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A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

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.... lorsque nous longions la forêt de Mormal (page 105.)

Les braves gens de l’auberge de Pont, lorsque nous allâmes chercher nos sacs, furent frappés d’admiration. A la vue de ces deux gracieux petits bateaux, sur chacun desquels flottait un pavillon anglais, et dont un lavage à l’éponge avait fait reluire le vernis, ils commencèrent à s’apercevoir qu’ils avaient reçu des anges, sans s’en douter. L’aubergiste se tenait sur le pont, désolée probablement de s’être fait si peu payer. Son fils courait çà et là et invitait les voisins à venir jouir du spectacle, et nous partîmes sous les yeux d’une véritable foule de spectateurs émerveillés. Ces messieurs, des marchands! allons donc! A présent, vous voyez un peu trop tard leur qualité.

Toute la journée, il tomba des averses, qui dégénérèrent parfois en pluies torrentielles. Nous fûmes trempés jusqu’aux os; puis en partie séchés par le soleil, puis trempés de nouveau. Mais nous eûmes quelques intervalles de calme et un notamment lorsque nous longions la forêt de Mormal. Ce nom sonne mal à l’oreille, mais quel délicieux endroit pour la vue et l’odorat! Toute la partie qui bordait la rivière avait un air solennel, baignant dans l’eau l’extrémité de ses branches et formant dans le haut un mur de feuillage. Qu’est-ce qu’une forêt, sinon une cité de la nature, pleine de créatures vivantes, robustes et inoffensives, où rien n’est mort, où rien n’est dû à la main de l’homme, mais où les citoyens eux-mêmes sont à la fois les maisons et les monuments publics? Il n’est rien d’aussi vivant, et cependant d’aussi calme qu’un bois, et deux compagnons qui passent dans le balancement de leur canoë se sentent bien petits et bien agités en comparaison.

Et certainement de tous les parfums, celui qu’exhalent un grand nombre d’arbres est le plus délicieux et le plus fortifiant. La mer vous a comme une forte odeur qui éclate et vous prend subitement aux narines ainsi que le tabac à priser, et qui provoque en vous la sensation délicate d’une vaste étendue d’eau et de grands navires; mais l’odeur des bois, qui ressemble le plus à celle de la mer par ses propriétés toniques, la surpasse de beaucoup en douceur. De plus l’odeur de la mer est peu variée, celle des bois l’est à l’infini; elle varie avec chaque heure de la journée, non seulement en force, mais en caractère, et à mesure que vous passez d’une zone de la forêt dans une autre, les différentes sortes d’arbres paraissent vivre au milieu de différentes atmosphères. Ordinairement c’est la résine du sapin qui prédomine. Mais il est des bois qui sont plus coquets dans leurs mœurs; et l’haleine de la forêt de Mormal, en parvenant jusqu’à nous par cette pluvieuse après-midi, ne nous apportait rien moins que le parfum délicat de l’églantier.

J’aurais voulu que notre route se continuât indéfiniment parmi les bois. Les arbres forment la société la plus polie. Un vieux chêne qui, dès avant la Réforme, a grandi à l’endroit même où il se dresse, plus élevé que la flèche de bien des clochers, plus majestueux que la plupart des montagnes, et qui est cependant un être vivant sujet aux maladies et à la mort comme vous et moi, n’est-il pas en lui-même un enseignement frappant de l’histoire? Mais le spectacle de vastes étendues de terrain couvertes de pareils patriarches, avec leurs racines contiguës, leurs cimes verdoyantes ondulant au vent comme des vagues, et leurs robustes rejetons qui leur montent jusqu’aux genoux; le spectacle de toute une forêt saine et belle, donnant de la couleur à la lumière et du parfum à l’air, est-ce autre chose que la pièce la plus imposante du répertoire de la nature? Heine désirait reposer comme Merlin sous les chênes de Brocéliande. Pour moi, un seul arbre ne me suffirait pas; mais si la forêt se développait comme un figuier des Banians[2], je voudrais être enterré sous la racine principale; toutes les parties de mon être circuleraient de chêne en chêne; ma conscience se trouverait répandue dans toute la forêt; elle donnerait un cœur commun à cette masse de flèches vertes, qui pourrait aussi se réjouir de sa beauté et de sa dignité. Il me semble sentir des milliers d’écureuils sautant de branche en branche dans mon vaste mausolée; il me semble sentir les oiseaux et les vents effleurant, rapides et joyeux, les cimes de hauteurs inégales qui forment sa voûte de verdure.

