A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise
La rivière comme un miroir qui s’allongerait... (page 66).
Dans les prairies vaguaient des bestiaux blancs et noirs, fantastiquement tachetés. Une bête avec la tête blanche et le reste du corps d’un noir luisant, vint au bord pour boire et resta gravement immobile, pointant ses oreilles vers moi à mon passage, semblable à quelque absurde ecclésiastique, dans une pièce de théâtre. Un instant après, j’entendis un bruyant plongeon, et, tournant la tête, j’aperçus l’ecclésiastique qui luttait pour remonter sur la rive. La bordure avait cédé sous ses pieds.
A part les bestiaux, nous ne vîmes aucun être vivant, si ce n’est quelques rares oiseaux et un grand nombre de pêcheurs. Ceux-ci étaient assis sur les bords des prairies qui longent la rivière, les uns avec une seule ligne, les autres avec une demi-douzaine au moins. Ils avaient l’air stupéfiés de béatitude; et quand nous les amenions à échanger quelques rares paroles avec nous sur le temps qu’il faisait, leurs voix résonnaient tranquilles et lointaines. Il y avait parmi eux une étrange diversité d’opinions sur le genre de poissons auxquels ils destinaient leurs amorces, mais ils s’accordaient tous à dire que la rivière était très poissonneuse. Là où évidemment il n’y avait pas deux d’entre eux qui eussent attrapé le même genre de poissons, nous ne pouvions nous empêcher de soupçonner qu’il n’en était pas un peut-être qui eût jamais pris la moindre friture. J’espère que grâce à la beauté de cette après-midi, ils furent récompensés, tous sans exception, et qu’ils retournèrent chez eux, emportant dans leurs paniers un butin argenté pour la poêle à frire. Quelques-uns de mes amis diront peut-être qu’un tel vœu est une honte, mais je préfère un homme, ne fut-il qu’un pêcheur, à la plus superbe paire d’ouïes de toutes les eaux de Dieu. Je n’aime le poisson que quand il est cuit dans la sauce; tandis qu’un pêcheur à la ligne est une partie très importante d’un paysage de rivière et par conséquent mérite bien que les canotiers daignent le reconnaître. Il peut toujours vous dire, d’un air doux, où vous vous trouvez et sa présence tranquille sert à accentuer la solitude et le calme et à vous rappeler les citoyens étincelants qui vivent sous votre bateau.
La Sambre serpentait si laborieusement çà et là parmi ses petites collines, qu’il était six heures passées quand nous approchâmes de l’écluse de Quartes. Sur le chemin de halage se trouvaient quelques enfants, avec lesquels la Cigarette se mit à plaisanter pendant qu’ils nous accompagnaient à la course. Ce fut en vain que je l’avertis. En vain lui dis-je en anglais que les gamins sont tout ce qu’il y a de plus dangereux au monde. Une fois que vous avez commencé à plaisanter avec eux, vous êtes bien sûr que cela se terminera par une grêle de pierres. Pour ma part, toutes les fois qu’une observation s’adressait à moi, je souriais doucement et hochais la tête, comme si j’étais quelqu’un d’inoffensif, n’ayant de la langue française qu’une connaissance insuffisante. Car, en vérité, j’ai acquis dans mon pays une telle expérience des enfants que j’aimerais mieux faire la rencontre d’une troupe d’animaux sauvages que d’une bande de vigoureux moutards.
Mais je faisais injure à ces paisibles jeunes Hennuyers. Quand la Cigarette partit aux informations, je débarquai sur la digue, pour fumer une pipe, tout en veillant sur les bateaux, et je devins immédiatement l’objet de la plus aimable curiosité. A cette heure une jeune femme et un paisible adolescent qui avait perdu un bras s’étaient joints aux enfants. Cela me rassura un peu. Quand je prononçai mes deux ou trois premiers mots de français, une petite fille hocha la tête comme une grande personne avec une comique gravité: «Ah! vous voyez, dit-elle; il comprend suffisamment bien, à présent, c’était tout simplement pour nous en faire accroire.» Et les enfants de partir tous à la fois d’un franc éclat de rire.
La nouvelle que nous venions d’Angleterre fit sur eux une vive impression et la petite fille leur apprit que l’Angleterre était une île, «et bien loin d’ici.»
«Oui, vous pouvez le dire, bien loin d’ici,» ajouta le manchot.
Je n’ai jamais senti le mal du pays me serrer le cœur aussi douloureusement qu’à ce moment. Ils semblaient considérer comme si incalculable la distance qui me séparait de l’endroit où j’ai vu le jour!
Ils admirèrent beaucoup les canoës et j’observai chez ces enfants un trait de délicatesse qui mérite d’être mentionné. Désireux de monter en canoë, ils nous avaient assourdis de leurs demandes pendant les derniers cent mètres; et ils nous assourdirent de la même chanson le lendemain, quand nous arrivâmes pour partir. Mais, au moment où les canoës se trouvaient vides, pas un n’ouvrit la bouche pour faire pareille demande. Délicatesse? ou légère appréhension de l’eau peut-être, dans un si frêle esquif? Je hais le cynisme beaucoup plus que le diable; à moins peut-être que les deux ne fassent qu’un. Et cependant le cynisme est un bon tonique; c’est le «tub» froid et la serviette de bain des sentiments, et il est assurément nécessaire à la vie dans les cas de sensibilité trop avancée.
Des bateaux, leurs yeux se portèrent sur mon costume. Ils n’avaient pas assez d’yeux pour regarder ma ceinture rouge, et mon couteau les remplissait de crainte.
«C’est ainsi qu’on fait les couteaux en Angleterre», dit le manchot.
J’étais bien aise qu’il ne sût pas comme on les fait mal de nos jours en Angleterre.
«Ces couteaux sont destinés aux gens qui vont en mer, ajouta-t-il, pour défendre leur vie contre les gros poissons.»
A mesure qu’il parlait, je me sentais devenir aux yeux du petit groupe un personnage de plus en plus romanesque. Et je suppose qu’il en était réellement ainsi. Ma pipe même, bien que ce fut une pipe française en terre et toute ordinaire, assez bien «culottée», comme ils appellent cela en France, était une rareté à leurs yeux, comme une chose venant de si loin. Et si mes plumes n’étaient pas très belles en elles-mêmes, au moins venaient-elles toutes d’outre-mer. Cependant, un détail de mon accoutrement piqua leur curiosité jusqu’à leur faire oublier toute politesse: c’était la malpropreté de mes souliers de toile. Je suppose, quoi qu’il en soit, qu’ils s’imaginaient que la boue était un produit de mon pays. La petite fille (qui était le génie de la bande) étala ses sabots pour les comparer à mes souliers; et j’aurais voulu que vous pussiez voir avec quelle grâce et quelle satisfaction elle le fit.
La «canne» à lait de la jeune femme, une grande amphore de cuivre battu, reposait à quelque distance sur le gazon. Bien aise de me dérober à l’attention publique, et de rendre une partie des compliments que j’avais reçus, je l’admirais de tout cœur, autant pour sa forme que pour sa couleur et je leur dis, ce qui était très vrai, que c’était aussi beau que de l’or. Ils ne furent pas surpris. Ces objets était évidemment l’orgueil du pays. Et les enfants s’étendirent sur la cherté de ces amphores, dont le prix s’élève parfois jusqu’à trente francs pièce. Ils m’expliquèrent comment les ânes les portaient une de chaque côté d’un bât, ce qui faisait un harnais assez coquet en soi-même. On pouvait voir ces amphores, ajoutèrent-ils, dans tout l’arrondissement; et dans les grosses fermes, elles étaient nombreuses et de grande taille.