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Voyage musical au pays du passé

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[350] Voir Wilhelm Hosäus: Friedr. Wilh. Rust. (1882).—Rust avait été élève du fils aîné de Jean-Sébastien: Wilhelm-Friedmann, qui avait le mieux conservé la tradition du père. Il prit aussi des leçons de Philippe-Emmanuel. Son importance artistique n'a été que depuis peu révélée, grâce à la publication par un de ses descendants de quelques-unes de ses œuvres.

Si les chefs de la musique allemande—les Bach, les Rust, les Gluck, les Graun, les Hasse—subissent à un tel point l'influence de l'art italien[351], comment la musique allemande résistera-t-elle à l'esprit étranger? Où sera le salut pour son génie?

[351] Je ne parle pas des jeunes maîtres de l'époque suivante,—de Haydn, élève de Porpora, et imitateur génial de Sammartini,—de Mozart, qui, dans la première partie de sa vie, fut un pur Italien, dont les premiers opéras furent joués et acclamés en Italie. Hasse, ennemi de Gluck, parce qu'il ne le trouvait pas assez fidèle à la vraie tradition italienne, aimait, au contraire, et admirait Mozart, en qui il voyait son continuateur, plus heureux, ou plus grand.


D'abord, il était inévitable que la masse des petits artistes, la plèbe musicale de l'Allemagne, ceux qui n'avaient pas les moyens d'aller en Italie et de s'italianiser, souffrissent de leur situation humiliée et de la préférence donnée aux Italiens. Burney, forcé de convenir qu'on récompense les Italiens en Allemagne beaucoup mieux, souvent, que des artistes du pays qui leur sont supérieurs, ajoute que, pour cette raison, «on ne doit pas trop en vouloir aux Allemands de s'attacher à rabaisser le mérite de grands maîtres italiens, et de les traiter avec une sévérité et un mépris qui ne sont dus qu'à l'ignorance grossière et à la stupidité».—«Tous sont jaloux des Italiens», dit-il ailleurs. Sans doute cette observation vient à la fin d'une phrase où Burney remarque que les Allemands se dévorent aussi entre eux. Chaque ville est divisée en fractions jalouses. «Chacun est jaloux de l'autre, et tous sont jaloux des Italiens.» Ce manque d'union devait être aussi funeste aux Allemands en art qu'en politique; il les rendit d'autant plus incapables de se défendre contre l'invasion étrangère que leurs chefs, les Gluck et les Mozart, semblaient avoir passé à l'ennemi.

Mais le goût populaire restait à peu près étranger à l'italianisme. Les catalogues des foires de Francfort et de Leipzig, au XVIIIe siècle, en fournissent la preuve[352]. Dans ces grands marchés de l'Europe, où la musique tenait une place importante, l'opéra italien ne figure pour ainsi dire pas[353]. Ce qui abonde, c'est la musique religieuse allemande: cantiques luthériens, concerts sacrés, Passions,—et surtout les recueils de Lieder et de Liedlein, éternel et inviolable refuge de la pensée allemande.

[352] Ces catalogues des foires de Francfort et de Leipzig, de 1564 à 1759, ont été publiés par le docteur Albert Göhler: Verzeichniss der in den Frankfurter und Leipziger Messkatalogen der Jahre 1564 bis 1759 angezeigten Musikalien, angefertigt und mit Vorschlagen zur Förderung der musikalischen Bücherbeschreibung begleitet, von Dr Albert Göhler (Leipzig, Kahnt, 1902, in-8º).—Voir, à ce sujet, un intéressant article de Michel Brenet, dans la Tribune de Saint-Gervais (mai-juin 1904).

[353] Pas plus d'ailleurs que la musique française, ni que l'œuvre de Jean-Sébastien Bach.

D'autre part, il est remarquable que ce ne soient plus—à quelques exceptions près—des Italiens, mais des Allemands, qui représentent l'opéra et l'art italien en Europe, vers le milieu du XVIIIe siècle. C'est Gluck, à Vienne; c'est Jean-Chrétien Bach, à Londres; c'est Graun, à Berlin; c'est Hasse, en Italie même. Comment un esprit nouveau ne se fût-il pas glissé dans cet italianisme germanisé? Chez ces maîtres allemands, conscients de leur supériorité, se développait peu à peu le désir, avoué ou non, de vaincre l'Italie avec ses propres armes. On est frappé de l'orgueil germanique que l'on sent grandir chez Gluck et chez Mozart. Et ces géniaux Italianisants sont des premiers à s'essayer dans le Lied allemand[354].

