Voyage musical au pays du passé
II
LA VIE MUSICALE D'UN AMATEUR ANGLAIS AU TEMPS DE CHARLES II
D'APRÈS LE JOURNAL DE SAMUEL PEPYS
Rien ne donne une idée plus riante de la vie musicale, dans la société anglaise de la Restauration, que le journal de Pepys. On y voit la place que la musique tenait au foyer d'un bourgeois intelligent de Londres.
Samuel Pepys est bien connu. Je me bornerai à rappeler les faits principaux de sa vie. Fils d'un tailleur, il naquit à Londres en 1662, et s'attacha d'abord à la fortune de Lord Montagu, comte de Sandwich. Après avoir été libéral et en relations avec les républicains, après la mort de Cromwell il devint, sous la Restauration, commis à l'Echiquier et clerc des actes de l'Amirauté. Il conserva ce poste jusqu'en 1673, et y rendit de grands services à la marine anglaise; avec une probité énergique, il y rétablit l'ordre, l'économie, la discipline, pendant l'époque critique de la peste, de l'incendie de Londres, et pendant la guerre de Hollande. Il était fort estimé du grand amiral, duc d'York, plus tard Jacques II. Cependant, il fut calomnié, au temps de la conspiration papiste, accusé de catholicisme, et envoyé à la Tour. Il réussit à se justifier et fut replacé au Conseil de la Marine. Il resta secrétaire de l'Amirauté, jusqu'en 1688, très en faveur auprès de Jacques II. Après l'expulsion des Stuarts, il se retira du gouvernement; mais son activité ne se ralentit pas, jusqu'à sa mort, en 1703. Il n'avait cessé de s'intéresser aux lettres, aux arts et aux sciences. En 1684, il fut nommé président de la Société Royale. Il collabora à divers ouvrages savants. A Magdalen College de Cambridge, se trouve la collection de ses manuscrits: Mémoires, gravures, documents sur la marine, cinq volumes de vieilles ballades anglaises recueillies par lui:—enfin, son Journal, où il a noté, dans une sténographie de son invention, tout ce qu'il a fait, jour par jour, de janvier 1659 (1660), jusqu'en mai 1669. Ce journal est, avec celui de son ami Evelyn, le recueil le plus vivant de renseignements contemporains sur l'Angleterre de ce temps. J'en relèverai ici les notes concernant la musique.
Ce ministre de la marine, cet homme d'État consciencieux, était mélomane passionné; il consacrait à la musique une partie de ses journées. Il jouait du luth, de la viole, du théorbe, du flageolet, du recorder[26], et un peu d'épinette. C'était la coutume, parmi les bourgeois distingués, d'avoir chez eux une collection d'instruments de musique, notamment une caisse de six violes, pour donner des concerts. Pepys possédait son petit musée d'instruments; il se flattait qu'ils fussent les meilleurs d'Angleterre; et il touchait de presque tous. Son plus grand plaisir était de chanter et de jouer du flageolet. Il emportait partout ce flageolet avec lui, en promenade, au restaurant:
[26] Flûte à bec, à huit trous, dont un recouvert d'une fine membrane «de tous les sons du monde, celui qui m'est le plus agréable» (8 avril 1668.)
«Swan et moi allâmes à une taverne, où, pendant qu'il écrivait, je jouai de mon flageolet, jusqu'à ce que le plat d'œufs pochés fût prêt[27].»
[27] 9 février 1660.
«Je revins par eau, jouant de mon flageolet[28].»
[28] 30 janvier 1660.
«Le soir, dans le jardin, resté longtemps à jouer du flageolet, au clair de lune.[29]»
[29] 3 avril 1661. Voir aussi 17 février 1659, 20 juillet 1664.
Il se risquait même à la composition:
«Composé quelques airs. Dieu me pardonne[30]!»
[30] 9 février 1662.
Et ses compositions—grâce à la haute situation du compositeur—avaient grand succès dans le monde: ce dont Pepys «n'était pas peu fier[31]».
[31] 22 août 1666.
Il finit par se persuader que ses œuvres étaient excellentes:
«Downing, qui aime et comprend la musique, a voulu à toutes forces avoir mon air de: «Beauté», et il le vante au-dessus de tout ce qu'il a jamais entendu; et sans me flatter, je sais qu'il est bon[32].»
[32] 9 novembre 1666. Cf. 5 déc. 1666: «Et, sans me flatter, je pense qu'il est fort bon».
Il faisait gravement répéter ses chants à des actrices:
«Après dîner, j'enseignai à Knipp mon nouveau récitatif, dont elle apprit une bonne partie; il me plaît, et je crois que je serai satisfait, quand elle le saura tout entier, et qu'on le trouvera agréable[33].»
[33] 14 novembre 1666.
Au reste, en grand seigneur, il ne se donnait pas la peine d'écrire ses basses lui-même: il les faisait écrire.
«Rencontré Mr. Hingston, l'organiste à la cour. L'ai conduit à la Taverne du Chien, et lui ai fait écrire pour moi une basse, qui, je crois, ira bien.»—Et il ajoute naïvement:—«Il dit beaucoup de bien de la romance, sans en connaître les paroles, et assure que l'air est bon; il croit que les mots sont clairement exprimés[34].»
[34] 19 décembre 1666.
«Dr. Childe venu au rendez-vous, et resté avec moi toute la matinée à me faire des basses pour plusieurs airs que je lui ai demandés[35].»
[35] 15 avril 1667.
