← Retour

A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

16px
100%

LA FÈRE DE MAUDITE MÉMOIRE


Nous nous attardâmes à Moy une bonne partie de la journée, car nous aimions à philosopher et par principe, nous détestions de faire de longues étapes et de partir de grand matin. L’endroit en outre invitait au repos. Des gens en costume de chasse soigné sortaient du château avec des fusils et des gibecières; et c’était réellement un plaisir de rester derrière, pendant que ces élégants chercheurs de plaisirs choisissaient la première heure du jour pour s’amuser. De cette façon tout le monde peut être aristocrate et jouer le duc parmi les marquis et le monarque régnant parmi les ducs, s’il ne veut que les surpasser en tranquillité. Un maintien imperturbable vient d’une patience parfaite. Les esprits calmes ne sont sujets ni à la perplexité ni à la crainte; mais ils continuent, dans la fortune comme dans l’infortune, à marcher leur pas, comme une horloge pendant les coups de tonnerre d’un orage.

Nous mîmes une toute petite journée pour nous rendre à la Fère; mais le crépuscule tombait et une petite pluie avait commencé, que nous n’avions pas encore remisé les bateaux. La Fère est une ville fortifiée dans une plaine; elle possède une double ceinture de remparts. Entre la première et la seconde s’étend une région de terrains incultes et de parcelles cultivées. Çà et là le long de la route, se trouvaient des affiches défendant au nom du génie militaire d’y pénétrer. Enfin une seconde porte nous donna accès dans la ville elle-même. Les fenêtres éclairées respiraient la gaieté, et des bouffées de bonne cuisine s’en échappaient, imprégnant l’air. La ville était pleine de réservistes, en route pour les grandes manœuvres, et les soldats marchaient rapidement, vêtus de leurs formidables capotes. Splendide, cette soirée, pour qui la passerait à l’abri à dîner et à écouter la pluie sur les fenêtres.

Nous ne pouvions la Cigarette et moi assez nous féliciter de cette perspective, car on nous avait dit qu’il y avait un hôtel hors ligne à la Fère. Nous allions faire un si bon dîner! dormir dans de si bons lits! et pendant tout ce temps, la pluie «pleuvrait» sur les gens sans abri par toute cette région couverte de peupliers. Cela nous faisait venir l’eau à la bouche. L’hôtel portait le nom de quelque animal des bois, cerf ou biche, j’ai oublié lequel. Mais je n’oublierai jamais comme il nous parut spacieux et éminemment habitable, lorsque nous en fûmes tout près. La porte cochère était vivement illuminée, non par intention, mais grâce à la simple superfluité des feux et des lumières de la maison. Un bruit de nombreux plats entrechoqués arrivait à nos oreilles. Une nappe vaste comme un champ s’offrait à nos regards; la cuisine avait l’éclat d’une forge et fleurait comme un jardin de choses à manger.

C’est dans cette cuisine, sanctuaire intime et cœur physiologique d’une hôtellerie, avec tous ses fourneaux en action, tous ses dressoirs chargés de viandes, que vous devez à présent nous supposer faisant notre entrée triomphale, tels deux marchands de chiffons et d’os, mouillés, et portant chacun à la main un sac de caoutchouc souple. Je ne crois pas avoir une image bien exacte de cette cuisine; mais elle me parut remplie des nombreuses calottes blanches des cuisiniers, qui tous se retournèrent de dessus leurs casseroles et nous regardèrent avec surprise. Nul doute quant à la patronne, néanmoins; elle était là, commandant son armée, la face empourprée, l’air courroucé, ne sachant où donner de la tête. A elle je demandai poliment,—trop poliment, au dire de la Cigarette—, si nous pouvions avoir des chambres; elle, cependant, nous toisant froidement de la tête aux pieds.

«Vous trouverez des chambres dans le faubourg», fit-elle remarquer. «Nous avons trop à faire pour nous occuper de pareils à vous.»

