Voyage musical au pays du passé
V
L'AUTOBIOGRAPHIE D'UN ILLUSTRE OUBLIÉ
TELEMANN
RIVAL HEUREUX DE J.-S. BACH
L'histoire est la plus partiale des sciences. Quand elle s'éprend d'un homme, elle l'aime jalousement, elle ne veut plus entendre parler des autres. Du jour où a été reconnue la grandeur de J.-S. Bach, tout ce qui était grand de son temps est devenu moins que rien. C'est à peine si l'on pardonne à Hændel l'impertinence d'avoir eu autant de génie que J.-S. Bach et beaucoup plus de succès. Les autres sont rentrés dans la poussière; et plus que tous, Telemann, à qui la postérité a fait payer l'insolente victoire que, vivant, il remporta sur J.-S. Bach. Cet homme, dont la musique était admirée dans tous les pays d'Europe, depuis la France jusqu'à la Russie, et que Schubart appelait «le maître sans égal», que le sévère Mattheson déclarait le seul musicien qui fût au-dessus de l'éloge[215], est aujourd'hui oublié, dédaigné. On ne cherche même pas à le connaître. On le juge sur des ouï-dire, sur des mots qu'on lui a prêtés et dont on ne se donne pas la peine de comprendre le sens. Il a été immolé au zèle pieux des Bachistes, comme Bitter, Wolfrum, ou notre ami A. Schweitzer, qui ne comprend pas que J.-S. Bach ait transcrit de sa main des cantates entières de Telemann. On peut ne pas le comprendre. Mais si l'on admire J.-S. Bach, le seul fait qu'il ait eu cette opinion de Telemann, devrait donner à réfléchir. Seul, Winterfeld a jadis étudié avec scrupule les compositions religieuses de Telemann, et aperçu son importance historique dans le développement de la cantate spirituelle.—Depuis quelques années, on commence à reviser l'arrêt trop léger de l'histoire. En 1907, M. Max Schneider a publié dans les Denkmaeler der Tonkunst in Deutschland deux des dernières œuvres de Telemann: Der Tag des Gerichts (Le jour du Jugement) et Ino, en les accompagnant d'une excellente notice historique. De son côté, M. Curt Ottzenn a écrit une brève étude, un peu superficielle, intitulée: Telemann als Opernkomponist: ein Beitrag zur Geschichte der Hamburger Oper (1902, Berlin); et il y a joint un album musical de fragments d'opéras et d'opéras-comiques de Telemann[216].
[216] M. Hugo Riemann a publié un trio instrumental de Telemann, dans sa belle collection: Collegium Musicum.
On trouvera dans la préface de M. Max Schneider à son volume des Denkmaeler une petite bibliographie sur le sujet.—J'ai largement usé de ses travaux.
Les renseignements ne manquent pas sur la vie de Telemann. Lui-même a pris le soin d'écrire trois relations de sa carrière: en 1718, en 1729 et en 1739.
Ce goût des autobiographies est un signe des temps; on le retrouve chez d'autres musiciens allemands d'alors[217]; il concorde avec la publication des premiers lexiques, Dictionnaires et Histoires des Musiciens par Walther et Mattheson. Comparez au plaisir que les artistes de la nouvelle époque ont à se décrire, l'indifférence d'un J.-S. Bach, ou d'un Hændel, qui ne répond même pas au questionnaire biographique que lui envoyait Mattheson. Ce n'était pas que J.-S. Bach et Hændel fussent moins orgueilleux que Telemann, Holzbauer, etc. Ils l'étaient beaucoup plus. Mais ils mettaient leur orgueil à étaler leur art et à cacher leur personnalité. La nouvelle époque ne distingue plus l'une de l'autre. L'art devient le reflet de la personnalité. Telemann, allant au-devant des critiques, s'excuse, à la fin de son récit de 1718, d'avoir trop parlé de lui. Il ne voudrait pas, dit-il, qu'on crût qu'il a cherché à se vanter:
[217] Ainsi, chez Holzbauer.
«Je puis témoigner devant le monde entier qu'en dehors de l'amour-propre légitime, que chacun doit avoir, je n'ai aucun fol orgueil. Tous ceux qui me connaissent l'attesteront. Si je parle beaucoup de mon travail, ce n'est pas pour me grandir: car c'est une loi pour tous de ne pouvoir rien atteindre sans travail...
Mais mon dessein a été de montrer à ceux qui veulent étudier la musique qu'on ne va pas loin dans cette science inépuisable sans un puissant effort....»
Il croit donc, comme les gens de son temps, que sa vie peut être aussi intéressante et utile à connaître que son œuvre. Mais sans tant de raisons, il a un plaisir infini à se raconter. Ses naïves confessions sont pleines de bonne humeur, de drôlerie, d'exubérance; il les farcit de citations dans toutes les langues, de vers de son invention, de morales de mirliton; il ne cache rien de lui; après la mort de sa première femme, il écrit en vers l'histoire de son amour, des fiançailles, du mariage, de la maladie, de l'agonie; il ne fait grâce d'aucun détail; il tient à mettre l'univers dans la confidence de ses joies et de ses peines. Que nous sommes loin de Hændel et du silence dont il enveloppait son cœur attristé, alors qu'il écrivait la sereine musique de Poro, dans les jours où il venait de perdre sa mère! La personnalité de l'artiste réclame sa place au soleil; elle s'étale avec une satisfaction indiscrète. Ne nous en plaignons pas: c'est à ce changement d'esprit, à cette disparition de la contrainte morale qui pesait sur l'expression des sentiments individuels que nous devrons la libre et vivante musique de la fin du siècle, et les cris de passion de Beethoven.
Georg-Philipp Telemann naquit à Magdebourg, le 14 mars 1681. Il était fils et petit-fils de pasteurs luthériens. Il n'avait pas quatre ans, quand il perdit son père. De bonne heure, il montra une remarquable facilité en toutes choses: latin, grec et musique. Les voisins s'amusaient à entendre le petit bonhomme qui jouait du violon, de la cithare et de la flûte. Trait exceptionnel chez les musiciens allemands de son temps: il avait un goût très vif pour la poésie allemande. Tout jeune,—un des plus jeunes de l'école,—il fut choisi par le cantor comme suppléant, pour les leçons de chant. Il prit quelques leçons de clavier; mais il manquait de patience: son maître était un organiste, au style un peu archaïque. Le petit Telemann n'avait pas le respect du passé. «Dans ma tête trottaient déjà, dit-il, de plus joyeuses musiques. Après un martyre de quinze jours, je me séparai de mon maître. Et depuis, je n'ai plus rien appris, en musique.»—(Entendez: appris avec un maître; car il apprit beaucoup tout seul, avec les livres.)
Il n'avait pas douze ans, quand il commença à composer. Le cantor, qu'il suppléait, écrivait de la musique. L'enfant ne manquait pas de lire ses partitions en cachette; et il pensait combien il est glorieux d'inventer ces belles choses. Il se mit à en écrire, lui aussi, sans en parler à personne; il faisait parvenir ses compositions au cantor, sous un pseudonyme; et il eut la joie de les entendre louer,—bien plus, chanter à l'église, et jusque dans les rues. Il s'enhardit. Un libretto d'opéra lui tomba sous la main: il le mit en musique. O bonheur! L'opéra fut joué sur un théâtre, et le petit auteur y tint même un des rôles.
«Ah! mais quel orage je m'attirai sur la tête, avec mon opéra! écrit-il. Les ennemis de la musique vinrent en foule voir ma mère, et lui représentèrent que je deviendrais un charlatan, un danseur de corde, un joueur, un meneur de marmottes, etc.... si la musique ne m'était enlevée! Aussitôt dit, aussitôt fait: on me prit mes notes, mes instruments, et avec eux la moitié de ma vie.»
Pour le punir davantage, on l'envoya dans une école au loin, sur le Harz, à Zellerfeld. Il y devint très fort en géométrie. Mais le diable ne perdait pas ses droits. Il advint que, pour une fête populaire dans la montagne, le maître qui devait faire une cantate tomba malade. L'enfant profita de l'occasion. Il écrivit l'œuvre, et dirigea l'orchestre. Il avait treize ans, et il était si petit qu'on dut lui faire une banquette pour le surélever, afin que les musiciens de l'orchestre pussent le voir. «Les excellents montagnards, touchés, dit Telemann, plus par mon apparence que par mes harmonies, me portèrent en triomphe dans leurs bras.» Le directeur de l'école, flatté de ce succès, autorisa Telemann à cultiver la musique, déclarant qu'après tout cette étude n'était pas contradictoire avec celle de la géométrie, et même qu'il y avait une parenté entre les deux sciences. L'enfant profita de la permission pour négliger la géométrie; il se remit au clavier, et étudia la basse continue, dont il se formula et s'écrivit lui-même les règles: «car, dit-il, je ne savais pas encore qu'il y avait des livres sur ce sujet.»
Vers dix-sept ans, il passa au gymnase de Hildesheim, où il apprit la logique; et bien qu'il ne pût souffrir les Barbara Celarent, il s'en tira brillamment. Mais surtout, il avança beaucoup son instruction musicale. Il ne cessait de composer. Pas un jour sine linea. Il écrivait principalement de la musique d'église et de la musique instrumentale. Ses modèles étaient Steffani, Rosenmüller, Corelli, Caldara. Il prenait goût au style des nouveaux maîtres allemands et italiens, «à leur façon pleine d'invention, chantante, et en même temps travaillée.» Leurs œuvres lui fournissaient la confirmation de ses préférences instinctives pour la mélodie expressive, et de son antipathie pour l'ancien style contrapontiste. Une heureuse chance le favorisa. Il était à peu de distance de Hanovre et de Wolfenbüttel, dont les célèbres chapelles étaient des foyers du style nouveau. Il y allait souvent. A Hanovre, il apprit la manière française. A Wolfenbüttel, le style théâtral de Venise. Les deux cours avaient des orchestres excellents; et Telemann y étudia avec zèle la nature des divers instruments.—«Je serais devenu peut-être un plus fort instrumentiste, dit-il, si un feu trop vif ne m'avait poussé à connaître, en dehors du clavier, du violon et de la flûte, le hautbois, la traversière, le chalumeau, la gambe, etc.... jusqu'à la contrebasse et à la Quint-Posaune (trombone basse)».—Trait bien moderne: le compositeur ne cherche pas à être un virtuose sur un instrument spécial, comme J.-S. Bach et Hændel sur l'orgue et le clavier, mais à connaître les ressources de tous les instruments. Et Telemann insiste sur la nécessité de cette étude pour le compositeur.