Il s'intéressait aussi à la théorie musicale:
«Dans ma chambre avec un bon feu; passé une heure sur l'Introduction à la Musique de Morley, un très bon livre, mais sans méthode[36].»
[36] 10 mars 1667.
«Allé à pied à Woolwich, en lisant tout le long du chemin l'Introduction à la Musique de Playford, où il y a quelques jolies choses[37].»
[37] 22 mars 1667.
«A Duck Lane pour chercher Marsanne[38] en français; c'est un homme qui a fort bien écrit sur la musique; mais on ne peut se le procurer, ici; alors j'ai commandé qu'on le fasse venir, et j'ai acheté le Traité sur la Musique de Descartes[39].»
[38] Le père Mersenne.
[39] 3 avril 1668.
«Le page m'a lu le livre de la musique de Descartes, que je ne comprends pas; et je ne crois pas que celui qui l'a écrit le comprît bien non plus, quoiqu'il fût un homme fort savant[40].»
[40] 25 décembre 1668.
Il se mit en tête d'écrire lui-même ses idées sur la musique. Ce devait être, à l'en croire, quelque chose d'extraordinaire; il n'était pas loin de penser qu'il tenait la clef du mystère des sons.
«J'ai eu avec M. Bannister une très agréable conversation sur la musique, qui confirme quelques-unes de mes nouvelles idées: en sorte que cela me donne la résolution d'écrire le plan d'une théorie de la musique, comme jamais on n'en a fait une pareille, au monde[41].»
[41] Mars 1668.
«Fait écrire à Tom quelques petits concerts et quelques idées à moi sur la musique: cela m'encourage beaucoup à m'y adonner davantage; car j'imagine, et j'ai de bonnes raisons pour le croire, que je suis en bon chemin pour découvrir le mystère[42].»
[42] 11 janvier 1669.
Ne le prenez point pour un snob. Ce qui est charmant en lui, c'est la sincérité et l'ardeur juvénile de son amour pour la musique. Il l'aime trop. Il en a peur:
«Joué de la viole, ce que je n'avais pas fait depuis longtemps, ni joué d'aucun instrument; et à la fin, j'ai cessé, et j'ai été un peu à mon bureau, ayant peur de me laisser prendre trop par la musique, et de revenir à mon ancienne folie, qui me faisait négliger mes affaires[43].»
[43] 17 février 1668.
Mais il a beau faire: la musique est la plus forte.
«Dieu me pardonne! Je m'aperçois toujours que je ne peux vaincre ma nature, qui estime le plaisir par-dessus tout, bien qu'au milieu de ce plaisir, je me rappelle à regret mes affaires que je néglige.... Mais quand il s'agit de la musique,—et des femmes,—je ne puis faire autrement que d'y céder, quelles que soient mes affaires[44].»
[44] 9 mars 1666.
Il sent si violemment la musique que parfois il en est malade:
«Été au théâtre du Roi, pour voir la Vierge Martyre[45].... Ce qui me plaît plus que tout au monde, c'est la musique des instruments à vent, lorsque l'ange descend; elle est si exquise qu'elle m'a ravi en extase; et vraiment, elle m'a transporté si bien qu'elle m'a rendu malade, tout de bon, absolument comme autrefois, quand j'étais amoureux de ma femme. Toute la soirée, à la maison, je n'ai pu penser à autre chose; et je suis resté, toute la nuit, transporté à un tel point que je ne puis croire que la musique puisse avoir sur l'âme d'un autre homme autant de puissance que sur la mienne[46].»
[45] De Massinger.
[46] 27 février 1668.
La musique est sa consolation, quand il est triste:
«La nuit, chez moi, joué du flageolet. J'avais le cœur gros. Mais j'ai eu plaisir à penser que, s'il plaît à Dieu de me prêter vie, je passerai mon temps à la campagne, simplement et agréablement, bien que sans grande gloire[47].»
[47] 15 juin 1667.
«Bien que j'eusse encore le cœur gros, en pensant à mon pauvre frère (mort la veille), pourtant je cédai à mon envie d'entendre jouer du clavecin[48].»
[48] 16 mars 1664.
Il faut convenir que Pepys n'avait pas très souvent occasion de recourir à cette consolation: car il n'était pas souvent triste; et la musique se présente bien plutôt à lui, comme une joie sans mélange, la plus parfaite de l'existence:
«Je réfléchis que la musique est tout le plaisir que j'ai en ce monde, et le plus grand que je puisse jamais espérer, et le meilleur de ma vie[49].»
[49] 12 février 1667.
Autour de lui, il faut que tout le monde partage sa manie musicale. Et d'abord, sa femme.
Il l'avait épousée, vers 1655, quand elle n'avait que quinze ans; il en avait vingt-trois. Il se mit en tête de lui apprendre le chant; et tant qu'il fut amoureux d'elle, il la trouva «d'une aptitude inimaginable»[50]. Les premières leçons allaient très bien; le maître et l'élève étaient pleins d'ardeur.
[50] 28 août 1659.
«Veillé tard, donnant à ma femme sa leçon de musique[51].»
[51] 4 septembre 1659.
«Revenu à la maison, pour m'occuper de ma musique. Ma femme et moi, nous restâmes à chanter dans ma chambre, longtemps ensemble[52].»
[52] 17 mai 1661.