[354] Gluck, dès 1770, sur des odes de Klopstock.

Au théâtre même, voici que la langue allemande reprend sa place[355]. Burney, qui, après avoir remarqué les qualités musicales de cette langue, s'était d'abord étonné que l'on n'en fît pas plus d'emploi au théâtre, dut bientôt constater que les pièces musicales en langue allemande commençaient à se répandre en Saxe et dans le nord de l'Empire. Depuis le milieu du siècle, le poète Christian-Félix Weisse et les musiciens Standfuss et Johann-Adam Hiller composaient à Leipzig, à l'imitation des opérettes anglaises et des opéras-comiques de Favart, des opérettes allemandes (Singspiele), dont le premier exemple fut, en 1732, le Diable est lâché, ou les Commères métamorphosées (Der Teufel ist los, oder die verwandelten Weiber[356]), bientôt suivi d'une quantité d'œuvrettes analogues. «La musique—dit Burney—en était si naturelle et si agréable que les airs favoris, comme ceux du docteur Arne, en Angleterre, étaient chantés par toutes les classes du peuple, et certains dans les rues.» Hiller prêtait aux gens du peuple, dans ses pièces, de simples Lieder; et ces Lieder devinrent aussi populaires en Allemagne que les «vaudevilles» en France. «Aujourd'hui—écrit Burney—le goût pour les burlette (les farces) est si général et si prononcé qu'on peut craindre, avec les personnes sages, qu'il ne détruise celui pour la bonne musique, et surtout pour celle d'un genre plus relevé.» Bien loin de le détruire, ces Lieder populaires furent une des sources du nouvel opéra allemand.

[355] L'Opéra de Hambourg, à la fin du XVIIe siècle, avait joué des opéras en langue allemande. Mais, dès les premières années du XVIIIe, Keiser et Hændel avaient donné l'exemple de mêler, dans les mêmes opéras, les paroles italiennes avec les paroles allemandes; et bientôt l'italien avait tout envahi.

[356] Musique de Standfuss et Hiller. La même pièce avait été donnée, sans succès, à Berlin, en 1743, d'après une pièce anglaise de Coffey, avec les mélodies anglaises originales.—Der Teufel ist los eut une seconde partie, qui, jouée en 1759, sous le titre de: Der lustige Schuster (Le joyeux Savetier), fut très populaire. Ces Singspiele firent fureur en Allemagne, pendant une vingtaine d'années: on peut dire qu'ils furent l'opéra de la petite bourgeoisie allemande.—Il est à noter que le principal élève de Hiller fut Christian-Gottlob Neefe, maître de Beethoven.


Mais le fait capital, qui devait être le salut de la musique allemande, ce fut, à ce moment, le développement soudain de la musique instrumentale. A l'instant où l'Allemagne semblait renier, avec la polyphonie vocale et les ressources infinies du style contrepointique, le vieux style allemand, sa personnalité même,—à l'instant où elle semblait renoncer à exprimer son âme complexe et raisonneuse, pour épouser le style de la pensée latine, elle eut l'heureuse fortune de trouver dans la floraison subite de la musique instrumentale l'équivalent, et au delà, de ce qu'elle avait perdu.

Il peut paraître étrange de parler d'heureuse fortune, à propos d'un événement auquel l'intelligence et la volonté eurent évidemment une grande part. Pourtant on doit tenir compte ici, comme toujours en histoire, du hasard, du concours des circonstances, qui tantôt favorise, tantôt contrarie l'évolution d'un peuple. Sans doute, les peuples les plus vigoureux finissent toujours par violenter la chance et la mettre avec eux. Mais cette chance existe, et l'on ne saurait la nier.

