A la pagaïe : $b sur l'Escaut, le canal de Willebroeck, la Sambre et l'Oise
PRIS POUR ESPION
Le pays où ils voyageaient, cette verte et fraîche vallée du Loing, est plein d’attrait pour ceux qui aiment la gaieté et se plaisent à la solitude. Le temps était superbe; toute la nuit il avait tonné et éclairé, et la pluie était tombée à torrents; mais pendant la journée, le ciel fut sans nuages, le soleil brûlant, l’air vif et pur. Ils allaient séparés: la Cigarette traînant derrière assez philosophiquement, le maigre Aréthuse marchant devant de son pas rapide. De cette façon chacun jouissait de ses propres réflexions le long du chemin; chacun avait sans doute le temps d’en être fatigué, avant de rencontrer son camarade à l’auberge désignée; et les plaisirs de la société et de la solitude se combinaient pour remplir la journée. L’Aréthuse portait dans son havresac les œuvres de Charles d’Orléans et employait quelques-unes des heures du voyage à l’élaboration de rondeaux anglais. Il a dû ainsi précéder dans cette voie Mr. Lang, Mr. Dobson, Mr. Henley, et tous les faiseurs de rondeaux contemporains; mais pour de bonnes raisons, il sera le dernier à publier ce qu’il a écrit. La Cigarette marchait chargé d’un volume de Michelet et ces deux livres, on le verra, jouèrent un rôle dans l’aventure suivante.
L’Aréthuse était vêtu d’une façon peu sage. Il n’apporte aucune recherche à sa toilette; mais en tous cas, il ne fut jamais si mal inspiré que dans cette excursion. Il était en effet parti, sans avoir eu le temps de se retourner, de Barbizon, l’endroit le moins à la mode d’Europe. Sur la tête il portait une calotte de fumeur, faite aux Indes, et dont le galon d’or était piteusement éraillé et terni. Une chemise de flanelle d’une agréable teinte sombre, que les esprits satiriques qualifiaient de noire; un veston de cheviotte claire, fait par un bon tailleur anglais, un pantalon de toile de confection à bon marché et des guêtres de cuir complétaient son accoutrement. Sa personne est exceptionnellement maigre et son visage n’est pas, comme celui de mortels plus heureux, un certificat. Pendant des années il n’a pu passer une frontière, ni entrer dans une banque, sans être l’objet de soupçons. Partout sauf dans sa ville natale, la police le regardait de travers, et (bien que je sois sûr que ceci ne sera pas cru) on vient de lui refuser l’accès du Casino de Monte-Carlo. Si vous voulez bien vous le figurer vêtu comme on vient de le dépeindre, courbé sous son havresac, marchant à près de huit kilomètres à l’heure, avec les plis du pantalon de confection flottant autour de ses jambes héronnières, et si vous y ajoutez les regards qu’il ne cessait de jeter vivement autour de lui, comme s’il avait peur d’être poursuivi, le personnage ainsi réalisé est loin d’être rassurant. Lorsque Villon cheminait, (suivant peut-être la même riante vallée), pour se rendre en exil dans le Roussillon, je me demande s’il n’avait pas quelque ressemblance avec lui. Il avait sans aucun doute quelques préoccupations du même genre, car il a dû, lui aussi, chemin faisant, tourner des vers dans son cerveau, mais avec plus de bonheur que son successeur. Et s’il a eu quelque chose comme le même temps inspirateur, les mêmes nuits de vacarme, des hommes en armure dégringolant avec fracas l’escalier du ciel, la pluie sifflant sur les rues du village, l’œil farouche du taureau de la tempête lançant ses éclairs toute la nuit dans la chambre nue de l’auberge, le même doux retour de la lumière, le même insondable bleu du midi, les mêmes soirs alcyoniens[8] et fortement colorés et surtout, s’il a eu quelque chose comme un aussi bon camarade, quelque chose comme un goût aussi vif pour ce qu’il voyait et ce qu’il mangeait, et pour les cours d’eau où il se baignait et le fatras qu’il écrivait, j’échangerais volontiers de grands domaines aujourd’hui avec le pauvre exilé, et je croirais encore gagner au change.