A Hildesheim, il écrivait des cantates pour l'église catholique, bien qu'il fût luthérien convaincu. Il mettait aussi en musique des pièces de théâtre d'un de ses professeurs, des sortes d'opéras-comiques, dont les récitatifs étaient parlés et les airs chantés.
Cependant, il avait vingt ans; et sa mère—(pas plus que le père de Hændel)—ne consentait à ce qu'il fît de la musique; et—(pas plus que Hændel),—Telemann ne se révoltait contre la volonté familiale. En 1701, il s'en alla à Leipzig, avec la ferme intention d'y étudier le droit. Pourquoi fallut-il qu'il passât par Halle, où il fit la connaissance, tout justement, de Hændel, âgé de seize ans, qui, bien qu'il fût censé suivre les cours de la Faculté de droit, avait trouvé moyen de se faire nommer organiste, et s'était acquis dans la ville une réputation musicale étonnante pour son âge? Les deux jeunes gens se lièrent d'amitié. Il fallut se quitter. Telemann avait le cœur gros en continuant sa route. Cependant, il tint bon, et arriva à Leipzig. Mais le pauvre garçon tombait de tentation en tentation. Il avait loué une chambre en commun avec un autre étudiant. La première chose qu'il vit en entrant, ce fut, à tous les murs, dans tous les coins de la chambre, des instruments de musique. Son compagnon était mélomane; et tous les jours, il infligeait à Telemann le supplice de lui faire de la musique; et Telemann, héroïquement, cachait qu'il était musicien. Le dénouement était fatal. Un jour, Telemann ne put se tenir de montrer une de ses compositions, un Psaume, à son camarade.—(Il proteste, à vrai dire, que ce fut son camarade qui trouva le morceau dans son coffre.)—L'ami n'eut rien de plus pressé que de divulguer le secret. On joua le Psaume à l'église Saint-Thomas. Le bourgmestre, enchanté, fit venir Telemann, le gratifia d'un présent, et le chargea d'écrire, tous les quinze jours, un morceau pour l'église. C'en était trop. Telemann écrivit à sa mère qu'il ne pouvait plus y tenir, il ne pouvait plus, il fallait qu'il fît de la musique. La maman envoya sa bénédiction. Et Telemann, enfin, eut le droit d'être musicien.
On voit quelle répugnance les familles allemandes d'alors avaient à laisser leurs fils embrasser la carrière musicale; et il est curieux que tant de grands musiciens: Schütz, Hændel, Kuhnau, Telemann, aient dû débuter par l'étude du droit ou de la philosophie. Cependant, cette éducation ne semble pas avoir fait tort aux compositeurs; et ceux d'aujourd'hui, dont la culture—(même des plus instruits)—est si médiocre, auraient lieu de réfléchir sur ces exemples, qui prouvent qu'une instruction générale peut s'accorder très bien avec la science musicale, et peut-être l'enrichir. Pour sa part, Telemann a certainement dû à sa culture littéraire quelques-unes de ses meilleures qualités musicales,—son sens si moderne de la poésie en musique,—soit traduite en déclamation lyrique, soit transposée en peintures symphoniques.
Pendant son séjour à Leipzig, Telemann se trouva en concurrence avec Kuhnau; et, bien qu'il professât, à ce qu'il dit, le plus grand respect pour «les glorieuses qualités» de «cet homme extraordinaire», il lui causa beaucoup d'ennuis. Kuhnau, qui était dans la force de l'âge, s'indignait qu'on eût chargé un petit étudiant en droit d'écrire, tous les quinze jours, une composition musicale pour l'église Saint-Thomas, dont il était cantor. C'était, en effet, assez désobligeant pour lui; et ce fait montre à quel point le style nouveau répondait au goût général, puisqu'au vu d'un seul morceau, écrit dans le nouveau style, on donnait la préférence à un écolier sans titres sur un maître illustre.—Ce ne fut pas tout. En 1704, Telemann fut choisi comme organiste et maître de chapelle à la Neue Kirche (depuis, Matthaïkirche), avec la mention «qu'il pourrait au besoin diriger aussi le chœur à l'église Saint-Thomas, et que l'on aurait ainsi sous la main un sujet capable, quand un changement aurait lieu». Entendez: «Quand M. Kuhnau mourrait»: car il était débile et de santé médiocre; on escomptait sa mort,—qu'il eut d'ailleurs l'esprit de faire attendre jusqu'en 1722.—On comprendra que Kuhnau trouvât le procédé de mauvais goût. Pour achever de l'exaspérer, Telemann réussit à se faire donner la direction des opéras, bien qu'elle fût, en règle générale, inconciliable avec la charge d'organiste. Et tous les étudiants allèrent à lui, attirés à la fois par sa jeune renommée, par l'attrait du théâtre, et par le gain. Ils désertaient Kuhnau, qui se plaignait amèrement. Dans une lettre du 4 décembre 1704, il remontre que, «par suite de la nomination d'un nouvel organiste, qui fait les opéras d'ici, les étudiants, qui jusque-là se joignaient gratuitement au chœur de l'église, et qui avaient été en partie instruits par moi, maintenant qu'ils peuvent s'assurer quelques profits avec l'opéra, laissent le chœur, et aident l'«opériste».—Mais la réclamation de Kuhnau fut vaine, et Telemann l'emporta.
C'est ainsi que, dès le début de sa carrière, Telemann tenait en échec le glorieux Kuhnau, avant de damer le pion à J.-S. Bach.—Tant était fort le courant de la mode musicale nouvelle!
Telemann savait d'ailleurs profiter et faire profiter les autres de sa fortune. Il n'avait rien d'un intrigant; et l'on ne peut même pas dire que ce soit l'ambition qui l'ait poussé à prendre toutes les places qu'il a collectionnées pendant sa longue carrière: c'était une activité extraordinaire et un besoin fébrile de l'exercer. A Leipzig, il travailla assidûment, prenant Kuhnau pour modèle dans le style fugué[218], et se perfectionnant dans la mélodie par des travaux en commun avec Hændel[219]. En même temps, il fondait à Leipzig, avec les étudiants, un Collegium Musicum, qui donnait des concerts:—préludant ainsi aux grands concerts périodiques et publics, dont il devait plus tard prendre l'initiative à Hambourg.
[218] Comme il dit, «la plume de l'excellent Monsieur Kuhnau me servit dans les fugues et contrepoints».
[219] Ils s'écrivaient, s'envoyaient leurs compositions, les critiquaient mutuellement.
En 1705, il fut appelé à Sorau, entre Francfort-sur-l'Oder et Breslau, comme capellmeister d'un grand seigneur, comte Erdmann von Promnitz. La petite cour princière était très brillante. Le comte était revenu récemment de France et aimait la musique française. Telemann se mit à écrire des ouvertures françaises; il lut, la plume à la main, les œuvres de «Lully, Campra, et autres bons maîtres».—«Je m'appliquai, dit-il, presque entièrement à ce style, si bien qu'en deux ans, je fis jusqu'à deux cents ouvertures.»
Avec le style français, Telemann apprenait à Sorau le style polonais. La cour se rendait parfois, pour quelques mois, dans une résidence du comte en Haute-Silésie, à Plesse, ou à Cracovie. Telemann y fit connaissance «avec la musique polonaise et hanake[220], dans toute sa vraie et barbare beauté. Elle était jouée, dit-il, en certaines hôtelleries, par quatre instruments: un violon très aigu, une musette polonaise, une Quint-Posaune (trombone basse), et un Regal (petit orgue). Dans les cercles plus importants, il n'y avait pas de Regal; mais les autres instruments étaient renforcés. J'ai entendu jusqu'à trente-six musettes et huit violons ensemble. On ne saurait croire quelles extraordinaires fantaisies inventent les joueurs de cornemuses ou les violons, quand ils improvisent, pendant que les danseurs se reposent. Quelqu'un qui prendrait des notes pourrait, en huit jours, faire provision d'idées pour sa vie tout entière. Bref, il y a beaucoup de bon dans cette musique, si on sait s'en servir.... Cela m'a rendu plus tard des services, même pour maintes compositions sérieuses.... J'ai écrit dans ce style de grands concertos et des trios, que j'ai rhabillés ensuite à l'italienne, en faisant alterner Adagio et Allegro[221].»
[220] Les Hanakes sont des Tchèques de Moravie.
[221] M. Max Schneider note des exemples de cette musique polonaise dans les Sonates méthodiques et la Kleine Cammer Music de Telemann.
Voilà donc la musique populaire qui commence à pénétrer franchement l'art savant. La musique allemande se retrempe dans les musiques des races qui entourent ses frontières; elle va leur emprunter un peu de leur naturel, de leur fraîcheur d'inventions; et elle leur devra une jeunesse nouvelle.
De Sorau, Telemann passa en 1709 à la cour d'Eisenach, où il se trouva encore dans un milieu musical, pénétré d'influences françaises. Le directeur de la chapelle était un virtuose d'une célébrité européenne, Pantaleon Hebenstreit, inventeur d'un instrument, appelé de son nom Pantaleon ou Pantalon,—une espèce de tympanon perfectionné, qui annonçait notre piano actuel. Pantaleon, qui s'était fait applaudir par Louis XIV, avait une habileté non commune dans la composition et le style français; et la chapelle d'Eisenach était «installée le plus possible à la manière française». Telemann prétend même «qu'elle surpassait l'orchestre de l'Opéra de Paris». Il paracheva ici son éducation française.—En vérité, il est beaucoup plus question, dans la vie de Telemann, d'éducation musicale française, ou polonaise, ou italienne,—surtout française,—que d'éducation allemande.—Telemann écrivit, à Eisenach, une quantité de concertos en style français et un nombre considérable de sonates (de 2 à 9 parties), de trios, de sérénades, de cantates sur des paroles italiennes ou allemandes, où il donnait une grande importance à l'accompagnement instrumental. Surtout il attachait du prix à sa musique religieuse.