On le voit bien ici. Les Allemands n'étaient pas seuls à perfectionner les ressources de l'instrumentation. Les mêmes tendances se manifestaient en France et en Italie. Les conservatoires de Venise cultivaient avec succès la musique instrumentale; les virtuoses italiens étaient partout célèbres; et la symphonie naissait à Milan. Mais la musique symphonique s'accordait mal avec le génie italien, essentiellement mélodique, clair, net et linéaire. Ou, du moins, pour changer ce génie et l'accommoder aux conditions nouvelles, il eût fallu faire un effort dont l'art italien, surmené, épuisé, indolent, n'était plus capable. C'était une révolution à accomplir en Italie. En Allemagne, c'était une évolution. Aussi les progrès de l'orchestre assurèrent la victoire de l'Allemagne, tandis qu'ils contribuaient à la décadence de l'art italien. Burney se plaint de ce que les orchestres des Opéras d'Italie soient devenus trop nombreux, et que leur bruit force les chanteurs à de véritables «braillements». «De la musique tout le clair obscur est perdu; les demi-teintes et le fond disparaissent: on n'entend que les parties bruyantes, qui étaient destinées à faire repoussoir au reste.» Ainsi, les voix italiennes se gâtent, et l'Italie perd le privilège du bel canto dont elle était si fière, et à juste titre. Sacrifice inutile: car, en renonçant à ses qualités propres et inimitables, elle ne peut acquérir des qualités et un style qui lui sont étrangers[357].

[357] Hasse et Métastase, derniers représentants de la pure tradition italienne, avaient senti le danger. Métastase, dans ses conversations avec Burney, se plaint fort des progrès de la musique instrumentale dans l'opéra.

Au contraire, les Allemands sont à l'aise dans la symphonie naissante. Le goût naturel de la musique instrumentale, la nécessité, pour nombre de petites cours allemandes, de s'en tenir à cette musique, par suite d'une application rigoureuse des principes de l'Eglise réformée, qui leur interdisaient d'avoir un théâtre d'opéra, l'instinct sociable qui poussait les musiciens allemands à se réunir en petites sociétés, en petits «Collèges», pour jouer ensemble, au lieu de pratiquer l'individualisme des virtuoses italiens,—tout, jusqu'à la médiocrité relative du chant allemand, devait contribuer au développement universel en Allemagne de la musique instrumentale. Nulle part en Europe, il n'y avait plus d'écoles où on l'enseignait, et plus de bons orchestres.

Une institution musicale des plus curieuses, en Allemagne, était celle des «Pauvres Écoliers», qui correspondait (avec moins de générosité) aux Conservatoires d'enfants pauvres, à Naples. Ces écoliers, dont Burney rencontra des bandes dans les rues de Francfort, de Munich, de Dresde et de Berlin, avaient dans chaque ville de l'Empire «une école confiée aux jésuites, où on leur enseignait à jouer des instruments et à chanter». L'école de Munich comprenait quatre-vingts enfants, de onze ou douze ans. Avant d'y être admis, ils devaient déjà savoir jouer d'un instrument, ou avoir des dispositions marquées pour la musique. On les gardait jusqu'à vingt ans. Ils étaient logés, nourris, instruits, mais non pas habillés. Il fallait qu'ils gagnassent en partie leur vie, en chantant ou jouant dans les rues. C'était pour eux une obligation absolue, «afin qu'ils fissent connaître leurs progrès au public qui les entretenait».—A Dresde, la ville était divisée par quartiers; et les Pauvres Écoliers, partagés en troupes de seize, dix-sept ou dix-huit, devaient chanter, tour à tour, devant les portes des maisons de chaque quartier. Ils formaient de petits chœurs et de petits orchestres—violons, violoncelles, hautbois, cors et bassons.—Les familles riches s'abonnaient, pour qu'ils vinssent jouer devant leurs portes, une fois ou deux par semaine. On les utilisait même pour des fêtes particulières ou pour les enterrements. Enfin, ils devaient participer aux cérémonies religieuses du dimanche. Le métier était rude,—surtout l'obligation de chanter dans les rues, l'hiver, par un temps rigoureux.—De ces Pauvres Écoliers on faisait plus tard des maîtres d'école dans les paroisses, à condition qu'ils sussent assez bien le latin, le grec et l'orgue. Les plus distingués étaient envoyés à des universités, comme celles de Leipzig et de Wittenberg, où l'on entretenait plus de trois cents étudiants pauvres. Ils pouvaient s'y adonner à la musique ou aux sciences.

Quelques cours princières avaient d'autres établissements musicaux pour les enfants pauvres. Le duc de Wurtemberg avait installé à Ludwigsbourg et à «Solitude», dans un de ses palais d'été, deux conservatoires pour l'éducation de deux cents garçons et de cent jeunes filles pauvres. «Un de ses amusements favoris était d'assister à leurs leçons.»

