle. Chez Lully, et bien plus encore chez les collaborateurs musicaux de Métastase, la voix était celle d'un grand acteur du temps; elle obéissait à certaines conventions de bon goût, de modération et de naturel, au sens où l'entendait la société d'alors:—(car le naturel varie, suivant l'époque; et chaque société, chaque âge lui fixe des limites différentes).—Le malentendu entre les deux écoles portait donc beaucoup moins sur le fond que sur la manière. Tout le monde s'accordait à vouloir que l'opéra fût une tragédie en musique. Mais l'on n'était pas d'accord sur ce que devait être la tragédie. D'un côté, les Raciniens; de l'autre, les romantiques avant la lettre.

[287] Gluck avait débuté en 1742; il revenait d'Angleterre, en 1746; il n'avait pas encore écrit, en 1749—je ne dis pas l'épître dédicatoire d'Alceste, qui est de vingt ans plus tard (1769)—mais même ses opéras italiens, réellement significatifs: Ezio est de 1750, et la Clemenza di Tito, de 1752.

[288] Burney entendit, à Vienne, une excellente chanteuse, Mlle Martinetz, à qui Métastase avait enseigné le chant. Il ajoute que Métastase était un des derniers qui connussent la tradition du beau vieux chant italien, de l'école de Pistocchi et de Bernacchi. Ajoutons: de Francesco Gasparini.

[289] «La esatta proporzione dello stile drammatico proprio dell' Opera in musica», comme dit Arteaga, qui fait de cette qualité la caractéristique de Métastase, celle qui le rend supérieur à tous les autres artistes.

[290] Soit la scène où Armide fait appel à la Haine.

Ajoutez que le principal, en art, ce ne sont pas les théories, c'est l'homme qui les applique. Gluck voulait la réforme du drame musical. Métastase la voulait aussi. Et aussi, à Berlin, Algarotti, Graun, Frédéric II lui-même. Mais il y a la façon de vouloir, il y a le tempérament. Celui de Gluck était d'un révolutionnaire, intelligent, audacieux, qui savait, au besoin, être brutal, qui se moquait du qu'en dira-t-on et bousculait les conventions. Celui de Métastase était d'un homme du monde, qui respectait les usages établis. Il farcissait de froides sentences et de comparaisons précieuses ses libretti d'opéras; et, pour les justifier, il s'appuyait sur l'exemple des Grecs et des Romains; il disait à Calsabigi que de tels moyens «avaient toujours fait le principal attrait de l'éloquence profane et sacrée[291]».

[291] «Han fatto sempre una gran parte finora della sacra e della profana eloquenza.»

Les critiques de son temps les justifiaient aussi, par l'exemple des anciens et des classiques français. Ils ne se disaient pas que, pour juger si une chose est bonne, il ne faut pas se demander si elle a été bonne et vivante autrefois, mais si elle l'est aujourd'hui.—Voilà le vice radical de l'art d'un Métastase. Il est plein de goût et d'intelligence, parfaitement équilibré, mais érudit et mondain; il manque d'audace, il manque de sève.

N'importe! S'il était condamné à périr, il portait en lui beaucoup d'idées de l'avenir. Et qui sait si sa pire malchance n'a pas été l'échec de Jommelli, qui, de tous les musiciens soumis à son influence, fut le plus audacieux et marcha le plus loin sur les voies que Métastase avait ouvertes? Jommelli, que l'on a parfois nommé le Gluck italien, marque le suprême effort de l'Italie pour conserver sa primauté dans l'opéra. Il voulut accomplir la réforme de la tragédie musicale, sans rompre avec la tradition italienne, mais en la revivifiant avec des éléments nouveaux et surtout avec la puissance dramatique de l'orchestre. Il ne fut pas soutenu dans son pays; et en Allemagne il était un étranger, comme Métastase. Ils furent vaincus; et leur défaite fut celle de l'Italie. Le Gluck italien ne fit pas école. Ce fut le Gluck allemand qui assura la victoire, non seulement à une forme d'art, mais à une race.

Chargement de la publicité...