Il ne s'agissait que d'airs sans prétention. Mais Mme Pepys, voyant son mari prendre un maître de chant, pour la musique italienne, se piqua d'amour-propre, et voulut en faire autant:
«Ce matin, ma femme et moi, sommes restés longtemps au lit; et, entre autres choses, la conversation tomba sur la musique; et elle me demanda de la laisser apprendre à chanter: ce que je pris en considération; et je le lui promis. Et justement, comme j'étais encore au lit, on vint m'avertir que mon maître à chanter, M. Goodgroom, était arrivé pour ma leçon. Alors ma femme se leva, et commença à apprendre, ce matin-là[53].»
[53] 1er octobre 1661.
La voilà donc qui apprend de grands airs italiens et français! Quelle imprudence!... Pepys a beau tâcher de se faire illusion: il lui faut reconnaître que sa femme n'a guère de dispositions:
«Chanté avec ma femme, qui a récemment[54] commencé à apprendre, et, je pense, arrivera à quelque chose; mais elle n'a pas l'oreille juste; et moi, je l'avoue, je n'ai pas assez de patience pour lui apprendre, ou pour l'entendre chanter de temps en temps une note fausse. Je suis à blâmer de ne pouvoir supporter chez elle ce qu'il est naturel que je supporte, puisqu'elle n'est qu'une écolière, et que je désire beaucoup qu'elle sache chanter. Je devrais donc l'encourager. Je suis peiné; car je vois que je la décourage et que je lui fais peur de chanter devant moi[55].»
[54] Le bon Pepys était indulgent: il y avait cinq ans que sa femme apprenait!
[55] 30 octobre 1666.
Pepys avait d'autant plus de raisons de trouver que sa femme chantait faux, qu'il pouvait faire, dans sa maison, des comparaisons qui n'étaient pas à l'avantage de Mme Pepys. C'était l'habitude d'avoir des domestiques, qui eussent des talents d'agrément; dans les familles en relations avec Pepys, on voit des domestiques musiciens, qui étaient de vrais artistes. Le sommelier de Milady Wright, M. Evans, jouait parfaitement du luth et en donnait des leçons à Pepys[56]. La femme du valet d'un de ses amis, Dutton, chantait admirablement[57]. Pepys mettait son amour-propre à ce que ses domestiques fussent aussi des virtuoses; et, en bon mari,—pas tout à fait désintéressé,—il tenait à ce que sa femme eût des suivantes aussi agréables à voir qu'à entendre.
[56] 25 janvier 1659.
[57] 15 octobre 1665.
Ce fut d'abord une gentille femme de chambre, Ashwell, qui jouait du clavecin. Pepys lui achète des cahiers de musique, lui enseigne les principes de son art:
«Monté chez moi, pour enseigner à Ashwell les principes de la mesure, et autres choses. Et lui ai fait répéter un psaume, très bien: car elle a l'oreille juste[58]; et elle a des doigts[59].»
[58] Voir plus haut ce que Pepys dit de Mme Pepys.
[59] 3 mai 1663.
Il fait danser la petite suivante:
«Après dîner, toute l'après-midi, à jouer de mon violon, tandis qu'Ashwell dansait dans ma belle chambre du haut, qui est une salle rare pour la musique[60].»
[60] 24 avril 1663.
Mais Ashwell ne suffit pas à Pepys. Il écrit naïvement:
«Je suis en train de chercher une suivante pour ma femme, qui soit à mon goût,—et surtout une qui comprenne la musique, particulièrement le chant[61].»
[61] 28 janvier 1664.
Il trouve enfin l'oiseau rare. Elle se nommait Mercer. En même temps, il avait pris un petit page musicien, que lui avait envoyé son ami, le capitaine Cooke, maître de la chapelle royale, sous la direction duquel le page était depuis quatre ans[62]. Voilà Pepys au comble de la joie!
[62] 27 août 1664.
«Chez moi, avec ma femme, Mercer, et le page, veillé jusqu'à onze heures, chantant et jouant du violon. Ce m'est une grande joie de me voir maître de tant de plaisir dans ma maison, en sorte que ce sera toujours pour moi, j'espère, un bonheur d'être au logis. La jeune fille joue assez bien du clavecin, mais seulement des airs faciles; elle a de bons doigts; elle chante un peu; elle a la voix et l'oreille justes. Mon page, un gentil garçon, chante très bien; et c'est le garçon le plus agréable du monde, jusqu'à présent[63].»
[63] 9 septembre 1664.
Il a bientôt fait de se lasser du page[64]. Mais Mercer devient de jour en jour plus charmante.
[64] 22 avril 1665.
«Trouvé Mercer jouant de la viole; alors, je me suis mis à ma viole, et à chanter, jusqu'à une heure avancée[65].»
[65] 18 septembre 1664.
«Vers onze heures du soir, comme il faisait un beau clair de lune, nous sommes allés dans le jardin, ma femme, Mercer, et moi; et nous avons chanté jusque vers minuit. C'était un bien grand plaisir pour nous, et pour nos voisins, qui avaient ouvert leurs fenêtres[66].»
[66] 5 mai 1666.
«Après souper, je me mets à chanter avec Mercer; et je suis resté à veiller avec elle, trouvant plaisir à l'entendre chanter un air de Lawes, jusqu'après minuit[67].»
[67] 12 juillet 1666. Voir aussi, 19 juin 1666.
La pauvre Mme Pepys a le cœur gros.