En dehors de ces écoles d'enfants pauvres, les écoles communales faisaient une place considérable à la musique, et principalement à la musique instrumentale. Telle était la règle en Autriche, en Saxe, en Moravie, et surtout en Bohême. Burney constate que chaque village de Bohême avait une école publique, où l'on enseignait la musique aux enfants, en même temps que la lecture et l'écriture. Il en visita quelques-unes. A Czaslau, près de Collin, il trouva «une classe pleine de petits enfants des deux sexes, occupés à lire, écrire, jouer du violon, du hautbois, du basson et d'autres instruments. L'organiste de l'église, qui improvisait d'une façon magnifique sur un méchant petit orgue, tenait dans une petite chambre quatre clavecins, sur lesquels de petits élèves s'exerçaient.» A Budin, à Lobeschutz, plus de cent enfants des deux sexes apprenaient la musique, et étaient chanteurs ou instrumentistes à l'église.

Malheureusement, les talents qui sortaient de là étaient étouffés par la misère. «La plupart de ces enfants étaient destinés aux bas emplois de la servitude ou de la domesticité; et la musique restait pour eux une simple récréation privée, ce qui est peut-être, après tout,—dit philosophiquement Burney,—le meilleur emploi et le plus honorable auquel on puisse appliquer la musique.» Les autres passaient au service des grands seigneurs, qui, avec ces domestiques, formaient des orchestres et donnaient des concerts. La noblesse de Bohême avait le tort de trop se détacher de son peuple si intéressant, et elle vivait la plus grande partie de l'année à Vienne. «Si les Bohémiens—dit Burney—avaient les avantages dont jouissent les Italiens, ils les surpasseraient. Ils sont la race la plus musicale, peut-être, de toute l'Europe.» Ils excellaient surtout sur les instruments à vent:—les bois, du côté de la Saxe; les cuivres, du côté de la Moravie.—C'est de ces écoles de Bohême que sortit le réformateur de la musique instrumentale, le créateur de la symphonie allemande, Stamitz, né à Teuchenbrod, fils du chantre de l'église. C'est dans ces mêmes écoles que Gluck reçut sa première éducation musicale. C'est à Lukavec, près de Pilsen, que Haydn, directeur de la musique de la chapelle privée du comte Morzin, écrivit sa première symphonie, en 1759. Enfin, le plus grand violoniste allemand, Franz Benda, le seul qui osât, à Berlin, avec Philippe-Emmanuel Bach, avoir un style à lui, indépendant de Graun et des italianisants, était aussi de Bohême.

Grâce à ces écoles et à ces dispositions naturelles, la musique instrumentale était partout cultivée en Allemagne, même à Vienne et à Munich, métropoles par excellence de l'opéra italien. Ne parlons pas des virtuoses princiers: du roi flûtiste de Berlin, du violoncelliste qui était empereur d'Autriche, des princes violonistes, électeur de Bavière, ou archevêque-prince de Salzbourg, des princes pianistes, duc de Wurtemberg, ou électeur de Saxe, celui-ci, d'ailleurs, «si timide en société—dit Burney—que l'électrice, sa femme, elle-même ne l'avait presque jamais entendu!...» N'insistons pas non plus sur l'effroyable consommation de concertos que faisaient les dilettantes allemands: une moyenne de trois ou quatre concertos par concert, à Berlin;—à Dresde, jusqu'à cinq ou six, dans une même soirée!... Mais la symphonie naissante poussait de toutes parts. Vienne avait une floraison de symphonistes: on vantait, parmi eux, le naturel de Hoffman[358], la fantaisie de Vanhall, Ditters, Huber, Gasman et le jeune Haydn, qui venait de débuter. Cette musique trouvait à Vienne un public enthousiaste.—Teodor de Wyzewa a décrit les musiques de cour et de table de l'archevêque de Salzbourg: trois maîtres de concert étaient chargés alternativement d'en préparer les programmes et d'en diriger les exécutions. L'œuvre de Léopold Mozart montre quelle quantité de musique instrumentale réclamait la vie quotidienne de ces petites cours allemandes.—Joignez-y les concerts particuliers et les sérénades données dans les rues, sur la commande des riches bourgeois.

[358] «Autant d'art que vous voudrez, disait Hoffman à ses compatriotes, pourvu qu'il soit toujours uni à la nature; et, même dans le mariage entre l'art et la nature, il faut toujours que la dame porte les culottes.» (Burney.)