Mais il y avait entre les deux voyages un autre point de similitude qui devait coûter cher à l’Aréthuse: ils se firent tous deux en des jours de sécurité incomplète. C’était peu après la guerre franco-allemande. Si rapide que soit l’oubli chez l’homme, ce coin de pays fourmillait encore d’histoires de uhlans et de sentinelles avancées, et de gens qui avaient été à deux doigts de la corde d’ignominie, et de charmantes amitiés momentanées entre l’envahisseur et l’envahi. Un an, deux ans après au plus, vous auriez pu parcourir ce pays en tous sens sans entendre une seule anecdote; et un an ou deux plus tard, vous auriez (à supposer que vous fussiez un jeune homme de mauvaise mine, affublé d’une façon indéfinissable) circulé dans la région en toute sûreté. Car, de même que d’autres choses intéressantes, le spectre de l’espion prussien aurait quelque peu pâli dans l’imagination des gens.
Malgré tout cela, notre voyageur avait dépassé Château-Renard, avant d’avoir conscience de l’attention qu’il soulevait. Sur la route, entre cet endroit et Châtillon-sur-Loing, cependant, il rencontra un facteur rural. Ils lièrent conversation et causèrent de choses et d’autres. Mais tous les sujets qu’ils abordèrent laissaient le facteur visiblement préoccupé, et ses yeux restaient invariablement braqués sur le havresac de l’Aréthuse. Enfin, d’un air de mystère et de malice, il s’enquit de ce que contenait le sac, et sur la réponse de l’Aréthuse, il hocha la tête avec une bienveillante incrédulité: «Non, dit-il, non, vous avez des portraits.» Puis d’une voix insinuante, «Voyons, montrez-moi les portraits!» Il se passa quelques instants avant que l’Aréthuse, partant d’un éclat de rire, devinât ce que voulait le facteur. Par portraits il entendait des photographies obscènes; et dans l’Aréthuse, auteur austère et encore à ses débuts, il avait cru reconnaître un colporteur de choses pornographiques. Quand les paysans en France se sont mis dans la tête qu’une personne exerce telle profession, toute argumentation est inutile. Pendant tout le reste de la route le facteur déploya toutes les ressources de son éloquence, pour que le voyageur le laissât jeter un coup d’œil sur la collection. Il employait tantôt les reproches tantôt les raisonnements: «Voyons, je ne le dirai à personne.» Puis il essaya de la corruption et insista pour me payer un verre de vin; et enfin, lorsque leurs routes se séparèrent: «Non, dit-il, ce n’est pas bien de votre part. Oh! non, ce n’est pas bien!» Et hochant la tête de l’air sentimental d’un homme qu’on a lésé, il partit pas trop satisfait.
Sur certaines petites difficultés que rencontra l’Aréthuse à Châtillon-sur-Loing, je n’ai pas le loisir de m’étendre; un autre Châtillon, de plus triste mémoire, sollicite trop mon attention. Mais le lendemain, dans un certain hameau appelé la Jussière, il s’arrêta pour boire un verre de sirop dans un cabaret très pauvre et très nu. La cabaretière, une femme avenante qui donnait le sein à un enfant, examina le voyageur d’un air bienveillant et pitoyable. «Vous n’êtes pas de ce département?» demanda-t-elle. L’Aréthuse lui dit qu’il était Anglais. «Ah! fit-elle surprise. Nous n’avons pas d’Anglais; nous avons beaucoup d’Italiens pourtant, et ils font très bien; ils ne se plaignent pas des gens du pays. Il se peut qu’un Anglais y fasse très bien aussi; ce sera quelque chose de nouveau.» Et ici une remarque, obscure pour l’Aréthuse, et qu’il chercha à éclaircir tout en buvant sa grenadine. Mais quand il se leva et demanda ce qu’il devait, la lumière se fit en lui, soudaine comme l’éclair. «Oh! pour vous, répondit la cabaretière, un sou!» Pour vous! Par le ciel! elle le prenait pour un mendiant. Il donna son sou, sentant qu’il aurait eu mauvaise grâce à la tirer de son erreur. Mais quand il se retrouva dehors, sur la route, il se sentit intérieurement vexé. La conscience n’est pas un habile monsieur, c’est un être brut et rabbinique[9]; et sa conscience lui disait qu’il avait volé le sirop.