Ce fut à Eisenach, où Joh.-Bernhard Bach était organiste, que Telemann entra en relations avec J.-S. Bach, dont il fut en 1714 le parrain d'un des fils, Philipp-Emanuel. Il se lia aussi avec le pasteur-poète Neumeister, protagoniste de la cantate religieuse en style d'opéra, et un des librettistes préférés de J.-S. Bach.—Enfin, à Eisenach, se produisit un événement qui agit profondément sur son caractère. Il perdit, au commencement de 1711, sa jeune femme, qu'il avait épousée, à la fin de 1709, à Sorau. Il a raconté l'histoire de ces événements, dans une longue pièce en vers, intitulée: Pensées poétiques, par lesquelles voulut honorer la cendre de son aimée de tout cœur Louise, son mari abandonné, Georg-Philipp Telemann, 1711[222].
[222] La première femme de Telemann, Amalie-Luise Juliane, était la fille du capellmeister de Cassel, Daniel Eberlin,—un homme bien étrange, à en juger par le curriculum vitae que trace de lui son gendre: il avait été capitaine des troupes pontificales en Morée, puis bibliothécaire à Nuremberg, puis capellmeister à Cassel; par la suite, il devint Hofmeister des pages, secrétaire intime, contrôleur des monnaies, banquier à Hambourg, etc., enfin capitaine de la milice à Cassel. Il était savant contrapontiste, bon violoniste, et publia des trios.
Ce petit poème, bien que trop diffus et d'une sentimentalité peu discrète, est plein d'une émotion tendre, comme une belle musique.
—«Ainsi, je t'ai vue morte, ma bien-aimée! commence-t-il. Est-il possible que je respire encore?...»
Il raconte comment ils s'étaient connus, comment il l'avait aimée.
«... Nous nous rencontrâmes d'abord en pays étranger. Je ne pensais pas à elle. Elle ne savait rien de moi.... Je ne sais pas où je l'ai vue, pour la première fois. Ce que je sais, c'est qu'aussitôt je l'aimai.... Je me dis: Elle doit être à moi....—Mais Dieu me dit: Tu dois être d'abord un autre Jacob,—(c'est-à-dire: tu dois la conquérir par la peine et les larmes).»
Il soupira, des années. Elle paraissait insensible. Comme il souffrit, une fois qu'elle fut gravement malade!... Et une autre fois, qu'on voulut la marier!... Il pensait «que son cœur allait se briser!». Elle, semblait toujours aussi indifférente. Ce ne fut qu'au dernier moment, quand il quittait Sorau, fuyant devant l'invasion suédoise, qu'elle laissa lire dans son cœur....
—«... Je lui dis: Bonne nuit! pour la dernière fois. Mais qu'allait m'apprendre cet adieu? Je vis ses yeux qui pleuraient, et j'entendis... (ah! quelle joie!): «Adieu, mon Telemann, ne m'oubliez pas!»—Je partis, dans un transport d'allégresse, malgré les périls du voyage.....»
Viennent les lettres amoureuses. Puis, le retour, la demande en mariage, les fiançailles....
«... Comment tout cela arriva, je ne le sais pas moi-même....»
Les voilà mariés. C'est un bonheur sans nuages, malgré la vie difficile et la maigre cuisine.
«... Dans nos yeux la table était royale,—la table sur laquelle il y avait rarement plus d'un plat.»
Amour fidèle, nulle dispute. Et voici qu'ils ont un cher petit enfant.
«... Je tremble de tout mon corps. J'arrive, dit Telemann, à des heures trop cruelles....»
Six jours après ses couches, elle était bien portante, gaie, elle plaisantait comme à l'ordinaire. Mais lui, il avait d'étranges pressentiments. Il lui fallait se cacher pour pleurer.
«Quand vint le soir, elle commença à se plaindre.» Elle demanda un prêtre. «C'était comme si je rêvais. Je ne pouvais pas le croire, je ne voulais pas aller le chercher. Mais comme elle insistait, j'allai enfin.» Elle disait: «Mon bien-aimé, mon cher Telemann, je t'en prie, du fond de mon âme, pardonne si je t'ai jamais fait souffrir.» Elle protestait de son amour avec une tendresse touchante. «Au lieu de répondre, je pleurais amèrement.... Le prêtre vint. Alors, j'appris ce que c'était que prier. Sa chère bouche était une porte du ciel. Seul, Jésus était sa consolation. Seul, Jésus était sa vie. Seul, Jésus était sa lumière. Seul, Jésus était son salut.» Elle ne se lassait point de l'invoquer. «Jésus ne quitta sa bouche que lorsque la mort s'assit sur sa langue.... Elle me tenait la main, et me dit: Merci mille fois pour ton fidèle amour. Ton cœur est à moi. Je l'emporte au ciel....» On voulait qu'elle dormît. Elle refusait, chantant, de sa belle voix: «Je ne laisse pas Jésus, il m'aime et je l'aime. Je ne laisse pas Jésus.» Elle chantait, joyeuse, avec les bras tendus et le visage souriant.... La fatigue l'accabla. Elle tomba dans un sommeil, où elle resta deux heures. Une partie de ma peine s'était évanouie, j'attendais, consolé, une bonne journée. Son doux repos s'interrompit, elle commença, d'une voix faible: «Mon Jésus m'a parlé en rêve...». Puis, elle se plaignit que les lumières n'avaient plus leur éclat, comme avant. Elle se pencha, et s'endormit heureuse, en Christ....»
«... Et maintenant, que dire? Si je dis: «Le ciel m'écrasait, l'air m'étouffait, mes oreilles bruissaient comme une tempête, un nuage noir me couvrait les yeux, mes mains et mon cœur tremblaient comme des feuilles, mes pieds ne voulaient pas me soutenir.... Quand j'aurai raconté tout cela, tout au long, aurai-je seulement effleuré ma peine?—Assez! Personne ne peut savoir ce qu'est cette douleur, que celui qui l'a éprouvée.»
Et il termine par ces mots:
«Mein Engel, gute Nacht!» («Mon ange, bonne nuit!»)
Ce touchant récit, que pénètre une foi douloureuse, fait sentir, comme dit Telemann, qu'«il était devenu, à Eisenach, un autre homme, aussi, en Christ (auch in Christentum)». Mais si profondément qu'il eût été frappé, sa nature était trop vive et trop mobile pour s'enfermer dans ses regrets: trois ans plus tard, l'époux inconsolable se remariait avec une femme,—qui devait se charger de venger l'autre.
Il avait quitté Eisenach. Malgré sa belle situation à la cour, son besoin de changement l'avait poussé à accepter, en 1712, les propositions qu'on lui faisait, à Francfort-sur-le-Mein.
«Comment, dit-il lui-même, suis-je venu chez ces Républicains, parmi lesquels, à ce qu'on croit, les sciences sont de peu de prix,
[223] Telemann a la manie de citer des vers français; et, comme beaucoup d'étrangers, il les aime mieux mauvais que bons.
Comment ai-je pu laisser une cour aussi choisie que celle d'Eisenach? Il y a un proverbe qui dit: Qui veut vivre en toute sécurité, doit vivre dans une république. Et bien que je n'eusse rien à craindre pour le moment, je ne voulais pas faire l'épreuve «qu'à la cour,
Il n'eut pas lieu de regretter sa résolution. Il fut nommé capellmeister de plusieurs églises de Francfort. Et il accepta l'emploi bizarre d'intendant d'une noble société francfortoise, qui se réunissait au palais de Frauenstein; il avait à s'occuper de tout autre chose que de musique: il gérait les finances, pourvoyait aux banquets, tenait un Tabakskollegium, etc. C'était dans les mœurs du temps; et Telemann ne dérogeait pas, en acceptant ce métier; loin de là: il faisait ainsi partie du cercle le plus distingué de la ville; et il y fonda, en 1713, un grand Collegium Musicum, qui se réunissait au palais de Frauenstein, tous les jeudis, de la Saint-Michel à Pâques, pour récréer la compagnie et pour contribuer au perfectionnement de la musique. Ces concerts n'étaient pas fermés; on y invitait des étrangers. Telemann se chargeait de les approvisionner de musique: Sonates à violon seul, avec clavecin; Kleine Cammermusic; Trios pour violon, hautbois, flûte ou basson, et basse; cinq oratorios sur la vie de David; plusieurs Passions, dont une, sur le fameux poème de Brockes, exécutée en avril 1716 à la Hauptkirche de Francfort, fut un grand événement musical; un nombre incalculable de musique de circonstances; vingt Sérénades de noces, «dont tous les vers sont de moi, dit Telemann; mais je ne les récrirais pas, à cause de leur licence et de leur sel qui n'était pas trop attique». Ces sérénades de noces avaient des airs en l'honneur de chaque santé que l'on portait. L'ordre des toasts était le suivant:
1º A S. M. Romaine Catholique;
2º A l'Impératrice Romaine;
3º Au prince Eugène;
4º Au duc de Marlborough;
5º Aux magistrats;
6º A une prochaine et bonne paix, et au commerce florissant;
7º A la jeune mariée;
8º A Monsieur le marié;
9º A l'heureux couple.
(Je pense que le couple devait être en effet fort heureux, à cette neuvième rasade.)
On était donc au moment des guerres contre Louis XIV, et tout près de la paix. Telemann écrivit une Cantate pour la paix (3 mars 1715). Il en écrivit aussi pour la victoire de l'empereur à Semlin et à Peterwardein,—pour la paix de Passarowitz (1718),—sans parler des anniversaires de naissance princiers.