Le foyer de la musique instrumentale en Allemagne était alors Mannheim—ou, pendant les mois d'été, Schwetzingen, à trois lieues de Mannheim. Schwetzingen, qui n'était qu'un village, paraissait n'être habité, dit Burney, que par une colonie de musiciens. «Ici, c'était un joueur de violon qui s'exerçait; dans la maison voisine, un joueur de flûte; là, un hautbois, un basson, une clarinette, un violoncelle, ou un concert de plusieurs instruments réunis. La musique semblait l'objet principal de la vie.» L'orchestre de Mannheim «contenait à lui seul plus de virtuoses et plus de compositeurs distingués qu'aucun autre peut-être en Europe: c'était une armée de généraux».

Cette troupe d'élite, qui fit aussi l'admiration de Léopold Mozart et de son fils, donnait des concerts célèbres. Ce fut là que Stamitz, premier Concertmeister et directeur de la musique de chambre du prince, depuis 1745, fit les premiers essais de symphonie allemande.

C'est ici,—dit Burney,—que, pour la première fois, Stamitz osa franchir les bornes des ouvertures ordinaires d'opéra, qui n'avaient servi jusqu'alors au théâtre que comme une espèce de héraut de cour pour réveiller l'attention et imposer le silence.... Cet homme de feu et de génie a créé le style de la symphonie moderne, grâce aux grands effets de clair et d'ombre, dont il l'enrichit. Alors on essaya tous les divers effets que pouvait produire une réunion de timbres et de sons; alors se forma dans l'orchestre la science pratique du crescendo et du diminuendo; et le piano, qu'on n'avait employé jusque-là que comme synonyme d'écho, devint, ainsi que le forte, une riche source de couleurs qui eurent leur gamme de nuances en musique, comme le rouge et le bleu en peinture.

Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur ce fait; il suffit de signaler en passant l'originalité et la hardiesse féconde des essais de ce charmant Stamitz, si peu et si mal connu aujourd'hui, bien qu'il ait été regardé de son temps «comme un autre Shakespeare qui traversa—dit Burney—toutes les difficultés et poussa l'art plus loin qu'on n'avait jamais fait avant lui: un génie tout invention, tout feu, tout contraste dans les mouvements vifs, avec une mélodie tendre, gracieuse, séduisante, des accompagnements simples et riches et partout des effets sublimes produits par l'enthousiasme, mais un style pas toujours assez châtié[359]».

[359] Mentionnons enfin une forme de la musique instrumentale, où les Allemands étaient passés maîtres, et dont ils imposèrent le modèle à l'Europe: la musique militaire. En France, dans la seconde moitié du siècle, la «musique des marches et les musiciens mêmes de beaucoup de garnisons étaient Allemands», au témoignage de Burney.—Une des meilleures musiques militaires était celle de Darmstadt, composée, dit Burney, de 4 hautbois, 4 clarinettes, 6 trompettes, 4 bassons, 4 cors et 6 clairons.


On voit que, malgré l'italianisme, le génie allemand avait su se réserver des provinces indépendantes, où il pouvait grandir à l'abri, jusqu'au jour où, conscient de sa force, il livrerait bataille au génie étranger et s'affranchirait du joug. Il n'en est pas moins vrai que, vers le milieu du XVIIIe siècle, l'opéra italien était maître de l'Allemagne et que les chefs de l'art allemand, ceux mêmes qui devaient plus tard se faire ses premiers émancipateurs, étaient tous, sans exception, profondément italianisés. Et si splendide qu'ait été l'évolution de la musique allemande chez Haydn, Mozart, Beethoven et leurs successeurs, il est permis de croire qu'elle ne fut pas le développement normal de cette musique, tel qu'il aurait été si l'art allemand s'était formé avec ses seules ressources, et en tirant tout de son propre fonds.

Du triomphe écrasant de l'opéra italien sur l'Allemagne du XVIIIe siècle est restée, pour des siècles, la marque ineffaçable de la pensée et du style italiens jusque sur les maîtres les plus allemands de notre temps. On n'aurait point de peine à montrer de combien d'italianismes est pleine l'œuvre de Wagner, et combien la langue mélodique et expressive de Richard Strauss est foncièrement italienne. Une victoire comme celle de l'Italie au XVIIIe siècle laisse une trace éternelle dans l'histoire des peuples qui l'ont subie.

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