Cette nuit-là nos voyageurs couchèrent à Gien. Le lendemain ils passèrent le fleuve et s’avancèrent (séparément selon leur habitude) pour couvrir la courte étape qui devait les conduire, à travers la plaine verte, du côté du Berri, à Châtillon-sur-Loire. C’était l’ouverture de la chasse, et l’air retentissait des détonations des armes à feu et des cris d’admiration des chasseurs. Par dessus notre tête les oiseaux étaient dans la consternation, tourbillonnant en nuages, se posant et reprenant leur vol. Et cependant, avec toute cette agitation de chaque côté, la route elle-même était solitaire. L’Aréthuse fuma une pipe près d’une borne kilométrique, et je me rappelle qu’il passa une revue très exacte de tout ce qu’il devait faire à Châtillon: il devait s’offrir le plaisir d’un bain froid, changer de linge et attendre l’arrivée de la Cigarette, dans une sublime inaction, au bord de la Loire. Enflammé par ces idées, il n’en poussa que plus rapidement en avant et arriva de bonne heure dans l’après-midi, tout fumant de sueur, à l’entrée de cette ville de malheur. Le chevalier Roland à la sombre tour vint.
Un gendarme poli projeta son ombre sur le chemin.
«Monsieur est voyageur?» demanda-t-il.
Et l’Aréthuse, fort de son innocence et oubliant son méchant accoutrement, répliqua,—je dirai presque avec gaieté: «il paraîtrait que oui.»
Ses papiers sont en ordre? dit le gendarme. Et lorsque l’Aréthuse, avec une légère altération dans la voix, convint qu’il n’avait pas de papiers, on l’informa (assez poliment) qu’il devait comparaître devant le commissaire.
Le Commissaire était assis à une table, dans sa chambre à coucher, sans autre vêtement que sa chemise et son pantalon, et malgré cela transpirant abondamment; et lorsqu’il tourna vers le prisonnier une grosse face inintelligente qui, comme celle de Bardolph, n’était que boutons et pustules, les gens les plus bouchés auraient pu se préparer à souffrir. Je me trouvais devant un homme stupide, à qui la chaleur donnait envie de dormir, furieux d’être dérangé, insensible aux prières comme aux arguments.
Le Commissaire.—Vous n’avez pas de papiers?
L’Aréthuse.—Pas ici.
Le Commissaire.—Pourquoi?
L’Aréthuse.—Je les ai laissés derrière dans ma valise.
Le Commissaire.—Vous savez cependant, qu’il est défendu de circuler sans papiers?
L’Aréthuse.—Pardon. Je suis convaincu du contraire. Je suis ici dans mes droits, comme sujet anglais, en vertu d’un traité international.
Le Commissaire (avec mépris). Vous vous prétendez Anglais?
L’Aréthuse.—Oui.
Le Commissaire.—Hum! Quelle est votre profession?
L’Aréthuse.—Je suis avocat en Ecosse.
Le Commissaire (singulièrement gêné).—Avocat en Ecosse! Avez-vous la prétention de gagner votre vie avec cela dans ce département?
L’Aréthuse se défendit modestement de cette prétention. Le Commissaire avait gagné une manche.
Le Commissaire.—Pourquoi donc voyagez-vous?
L’Aréthuse.—Je voyage pour mon agrément.
Le Commissaire (montrant le havresac et avec une sublime incrédulité). Voyez-vous, je suis un homme intelligent.
Le coupable demeurant muet à ce coup droit, le Commissaire savoura un moment son triomphe; puis il demanda (comme le facteur, mais il s’attendait à y trouver des choses bien différentes) à voir le contenu du havresac. Et ici l’Aréthuse, qui n’avait pas encore un sentiment bien net de sa position, commit une grave méprise. Il y avait peu ou pas de meubles dans la pièce, à part la chaise et la table du Commissaire; et pour faciliter les choses, l’Aréthuse (le plus innocemment du monde) appuya le havresac sur un coin du lit. Le Commissaire bondit positivement de sa chaise; son visage et son cou devinrent rouge-pourpre, presque bleus; et il cria de mettre sur le parquet l’objet profanateur.