En 1721, il abandonna Francfort pour Hambourg, où il fut nommé capellmeister et cantor au Johanneum. Le musicien nomade devait enfin trouver là une attache solide, une situation qu'il conserva, près d'un demi-siècle, jusqu'à sa mort. Ce n'est pas à dire qu'en 1723 il n'ait été sur le point d'émigrer de nouveau, pour prendre la succession de Kuhnau,—enfin mort,—à Leipzig. Il avait été choisi à l'unanimité. Mais Hambourg, plutôt que de le laisser partir, accepta toutes les conditions que Telemann lui imposa. Un peu plus tard encore, en 1729, il eut quelque velléité de s'en aller en Russie, où des propositions lui étaient faites pour fonder une chapelle allemande.—«Mais l'agrément de Hambourg, et le dessein de rester enfin tranquille, dit-il, triomphèrent de ma curiosité.»
«Rester tranquille....» La tranquillité de Telemann était toute relative. Il était chargé de l'instruction musicale au Gymnasium et au Johanneum:—(chant, histoire de la musique: des cours, presque tous les jours).—Il avait à fournir de musique les cinq églises principales de Hambourg, à part le Dom, où trônait Mattheson[224].—Il était directeur de la musique à l'Opéra de Hambourg, qui était fort déchu, mais avait été remis à flot, en 1722. La situation n'était pas une sinécure. Les coteries pour les chanteurs étaient presque aussi violentes qu'à l'Opéra de Londres, sous Hændel; et la guerre de plume n'était pas moins grossière. Elle n'épargna point Telemann, qui vit dévoiler ses infortunes conjugales et le goût de sa femme pour les officiers suédois. Sa verve musicale ne semble pas en avoir été troublée: car de cette époque datent toute une suite d'opéras et d'opéras-comiques étincelants d'invention et de bonne humeur.
[224] Pour les fêtes jubilaires de juin 1730, en l'honneur du second centenaire de la Confession d'Augsbourg, il y eut musique de cent personnes aux cinq églises. Toutes les œuvres jouées étaient de Telemann, qui, quoique malade, dirigeait tout. Il avait écrit dix cantates pour ces seules fêtes.
Cela ne lui suffit point: dès son arrivée à Hambourg, il avait fondé un Collegium Musicum et des concerts publics. En dépit des anciens, qui voulaient interdire au cantor de faire jouer sa musique dans une Wirthaus publique, et d'y donner des opéras, comédies, et autres «jeux poussant à la volupté», il persévéra et il eut gain de cause. Les concerts qu'il fonda durèrent jusqu'à nos jours. Ils avaient lieu d'abord dans la caserne de la garde bourgeoise, deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, à quatre heures. L'entrée était de 1 fl. 8 gr. Telemann y faisait entendre toutes ses œuvres religieuses ou profanes, publiques ou privées, déjà données ailleurs;—sans parler d'œuvres spécialement écrites pour les concerts: Psaumes, Oratorios, Cantates, musique instrumentale. Il ne dirigeait guère d'autre musique que la sienne[225]. Ces concerts, fréquentés par l'élite de la ville, suivis de près par la critique, et dirigés avec soin et régularité, devinrent très florissants. En 1761, on inaugura pour eux une belle salle, confortable et chauffée.
[225] Il ne fit exception, semble-t-il, que pour Hændel, dont il dirigea en 1722 la Passion, en 1755 des Compositions vocales et instrumentales,—et pour Graun, dont il fit entendre en 1756, la Tod Jesu.
Ce n'était pas tout encore: il fondait en 1728 le premier journal musical publié en Allemagne[226]. Il conservait son titre de Capellmeister de Saxe; il fournissait à Eisenach la Tafelmusik (musique de table) ordinaire et les compositions pour les fêtes de la cour. Il s'était engagé, en quittant Francfort, à envoyer, tous les trois ans, des compositions religieuses, en échange du droit de bourgeoisie qu'on lui avait octroyé. Il était capellmeister de Bayreuth, depuis 1726; il y envoyait un opéra par an, et de la musique instrumentale. Enfin, la musique ne suffisant pas à apaiser sa faim d'activité, il avait accepté d'être le correspondant de la cour d'Eisenach; il lui écrivait tout ce qui se passait de nouveau dans le Nord: quand il était malade, il dictait à son fils.
[226] Le Getreue Music-Meister. Il y publiait des morceaux de maîtres contemporains, entre autres, de Pisendel, de Zelenka, de Gœrner, de J.-S. Bach (un canon à quatre voix). Il y donna lui-même une suite d'airs extraits de ses opéras.
Qui fera le compte de son œuvre? Rien qu'en vingt ans de sa vie,—(de 1720 à 1740 environ)—il additionne lui-même, sommairement: douze cycles complets de musique religieuse pour tous les dimanches et fêtes de l'année[227],—dix-neuf Passions, dont les poèmes étaient aussi de lui, souvent,—une vingtaine d'opéras et d'opéras-comiques,—une vingtaine d'oratorios,—une quarantaine de Sérénades,—six cents ouvertures, trios, concertos, morceaux de clavier, etc.—sept cents airs—etc., etc.
[227] On en retrouva trente-neuf, à sa mort.
Cette activité fabuleuse ne fut interrompue que par un voyage, qui était le rêve de toute sa vie: à Paris. Plus d'une fois il y avait été invité par les virtuoses parisiens, qui admiraient ses œuvres. Il arriva, à la Saint-Michel de 1737, et resta huit mois. Blavet, Guignon, Forcroy fils et Edouard[228] jouèrent ses quatuors, «d'une façon admirable», dit-il. «Ces auditions frappèrent la cour et la ville, et me valurent en peu de temps une faveur presque générale, que rehaussait une extrême courtoisie.» Il en profita pour faire graver à Paris ces quatuors et six sonates[229]. Le 25 mars 1738, le Concert Spirituel donna son 71e Psaume à cinq voix et orchestre. Il écrivit à Paris une cantate française: Polyphème, et une symphonie bouffonne sur une chanson à la mode: Père Barnabas.—«Et je m'en allai, dit-il, pleinement satisfait, avec l'espoir de revenir.»
[228] Blavet tenait la flûte, Guignon le violon, Forcroy la gambe, et Edouard le violoncelle.
[229] Dès 1736, on avait fait paraître à Paris des œuvres de Telemann. (Voir Michel Brenet.)
Il resta fidèle à Paris, et Paris lui resta fidèle. On continua de graver sa musique en France et de la faire entendre au Concert Spirituel. De son côté, Telemann parlait avec enthousiasme de son voyage, et bataillait en Allemagne pour la musique française. Les Hamburgische Berichte von gelehrten Sachen disent, en 1737: «Monsieur Telemann obligera beaucoup les connaisseurs de musique, si, comme il le promet, il décrit l'état présent de la musique à Paris, ainsi qu'il a appris à la connaître par sa propre expérience, et par là s'il cherche à faire aimer toujours davantage chez nous la musique française, qu'il a si fort mise à la mode, en Allemagne.»—Telemann commença d'exécuter ce projet. Dans une préface de 1742, il annonce qu'il a déjà mis sur le papier «une bonne partie» de ses récits de voyage, et que seul le manque de temps l'a empêché jusqu'ici d'achever. Il est d'autant plus désireux de les publier, dit-il, qu'il espère «parer dans une certaine mesure aux préjugés qu'on élève çà et là contre la musique française».—On ne sait malheureusement pas ce que ces notes sont devenues.
Cet aimable homme, dans ses vieux jours, partageait son cœur entre deux passions: la musique et les fleurs. On a des lettres de 1742, où il sollicite des fleurs; il est, dit-il, «insatiable d'hyacinthes et de tulipes, avide de renoncules et surtout d'anémones».—Il eut à souffrir de l'âge: affaiblissement des jambes, diminution de la vue. Mais jamais son activité musicale, ni sa bonne humeur n'en fut altérée. Sur la partition d'airs de 1762, il écrivait ces vers:
«Avec une encre trop forte, avec des plumes boueuses, avec de mauvais yeux, par un temps sombre, sous une lampe pâle, j'ai composé ces pages. Ne me grondez pas pour cela!»
Ses plus fortes compositions musicales datent des dernières années de sa vie, quand il avait plus de quatre-vingts ans[230]. En 1767, l'année de sa mort, il publiait encore une œuvre théorique, et écrivait une Passion.—Il mourut à Hambourg, le 25 juin 1767, chargé d'années et de gloire. Il avait plus de quatre-vingt-six ans.
[230] Telles sont les deux cantates publiées par M. Schneider: Der Tag des Gerichts (1761 ou 1762), et Ino (1765).
Résumons cette longue carrière, et tâchons d'en fixer les lignes principales. Quel que soit le jugement que nous portions sur la qualité de l'œuvre, impossible de n'être pas frappé par sa quantité phénoménale[231] et par la prodigieuse vitalité d'un tel homme, qui, de l'âge de dix ans à l'âge de quatre-vingt-six ans, écrit de la musique avec une ardeur et une joie inlassable,—sans préjudice de cent autres occupations.
[231] Même les admirateurs de Telemann faisaient, de son vivant, des réserves au sujet de sa productivité anormale, sans mesure et sans répit. Hændel disait, en plaisantant, que Telemann écrivait un morceau d'église, aussi vite qu'on écrit une lettre.—Graun écrit à Telemann, en 1752: «Je ne suis pas content de votre mot: «Il n'y a plus rien de nouveau à trouver, en mélodie». Chez la plupart des compositeurs français, je crois bien que la mélodie est épuisée, en effet, mais pas chez un Telemann, si seulement il voulait ne pas se donner la satiété en écrivant trop!»—Et Ebeling dit, en 1778: «Il eût été plus grand s'il n'avait pas eu tant de facilité à écrire, d'une façon incroyablement démesurée».
Du commencement à la fin, cette vitalité reste enthousiaste et fraîche. Chose rare, à aucun moment de sa vie, il ne vieillit, il ne devient conservateur, il va toujours de l'avant, avec la jeunesse. Nous l'avons vu, à ses débuts, attiré par l'art nouveau,—l'art mélodique,—et ne cachant pas son antipathie pour les fossiles.