Si nous pouvions entrer, changer de vêtements et commander une bouteille de vin, j’avais la certitude de pouvoir arranger les choses. Aussi dis-je: «Si nous ne pouvons coucher, rien ne s’oppose du moins à ce que nous dînions,» et j’allais déposer mon sac.

Terrible fut la convulsion de la nature qui se produisit alors dans le visage de la patronne. Elle se précipita vers nous, et frappant du pied: «Sortez! sortez! à la porte!» vociféra-t-elle.

Je ne sais comment cela se fit; mais l’instant d’après, nous étions dehors, sous la pluie et dans les ténèbres, et je maugréais devant la porte cochère comme un mendiant désappointé. Où étaient les canotiers belges? où, le juge et ses bons vins? où, les grâces d’Origny? Noire, noire était la nuit après la cuisine flamboyante; mais qu’est-ce que c’était auprès de la noire tristesse qui régnait dans nos cœurs? Ce n’était pas la première fois qu’on refusait de me loger. Maintes et maintes fois, j’ai projeté ce que je ferais, si pareille mésaventure m’arrivait encore. Et rien n’est plus facile à projeter. Mais quant à mettre cela à exécution, le cœur tout bouillant devant l’outrage, essayez un peu, une fois seulement, et vous me direz ce que vous avez fait.

C’est fort beau de parler de vagabonds et de moralité. Soyez seulement six heures sous la surveillance de la police, comme cela m’est arrivé, ou qu’on vous chasse brutalement d’un hôtel, vous verrez si cela ne change pas vos vues sur le sujet aussi bien qu’une série de conférences. Tant que vous restez dans les régions supérieures, tout le monde s’inclinant devant vous sur votre passage, il semble que tout est pour le mieux dans les arrangements de la société; mais que vous vous trouviez une fois sous les roues, et vous enverrez la société à tous les diables. Je donne quinze jours d’une pareille existence aux gens les plus respectables; après quoi, je n’offrirai pas un rouge liard de ce qui leur restera de moralité.

Pour ma part, lorsque je fus jeté hors de l’hôtel du Cerf, ou de la Biche, ou de quoi que ce fût, j’aurais mis le feu au temple de Diane, s’il eût été à ma portée. Il n’y avait pas de crime assez complet pour exprimer ma désapprobation des institutions humaines. Quant à la Cigarette, je n’ai jamais vu un homme si changé. «On nous a encore pris pour des marchands,» dit-il. «Grand Dieu, qu’est ce que ce doit être, quand on est réellement un marchand?» Chacune des parties du corps de l’hôtesse était pour lui un sujet de plaintes. Timon était un philanthrope comparé à lui. Et quand il était au plus haut point de sa parabole de malédictions, il s’interrompait soudain et se mettait d’une voix larmoyante à prendre les pauvres en commisération. «Plaise à Dieu,» disait-il, et je ne doute pas que sa prière n’ait été exaucée, «que je ne manque jamais de politesse envers un marchand!» Etait-ce là l’imperturbable Cigarette? Etait-ce bien lui? Ô changement qui dépasse tout ce qu’on peut dire, penser ou croire!

Pendant ce temps le ciel pleurait sur nos têtes, et les fenêtres devenaient plus brillantes à mesure que croissait l’obscurité de la nuit. Nous nous traînions péniblement par les rues de la Fère; nous voyions des magasins et des maisons particulières où des gens dînaient copieusement; nous voyions des écuries où des chevaux de trait avaient le foin et la paille fraîche en abondance; nous voyions quantité de réservistes, qui se désolaient beaucoup de leur sort par cette nuit humide, je n’en doute pas, et soupiraient après leurs foyers rustiques. Mais chacun d’eux n’avait-il pas sa place dans les casernes de la Fère? Et nous, qu’avions-nous?

