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A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise

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Ils ne montaient pas au-dessus des genoux de la cathédrale (p. 204).

Le sacristain nous conduisit au sommet de l’une des tours et nous montra les cinq cloches suspendues dans leur campanile. Vue de là-haut la ville était un pavé de mosaïque de toits et de jardins; la vieille ligne des remparts se distinguait sans peine; et le sacristain nous montra au loin, à travers la plaine, entre deux nuages, les tours de Château-Coucy.

Je ne me fatigue jamais des grandes églises. C’est le genre de paysages de montagne que je préfère. L’homme ne fut jamais si bien inspiré que lorsqu’il fit une cathédrale, cette chose aussi une et aussi belle qu’une statue au premier regard, et cependant, aussi vivante et aussi intéressante à l’examen qu’une forêt vue en détail. Il ne faut pas mesurer les clochers d’après les règles de la trigonométrie; ils sont d’une petitesse absurde; et cependant, comme ils sont élevés pour l’œil admirateur! Et là où nous avons tant d’élégantes proportions dont l’une donne naissance à l’autre pour se fondre en un seul tout, il semble que la proportion se soit surpassée elle-même et soit devenue quelque chose de différent et de plus imposant. Ce fut toujours pour moi une chose insondable qu’un homme osât élever la voix pour prêcher dans une cathédrale. Que peut-il dire qui ne soit quelque chose de bien au-dessous? Car malgré les sermons nombreux et variés que j’ai entendus, je n’en ai jamais entendu un seul qui fût aussi expressif qu’une cathédrale. C’est le meilleur des prédicateurs, et elle prêche nuit et jour, vous disant non seulement l’art et les aspirations de l’homme dans le passé, mais éveillant dans votre âme d’ardentes sympathies; ou plutôt, comme tous ceux qui prêchent bien, elle fait de vous votre propre prédicateur, et chacun est en dernier ressort son propre directeur spirituel.

Comme j’étais assis devant l’hôtel au cours de l’après-midi, le tonnerre harmonieux et gémissant de l’orgue s’échappant de l’église flottait dans l’air comme un appel. Il ne me déplaisait pas, étant donné ma passion pour le théâtre, d’assister à un ou deux actes de la pièce; mais je ne pus jamais bien me rendre compte de la nature du service que j’avais sous les yeux. Quatre ou cinq prêtres et autant de choristes chantaient le Miserere devant le grand autel, lorsque j’entrai. Il n’y avait d’autre assistance que quelques vieilles sur des chaises, et quelques vieux agenouillés à même le pavé. Un moment après, un long cortège de jeunes filles, marchant deux à deux, chacune portant à la main un cierge allumé, et toutes vêtues de noir avec un voile blanc, sortit de derrière l’autel et se mit à descendre la nef, les quatre premières portant une Vierge à l’enfant sur une civière. Les prêtres et les choristes agenouillés se relevèrent et s’avancèrent à la suite des jeunes filles en chantant «Ave Maria». Dans cet ordre ils firent le tour de la cathédrale, passant deux fois devant l’endroit où j’étais appuyé contre un pilier. Le prêtre qui semblait occuper le plus haut rang était un étrange vieillard aux yeux baissés. Ses lèvres ne cessaient de marmotter des prières, mais comme il me regardait dans les ténèbres, il ne me fit pas l’effet de les dire du fond du cœur. Deux autres qui avaient la charge de tout le chant étaient de solides gaillards de quarante ans, l’air soldatesque et brutal, l’œil hardi de gens trop nourris. Ils chantaient à tue-tête et lançaient l’Ave Maria comme un refrain de garnison. Les petites filles étaient timides et graves. En remontant lentement la nef latérale chacune jeta un rapide regard sur l’anglais, et la grosse nonne qui remplissait le rôle de maîtresse de cérémonies lui fit absolument perdre contenance en le fixant. Quant aux choristes, du premier au dernier ils se comportèrent mal, comme seuls des jeunes garçons peuvent le faire, et ils gâtèrent cruellement la cérémonie par leurs singeries.

Je saisis en grande partie l’esprit de ce qui se passait. Il serait certes difficile de ne pas comprendre le Miserere, que je considère comme l’œuvre d’un athée. S’il est jamais bon de se mettre au cœur une telle désespérance, le Miserere est la musique convenable, et une cathédrale une scène appropriée. Jusque là, je suis d’accord avec les Catholiques (singulière appellation qu’ils se donnent, après tout). Mais pourquoi, au nom de Dieu, ces choristes de jour de fête? pourquoi ces prêtres qui glissent des regards errants dans l’assistance, tout en feignant d’être en prières? Pourquoi cette grosse dondon de nonne qui met tant de rudesse à diriger sa procession et secoue par le bras les jeunes vierges en défaut? Pourquoi ces crachements, ces reniflements, ces oublis de clefs, et les mille et une petites mésaventures, qui troublent un état d’âme qu’on a laborieusement établi, grâce au plain-chant et à la musique de l’orgue? Les révérends-pères n’ont qu’à aller dans la première salle de spectacle venue pour voir ce qu’on peut faire avec un peu d’art, et comme il est nécessaire, pour susciter les hauts sentiments, d’exercer les figurants et de faire mettre chaque siège à la place convenable.

Il est encore une chose qui m’affligea. Je pouvais supporter un Miserere, moi; car je venais de prendre depuis peu beaucoup d’exercice en plein air. Mais j’aurais voulu voir ailleurs les vieillards. Ce n’était ni le genre de musique, ni le genre de théologie convenable pour des hommes et des femmes qui à cette époque de leur existence ont passé par la plupart des accidents et ont probablement une opinion à eux sur l’élément tragique de la vie. Une personne avancée en âge peut en général se faire à elle-même son propre miserere; et cependant, je remarque qu’elle aime mieux faire du Jubilate Deo son chant ordinaire. En somme, le meilleur exercice religieux pour les gens âgés consiste à se remémorer leur propre expérience; tant d’amis morts, tant d’espérances déçues, tant d’erreurs et de faux pas; mais aussi, tant de jours brillants et de sourires de la providence. Il y a sûrement là matière à un sermon très éloquent.

En somme, tout cela m’avait pénétré d’une solennelle gravité. Dans la petite carte coloriée représentant tout notre «Voyage à la pagaie sur le continent», que mon imagination conserve encore, et déroule parfois pour l’amusement de mes moments de loisir, la cathédrale de Noyon figure à une échelle absurde et doit occuper presque autant de place qu’un département. Je vois encore le visage des prêtres, comme s’ils étaient à mes côtés; et j’entends encore Ave Maria, ora pro nobis résonner à travers l’église. Pour moi tout Noyon est effacé par ces souvenirs qui dominent tout, et je n’ai cure d’en dire davantage sur la ville. Elle n’était tout au plus qu’un amoncellement de toits bruns, où les gens, je crois, mènent dans le calme une vie très honorable. Mais l’ombre de l’église tombe sur elle quand le soleil est bas, et la sonnerie des cinq cloches porte dans tous les quartiers l’annonce que l’orgue a commencé à se faire entendre. Si jamais je me rallie à l’église de Rome, ce sera à condition d’obtenir l’évêché de Noyon-sur-Oise.

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