En 1718, il reprend, pour son compte, ces méchants vers français:
Ces vers le disent pour lui: il est un moderne, dans la grande querelle des anciens et des modernes; et il croit au progrès. «Il ne faut jamais dire à l'art: Tu n'iras pas plus loin.—On va toujours plus loin, et il faut toujours aller plus loin.»—«S'il n'y a plus rien de nouveau à trouver dans la mélodie, écrit-il au timoré Graun, il faut le chercher dans l'harmonie[232].»
[232] 15 décembre 1751.
Graun, archiconservateur, s'épouvante:
«Chercher de nouvelles combinaisons dans l'harmonie est, pour moi, comme chercher de nouvelles lettres dans une langue. Nos professeurs d'aujourd'hui en abolissent plutôt quelques-unes[233].»
[233] 14 janvier 1752.
—«Oui, écrit Telemann, on me dit: Il ne faut pas aller trop loin. Et moi, je réponds: jusqu'au fond des fonds (den untersten Grund), si l'on veut mériter le nom de vrai maître. C'est là ce que j'ai voulu justifier dans mon système des Intervalles, et j'attends pour cela non des blâmes, mais plutôt un gratias, au moins de l'avenir.»
Cette audace novatrice stupéfiait même des novateurs, comme Scheibe. Scheibe, dans la préface de son Traité des Intervalles (1739), dit que la connaissance qu'il fit de Telemann à Hambourg le convainquit encore davantage de la vérité de son système: «car, écrit-il, je trouvai dans les compositions de ce grand homme des intervalles très souvent inhabituels, que j'avais depuis longtemps admis dans ma série des intervalles, mais que moi-même je ne tenais pas encore pour praticables, ne les ayant jamais rencontrés chez d'autres compositeurs.... Tous les intervalles qui se trouvaient dans mon système, étaient employés par Telemann avec la plus belle grâce et d'une façon si expressive, si touchante, si justement appropriée à la force des émotions qu'on ne pouvait rien y blâmer, sans blâmer la nature même..»
Une autre province de la musique où il fut un novateur passionné, c'est la Tonmalerei, la peinture musicale. Il s'y acquit une réputation universelle, tout en heurtant les préjugés de ses compatriotes: car on aimait peu en Allemagne ces descriptions musicales, dont le goût venait de France; mais les plus sévères ne laissaient pas d'être subjugués par la puissance de certains de ces tableaux. M. Max Schneider a retrouvé dans un ouvrage de Lessing[234] le jugement suivant de Philipp-Emanuel Bach:
[234] Kollektancen zur Literatur, publiées à Vienne en 1804.
«M. Bach, qui a succédé à Telemann, à Hambourg, fut son ami intime; cependant, je l'ai entendu en juger très impartialement.... «Telemann, disait-il, est un grand peintre; il en a donné des preuves saisissantes surtout dans un de ses Jahrgänge (cycles de musique religieuse pour toutes les fêtes de l'année), que l'on connaît ici sous le nom de Der Zellische (celui de Zelle). Entre autres choses, il m'exécuta un air, où il avait exprimé l'étonnement et l'effroi causés par l'apparition d'un esprit; même sans les paroles qui étaient misérables, on comprenait aussitôt ce que la musique voulait dire. Mais Telemann a fréquemment dépassé le but; il est tombé dans le mauvais goût, en peignant des sujets que la musique ne doit pas peindre. Graun avait, au contraire, un goût beaucoup trop délicat pour tomber dans cette faute; la réserve sur laquelle il se tenait à ce sujet faisait qu'il peignait rarement ou pas du tout, et qu'il se contentait, le plus souvent, d'une aimable mélodie.»
Et il est sûr que Graun a en effet un sens plus fin de la beauté. Mais Telemann en a un beaucoup plus grand de la vie.
Un critique distingué de ce temps, Christ-Daniel Ebeling, professeur au Johanneum de Hambourg, écrivait, peu après la mort de Telemann[235]:
[235] Hamburge Unterhaltungen, 1770.
«... Son défaut capital,—défaut qui lui vient des Français,—c'est sa passion pour les peintures musicales. Il les employait parfois tout à fait à contresens, restant attaché à l'expression d'un mot, et oubliant le sentiment général;... il voulut aussi peindre des choses qu'aucune musique ne peut rendre.... Mais personne ne peint avec des traits plus forts, et ne sait davantage transporter l'imagination, quand ces beautés sont à leur place....»
Il ne faut pas oublier que Hændel prêta, de son temps, aux mêmes critiques, de la part des Allemands. Peter Schulz écrivait, en 1772:
«Je n'arrive pas à comprendre comment un homme du talent de Hændel a pu s'abaisser, lui et son art, au point d'avoir cherché à peindre par des notes, dans un oratorio des Plaies d'Égypte, les sauterelles qui sautent, le tourbillon des poux, et autres choses aussi dégoûtantes. On ne saurait imaginer un mésusage plus absurde de l'art.»
Le brave Peter Schulz est un charmant musicien, et il a peut-être raison, en théorie; mais à quoi servent les théories? Tous les esthéticiens du monde peuvent bien prouver par A + B que toute description musicale est absurde et que Hændel, comme plus tard Berlioz et Richard Strauss, ont péché contre le bon goût et contre la musique même: rien ne fera que le chœur de la grêle, dans Israël en Egypte, ne soit un chef-d'œuvre, et qu'on ne puisse pas plus résister à son tourbillon qu'à celui de la Marche de Rakokczy ou de la bataille, dans Heldenleben.—Mais sans entrer dans une discussion, inutile,—(car la musique se passe de ces discussions, et le public suit la musique, laissant les discuteurs),—ce qu'il faut remarquer ici, c'est que, dans le cas de Telemann, on relevait, de son temps, des influences françaises.
On l'a vu par sa biographie: les moyens de connaître la musique française ne lui avaient pas manqué. En somme, son éducation musicale avait été plus française qu'allemande. Une première fois, à Hanovre, lorsqu'il était au gymnase de Hildesheim, vers l'âge de dix-sept ans,—une seconde fois, à Sorau, en 1705,—une troisième fois, à Eisenach, en 1709, auprès de Pantaleon Hebenstreit, il s'était trouvé dans un milieu d'art français, et il s'était appliqué à écrire en style français. Son voyage de 1737 à Paris avait achevé de faire de lui un Français en Allemagne, dévoué à la cause de notre musique, et propagandiste passionné. «Il l'avait mise à la mode en Allemagne[236].»
[236] Hamburgische Berichte von gelehrten Sachen, 1737.
Et s'il pensait à publier ses impressions de voyage à Paris, c'était, de son aveu, pour «combattre les préjugés courants à l'égard de la musique française» et pour la mettre en lumière «dans sa vraie beauté, comme une subtile imitatrice de la nature».
Un document très curieux nous montre quelle fine connaissance Telemann avait du style français: c'est une correspondance avec Graun, en 1751-1752, au sujet de Rameau[237]. Graun avait envoyé à Telemann une longue lettre, où il dépeçait les récitatifs de Castor et Pollux. Il en blâmait le manque de naturel, les intonations fausses, l'arioso introduit mal à propos dans le récitatif, les changements de mesure sans raison, qui, dit-il, «causent des difficultés au chanteur et à l'accompagnateur: donc ils ne sont pas naturels. Et je tiens pour une règle capitale qu'on ne doit recourir à aucune difficulté antinaturelle, sans une raison importante.»—Bref, il déclare que «le Récitatif-Singen (le chant du récitatif) français lui fait l'effet d'un hurlement de chien[238], que nulle part si ce n'est seulement en France le récitatif français ne plaît, comme il en a fait l'expérience, toute sa vie»; et il daube sur Rameau. «Rameau, que les Parisiens appellent le grand Rameau, l'honneur de la France.... Il doit avoir fini par y croire lui-même: car, à ce que raconte Hasse, il dit qu'il ne peut rien écrire de mauvais.... Je voudrais bien savoir où l'on trouve sa science rhétorique, philosophique et mathématique: dans la mélodie ou dans la polyphonie?... Je confesse que je n'ai guère ou point étudié les mathématiques, je n'en ai pas eu l'occasion dans ma jeunesse; mais mon expérience m'a montré que les compositeurs mathématiciens ne font rien qui vaille. Témoin, Euler, qui écrivait des morceaux faux...»
[237] Publiée par M. Max Schneider.
[238] «... Le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue» (J.-J. Rousseau, Lettre sur la musique française).
Telemann répond[239]:
[239] 15 décembre 1751.
«Hautement noblement né, hautement honorable Monsieur et très digne ami,... nous allons donc nous mesurer! Vous prétendez que le récitatif des Velches[240] est plus raisonnable que celui des Français. Je dis qu'ils ne valent rien, ni l'un ni l'autre, en tant que nous y cherchons une ressemblance avec la parole; et si vous y tenez, je veux bien souscrire pacifiquement le mandat qu'à l'avenir tous les peuples devront réciter à la façon italienne.... Mais quant aux exemples musicaux dont vous me faites part, vous vous êtes complètement fourvoyé. Car la plupart des passages de Rameau, que vous critiquez, témoignent d'une pénétration non petite dans l'art du discours.»
[240] C'est-à-dire des Italiens.
Là-dessus, il reprend le passage de Rameau, cité par Graun[241]:
[241] Castor et Pollux, acte II, scène 5.
Télaïre (à Pollux).
«Dans cet exemple, dit-il, la passion dominante est impérieuse, ce qui ressort des mots: «Digne de Jupiter même». Le compositeur a non seulement exprimé cette passion, mais rendu aussi les sentiments accessoires, en passant. Le mot: «Infortuné» est rendu tendrement. «Ressusciter», par un trille qui roule. «L'arracher au tombeau»: pompeux. «M'empêcher»: un retard. «Triomphe»: hautain. «A ce qu'il aime»: tendre. «Même»: élevé. «Digne»: élargissement, etc.... Quant à la basse, sans être fade, elle ne saurait être autre qu'elle n'est.—Comment se comporte maintenant «notre Italien»?—(L'«Italien» était Graun, qui avait prétendu corriger et refaire le passage de Rameau; et voici quelle était sa version:)
Telemann, malignement, s'amuse à la passer au crible.