«En rentrant, trouvé ma femme visiblement mécontente de moi, parce que je passe tant de temps avec Mercer, à lui apprendre à chanter, et que je n'ai jamais pu en prendre la peine avec ma femme: ce que je reconnais. Mais c'est parce que cette fille a des dispositions étonnantes pour la musique; et la musique est la chose que j'aime le plus...[68].»
[68] 30 juillet 1666.
Il semble qu'on éloigne Mercer, pour quelque temps. Mme Pepys n'y gagne pas grand'chose. Pepys est mélancolique[69]. Il trouve que sa femme chante décidément bien mal. Mercer revient; et les parties de chant recommencent; et aussi, la jalousie de Mme Pepys:
[69] 23 septembre 1666.
«Comme il faisait un peu de clair de lune, allé dans le jardin avec Mercer, et chanté, jusqu'à ce que ma femme me rappelle que c'est aujourd'hui jour de jeûne[70]; et j'en ai été fâché, et me suis arrêté[71].»
[70] Pour l'anniversaire de la mort du roi.
[71] 30 janvier 1667.
Mme Pepys s'acharne à apprendre la musique; elle arrive—presque—à faire des trilles. Son mari rend loyalement hommage à sa bonne volonté:
«Après dîner, ma femme et Barker[72] se sont mises à chanter. Ma femme se donnait beaucoup de mal; et elle était très fière de pouvoir arriver bientôt à faire des trilles. Et en vérité, je crois qu'elle y arrivera[73].»
[72] Barker était une troisième suivante, musicienne.
[73] 7 février 1667.
Mais décidément, la vertu n'est pas récompensée, en ce monde; et «la pauvre petite», comme dit Pepys, ne parvient pas à chanter juste:
«Avant dîner, fait chanter ma femme. Pauvre petite! Elle a l'oreille si peu juste qu'elle m'a mis en colère: si bien que la pauvre petite en a pleuré. Je me dis que je ne dois pas la décourager tant, une autre fois: car elle a un grand désir d'apprendre, pour me faire plaisir; je suis donc très injuste de la décourager[74].»
[74] 1er mars 1667.
Pendant quelque temps, Pepys s'oblige à la patience:
«Je pense qu'elle arrivera à faire des trilles, avec le temps[75].»
[75] 12 mars 1667.
«Je l'ai fait chanter: Cela commence à aller mieux que je n'espérais[76].»
[76] 19 mars et 6 mai 1667.
«Elle est certainement arrivée à se faire l'oreille plus juste que je ne le croyais possible: ce qui me réjouit jusqu'au fond du cœur[77].»
[77] 7 mai 1667.
Mais ces appréciations prouvent plus en faveur de la bonté de Pepys que du talent de sa femme. Une fois qu'il entend une mauvaise chanteuse, «une idiote pour le chant, incapable de chanter une note juste», il lui échappe cet aveu:
«Elle est encore pis que ma femme, et me réconcilie un peu avec elle[78].»
[78] 22 janvier 1668.
La désolée et vaillante petite Mme Pepys, en désespoir de cause, se rabat sur le flageolet. Pepys l'y encourage. Peut-être arrivera-t-elle ainsi à faire moins de fausses notes. Il traite avec un professeur, Greeting; et, pour l'encourager, il apprend lui-même[79].
[79] 8 mai 1667.
«Etudié le flageolet avec ma femme. Je vois avec plaisir qu'elle sait aisément trouver ses notes[80].»
[80] 17 mai 1667.
«Marché une heure dans le jardin, en causant avec ma femme, dont le développement musical commence à me faire grand plaisir[81].»
[81] 18 mai 1667.
«A souper. Ma femme s'est mise à son flageolet; et elle a joué si gentiment un air de sa façon, que j'ai été infiniment charmé, au delà de tout ce que j'attendais d'elle[82].»
[82] 23 mai 1667.
«Passé une partie de la nuit, ma femme et moi, à notre flageolet. Elle joue maintenant n'importe quoi, presque à première vue, et en mesure.... Je me suis couché fort satisfait de ce que ma femme joue si bien du flageolet; j'ai l'intention de lui faire apprendre un autre instrument: car, quoiqu'elle n'ait pas l'oreille juste, je vois pourtant qu'elle peut arriver à tout ce qui ne demande que des doigts[83].»
[83] 11 septembre 1667.
Dès lors, le ménage Pepys est heureux. Le soir, Pepys fait jouer du flageolet à sa femme, «jusqu'à ce qu'il s'endorme avec grand plaisir dans son lit[84]».
[84] 13 août 1668.
Ne croyez point cependant qu'il en oublie sa chère Mercer! Il continue de faire avec elle des parties de chant,—surtout quand sa femme n'est pas là.
«Vers neuf heures du soir, entendu la voix de Mercer et de mon page Tom, chantant dans le jardin.... Je mourais d'envie de voir cette fille, ne l'ayant pas rencontrée depuis le départ de ma femme. Je suis allé la trouver au jardin; nous avons chanté ensemble; puis nous sommes rentrés pour souper. Charmé de sa compagnie, aussi bien pour la conversation que pour le chant[85].»
[85] 29 avril 1668. Voir aussi 10 mai 1668.
«Mené Mercer au théâtre du duc d'York, pour voir la Tempête.... Après le spectacle, conduit Mercer par eau à Spring Gardens. Là, promené avec beaucoup de plaisir, mangé, bu, chanté. Les gens venaient autour de nous, pour nous entendre[86].»
[86] 11 mai 1668.
«Allé par eau à Foxhall.... Il commençait à faire nuit. Nous nous sommes mis dans un coin, et nous avons chanté de telle sorte que tout le monde est venu autour de nous pour nous entendre[87].»