Le havresac se trouva contenir des chemises, des souliers, des chaussettes et des pantalons de toile de rechange, un petit nécessaire de toilette, un morceau de savon dans l’un des souliers, deux volumes de la Collection Jannet intitulés Poésies de Charles d’Orléans, une carte géographique et un cahier de traductions contenant diverses notes en prose et les remarquables rondeaux anglais qui jusqu’ici n’ont pas encore été publiés. Le Commissaire de Châtillon est la seule personne vivante qui ait jeté un regard sur ces bagatelles artistiques. Il retourna de façon blessante l’assortiment du bout du doigt; à voir la manière dont il touchait ces choses, il était évident qu’il considérait l’Aréthuse et tout ce qui lui appartenait, comme le temple même de l’infection. Il n’y avait cependant rien de suspect dans la carte, rien de réellement criminel que les rondeaux; quant à Charles d’Orléans, pour l’esprit ignorant du prisonnier, il semblait valoir un certificat, et il était à croire que la farce allait finir.
L’inquisiteur reprit son siège.
Le Commissaire (après une pause).—Eh bien! Je vais vous dire ce que vous êtes. Vous êtes Allemand et vous venez chanter à la foire.
L’Aréthuse.—Vous plairait-il de m’entendre chanter? Je pense que je pourrai vous convaincre du contraire.
Le Commissaire.—Pas de plaisanterie, monsieur.
L’Aréthuse.—Eh bien! Monsieur, faites-moi au moins le plaisir de regarder ce livre. Ici; je l’ouvre les yeux fermés. Lisez l’un de ces chants; celui-ci, par exemple; et dites-moi, vous qui êtes un homme intelligent, s’il serait possible de chanter cela dans une foire.
Le Commissaire (d’un air entendu).—Mais oui; très bien.
L’Aréthuse.—Comment! Monsieur, vous ne remarquez pas que c’est en vieux langage? C’est difficile à comprendre, même pour vous et pour moi; mais pour un auditoire de foire, ce serait incompréhensible.
Le Commissaire (prenant une plume).—Enfin, il faut en finir. Votre nom?
L’Aréthuse (parlant rapidement et mangeant ses mots à la façon des Anglais).—Robert Louis Stev’ns’n.
Le Commissaire (ayant bataillé à plusieurs reprises avec sa plume).—Eh bien! il faut se passer du nom. Ça ne s’écrit pas.
Ce qui précède est un résumé sommaire de cette importante conversation, dans lequel je me suis surtout préoccupé de conserver la fleur des paroles du Commissaire. Mais du reste de la scène, l’Aréthuse, par suite peut-être de sa colère croissante, n’a gardé dans sa mémoire qu’un souvenir assez vague. Le Commissaire n’avait pas, je pense, la pratique des lettres; à peine du moins, eut-il pris la plume en main et se fut-il embarqué dans la composition du procès-verbal, qu’il devint manifestement plus impoli et commença à montrer de la prédilection pour la plus simple de toutes les formes de répartie: «Vous mentez.» Plusieurs fois l’Aréthuse passa là-dessus; puis soudain, il s’enflamma, refusa d’accepter plus d’insultes ou de répondre à d’autres questions, défia le Commissaire de lui faire tout le mal qu’il pourrait, et lui promit que, s’il le faisait, il s’en repentirait amèrement. Peut-être, s’il avait eu cet air hautain dès le début, au lieu de prendre les choses d’abord sur un ton badin et de continuer par des arguments, l’affaire aurait-elle pu tourner autrement? Car si loin que les choses fussent allées[10], en ce moment, le Commissaire était visiblement hésitant. Mais il était trop tard; il avait été mis au défi; le procès-verbal était commencé; et carrant les coudes sur la table, il se reprit à écrire, et l’Aréthuse fut conduit en prison.
A quelques pas en descendant la route brûlante se trouvait la gendarmerie. C’est là que notre infortuné fut conduit et qu’il reçut l’ordre de vider ses poches. Un mouchoir, une plume, un crayon, une pipe et du tabac, des allumettes et une dizaine de francs de monnaie, voilà tout. Pas une lettre, pas un chiffre, pas le moindre écrit, soit pour établir son identité, soit pour le condamner. Le gendarme lui-même était épouvanté devant un tel dénûment.
«Je regrette, dit-il, de vous avoir arrêté, car je vois que vous n’êtes pas un voyou.» Et il lui promit d’être aussi indulgent que possible.