«L'harmonie, dit-il, est jusqu'à la moitié, triste et aigre; les mots, malgré leur diversité, sont rendus de la même façon, qui est fatigante pour l'oreille.... Il y a, à la seconde mesure, une pause qui interrompt le sens; à la septième, une faute de prosodie: «rendre au jour», en quatre syllabes...».—Suivent des observations très justes sur la façon dont un Français «récite» une question, tout autrement qu'un Italien,—sur la prononciation de divers mots français, que Graun a mal saisie,—sur les «mots privilégiés», qui doivent avoir des vocalises, en français: «Triompher, voler, chanter, rire, gloire, victoire». (Telemann a ici un petit sourire ironique).—«Quant aux changements de mesure, ils n'offrent aucune difficulté à un Français. Tout cela court, tout cela mousse et pétille comme un vin de Champagne.... Les récitatifs français, dites-vous, ne plaisent en aucune partie du monde. Je n'en sais rien, parce que les livres d'histoire n'en disent rien.... Mais ce que je sais, c'est que j'ai connu des Allemands, des Anglais, des Russes, des Polonais, et même une paire de Juifs, qui me chantaient par cœur des scènes entières d'Atys, de Bellérophon, etc. J'imagine que c'était parce que cela leur plaisait. En revanche, je n'ai pas vu un seul homme qui m'ait dit des Velches autre chose que ceci: C'est beau, c'est excellent, c'est incomparable, mais je n'ai rien pu en retenir....»—Il ajoute que si lui, pour son compte, il écrit en général ses récitatifs «à la façon velche, c'est pour suivre le courant», mais qu'il a composé des cycles entiers de musique religieuse et des Passions dans le style français. Enfin, il termine par une profession de foi en faveur des audaces harmoniques, s'appuyant sur l'exemple des Français qui les applaudissent.
Graun, un peu piqué, riposte[242]. Il prétend que Telemann a mis quelque malice à défendre le récitatif de Rameau.... «Car, dit-il, vous lui prêtez une intention bien frivole, en voulant que l'expression soit zaertlich (tendre) pour le mot: Infortuné. Je crois que si le mot était: Bienheureux, l'expression serait aussi bonne.... Exprimer la résurrection par un «trille roulant» m'est quelque chose de tout à fait nouveau.... Dans toutes les Résurrections dont il est question dans les Écritures, on ne voit nulle part que quelque chose ait été «roulé».... Vous trouvez magnifique l'expression musicale pour: l'arracher au tombeau. Si la phrase disait: mettre dans le tombeau, ce serait encore mieux.... Vous trouvez du tendre à ce qu'il aime. Ce serait à ce qu'il hait que cela conviendrait aussi bien. Quant à la prétendue sublimité du mot: même, je me représente un plaintif hurlement français, parce qu'il faut dire deux syllabes sur un son élevé, ce qui est toujours aigre, même avec le meilleur chanteur....»
[242] 14 janvier 1752.
Et, après avoir noté certaines fautes de Rameau:
«Mon cher, il me semble que vous êtes un peu trop partial pour cette nation; autrement, vous ne laisseriez pas si facilement passer de telles fautes capitales, ni cette fausse rhétorique dont est pleine la musique de «l'honneur de la France».
Puis, passant aux critiques adressées contre lui:
«Quant à «notre Italien», mon cher, en bon Allemand que je suis, comme vous, je cherche à exprimer le débit général du discours, et j'abandonne l'expression des mots isolés, quand elle ne se présente pas d'une manière naturelle.... Je préfère m'en tenir à la routine, qui est sage. La gradation crescendo du récitatif musical me semble une imitation vraie de celui qui parle, et qui élève la voix en parlant.»
Il n'accorde pas sans peine qu'il s'est trompé dans le compte des syllabes du vers français, et il a cette curieuse excuse:
«Les comédiens français récitent leur poésie, comme si c'était de la prose, et sans tenir un compte exact des syllabes[243].»
[243] L'observation de Graun s'appliquait à l'école de Baron, qui rompait la mesure des vers, au point qu'on ne pouvait distinguer si c'était des vers ou de la prose;—et encore plus, à la Dumesnil, alors célèbre, qui récitait les tirades poétiques avec une volubilité, dont les puristes étaient scandalisés.
Nous n'avons pas la réponse de Telemann; mais une lettre de Graun, du 15 mai 1756, nous montre que, quatre ans après, ils discutaient encore sur le récitatif de Rameau, et que ni l'un ni l'autre ne démordait de son opinion.
Cette joute d'esthétique entre deux des plus célèbres musiciens allemands du XVIIIe siècle, dénote chez tous les deux une connaissance attentive de la musique et de la langue française. Telemann s'y montre—ce qu'il fut toute sa vie—le champion de l'art français en Allemagne. Le mot dont il se sert pour caractériser «la musique française, subtile imitatrice de la nature», convient aussi à désigner sa propre musique. Il a contribué à faire passer les qualités d'intelligence et de précision expressive de notre art dans la musique allemande, qui, sans cela, eût couru le risque, avec des maîtres comme Graun, de s'affadir dans un idéal de beauté vague et abstraite.
En même temps, il y importait les qualités de verve prime-sautière, d'expression nette, vive, alerte, de la musique polonaise et de la nouvelle musique italienne. Ce n'était point superflu: la puissante musique allemande sentait un peu le renfermé. On risquait de ne plus respirer, sans les grands courants d'air que les Telemann firent entrer par toutes les portes ouvertes de France, de Pologne, d'Italie,—en attendant que Jean Stamitz ouvrît la principale peut-être, la porte de Bohême. Si l'on veut comprendre l'extraordinaire flambée musicale qui illumina l'Allemagne du temps de Haydn, de Mozart et de Beethoven, il faut connaître ceux qui ont préparé ce beau bûcher, il faut voir le feu s'allumer. Sans quoi, les grands classiques paraîtraient un miracle, alors qu'ils sont au contraire la conclusion logique de tout un siècle de génie.
Je vais montrer quelques-uns des chemins que Telemann a frayés à la musique allemande.
Au théâtre d'abord, même les plus injustes à son égard ont reconnu ses dons comiques. Il semble avoir été l'initiateur principal de l'opéra-comique allemand. Sans doute, on trouve des touches comiques çà et là chez Keiser: c'était une habitude du théâtre de Hambourg qu'un clown, un valet bouffon, figurât dans toutes les pièces, même dans les tragédies musicales; on prêtait à ce personnage des lieder bouffes, d'un accompagnement très simple—(souvent à l'unisson)—ou sans accompagnement. Hændel lui-même obéit à cette tradition, dans son Almira, jouée à Hambourg. On parle aussi d'un Singspiel de Keiser, remontant à 1710: Le bon vivant, ou la foire de Leipzig; et d'autres représentations du même genre durent être données, à cette époque. Mais le style comique ne fut vraiment consacré dans la musique allemande que par les œuvres de Telemann; le seul opéra bouffe que nous ayons conservé de Keiser, Jodelet (1726), est postérieur à ceux de Telemann, et très certainement il s'en inspire. Telemann était d'humeur comique. Il commença par écrire, selon le goût du temps, de petits lieder bouffes pour le clown de l'opéra[244]. Mais cela ne lui suffit point. Il avait une tendance moqueuse, comme l'a noté M. Ottzenn, à montrer le côté comique d'une figure, ou d'une situation, dont le librettiste n'avait vu que le sérieux. Et il savait habilement dessiner des caractères comiques. Son premier opéra, joué à Hambourg: La patience de Socrate (Der geduldige Sokrates), 1721, offre d'excellentes scènes. Le sujet est l'histoire des malheurs de Socrate en ménage. Trouvant qu'il n'avait pas assez d'une mauvaise femme, le librettiste lui en a généreusement octroyé deux, qui se disputent, et que Socrate doit apaiser. Le duo des criailleuses, au second acte[245], est amusant, et aurait encore du succès aujourd'hui.
[244] Ainsi, pour le personnage Turpino, dans Sieg der Schœnheit (1722), qui met en scène l'invasion des Vandales à Rome.—M. Ottzenn a publié un air bouffe de cet opéra, dans le Supplément à son étude: Telemann als Opernkomponist, 1902.
[245] P. 5 du Supplément de Ottzenn.
Le courant bouffe se dessina surtout à partir de 1724 dans la musique de Hambourg. L'opéra ennuyait; on essaya d'importer en Allemagne les intermezzi comiques d'Italie, qui étaient dans toute leur nouveauté. On y mêlait des ballets comiques français. Au carnaval de 1724, on donne à Hambourg des fragments de l'Europe galante de Campra, et de Pourceaugnac, de Lully; Telemann écrit des danses comiques à la française[246]. Et, l'année suivante, il fait jouer un intermezzo à l'italienne, Pimpinone oder die ungleiche Heirat (Pimpinone, ou le Mariage mal assorti), dont le sujet est exactement le même que celui de la Serva padrona, qui fut écrite quatre ans plus tard. Le style musical est, aussi, proche parent de celui de Pergolèse. Quel est le modèle commun? Sûrement un Italien, peut-être Leonardo Vinci, dont les premiers opéras bouffes datent de 1720. En tout cas, voilà un exemple curieux de la rapidité avec laquelle les sujets et les styles se transmettaient, d'un bout de l'Europe à l'autre, et de l'adresse de Telemann à s'assimiler le génie étranger.
[246] Une «Chaconne comique» et un «Niais», dans son Damon de 1724. Voir p. 41 de l'ouvrage de Ottzenn.