Hélas! la forêt de Mormal n’a que fort peu d’étendue et nous n’en longeâmes la lisière que sur un très petit parcours. Le reste du temps, la pluie ne cessa de tomber par ondées et le vent de souffler en rafales, au point qu’on se sentait le cœur fatigué d’un temps aussi changeant et aussi grognon. Chose singulière, les averses commençaient toujours, quand il nous fallait porter nos bateaux de l’autre côté d’une écluse et exposer nos jambes à l’air. Et il en fut ainsi à chaque écluse. Ceci est une sorte de chose qui éveille volontiers en vous un sentiment d’animosité contre la nature. Il ne semblait pas y avoir de raison pour que l’averse ne vînt pas cinq minutes plus tôt ou plus tard, à moins de lui supposer une intention de vous braver. La Cigarette avait un mackintosh, qui le mettait plus ou moins au-dessus de ces contrariétés. Mais il me fallait supporter tout ce mauvais temps, car je n’avais aucun vêtement de ce genre. Je commençai à me rappeler que la nature est femme. Mon compagnon, qui voyait les choses plus en rose, écoutait mes jérémiades avec une grande satisfaction, et y joignait ironiquement les siennes. «C’est comme les marées», disait-il, pour prendre comme exemple une chose analogue, «ça ne sert qu’à embêter les canotiers. Si, ça peut encore avoir un autre but: ça permet à la lune de se glorifier de l’influence qu’on lui attribue sur la production de ce phénomène.» A la dernière écluse, un peu en deçà de Landrecies, je refusai d’aller plus loin; et au beau milieu d’une averse, je m’assis sur la berge pour me ranimer en fumant une pipe. Un alerte vieillard que je pris pour le diable s’approcha de moi, et me questionna sur notre voyage. J’avais le cœur si gros que je lui dévoilai nos projets. Voilà bien, me dit-il, la plus sotte entreprise dont j’aie jamais entendu parler. Comment donc! est-ce que je ne savais pas, me demanda-t-il, qu’il n’y avait que des écluses, des écluses, et toujours des écluses, sur tout le trajet, sans compter qu’à cette saison de l’année, nous allions trouver l’Oise complètement à sec? «Montez en chemin de fer, mon petit jeune homme, et retournez chez vous auprès de vos parents.» Je fus tellement abasourdi par la malice de cet homme que tout ce que je pus faire fut de fixer les yeux sur lui, sans pouvoir dire un mot. Un arbre ne m’aurait jamais tenu pareil langage. Enfin je trouvai quelques paroles pour me tirer d’embarras. Nous avions déjà fait, lui dis-je, un assez long trajet en venant d’Anvers jusqu’ici, et nous ferions le reste en dépit de lui. Oui, ajoutai-je, s’il n’y avait pas d’autre motif, je le ferais à présent, par la seule raison qu’il avait osé dire que nous ne le pourrions pas. L’aimable vieillard me regarda en ricanant, fit une allusion à mon canoë, et s’éloigna tranquillement en hochant la tête.

J’avais encore le cœur tout bouillant d’indignation quand deux jeunes gens m’abordèrent. Ils me prirent pour le domestique de la Cigarette, sans doute parce que je n’avais qu’un simple jersey, tandis que lui portait un mackintosh, et ils me firent beaucoup de questions sur ma place et sur le caractère de mon maître. Je répondis que c’était un assez bon garçon; mais qu’il avait en tête cet absurde voyage. «Oh! non, non,» dit l’un d’eux, «il ne faut pas dire cela; ce n’est pas absurde du tout, c’est très courageux de sa part.» Je crois que ces deux jeunes gens étaient des anges envoyés pour me rendre du courage. Ce fut pour moi une chose vraiment fortifiante de reproduire ainsi toutes les insinuations du vieillard, comme si elles venaient de moi et qu’elles m’eussent été suggérées par mon rôle de domestique mécontent, et de les voir chasser comme autant de mouches par ces admirables jeunes gens.

Quand je racontai cet incident à la Cigarette, «les gens doivent se faire une curieuse idée de la manière d’agir des domestiques anglais,» dit-il sèchement, «car vous m’avez traité en bête brute à l’écluse».

Je fus très mortifié de ces paroles; mais il est de fait que mon caractère avait souffert.

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