L’Aréthuse ainsi encouragé demanda sa pipe. Cela, lui dit-on, était impossible; mais s’il chiquait, il pourrait avoir du tabac. Il ne chiqua pas cependant, et demanda à avoir son mouchoir à la place.
«Non, dit le gendarme. Nous avons eu des histoires de gens qui se sont pendus.»
Quoi! s’écria l’Aréthuse. C’est pour cela que vous me refusez mon mouchoir. Mais voyez donc combien il me serait plus facile de me pendre avec mon pantalon.
L’homme fut frappé par la nouveauté de l’idée; mais il ne voulut pas démordre de ses prétextes et se borna à réitérer de vagues offres de service.
Au moins, dit l’Aréthuse, ne manquez pas d’arrêter mon camarade; il me suivra sans tarder sur la même route, et vous pourrez le reconnaître au sac qu’il portera sur les épaules.
Ceci promis, le prisonnier fut emmené dans l’arrière-cour du bâtiment; une porte de cave fut ouverte, on lui fit signe de descendre l’escalier; puis les verrous grincèrent et les chaînes retentirent derrière lui pendant sa descente.
L’esprit philosophique et plus encore l’esprit d’imagination est apte à se supposer en état de faire face à tout terrible accident. La prison, entre autres maux, était un de ceux qu’avait souvent affrontés l’intrépide Aréthuse. Au moment même où il descendait l’escalier, il se disait que c’était là une fameuse occasion de composer un rondeau et que, comme les linottes emprisonnées du mélodieux cavalier, il rendrait lui aussi sa prison harmonieuse. Je vais dire la vérité tout de suite: le rondeau ne fut jamais écrit; sans quoi, il serait imprimé ici, pour faire naître un sourire. Deux raisons intervinrent: la première morale, la seconde physique.
Une des curiosités de la nature humaine c’est que, bien que tous les hommes soient menteurs, aucun d’eux ne souffre qu’on lui applique cette qualification. La recevoir et l’accepter d’une âme égale est un effort plus que stoïque, et l’Aréthuse qui n’avait pu avaler cette insulte sentait bouillonner dans son cœur la lave incandescente de sa colère étouffée. Mais la raison physique eut aussi son rôle. La cave dans laquelle il était enfermé se trouvait à quelques pieds sous terre; elle n’était éclairée que par une étroite ouverture sans vitre, pratiquée au haut du mur et masquée par les feuilles d’une vigne verte. Les murs étaient de maçonnerie nue; pour plancher, rien que le sol; en fait de meubles, un bassin en terre cuite, une cruche à eau et une couchette en bois avec, pour couverture, un manteau gris-bleu. D’être arraché à l’air chaud d’une après-midi d’été, à la réverbération de la route, et au mouvement d’une marche rapide, pour être plongé dans l’obscurité et l’humidité de ce réceptacle à vagabonds, cela glaça instantanément le sang de l’Aréthuse. Et vous allez voir comme il faut peu de chose pour constituer une souffrance: le sol était excessivement raboteux sous les pieds; il gardait encore jusqu’aux marques laissées, je suppose, par les coups de bêche des ouvriers qui creusèrent les fondations de la caserne; et tant à cause du peu de clarté que de la surface inégale, il était impossible de marcher.
L’auteur coffré résista un bon moment, mais le froid glacial de la place le pénétrait de plus en plus; et à la longue, avec toute la répugnance que vous pouvez imaginer, il en fut réduit à grimper sur le lit et à s’envelopper dans la couverture publique. Le voilà donc couché, presque grelottant, plongé dans une demi-obscurité, enroulé dans un vêtement dont il redoutait le contact comme la peste, et (dans un état d’esprit fort éloigné de la résignation) passant en revue la kyrielle d’insultes qu’il venait de recevoir. Ce ne sont point là circonstances favorables à la muse.
