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A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

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..... s’élevait au centre du village une grande tour maigre (page 80).

De Quartes on nous avait envoyés à une auberge, mais elle était pleine, ou bien c’est que notre mine ne revint pas à la maîtresse. Il faut avouer qu’avec nos grandes valises de caoutchouc tout humides, nous n’avions guère l’air de gens civilisés. Nous ressemblions plutôt à des marchands de chiffons et d’os, imagina la Cigarette. «Ces messieurs sont des marchands?» demanda l’aubergiste. Et sans attendre une réponse, qu’elle jugeait, je suppose, superflue, dans un cas si évident, elle nous envoya chez un boucher qui habitait près de la tour et prenait des voyageurs à loger.

Nous nous rendîmes chez le boucher. Mais, il était en déménagement et tous les lits étaient démontés; ou bien notre mine ne lui revint pas. En guise d’adieu il nous décocha: «Ces messieurs sont des marchands?»

Il commençait à faire noir pour tout de bon. Nous ne pouvions plus distinguer le visage des gens qui passaient auprès de nous, avec un bonsoir inarticulé. Les ménagères de Pont semblaient très économes de leur huile, car nous ne vîmes pas une seule fenêtre éclairée, dans tout ce long village. Je crois que c’est le plus long village du monde; mais j’ose dire que dans notre situation, chacun de nos pas comptait triple. Nous étions fort découragés quand nous arrivâmes à la dernière auberge. Regardant dans la maison par la porte qui n’était pas éclairée, nous demandâmes timidement si nous pouvions y loger pour la nuit. Une voix de femme consentit sur un ton peu amical. Nous jetâmes nos valises à terre et nous nous mîmes à chercher des chaises.

La salle était dans une complète obscurité, sauf une lueur rougeâtre qu’on voyait aux fentes et au ventilateur du poêle. Mais à présent, l’aubergiste allumait une lampe pour voir ses nouveaux hôtes. Ce fut, je suppose, l’obscurité qui nous épargna une autre expulsion; car je ne puis dire qu’elle eut l’air satisfaite à notre aspect. Nous nous trouvions dans une grande salle nue, ornée de deux estampes allégoriques représentant la Musique et la Peinture, et d’une copie de la loi contre l’ivresse publique. D’un côté, il y avait un petit comptoir, avec une demi-douzaine de bouteilles environ. Deux ouvriers, dans une attitude de fatigue extrême, étaient assis attendant le souper. Une jeune fille de beauté médiocre circulait activement dans la salle avec un enfant de deux ans qui avait sommeil; et l’aubergiste se mit à déranger les pots et les casseroles qui étaient sur le poêle, pour faire cuire quelques biftecks.

«Ces messieurs sont des marchands?» demanda-t-elle d’une voix aigre; et la conversation n’alla pas plus loin. Nous commencions à nous figurer qu’après tout nous pouvions bien être des marchands. Je n’ai jamais connu de gens dont la faculté de faire des conjectures s’étendît dans un espace si restreint que les aubergistes de Pont-sur-Sambre. Mais la politesse et la façon de se comporter n’ont pas un cours plus étendu que les billets de banque. Eloignez-vous seulement assez de votre quartier, et toute la perfection de vos manières ne vous servira de rien. Ces Hennuyers ne pouvaient voir aucune différence entre un marchand ordinaire et nous. Et ce fut pour nous matière à réflexion, pendant qu’on préparait les biftecks, de voir comme ils nous prenaient à leur propre évaluation et comme notre politesse la plus raffinée et nos plus grands efforts pour charmer semblaient absolument convenir à la qualité de marchand. Cela paraît être du moins une excellente preuve en faveur de la profession en France que, même devant de tels juges, nous ne réussîmes point à battre les marchands avec nos propres armes.

Enfin on nous pria de nous mettre à table. Les deux villageois (et l’un d’entre eux avait le visage pâle et un air de complet épuisement avec une apparence maladive, provenant sans doute de l’excès de travail et de l’insuffisance de nourriture) soupèrent d’une seule assiette de soupe au lait, de quelques pommes de terre en robe de chambre, d’une chope de petite bière et d’une tasse de café sucré avec du sucre candi. L’aubergiste, son fils et la jeune fille, dont nous avons parlé plus haut, mangèrent la même chose. Notre repas fut un vrai banquet, en comparaison. Nous eûmes du bifteck, moins tendre qu’il aurait pu l’être, quelques-unes des pommes de terre, un peu de fromage, un second verre de bière et du sucre blanc dans notre café.

Vous voyez ce que c’est que d’être un monsieur,—pardon, ce que c’est que d’être un marchand. Je ne m’étais jamais avisé jusqu’alors, qu’un marchand fut un homme d’importance, dans un cabaret d’ouvriers; mais à présent que je devais en jouer le rôle pendant la soirée, je vis qu’il en était bien ainsi. Il a dans les auberges où il loge à la campagne, à peu près la même prééminence que celui qui prend un salon particulier dans un hôtel. Plus vous y regardez, plus les distinctions de classes sont infinies parmi les hommes; et peut-être par une heureuse dispensation, n’y en a-t-il pas un seul au bas de l’échelle, pas un seul, qui ne puisse se trouver sur quelque autre une certaine supériorité, pour sauvegarder son orgueil.

Nous fûmes assez mécontents de notre nourriture, la Cigarette en particulier; car pour moi, j’essayai de faire croire que l’aventure, le bifteck coriace, tout m’amusait. D’après la maxime de Lucrèce, la vue de la soupe au lait des autres aurait dû donner de la saveur à notre bifteck. Mais nous ne trouvâmes pas qu’il en était ainsi dans la pratique. Théoriquement, vous pouvez savoir que d’autres gens vivent plus pauvrement que vous; mais il n’est pas agréable—j’allais dire, il est contre l’étiquette de l’univers—de s’asseoir à la même table qu’eux, pour prendre sa nourriture supérieure au milieu de leurs croûtes. Je n’avais pas vu pareille chose se passer, depuis le jour où j’avais remarqué à l’école un glouton d’élève mangeant son gâteau d’anniversaire. C’était assez odieux à voir, pouvais-je me rappeler, et je n’avais jamais pensé jouer ce rôle moi-même. Mais une fois de plus, vous voyez ce que c’est que d’être un marchand.

Il n’y a pas de doute que les classes pauvres de notre pays ont beaucoup plus de dispositions à la charité que les classes riches. J’imagine que cela doit venir en grande partie du peu de comparaisons et de distinctions que font ces classes entre les gens aisés et ceux qui ne le sont pas autant. Un ouvrier ou un marchand ne peut s’isoler de ses voisins moins aisés. S’il s’offre une nourriture plus recherchée, il doit le faire en présence d’une douzaine de personnes qui ne le peuvent pas. Est-il quelque chose qui puisse conduire plus directement aux pensées de charité? Ainsi l’homme pauvre, campant à l’écart dans la vie, la voit telle qu’elle est, et il sait que chaque bouchée qu’il met dans son ventre a été arrachée aux mains des affamés.

Mais à un certain degré de prospérité, comme dans une ascension de ballon, l’homme heureux passe à travers une zone de nuages, et les choses sublunaires sont dès lors cachées à sa vue. Il n’aperçoit rien que les corps célestes, tous dans un ordre admirable et positivement aussi beaux que neufs. Il se trouve entouré de la façon la plus touchante des attentions de la Providence et se compare involontairement aux lys et aux alouettes. Il ne chante pas précisément, bien entendu, mais il a dès lors l’air si modeste dans son landau ouvert! Si tout le monde dînait à une seule table, cette philosophie recevrait de rudes chocs.

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