Le texte allemand de cette Serva padrona avant la lettre était de Prætorius. Deux personnages: Pimpinone et Vespetta. Trois scènes.—Pas de prélude orchestral. Au lever du rideau, Vespetta chante un excellent petit air, où elle énumère ses qualités comme femme de chambre[247]. La musique, pleine d'esprit, est d'un pur caractère napolitain, pergolésien, avant Pergolèse. Elle en a la vivacité nerveuse, les petits gestes saccadés, les brusques arrêts et les soubresauts, les réponses gouailleuses de l'orchestre qui souligne, ou contredit la liste des vertus de Vespetta:
[247] P. 31 du Supplément de Ottzenn.
«Son da bene, son sincera, non ambisco, non pretendo....»
Paraît Pimpinone. Vespetta, dans un air allemand, commence à enjôler le vieux; au milieu de son chant, trois brefs a parte expriment son contentement. Un duo, où les deux personnages utilisent le même motif, termine la première scène, ou le premier intermezzo. Dans le second, Vespetta demande pardon pour une faute insignifiante, et elle s'y prend de telle façon qu'elle reçoit des éloges. Elle fait tant que Pimpinone lui propose de devenir Pimpinona. Elle se fait beaucoup prier. Dans le troisième intermezzo, elle est devenue padrona. Pergolèse n'a pas été jusque-là: en quoi il a montré son tact; car l'histoire devient moins plaisante. Mais il fallait des coups de bâton, pour contenter le public de Hambourg. Donc Vespetta gouverne, et elle ne laisse plus la moindre liberté à Pimpinone, qu'on voit seul et se lamentant. Il se joue à lui-même une conversation de sa femme avec une commère,—(il imite les deux voix)—puis une discussion entre lui et sa femme, où il n'a pas le dernier mot. Vespetta paraît. Nouvelle discussion. Dans un duo final, Pimpinone, rossé, pleurniche, tandis que Vespetta rit aux éclats[248]. C'est un des premiers exemples de duo, où les deux caractères soient tracés d'une façon individuelle, et comique par leur opposition même. Hændel, tout grand musicien de théâtre qu'il fût, n'a jamais tenté véritablement cet art nouveau.
[248] P. 35 du Supplément de Ottzenn.
Evidemment, le style comique de Telemann est encore trop italien; il faudra l'assimiler davantage à la pensée, à la parole germanique, le combiner avec cette forme de petits lieder, d'une bonhomie bouffonne, que Telemann emploie aussi à l'occasion. Mais, enfin, le premier pas est fait. Et ce style alerte et pétillant de Vinci ou de Pergolèse ne sera plus oublié par l'art allemand; il fouettera de sa verve la gaieté trop gourmée des compatriotes du grand J.-S. Bach. Non seulement, il contribuera à la formation du Singspiel allemand, mais de la nouvelle symphonie de Mannheim et de Vienne; il l'éclairera de son rire.
Je passe sur les autres intermezzi comiques de Telemann: la Capricciosa, les Amours de Vespetta (seconde partie de Pimpinone), etc. Je note seulement, au passage, un Don Quichotte (1735) qui a de joyeux airs et des caractères bien tracés[249].
[249] Voir, p. 44 de Ottzenn, le premier air de Don Quichotte, paisible et entêté, bon toqué, avec les fanfares de violons qui célèbrent à l'avance les exploits du héros.—Le poème est de Schiebler, qui fut plus tard un des librettistes de J.-A. Hiller, le grand auteur de Singspiele allemands.
Mais ce n'est là qu'une des faces du talent de Telemann, au théâtre; on a trop oublié l'autre masque,—le tragique. Même le seul historien qui ait abordé l'étude de ses opéras, M. Curt Ottzenn, n'y insiste pas assez. Quand sa fièvre d'écrire lui permet de réfléchir à ce qu'il fait, Telemann est capable de tout, même d'être profond. Ses opéras n'offrent pas seulement de beaux airs sérieux, mais—ce qui est plus rare—de beaux chœurs. Celui qui représente, au troisième acte de Sokrates (1721)[250], une fête d'Adonis, est d'un style étonnamment moderne[251]. L'orchestre comprend trois clarini sordinati (trompettes graves voilées), deux hautbois, qui font entendre en notes longues une mélodie plaintive, deux violons, une viole, et la basse, senza cembalo. La sonorité en est fort belle. «Telemann a obtenu vraiment la fusion des divers groupes sonores», que l'on ne cherchait guère alors. Le morceau est d'une émotion sereine, qui a déjà la pureté néo-antique de Gluck. Ce pourrait être un chœur d'Alceste, et l'harmonie en est expressive.
[250] Noter aussi des quintettes dans Sokrates: (les disciples et Aristophane,—ou les disciples et le valet Pitho).
[251] P. 7-10 du Supplément de Ottzenn.
On trouve aussi chez Telemann une note romantique, une poésie de la nature, qui n'est pas inconnue à Hændel, mais qui est peut-être plus raffinée chez Telemann,—quand il veut bien s'appliquer,—car sa sensibilité est plus moderne. Ainsi, l'air de rossignol, chanté par Mirtilla, dans Damon (1724)[252], tranche, parmi les innombrables airs de rossignol de ce temps, par la subtilité de son impressionnisme.
[252] P. 27-28 du Supplément de Ottzenn. Il y aurait lieu de lire aussi la Miriways de 1728.
Les opéras de Telemann ne suffisent pas à le juger. Ceux qui nous ont été conservés, et qui sont au nombre de huit,—plus la Serenata: Don Quichott der Löwenritter (Don Quichotte, le chevalier aux lions),—ont tous été écrits à Hambourg, dans une période restreinte, de 1721 à 1729[253]. Dans le demi-siècle qui a suivi, Telemann s'est beaucoup développé; et on ne sera juste pour lui que si on l'apprécie d'après les œuvres de la seconde moitié de sa vie, ou même de la fin: car là seulement, il donne toute sa mesure.
[253] Sauf le Don Quichott, qui est de 1735.
A défaut d'opéras, nous avons, pour cette période, des oratorios et des cantates dramatiques. Ceux qui ont été publiés par M. Max Schneider, dans les Denkmaeler der Tonkunst,—le Jour du Jugement (Der Tag des Gerichts) et Ino—sont presque aussi intéressants à étudier, pour l'histoire du drame musical, que des opéras de Rameau et de Gluck.
Le poème du Jour du Jugement[254],—«ein Singgedicht voll starker Bewegungen» (un libretto plein de force et d'action),—était d'un ancien élève de Telemann au Gymnasium de Hambourg, le pasteur Ahler. Libre pasteur, nullement piétiste. Au début de son œuvre, les croyants attendent l'arrivée du Christ; l'incroyant se moque d'eux, en bon philosophe du XVIIIe siècle, au nom de la science et de la raison. Après une première méditation, un peu faible et abstraite, commence le cataclysme. Les vagues se soulèvent, les éclairs luisent, les mondes vacillent et tombent, l'ange paraît, la trompette sonne. Voici le Christ. Il appelle à lui les croyants, dont le chœur entonne ses louanges; et il rejette dans l'abîme les pécheurs, qui hurlent. La quatrième partie décrit la joie des bienheureux.—De la seconde à la quatrième partie, l'œuvre forme un crescendo puissant; et l'on peut dire que la troisième et la quatrième parties ne sont qu'un tout, fortement lié, sans interruption. «Depuis la seconde Méditation, il n'y a plus une pause entre les morceaux, la musique coule, d'un flot, jusqu'à la fin. Même les airs da capo, souvent employés au début, disparaissent, ou ne sont plus employés que d'une façon très sobre, aux instants où le drame ne s'y oppose point[255].» Récitatifs, airs, chorals et chœurs se fondent, entrent les uns dans les autres[256], se font valoir par contraste, doublant ainsi leur effet dramatique[257]. Telemann s'en est donné à cœur joie, avec un sujet qui lui fournissait l'occasion d'aussi riches peintures: les crépitements et les vagues tumultueuses des violons, dans le chœur qui ouvre la seconde partie: Es rauscht, so rasseln stark rollende Wagen, avec sa fin dramatique, presque beethovenienne; le récit des prodiges, avant-coureurs de la fin du monde, les flammes qui jaillissent de la terre, le flot impétueux des nuées, l'harmonie des sphères qui se rompt, la lune qui sort de sa route, l'océan qui se soulève; enfin, la trompette du Jugement. Le plus saisissant de tous les chœurs est celui des pécheurs précipités en enfer, avec ses syncopes d'effroi et le grondement de l'orchestre[258].—Les jolis airs ne manquent pas, surtout dans la dernière partie[259]. Mais ils sont moins originaux que les récitatifs accompagnés, avec les peintures de l'orchestre. C'est le style de Hændel ou de J.-S. Bach, dégagé de la rigueur de l'écriture contrapontique. L'art mélodique nouveau s'y mêle parfois à une sévérité de forme, qui était déjà archaïque, pour Telemann[260]. Là, n'est pas l'importance de l'œuvre, mais dans les scènes descriptives et les chœurs dramatiques.
[254] La première exécution eut lieu le 17 mars 1762.
[255] Max Schneider.
[256] Voir le chant de Jésus qui s'enchaîne au chant des croyants.
[257] Ainsi, le chœur dramatique: Ach Hülfe, que fait ressortir le voisinage d'un choral grégorien, calme et monotone.
[258] P. 77, de l'édition des Denkmæler.
[259] Par exemple, l'air avec gamba: Ein ew'ger Palm (p. 92);—l'air avec deux violons: Heil! wenn um des Erwürgten (p. 96);—ou l'air avec grosse oboe e fagotto: Ich bin erwacht (p. 105).
[260] Voir les deux airs du Christ (p. 73 et 82), qui sont beaux et ont de la dignité, sans profondeur intime.
