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A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

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PREFACE A LA TRADUCTION


Dans l’œuvre très diverse de Robert Louis Stevenson, en dehors de ses romans fantastiques et de la série de ses romans historiques écossais, qui vivent d’une vie si active et si franche, il y a un coin particulièrement frais et charmant. Ce sont ses récits de voyages, mais non pas de voyages en chemin de fer ou en bateau à vapeur, avec séjours dans les grandes villes, et développements du Murray ou du Bœdeker. Ce n’est point là sa façon: il se plaît à parcourir des parties de pays ignorées, et il veut le voyage avec ses petites péripéties, ses efforts, ses ennuis, ses surprises, le voyage vraiment fait par le voyageur et non par quelque machine à laquelle il se confie. Tantôt il s’en va dans les montagnes avec un âne qu’il a chargé d’objets de campement et de cuisine, et il bivouaque en plein air. Tantôt il descend les rivières sur une fragile périssoire, non sans aventures et sans quelque danger. Il fait le vrai voyage, celui qui demande de l’énergie, du sang-froid, de l’effort physique, de l’endurance, et qui vous récompense par l’exercice et l’accroissement de ces qualités; sans compter le plaisir de mille incidents et de mille aspects inattendus; sans compter un délicieux sentiment d’indépendance. Les émotions et les rencontres du voyageur, notées au jour le jour, un peu à la façon de Topffer, mais avec un sens plus général et plus artistique, ont fourni les jolis carnets de voyage qui se nomment: An Inland Voyage, ou: Travels with a Donkey.

Ce sont des notations pleines de gaîté, de bonne humeur, parsemées de délicats paysages à la fois exacts et larges, de réflexions générales, d’observations bienveillantes, d’une sorte de cordialité envers les gens, du sentiment de la vie au grand air et de ce qu’elle a de bracing, pour employer le terme anglais. Tout cela est exprimé dans une langue qui a fait de Stevenson un des écrivains les plus rares et les plus distingués de l’Angleterre contemporaine; une langue aisée, élégante, naturelle, mesurée, disant tout sans effort, colorée sans surcharge, et d’une merveilleuse souplesse. Sans étalage quoique avec de grandes ressources de vocabulaire, sans tension de syntaxe, elle glisse facilement autour des idées, qui se trouvent saisies et enveloppées sans presque qu’on y ait pris garde, quelque subtiles et fuyantes qu’elles soient. Elle a cette simplicité qui semble naturelle, qui est au fond très savante, dont est fait en grande partie le talent d’un de nos écrivains contemporains: je veux dire d’Anatole France. Mais la langue de celui-ci, pour exquise qu’elle soit, sent le renfermé: elle a une odeur de cabinet de travail ou de salon, un parfum d’autrefois, de fleur desséchée: elle est dépaysée au grand air. Même ses paysages sont vus à travers des vitres: ils ont quelquefois la couleur, ils n’ont jamais la brise. La langue de Stevenson, moins pénétrante, est plus active, plus franchement vivante; elle a plus couru les grands chemins, elle est plus virile, plus saine. On sent qu’elle aurait pu devenir un instrument d’action, tandis que celle de M. France, féminine et comme lassée, n’a foulé que des tapis; elle est sans force et plie, quand elle s’emploie à autre chose qu’à l’art; elle peut toucher à tout, elle ne peut rien soulever.

C’est en France que Stevenson a accompli ses principaux voyages. Sans parler de ses fraîches et riantes pages sur la forêt de Fontainebleau, les Travels with a Donkey ont été faits dans les Cévennes, et An Inland Voyage, au fil de l’Oise. Stevenson a pénétré ainsi dans la véritable vie française. Il la comprend et il l’aime; et s’il n’en fait pas une étude formelle, il la touche sans cesse en passant. Il est, avec Hamerton et Miss Matilda Betham-Edwards, (je ne parle pas du livre de Bodley qui est une enquête sociale), un des auteurs anglais qui ont fait amitié avec l’âme de ce pays, et tenté de la faire connaître à leurs compatriotes. Travail méritoire! Car si les Anglais sont vraisemblablement le peuple le mieux informé sur les autres, ils sont peut-être aussi celui qui comprend le moins les autres. Ils vivent, surtout en ce qui nous concerne, dans un chaos de préjugés héréditaires, de renseignements minuscules, d’ignorances capitales rendues plus dangereuses par une surabondance de détails futiles, dans un clapotis de menus faits, ou radicalement faux, ou déformés par le besoin d’effet, de grossissement et d’importance dont sont atteints, par détérioration professionnelle, les correspondants de leurs journaux. Dans tout cela roulent, plus souvent qu’il ne conviendrait, des mensonges ou des calomnies dont on ne comprend pas qu’ils sortent, sans être écrasés, d’entre les mains d’hommes qui passent pour avoir de l’honneur. Qu’on imagine cette étrange et incohérente matière, entretenue et exploitée par les desseins des hommes politiques, ressassée et exagérée par une hypocrisie à base ethnique et protestante, amplifiée et renouvelée pour fournir, par contraste, une pâture presque quotidienne à l’amour-propre national; qu’on imagine en outre ces déformations et ces grossissements répercutés incessamment par une presse formidable, et on aura une idée de ce que peut devenir, dans des moments d’excitation, le jugement du peuple anglais sur la France. C’est pourquoi nous devons de la reconnaissance aux hommes comme Stevenson, qui prennent la peine de nous connaître, vivent cordialement avec nous, et, se tournant vers leurs compatriotes, avec un sourire et un léger haussement d’épaules, rétablissent les proportions et remettent les choses au point.