Il semblait qu’il n’y eût pas d’autre hôtel dans la ville entière. On nous donnait des indications que nous suivions de notre mieux avec, pour résultat, en général, de nous ramener sur le théâtre de notre disgrâce. Nous étions tout ce qu’il y avait de plus navrés, pendant que nous parcourions la Fère, et la Cigarette avait déjà résolu de se coucher sous un peuplier et de dîner à même une miche de pain. Mais juste à l’autre extrémité, la maison qui fait suite à la porte de la ville était pleine de lumière et d’agitation: «A la croix de Malte. Bazin, aubergiste, loge à pied». Telle était l’enseigne. Là nous fûmes reçus.

La salle était pleine de bruyants réservistes qui buvaient et fumaient; et nous fûmes au comble de la joie, lorsque les tambours et les clairons se mirent à parcourir les rues et que tous les soldats sans exception durent saisir vivement leurs shakos et partir à la hâte pour leurs casernes.

Bazin était un homme de haute taille, avec une tendance marquée à l’embonpoint, à la voix douce, au visage délicat et paisible. Nous lui demandâmes de prendre un verre de vin avec nous, mais il refusa donnant pour excuse qu’il avait fait raison aux réservistes toute la journée. Il constituait un type d’ouvrier aubergiste, bien différent de l’individu braillard et disputeur d’Origny. Lui aussi aimait Paris, où il avait travaillé comme peintre décorateur dans sa jeunesse. Il y avait là de telles occasions de s’instruire par soi-même, disait-il. Et pour celui qui aurait lu la description par Zola de la noce de l’ouvrier visitant le Louvre, il serait bon d’avoir entendu Bazin en manière d’antidote. Il avait fait ses délices des musées dans sa jeunesse. «On y voit de petits miracles de travail», disait-il; «c’est ce qui forme un bon ouvrier; cela fait jaillir une étincelle.» Nous lui demandâmes comment il vivait à la Fère. «Je suis marié», dit-il, «et j’ai mes jolis enfants. Mais franchement ce n’est pas une vie. Du matin au soir je fais raison à des tas d’assez braves gens qui ne savent rien».

Avec la nuit le temps s’éclaircit et la lune sortit des nuages. Nous étions assis devant la porte, causant doucement avec Bazin. Au corps de garde, en face, la garde devait continuellement présenter les armes, car les trains d’artillerie de campagne ne cessaient de rentrer en ville à grand fracas émergeant de la nuit, ou des patrouilles de cavaliers passaient au trot, enveloppés dans leurs manteaux. Madame Bazin sortit un moment après. Fatiguée d’avoir travaillé toute la journée, je suppose, elle se blottit amoureusement contre son mari, appuyant la tête contre sa poitrine. Lui avait son bras autour du cou de sa femme et ne cessait de lui tapoter gentiment l’épaule. Je pense que Bazin avait raison et qu’il était réellement marié. De combien peu de gens en peut-on dire autant!

Les Bazin ne surent guère jusqu’à quel point ils nous furent précieux. Ils nous comptèrent la chandelle, la nourriture et la boisson, et les chambres où nous dormîmes. Mais la note ne mentionnait pas la conversation agréable du mari, ni le joli spectacle de leur vie conjugale. Et (autre chose encore qu’ils ne nous firent pas payer) leur politesse nous releva réellement dans notre propre estime. Nous avions soif de considération; toute saignante encore était la plaie que l’insulte avait laissée dans nos cœurs et la politesse avec laquelle on nous traitait semblait nous rendre le rang que nous avions dans le monde.

Comme nous payons peu notre passage dans la vie! Bien que nous ayons continuellement la bourse à la main, la meilleure partie du service reste sans rémunération. Mais j’aime à croire qu’une âme reconnaissante donne autant qu’elle reçoit. Peut-être les Bazin surent-ils combien je les aimais? Peut-être furent-ils, eux aussi, guéris de quelques manques d’égards par les remerciements que je leur fis à ma façon?

Chargement de la publicité...