La cantate Ino va bien plus loin encore dans la voie du drame musical. Le poème est un chef-d'œuvre, de Ramler, qui contribua à la résurrection du lied allemand. Il fut publié en 1765. Plusieurs compositeurs le mirent en musique: entre autres, Joh. Christoph-Friedrich Bach de Bückeburg, Kirnberger, l'abbé Vogler. Ce serait encore un beau sujet de cantate pour un musicien d'aujourd'hui.—On connaît la légende d'Ino, fille de Cadmus et d'Harmonia, sœur de Sémélé, et nourrice de Dionysos. Elle épouse le héros Athamas. Athamas, que Junon rend fou, tue l'un de ses fils, et veut tuer l'autre. Ino s'enfuit, avec l'enfant, et toujours poursuivie, elle se jette dans la mer, qui lui fait accueil; elle y devient Leucothea, la blanche, pareille à l'écume des vagues.—Le poème de Ramler met en scène la seule Ino, du commencement à la fin: c'est un rôle écrasant, car il y faut dépenser une passion continuelle. Au début, elle arrive, en courant, sur les rochers au-dessus de la mer; elle n'a plus la force de fuir, elle invoque les dieux. Elle aperçoit Athamas, elle entend ses cris, elle se jette dans les flots. Une douce et calme symphonie l'y reçoit. Ino exprime son émerveillement; mais son enfant s'est échappé de ses bras; elle le croit perdu, l'appelle, et demande à mourir. Elle voit le chœur des Tritons et des Néréides qui le porte; elle décrit son voyage fantastique au fond de la mer; les coraux et les perles s'attachent à sa chevelure; les Tritons dansent autour d'elle, ils la saluent déesse, sous le nom de Leucothea. Soudain, Ino voit les dieux marins qui se retournent et qui courent en levant les bras: c'est Neptune qui arrive sur son char, le trident d'or à la main, avec ses chevaux qui s'ébrouent. Et un chant de gloire au Dieu termine la cantate.
Ces magnifiques visions helléniques prêtaient à l'imagination d'un musicien poète et peintre. La musique de Telemann est digne du poème. Il est prodigieux qu'un homme de plus de quatre-vingts ans ait écrit une œuvre aussi fraîche et aussi passionnée. Elle appartient nettement à la catégorie des drames musicaux. Si Gluck a très probablement exercé son influence sur l'Ino de Telemann[261], il se pourrait que l'Ino, à son tour, lui eût beaucoup appris. Bien des pages rivalisent avec les plus célèbres récitatifs dramatiques d'Alceste ou d'Iphigénie en Aulide. Dès les premières mesures, on est jeté en pleine action. Une énergie grandiose, un peu lourde, comme celle de Gluck, anime le premier air[262]. L'orchestre qui décrit l'épouvante d'Ino, l'arrivée d'Athamas, Ino qui se jette dans la mer, est d'un pittoresque étonnant, pour l'époque. On croit voir, à la fin, les flots qui s'ouvrent, on suit le corps d'Ino disparaissant au fond, et la mer qui se referme. La symphonie sereine, qui peint le calme royaume des eaux, a une beauté Hændelienne. Mais rien, dans cette cantate, ni, je crois, dans l'œuvre entier de Telemann, ne surpasse la scène du désespoir d'Ino, quand elle croit avoir perdu son fils[263]. Ces pages sont dignes de Beethoven, avec quelques touches berliozéennes dans l'accompagnement orchestral. L'émotion est d'une intensité et d'une liberté uniques. L'homme capable d'écrire une telle page était un grand musicien et méritait sa gloire, et ne mérite pas son oubli d'aujourd'hui.
[261] L'Orfeo de Vienne est de 1764, la première Alceste de 1769.
[262] Surtout la seconde partie de l'air, p. 129 des Denkmæler.
[263] P. 138-140.
Le reste de l'œuvre n'a plus rien qui atteigne à cette hauteur, quoique les beautés ne manquent point, et que, comme dans le Jour du Jugement, elles se fassent valoir les unes les autres, soit par leur enchaînement[264], soit par leurs contrastes. Les gémissements passionnés d'Ino sont suivis d'un air en 9/8, qui peint la belle ronde des Néréides autour de l'enfant. Puis, c'est le voyage à travers les eaux, les vagues légères qui portent «les divins voyageurs», de petites danses en «style galant», qui font un court repos, au milieu du chant,—un air délicieux avec deux flûtes et violons con sordini: Meint ihr mich[265], un peu dans le style vocal et instrumental de Hasse. Un récitatif instrumental évoque avec puissance l'apparition de Neptune. Enfin, l'œuvre a pour conclusion un air de bravoure, qui annonce le style Rossiniste germanisé, tel qu'on le trouve, dans les vingt premières années du XIXe siècle, chez Weber, et même un peu chez Beethoven.—Dans tout le cours de cette œuvre, il n'y a pas une interruption de musique, pas un recitativo secco. Tout est d'une seule coulée et suit le mouvement du poème. Deux seuls airs da capo, au début et à la fin.
[264] Tous les morceaux forment une chaîne qui se tient, du commencement à la fin.
[265] P. 152.
Quand on lit de tels ouvrages, on est confus d'avoir si longtemps ignoré Telemann, et en même temps on lui en veut de n'avoir pas fait d'un tel talent l'usage qu'il aurait pu,—qu'il aurait dû. On s'indigne de trouver des platitudes et des niaiseries à côté de parfaites beautés. Si Telemann avait été plus soucieux de son génie, s'il n'avait pas tant écrit, tant accepté de tâches, son nom aurait peut-être laissé dans l'histoire un écho plus profond que celui de Gluck; en tout cas, il eût été associé à sa gloire. Mais c'est ici qu'on voit la justice morale de certains arrêts de l'histoire: il ne suffit pas d'avoir du talent en art, il ne suffit même pas d'y joindre de l'application—(qui travailla plus que Telemann?)—il faut le caractère. Gluck, avec beaucoup moins de musique que dix autres compositeurs allemands du XVIIIe siècle,—que Hasse, que Graun, que Telemann,—a réalisé l'œuvre, dont les autres avaient amassé les matériaux—(et il n'en utilisa même point la dixième partie!)—C'est qu'il exerça une discipline souveraine sur son art et sur son génie. Il fut un homme. Les autres n'ont été que des musiciens.—Et, en musique même, cela n'est pas assez.
NOTE ANNEXE
Il y aurait lieu d'étudier aussi le rôle de Telemann dans l'histoire de la musique instrumentale.—Il fut un des champions en Allemagne de l'ouverture française.—(On sait que l'on désigne sous ce nom la symphonie Lullyste, à trois parties: 1º lentement, 2º vitement, 3º lentement, le vitement ayant un caractère librement fugué, et le lentement du début se reproduisant en général, à la fin.)—L'ouverture française s'était introduite en Allemagne, dès 1679 avec Steffani, et 1680 avec Cousser; elle eut son apogée, précisément à l'époque de Telemann, pendant les vingt premières années du XVIIIe siècle. On a vu que Telemann avait cultivé cette forme instrumentale, avec prédilection, vers 1704-1705, quand il apprit à connaître, chez le comte de Promnitz, à Sorau, les œuvres de Lully et de Campra. Il écrivit alors, en deux ans, 200 ouvertures françaises. Il emploie encore cette forme pour certains de ses opéras de Hambourg[266].
[266] L'ouverture, assez médiocre, de Sokrates (1721), est de ce type.
Cela ne l'empêche point d'user à l'occasion de l'ouverture italienne.—(1º rapide, 2º lent, 3º rapide.)—Il la nommait: concerto, parce qu'il y employait un violon principal concertant. Nous en avons un assez joli exemple dans l'ouverture de Damon (1724)[267], dont le style est analogue à celui des concerti grossi de Hændel, qui sont de 1738-1739. On remarquera que la troisième partie (vivace 3/8) est un da capo, dont la partie du milieu est en mineur.
[267] P. 18 et suiv. du Supplément de Ottzenn.
Telemann écrivit également, pour ses opéras, des pièces instrumentales où l'on sent l'influence française,—surtout dans les danses[268], parfois chantées.
[268] On en trouvera un certain nombre dans le recueil de M. Ottzenn: Sarabande et Gigue (p. 29), Gavotte (p. 30), «le Niais» (p. 41), Bourrée, Chaconne, Passacaille, etc.
Parmi les autres formes orchestrales qu'il pratiqua, la principale est le trio instrumental, la Trio-Sonate, comme l'appellent les Allemands[269]. Elle a tenu une très grande place dans la musique, depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu'au milieu du XVIIIe, et elle a beaucoup contribué au développement de la forme sonate. Telemann s'y adonna surtout à Eisenach, en 1708; et il dit que rien de ce qu'il écrivait n'était autant apprécié que ces œuvres.—«Je faisais en sorte, dit-il, que la seconde partie semblât être la première, et que la basse fût une mélodie naturelle, formant avec les autres une harmonie appropriée, qui avançait, à chaque note, de telle façon que cela semblât ne pouvoir être autrement. On voulut me persuader que j'avais montré là le meilleur de mes forces.»—M. Hugo Riemann a publié un de ces trios, dans sa collection du Collegium Musicum. Ce trio, en mi b majeur, extrait de la Tafelmusik de Telemann, est en quatre morceaux: 1º affettuoso; 2º vivace 3/8; 3º grave; 4º allegro 2/4. Le second et le quatrième morceaux sont en deux parties avec reprise. Le premier et le deuxième morceaux ont une tendance à s'enchaîner, à la façon du grave et du fugué de l'ouverture française. La forme est encore celle de la sonate à un seul thème, auprès duquel commence faiblement à poindre un dessin secondaire. On est encore tout près de l'instant où le type sonate se dégage de la suite; mais les thèmes ont déjà un caractère moderne; plusieurs, surtout celui du grave, sont nettement italiens,—on peut dire: pergolésiens. Par sa tendance à l'expression individuelle, dans la musique instrumentale, Telemann a exercé une action sur Joh. Friedrich Fasch, de Zerbst; mais ici, le disciple a surpassé de beaucoup le maître. Fasch, sur qui M. Hugo Riemann a eu le grand mérite de ramener l'attention, dans ces dernières années, a été un des maîtres les plus puissants de la Trio-Sonate, et un des initiateurs du style symphonique moderne. On voit que dans toutes les provinces de la musique: théâtre, église, ou musique instrumentale, Telemann est à l'origine des grands courants modernes.
[269] Il s'agit du trio à cordes, avec basse continue, c'est-à-dire, en somme, à quatre parties.