Pendant ce temps (pour en revenir au dehors, où le soleil brillait toujours et où les coups de feu des chasseurs retentissaient encore par toute la plaine semée de bouquets d’arbres,) la Cigarette s’approchait marchant de son pas plus philosophique. En ces jours de liberté et de santé, il fut le compagnon fidèle de l’Aréthuse et il eut de fréquentes occasions de partager la défaveur de celui-ci auprès de la police. Que de coupes amères il a vidées avec ce désastreux camarade! Il était, lui, né pour flotter aisément à travers la vie, la noblesse de ses traits et l’élégance de ses manières prévenant tout le monde en sa faveur. Il n’y avait qu’une seule chose suspecte qu’il ne pouvait éloigner: la présence de son compagnon. Il n’oubliera pas de sitôt le Commissaire de ce qu’on appelle ironiquement la ville libre de Francfort-sur-le-Mein, ni la frontière franco-belge, ni l’hôtel à la Fère; enfin (et ce n’aura pas été sa moindre mésaventure) il est à peu près certain qu’il se souviendra de Châtillon-sur-Loire.
A l’entrée de la ville, le gendarme le cueillit comme une fleur des chemins; et un moment après, deux personnes, au comble de la surprise, étaient confrontées dans le bureau du Commissaire. Car si la Cigarette fut surpris d’être arrêté, le Commissaire ne fut pas moins renversé par l’aspect et la mise de son prisonnier. Celui-ci était un homme au sujet duquel il ne pouvait y avoir aucune méprise, un homme d’une distinction incontestable et inattaquable, tiré à quatre épingles, vêtu non seulement avec propreté mais avec élégance, prêt à exhiber son passe-port au premier mot et bien pourvu d’argent; un homme que le Commissaire aurait salué d’un grand coup de chapeau, si par hasard il l’avait rencontré sur la grand’route; et ce beau cavalier réclamait sans vergogne l’Aréthuse comme étant son camarade. La conclusion de l’entrevue était décidée d’avance. Parmi les choses humoristiques qui s’y dirent, il n’en est qu’une dont je me souvienne: «Baronnet?» demanda le magistrat, relevant les yeux de dessus le passe-port. «Alors, monsieur, vous êtes le fils d’un baron?» Et quand la Cigarette eut nié (sa seule faute pendant toute l’entrevue) cette douce accusation, «Alors», reprit le Commissaire, «ce n’est pas votre passe-port?» Mais c’étaient là des coups de foudre sans effet; il n’avait jamais songé à mettre la main sur la Cigarette; bientôt, il tomba dans un état d’admiration sans bornes, dévorant des yeux le contenu du havresac, faisant l’éloge du tailleur de notre ami. Ah! quel hôte honorable le Commissaire recevait en ce moment! Comme ses vêtements étaient bien appropriés à la chaleur de la saison! Quelles superbes cartes, quel attrayant ouvrage d’histoire, il portait dans son havresac! Il n’y avait plus à présent, vous le comprenez, qu’un seul point, sur lequel ils ne fussent pas d’accord: Qu’allait-on faire de l’Aréthuse? la Cigarette demandant sa mise en liberté, le Commissaire le réclamant toujours comme la propriété du cachot. Or, il se trouvait que la Cigarette avait passé quelques années de sa vie en Egypte, où il avait fait connaissance avec deux choses très mauvaises: le choléra morbus et les pachas; et dans l’œil du Commissaire en train de feuilleter le volume de Michelet, il semblait à notre voyageur qu’il y avait quelque chose de Turc. Je passe légèrement sur ceci; il est très possible qu’il y eût quelque malentendu; très possible, que le Commissaire (charmé de son visiteur) supposât l’attraction réciproque, et prît pour un acte d’amitié croissante ce que la Cigarette de son côté regardait comme un moyen de corruption. Quoiqu’il en soit, y eut-il jamais moyen de corruption plus singulier qu’un volume dépareillé de l’histoire de Michelet? L’ouvrage lui fut promis pour le lendemain, avant notre départ; et bientôt après, soit que son désir fût satisfait, soit qu’il ne voulût pas demeurer en reste de procédés amicaux: «Eh bien! dit-il, je suppose qu’il faut lâcher votre camarade». Et il mit en pièces ce régal d’humour, le procès-verbal inachevé. Ah! s’il avait seulement déchiré à la place les rondeaux de l’Aréthuse! Beaucoup d’ouvrages furent brûlés à Alexandrie, beaucoup sont conservés précieusement au British Museum que, certes, je donnerais volontiers pour le procès-verbal de Châtillon. Pauvre Commissaire au visage couvert de pustules! Je commence à regretter qu’il n’ait jamais eu son Michelet; car j’aperçois en lui de beaux traits d’humanité, une forte dose de stupidité, du zèle dans ses fonctions de magistrat, un certain goût pour les lettres, une prompte admiration pour ce qui est admirable. Et s’il n’admira pas l’Aréthuse, il ne fut pas le seul.