[87] 14 mai 1668.
«Cherché Mercer. Elle et moi dans le jardin, à chanter, jusqu'à dix heures du soir[88].»
[88] 15 mai 1668.
«Joyeuse société. Mercer en est. Après dîner, chanté des psaumes[89]...» etc.
[89] 17 mai 1668.
Et je ne parle pas de l'autre suivante, Barker, «qui vaut bien mieux encore comme façon de chanter[90]».
[90] 12 avril 1667.
Autour de cette maison musicale, tout le monde est musicien:—les parents, le frère et la belle-sœur, qui jouent excellemment de la basse de viole[91];—les amis, qui tous font de la musique, bonne ou mauvaise. Les dames jouent du luth, de la viole, du clavecin; parfois elles y mettent tant d'acharnement qu'elles finissent par lasser la société:
[91] 18 décembre 1662, et 2 février 1667.
«La fille de M. Turner joue du clavecin, à vous rendre malade[92].»
[92] 1er mai 1663.
«Je suis parti sans prendre congé, ne laissant pas une âme auprès d'elle, pour l'entendre[93].»
[93] 10 novembre 1666.
Les grands seigneurs savent tous jouer et chanter[94]. Le protecteur de Pepys, Lord Sandwich, fait sa partie avec lui, dans de petits concerts de musique de chambre[95], et compose des antiennes à trois parties[96].
[94] On ne voit guère qu'une exception: Lord Landerdale, mais il passe pour excentrique; et peut-être veut-il passer pour tel (28 juillet 1666).
[95] 23 avril 1660.
[96] 14 décembre 1663.
On ne peut aller nulle part, sans entendre de la musique:
Au restaurant:
«Emmené ma femme à dîner au Hall des Drapiers.... Très bon repas, beau hall, bonne société, très bonne musique. J'eus plaisir à reconnaître, à sa voix, un homme que je n'avais jamais vu, et qui chantait derrière le rideau, autrefois, dans l'opéra de sir Davenant[97].»
[97] 28 juin 1660.
En promenade:
«Promené dans Spring Gardens.... Beaucoup de monde. Temps et jardin agréables. C'est fort divertissant d'entendre ici le rossignol et les autres oiseaux, là des violons, une harpe[98]....»
[98] 29 mai 1667.
Dans la campagne:
«A une certaine distance, il y avait sous un arbre, sur l'herbe, une compagnie qui chantait. Je dirigeai mon cheval vers eux, et je vis que c'étaient quelques bourgeois qui s'étaient rencontrés par hasard et chantaient à quatre ou cinq parties excellemment. Vu les circonstances, je n'ai jamais été plus ravi par la musique, de toute ma vie[99].»
[99] 27 juillet 1663.
Aux bains de Bath: (il semble que la musique fasse partie du traitement):
«Après être resté plus de deux heures dans l'eau, rentré me coucher et sué pendant une heure.—Arrivent des musiciens, pour me jouer de la musique extrêmement bonne, aussi bonne que toutes celles que j'aie jamais entendues, à Londres ou ailleurs[100].»
[100] 13 juin 1668.
Sur mer,—pendant le voyage qu'il fait pour chercher Charles II:
Un matelot,—un ivrogne et un rustre, en apparence,—joue de la harpe, «comme je crois ne pouvoir jamais en entendre jouer, de ma vie[101]».
[101] 30 avril 1660.
Chez le coiffeur:
«Pour nous servir, un barbier qui joue très bien du violon[102].»
[102] 20 août 1662.
Dans le peuple de Londres:
Chez Pepys, vient «un ouvrier orfèvre, un pauvre hère, un très petit bonhomme qui ne porte pas de gants». Il tient parfaitement sa partie dans un quatuor vocal, avec Pepys et des amis[103].
[103] 15 septembre 1667.
Le théâtre occupe naturellement une grande place dans la vie de ce mélomane. A la vérité, Pepys s'impose, pendant un certain temps, de n'y aller qu'une fois par mois, pour ne pas trop se distraire de ses affaires, et par économie[104]. Mais il n'attend pas le second jour du mois:
[104] Aussi, par un reste de puritanisme. Mais la lecture du Journal montre avec quelle rapidité s'effrite ce sentiment chez l'ancien républicain, devenu le courtisan des Stuarts.
«1er février 1664.—Aujourd'hui étant un nouveau mois, je puis aller au théâtre.»
Et, quand on parcourt les notes, on voit que la règle a bientôt fait de fléchir.
En tout cas, s'il a fait vœu de ne pas aller au théâtre plus d'une fois par mois, il ne s'est pas interdit de faire venir le théâtre chez lui,—je veux dire, les gens de théâtre, surtout quand ce sont de jeunes et jolies chanteuses, comme Mrs Knipp, chanteuse au King's-Theatre,—«cette petite friponne[105],—Knipp, qui est gentille certes, et la créature la plus folle, et qui chante le plus noblement du monde, comme je n'ai jamais entendu de ma vie[106]».—Il passe la nuit à lui faire chanter ses airs, qui lui semblent admirables[107]. Elle lui répète ses rôles. Elle vient le trouver, au parterre du théâtre, «après son air dans les nuages[108]». Il l'emmène en promenade, à Kensington. Elle chante.
[105] 23 février 1666.
[106] 6 décembre 1665.
[107] 23 février 1666.
[108] 17 avril 1668.