Ces carnets de voyage sont des livres dont nous pouvons tirer plusieurs genres de profit. Outre que l’agrément et la belle humeur dont ils sont pleins, et leur irrésistible attrait de promenade intellectuelle sont en soi des choses agréables, ils nous apprennent à nous mieux connaître et à nous voir sous un angle qui est en dehors de nous. Une remarque nouvelle, comme un étranger en fait, nous ouvre parfois les yeux sur des parties inaperçues de nous-mêmes et pénètre dans l’ombre paisible des habitudes. Mais surtout il y a, dans ces pages, un sens si joyeux et si sain de la vie en plein air, un goût si vivant, si frais, des charmes de la nature, un regard si habile à les saisir et à discerner le caractère des sites, un chant si allègre de liberté, qu’elles communiquent leur esprit à ceux qui les lisent. On a envie de grand air, on rêve de voyages sur les rivières ou les grands chemins. Je sais des hommes pour qui les livres de Topffer ont été le premier attrait qui les a conduits en Suisse. Ils lui doivent ce qu’ils ont acquis, dans leurs courses sur les montagnes, de santé, d’entraînement et de hautes impressions. Les livres de Robert Louis Stevenson ont la même vertu qu’ils s’appliquent à des paysages plus voisins de nous, où le décor est plus familier et où l’homme fournit davantage. S’ils inspiraient à quelques-uns de leurs jeunes lecteurs français le désir, si aisément réalisable et à si peu de frais, de voyager à pied, ils seraient rien que par cela une bonne semence. Espérons qu’elle tombera sur quelques pierres qui aimeront à rouler.

M. Lemaire, qui est professeur au lycée de Valenciennes, a choisi avec raison An Inland Voyage, dont les paysages appartiennent à notre région et sont familiers à beaucoup de ceux qui le liront. Il l’a traduit avec beaucoup de conscience et une constante préoccupation d’exactitude. Peut-être ce souci méticuleux lui fait-il perdre parfois un peu du mouvement, de l’allure aisée de l’original. C’est un défaut on the right side. Il a su mener à bien une tâche très délicate. Je ne veux pas le féliciter d’avoir si utilement employé ses loisirs de professeur. Il en a été récompensé, chemin faisant, par l’intérêt de son travail, le plaisir de vivre avec un charmant et sympathique esprit, et le profit de lutter contre cette langue qui, par sa souplesse, est une adversaire redoutable. Je désire plutôt le féliciter de la persévérance avec laquelle, ayant fait ce travail, il a su, malgré l’apathie des éditeurs et la routine des revues, arriver à le produire. J’imagine que cela a dû lui demander plus de peine que sa traduction elle-même. J’espère, et c’est, je crois, sa seule ambition qu’il ne lui en coûtera que son temps. Dans l’Université on trouve que c’est là un encouragement suffisant: le travail se paye par lui-même.

Des tentatives comme celles de M. Lemaire sont le symptôme d’un important progrès accompli dans notre pays. Il ne faut pas être très âgé pour se rappeler dans quel état informe et rudimentaire étaient chez nous la connaissance et l’enseignement des langues vivantes. Par un effort efficace parce qu’il a été continu, les chaires des lycées et de la plupart des collèges ont été graduellement occupées par des hommes qui possèdent à fond la langue qu’ils enseignent. Ils ont tous fait un ou deux ans de séjour dans le pays où on la parle, ils en connaissent la littérature et les mœurs. La majeure partie d’entre eux en reçoit des journaux et des livres; ils continuent à s’intéresser aux œuvres et aux hommes qui y surgissent, aux évènements qui s’y succèdent, aux tentatives sociales ou politiques qui s’y produisent. Leur esprit s’est ouvert à voir autre chose que notre mesquine vie étriquée en d’étroits règlements: ils savent que, dans d’autres conditions, des peuples agissent et prospèrent. Ils parlent de ces choses; leurs conversations sont aussi utiles que leur enseignement; ils sont, à certaines heures, des professeurs, et, à d’autres, les témoins et les avocats de ce qui se fait au-delà de nos frontières. Leur influence sociale peut compléter leurs services professionnels. Si nos directeurs de Revues et de Magazines étaient plus entreprenants et plus avisés, ils trouveraient là une armée de collaborateurs très capables de tenir la France au courant de ce qui se passe au dehors. C’est assurément un grand progrès et un précieux élément infusé dans notre vitalité intellectuelle. Encore quelques années de persévérance et il ne se trouvera plus une seule petite ville, un trou perdu, où ne se rencontre au moins un homme qui soit un centre de culture étrangère, un intermédiaire de comparaisons avec le dehors. Ce seront autant de mèches de mine dans le bloc de notre ignorance et de notre routine; ils pourront contribuer à le disloquer. Par là l’Université aura rendu au pays un de ces profonds services de nutrition silencieuse, qui, heureusement, se poursuivent sous les fièvres, les incohérences et les crises hystériques de la surface.

AUG. ANGELLIER.

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