Soudain un bruit de verrous et de chaînes arriva aux oreilles du prisonnier, grelottant sous la couverture publique. Il sauta vivement à terre, prêt à accueillir avec joie un compagnon d’infortune; mais au lieu de cela, la porte vivement s’ouvrit toute grande, le gendarme ami apparut au haut de l’escalier, dans l’éblouissante clarté du jour, et avec un geste magnifique, (c’était sans doute un amateur de drame)—«Vous êtes libre!» dit-il. Ce n’était pas trop tôt pour l’Aréthuse. Je ne sais si son emprisonnement avait duré une demi-heure; mais à la montre de l’esprit, (et l’Aréthuse n’en portait pas d’autre) le temps lui avait paru huit fois plus long. Et escaladant les marches de l’escalier, il passa avec ravissement de la fraîcheur de la cave à la chaleur réconfortante du soleil de l’après-midi; et l’haleine de la terre lui arriva aussi douce que celle d’une vache; et de nouveau, il entendit, suave volupté, l’accord des bruits délicats que nous appelons le bourdonnement de la vie.
On pourrait croire que mon histoire finit ici; mais pas du tout. Ceci n’était qu’un arrêt de la pièce et non pas le baisser du rideau. Sur la scène qui suivit, en face de la gendarmerie, je me fais scrupule de m’étendre, puisqu’il y a une dame en cause. La femme du maréchal-des-logis était une belle personne; et cependant, l’Aréthuse ne fut pas fâché de quitter sa société. En sa mémoire traîne encore un vague souvenir des traits de cette femme, fraîche comme une pêche, par cette après-midi torride; mais il se rappelle mieux sa conversation: «Vous avez là un très beau salon», dit l’infortuné.—«Ah!» dit madame la maréchale (des logis), «vous êtes bien familiarisé avec de pareils salons!» Et il vous aurait fallu voir de quel œil dur et méprisant elle toisait le vagabond debout devant elle! Je ne pense pas qu’il ait jamais haï le Commissaire; mais avant que cette entrevue touchât à sa fin, il haïssait Madame la Maréchale. Sa colère, si j’en crois quelqu’un qui était présent, se trahissait par le feu de ses regards, la pâleur de son visage, le tremblement de sa voix. Madame, pendant ce temps, goûtait les joies du matador, le piquant de mots acérés, et lui faisant baisser les yeux sous son regard froid.
Grande, certes, fut sa joie de ne plus être avec cette dame; plus grande encore celle qu’il éprouva à s’attabler devant un excellent dîner, à l’auberge. Ici aussi, les voyageurs méprisés réussirent à lier connaissance avec leur plus proche voisin, un monsieur de l’endroit de retour de la chasse et qui eut le bon goût de prendre plaisir à leur société. Le dîner terminé, le monsieur proposa de faire plus ample connaissance au café.
Le café était bondé de chasseurs qui expliquaient bruyamment à tout le monde le peu de volume de leurs carniers. Vers le centre de la salle la Cigarette et l’Aréthuse étaient assis avec leur nouvelle connaissance; trio très satisfait; car les voyageurs, après leur récente expérience, étaient avides de considération et leur chasseur fier d’avoir une paire de patients auditeurs. Soudain la porte vitrée s’ouvrit avec fracas; dans l’encadrement, le maréchal des logis apparut, magnifique sous son ceinturon et ses aiguillettes, traversa la salle à grands pas, avec un bruit d’éperons et d’armes, et disparut par une porte à l’autre bout. Sur ses talons venait le gendarme à qui l’Aréthuse avait eu affaire dans l’après-midi, imitant avec une nuance marquée le port impérial de son supérieur. Seulement en passant, il frappa légèrement du plat de la main sur l’épaule de son ex-prisonnier, et de ce ton retentissant, dramatique, dont il avait le secret: «Suivez», dit-il.