[109] 17 avril 1668.
Ah! les bonnes soirées que Pepys se donne, chez lui, avec ces charmantes musiciennes: sa femme, les suivantes de sa femme, les amies de sa femme, et les jolies comédiennes! Knipp y vient parfois, dans son costume de théâtre, «en paysanne, avec un chapeau de paille[110]».
[110] 24 février 1667.
—«... Et maintenant, ma maison est pleine.... Quatre violons qui jouent bien.... Nous avons chanté, puis dansé, puis chanté beaucoup de choses à trois voix. Harris, du Duke Theatre, a chanté son air irlandais, le plus étrange et le plus joli que je lui aie jamais entendu.... Continué à danser et chanter. Notre Mercer s'est mise à chanter un air italien qui m'a transporté[111].... Knipp et Rolt chantent de bons vieux airs anglais. J'ai eu un plaisir inouï, à les entendre chanter[112].... J'ai passé la nuit dans le ravissement.... La meilleure société musicale où je me sois jamais trouvé, de ma vie; je voudrais pouvoir y vivre et y mourir, aussi bien à cause de la musique qu'à cause du visage de ma femme et de Knipp[113]....»
[111] 24 janvier 1667.
[112] 17 avril 1668.
[113] 6 décembre 1665.
Pepys savoure son bonheur. La nuit, sur l'oreiller, il se remémore ces délicieuses soirées:
«Je me dis que cette jouissance est une des plus agréables que je puisse espérer dans ce monde[114].»
[114] 24 janvier 1667.
Un seul nuage à sa félicité: la musique coûte cher. Terminant la description d'une de ces soirées enchanteresses, il écrit:
«Seulement, les musiciens m'ont ennuyé; ils n'ont pas été satisfaits, à moins de 30 shillings[115].»
[115] 24 janvier 1667.
Pepys n'aime pas à payer: c'est un trait de ressemblance avec bien des riches amateurs de son temps et du nôtre. Rien ne l'ennuie autant que de donner de l'argent à un artiste: il l'avoue naïvement:
«M. Berkenshaw m'a terminé mon air en deux parties, qui me plaît fort. Je lui donnai cinq livres sterling pour ce mois-ci, c'est-à-dire pour cinq semaines de leçons: ce qui est beaucoup d'argent, et me contraria à donner[116].»
[116] 24 février 1662.
Aussi s'arrange-t-il de façon à se brouiller avec son maître (en faisant de telle sorte que la brouille semble venir de l'autre), aussitôt qu'il croit en avoir extrait tout ce dont il avait besoin[117]. Et quand M. Berkenshaw a donné dans le panneau et rompu avec Pepys, Pepys se délecte à jouer les airs qu'il a extorqués doucement à M. Berkenshaw, pendant ses leçons:
[117] 27 février 1662.
«Je les trouve tout à fait incomparables, et je n'en suis pas peu fier: car je suis sûr que personne au monde ne les a, en dehors de moi,—pas même lui qui les a écrits[118].»
[118] 14 mars 1662.
Quand il s'agit de défendre sa bourse contre les artistes, il est d'une prudence de serpent.—Un joueur de viole vient chez lui, et lui joue «quelques très belles choses de sa composition». Pepys se garde bien de le trop complimenter:
«J'eus peur d'aller trop loin dans mes éloges, et qu'il ne m'offrît de copier ces pièces de musique pour moi: car j'aurais été forcé alors de lui donner, ou de lui prêter quelque chose[119].»
[119] 23 janvier 1664.
Rien d'étonnant à ce que, dans ces conditions, la musique semble, à Pepys, le moins dispendieux des plaisirs[120]. Rien d'étonnant non plus à ce que les musiciens meurent de faim dans cette Angleterre, où chacun se dit passionné de musique. Tels ces forains, qui font la parade devant des paysans. Les paysans regardent, rient,—et s'en vont, quand on fait la quête.
[120] 8 janvier 1663.
«M. Hingston, organiste à la cour, m'a dit qu'un grand nombre de musiciens sont près de mourir de faim, n'étant pas payés de cinq années de leurs gages; et même qu'Evans, le fameux harpiste, qui n'avait pas son égal au monde, est mort de besoin, l'autre jour, et qu'il a fallu l'enterrer aux frais de la paroisse; on l'aurait porté en terre, à la nuit, sans un seul flambeau, si M. Hingston n'avait rencontré par hasard le cortège, et s'il n'avait donné 12 pence pour acheter deux ou trois flambeaux.[121]»
[121] 19 décembre 1666.
Voilà qui nous renseigne déjà sur le peu de fond de la «musicalité» anglaise! Nous en serons encore mieux instruits, quand nous aurons essayé de voir clair dans les jugements musicaux de Pepys et de déterminer les limites de son goût. Combien il est étroit!
Pepys n'aime pas le chant à l'ancienne mode[122]. Il n'aime pas le chant à plusieurs voix:
[122] 16 janvier 1660.
«Je suis de plus en plus convaincu que le chant à plusieurs voix n'est pas du chant, mais une sorte de musique instrumentale, parce que le sens des mots, qu'on n'entend pas, se perd, et surtout parce qu'on les met en fugues. Le vrai chant, selon moi, ne devrait être qu'à une voix, deux au plus[123].»
[123] 15 septembre 1667. Voir encore 29 juin 1668.
Il n'aime pas les maîtres italiens:
«Ils ont passé toute la soirée à chanter le meilleur morceau de musique du monde, de l'avis de tous, un morceau fait par Signor Carissimi, le fameux maître Romain: c'était beau, certainement, trop beau pour que j'en puisse juger[124].»
[124] 22 juillet 1664.
«Pas du tout transporté par cette musique, que je m'attendais à trouver extraordinaire.... Je dois reconnaître que c'est de très bonne musique, je veux dire que la composition est extrêmement bonne; mais pourtant, elle ne me plaît pas[125].»
[125] 16 février 1667.
Il n'aime pas les chanteurs italiens; surtout, il déteste la voix des castrats. Il rend seulement hommage à l'excellente mesure et à l'expérience consommée de ces artistes; mais ils lui restent étrangers, de goût, et il ne cherche pas à les comprendre[126].
[126] Il les jugera plus favorablement, un peu plus tard, en les entendant, à la chapelle de la Reine (21 mars 1668). Voir plus loin.
Il aime encore moins l'école anglaise contemporaine, l'école de Cooke, d'où sortiront Pelham Humphrey, Wise, Blow et Purcell:
«Vraiment, comme exécution et comme composition, c'était bien inférieur à ce que j'avais entendu, la veille[127]; ce que je n'aurais pu penser[128].»
[127] Il s'agit de chants italiens de Draghi.
[128] 13 février 1667.
Il n'aime pas davantage la musique française:
«Sans esprit de parti, je ne trouve rien dans leurs airs qui passe les nôtres. Je l'ai remarqué pour plusieurs airs pour violon de Baptiste (Lully), le grand compositeur actuel, comparés avec ceux de Banister[129].»
[129] 18 juin 1666.
Il déteste la musique du maître français de Charles II, Grebus (Grabu):
«Que Dieu me pardonne! Je n'ai jamais été si peu satisfait d'un concert, de ma vie![130]»
[130] 1er octobre 1667.
D'une façon générale, toute musique instrumentale l'ennuie:
«Je dois l'avouer: soit parce que je n'en entends que rarement, soit parce que la voix vaut mieux, je n'y trouve pas le moindre plaisir: m'est avis que deux voix valent bien vingt instruments[131].»
[131] 10 août 1664.
Que de choses éliminées! Que lui reste-t-il donc?—Il vient de le dire: une voix, deux voix au plus, accompagnées ou non du luth, du théorbe, ou de la viole. Et que devront chanter ces voix?—Des airs simples, intelligemment déclamés, comme ceux de Lawes, le grand musicien à la mode, celui dont le nom revient le plus souvent dans ce Journal[132].—Au théâtre, Pepys semble aimer surtout la musique de Lock, avec qui il était en relations personnelles[133], et celle de l'auteur de la partition de scène écrite pour la Vierge et Martyre de Massinger, en 1668,—cette musique qui le rendait malade de plaisir.—A l'église, c'est encore Lock qu'il admire[134], et les Psaumes à quatre voix de Ravenscroft, quoiqu'ils lui semblent bien monotones[135].
[132] Pepys en chante constamment. (Mars, avril, mai, juin, novembre 1660, 14 déc. 1662, 19 nov. 1665, etc.)
[133] 11 et 21 février 1660. Pepys connaissait aussi Purcell le père.
[134] 21 février 1660.
[135] Nov.-déc. 1664. Ici, les Italiens vont plus tard le conquérir.
Mais, au fond, ce qu'il préfère, de beaucoup, ce sont les bons vieux airs anglais.
«Mrs Manuel chante étonnamment bien, tout à fait dans le style italien. Malgré tout, elle ne me plaît pas autant que Knipp, chantant un bon vieil air anglais[136].»
[136] 17 août 1667.
«Mrs Manuel chante bien. Pourtant j'avoue que je n'en suis pas assez charmé pour l'admirer.... J'ai plus de plaisir à entendre Knipp chanter deux ou trois petits airs anglais, que je comprends,—quoique la composition et l'exécution de l'autre soient belles[137].»
[137] 30 décembre 1667.
Encore faut-il que ces airs soient anglais strictement, purs anglais. Pepys n'admet pas même les airs écossais:
«Un domestique de Lord Landerdale joue sur le violon quelques airs écossais,—des meilleurs du pays, à en juger par la façon dont ces gens paraissent les apprécier par leurs éloges et leur admiration; mais, Seigneur! ... les airs les plus étranges que j'aie jamais entendus, de ma vie! Tous du même style![138]»
[138] 28 juillet 1666. Voir aussi son mépris pour les airs de cornemuse (24 mars 1668).
On voit que la musique se réduit à peu de choses, pour Pepys. Chose curieuse qu'une telle passion musicale, unie à cette pauvreté de goût! Ce goût n'a qu'une grande qualité: sa franchise. Pepys ne cherche pas à s'en faire accroire; il dit sincèrement ce qu'il sent; il a le bon sens britannique, qui se méfie des engouements irraisonnés. On remarquera particulièrement la défiance instinctive qu'il manifeste à l'égard de la musique italienne, qui commençait à envahir l'Angleterre. Quand il l'entend chez Lord Bruncker, un des patrons des Italiens à Londres, il note, au milieu de l'enthousiasme général:
«Ils ont bien chanté; mais dans un chant il faut considérer les paroles, et comment la musique s'y adapte; l'accent du pays doit être connu et compris de l'auditeur: sinon, l'on ne sera jamais bon juge de la musique vocale d'un autre pays. Aussi, ne comprenant pas les paroles, et n'étant pas habitué à l'italien, je n'ai pas du tout été pris par cette musique; leurs mouvements, leur façon d'élever et d'abaisser la voix peuvent plaire à un Italien; mais à moi, ils ne m'ont pas plu; et je crois, du fond du cœur, que je pourrais mettre en musique des paroles anglaises, d'une façon plus agréable pour les oreilles anglaises les plus exercées, que toute cette musique italienne...[139].»