L’arrestation des membres du Parlement, le serment du jeu de paume, la signature de la déclaration d’indépendance, le discours de Marc Antoine, toutes les nobles scènes de l’histoire, je les conçois comme assez semblables à cette soirée du café de Châtillon. La terreur planait sur l’assemblée. Un moment après, quand l’Aréthuse eut suivi à l’autre bout de la maison ceux qui de nouveau le faisaient prisonnier, la Cigarette se trouva seul devant son café au milieu d’un cercle de chaises et de tables vides; tous les exubérants chasseurs se pressaient dans les coins; leurs voix tumultueuses à présent réduites à des chuchotements, et leurs yeux lui lançant des regards furtifs comme à un lépreux.
Et l’Aréthuse? Il avait, lui, une entrevue longue et parfois pénible dans l’arrière-cuisine. Le maréchal des logis, un très bel homme, intelligent et honnête tout à la fois, à mon avis n’avait pas d’opinion claire sur l’affaire. Il pensait que le commissaire avait eu tort; mais il ne voulait pas attirer des désagréments à ses subordonnés; et il fit une proposition, puis une autre, puis une autre encore; et à toutes l’Aréthuse (qui sentait sa position devenir meilleure) faisait des objections.
«Bref, suggéra l’Aréthuse, vous désirez vous laver les mains de toute autre responsabilité? Eh bien! Alors laissez-moi aller à Paris.»
Le maréchal des logis tira sa montre.
«Vous pouvez, dit-il, prendre le train pour Paris à dix heures».
Et le lendemain, à midi, les voyageurs racontaient leur mésaventure dans la salle à manger chez Siron.
Robert Louis STEVENSON.
Traduit de l’Anglais par Lucien LEMAIRE.
NOTES
[1] Tout ce dernier paragraphe est une allusion directe à la répugnance de l’auteur pour la profession d’ingénieur que ses parents lui avaient fait embrasser. Il prit finalement la décision de la quitter, malgré l’opposition de toute sa famille, désolée de le voir abandonner une profession si respectable pour une carrière aussi aléatoire que celle des lettres. Heureusement l’évènement lui donna raison et ses parents n’eurent plus tard qu’à se réjouir de ses succès littéraires.
[2] Le figuier des Banians est un arbre de l’Inde sur lequel on recueille la gomme laque. Cet arbre a une façon extraordinaire de se propager; les branches qui en forment la cime émettent des pousses grêles qui descendent verticalement et s’allongent de plus en plus, jusqu’à ce qu’elles touchent le sol. Elles y prennent bientôt racine, grossissent et forment comme autant de colonnes qui soutiennent la tête de l’arbre. Le tronc de celui-ci peut périr sans que la cime meure, et de nouvelles colonnes s’ajoutent toujours aux anciennes. Il en résulte comme une petite forêt, provenant d’un seul tronc. On voit à Nerbuddah un figuier des pagodes qui occupe une surface de six à sept cents mètres de circonférence.
(Note du traducteur).
[3] Allusion à une poésie de Burns intitulée: «A une Marguerite de montagne,» dans laquelle il plaint le sort d’une marguerite qu’il a retournée et déracinée avec sa charrue. La pièce, très jolie, comprend 9 strophes de 6 vers chacune.
[4] Shakespeare. La nuit des rois. Scène IV. Acte II.
N. d. T.
[5] Georges Washington, qui força l’Angleterre à reconnaître l’indépendance des Etats-Unis.
N. d. T.
[6] Burns a été employé de l’accise ou régie en Ecosse.
[7] Mélange de bière anglaise; moitié stout, moitié pale-ale.
[8] Alcyoniens: apaisés, calmes. Mythologie. Jours alcyoniens. Chez les Grecs, les sept jours qui précédaient et les sept jours qui suivaient le solstice d’hiver, pendant lesquels l’alcyon était supposé faire son nid et couver ses œufs sur la mer, qui alors était calme. L’alcyon était le symbole de la paix et de la tranquillité.
[9] Rabbinique: veut dire primitif, intransigeant, dont les principes sont restés intacts, n’ont subi aucune altération, aucun adoucissement par le fait de raisonnements subtils.
[10] Le texte dit: car même à cette onzième heure, le Commissaire: allusion biblique à la parabole du bon pasteur dans laquelle les ouvriers engagés à la onzième heure reçurent la même rémunération que ceux engagés dès le commencement de la journée.