[139] 16 février 1667. Voir aussi 11 février 1667.
«Je suis de plus en plus convaincu que chaque nation ayant un accent et une intonation propres à sa langue,—intonation et accent qui ne correspondent pas à ceux des autres pays et qui ne leur plaisent point,—le chant doit aussi être différent. Mieux la musique est adaptée aux paroles, plus elle a l'intonation habituelle à la langue; de sorte qu'un air bien composé par un Anglais paraîtra toujours meilleur à un Anglais qu'un air écrit sur des paroles étrangères par un étranger[140]....»
[140] 7 avril 1667.
Ceci est plein de bon sens et fait penser à ce qu'écrira Addison, quelque cinquante ans plus tard. Cette saine méfiance aurait dû mettre en garde les dilettantes et les musiciens anglais contre l'imitation étrangère,—surtout contre l'imitation italienne, qui allait être mortelle pour l'art anglais. Mais l'art italien était bien fort; et l'on vient de voir dans quelles étroites limites se resserrait le goût anglais. Il abandonnait la plus grande partie du terrain à l'art étranger, pour se renfermer dans sa petite maison: grosse imprudence. La musique étrangère, une fois implantée en Angleterre, chercha à tout conquérir. Quelques notes de Pepys montrent que déjà lui-même commence à fléchir:
«A la chapelle de la reine. Entendu les Italiens chanter. Vraiment leur musique m'a paru tout à fait admirable, supérieure à tout ce que nous faisons[141].»
[141] 21 mars 1668. Voir aussi les jugements de Pepys sur Draghi, qu'il rencontre chez Lord Bruncker, avec Killigrew, qui travaille à implanter la musique italienne à Londres, et fait venir d'Italie des chanteurs, des instrumentistes, des décorateurs (12 février 1667).
C'est l'aveu de la défaite prochaine, où l'art anglais va abdiquer, aux mains des Italiens.
J'ai insisté un peu longuement sur ce journal d'un amateur anglais, à la cour de Charles II. Ce n'est pas pour le simple amusement de faire revivre quelques types aimables, qui n'ont pas trop varié depuis deux siècles:—l'Anglais distingué, homme d'État et artiste, bien sain, bien équilibré, avec l'activité calme, la sérénité d'âme, la bonne humeur, l'optimisme un peu enfantin, qu'on rencontre souvent chez les hommes d'outre-Manche; agréablement doué, comme musicien, mais superficiel, et cherchant dans la musique plutôt un plaisir hygiénique, suivant le conseil de Milton[142], qu'une passion dont on n'est plus le maître. Et autour de lui, d'autres types connus: Mme Pepys, l'Anglaise qui veut être musicienne, qui travaille son clavier avec persévérance, qui ne se décourage jamais, «et qui a de bons doigts».—D'autres encore....
[142] On sait que Milton, dans son célèbre Tractate on Education, conseille, après les exercices athlétiques, «pendant qu'on se sèche et qu'on se repose avant le repas, de récréer et de calmer les esprits fatigués, par les solennelles et divines harmonies de la musique». Il ajoute que la musique serait encore plus à propos après le repas, «pour assister et aider la nature dans la première digestion, et pour renvoyer l'esprit satisfait au travail».
Mais ce n'est pas pour cela que je me suis appliqué à dépouiller ce journal. Il a cet intérêt pour l'histoire, qu'il est un thermomètre de la musicalité anglaise, vers 1660, c'est-à-dire au début de l'âge d'or de la musique anglaise. Il fait comprendre que cet âge d'or n'ait pas duré.—Si brillante et même géniale, par instants, que fût la musique de l'ère de Purcell, elle n'avait point de racines, point de terre surtout où enfoncer ses racines. Le public d'Angleterre le plus intelligent, le plus instruit, le plus épris de l'art, ne s'intéressait avec sincérité qu'à un genre de musique excessivement restreint, qui s'étayait sur la poésie, et qui en était un dérivé: une musique vocale de chambre à une ou deux voix, des dialogues, des ballades, des danses, des chansons poétiques. Là était l'essence et la saveur intime de l'âme musicale anglaise[143]. Toute la musique britannique qui voulait être nationale devait s'en inspirer; et ce qu'elle a produit de mieux est peut-être en effet ce qui, comme certaines pages du charmant Purcell, en a le mieux gardé le parfum de poésie affectueuse et d'élégance rustique. Mais c'était une base un peu mince, un terrain bien exigu pour l'art; la forme d'une telle musique ne se prêtait pas à un grand développement; et la culture musicale, assez généralement répandue dans le pays, mais toujours à fleur de peau, ne l'eût pas permis.
[143] Je ne parle point ici de la musique religieuse et chorale anglaise, qui a produit des œuvres de large envergure, sous la Restauration des Stuarts, et qui garda toujours une noble tenue,—sans avoir un caractère proprement national.
Et en face de cette petite province des chansons et des ballades anglaises, qui s'est conservée à peu près intacte jusqu'à nos jours,—on voit poindre, dans le Journal de Pepys, l'invasion italienne qui va tout submerger.