Au bord de la Bièvre: impressions et souvenirs
V
La Bièvre symbolise l'existence de certains individus.
Elle commence humble, chétive, silencieuse, mais roulant une eau claire sur un lit de cailloux, à travers des méandres capricieux et le long de rives ensaulées, se perdant dans les prés où paissent,—majestueuses et nonchalantes,—de belles génisses au fanon blanc, à la croupe un peu anguleuse, la queue battant les flancs,—comme dans les toiles de Paul Potter, ou comme dans l'un de ces tableaux trop rares de Johann Breughel qui m'ont fait écrire quelque part:
Si j'avais de l'argent j'irais passer mes jours
Dans un des pays peints par Breughel de velours!
Et je n'y ferais pas de vers surtout.
C'est ma vie à sa source. Obscure et roulant son onde limpide où le soleil vient de temps en temps désaltérer un de ses rayons brûlants, où le soleil vient de temps en temps laver sa robe bleue. Pas de grands bruits, pas de grosses tourmentes, pas de désastres considérables. Des rides légères que font les brises attiédies en passant à sa surface,—une caresse plutôt qu'une larme,—et, pour toute tempête et pour tout malheur, un murmure innocent, une gronderie sans éclat du petit flot contre un petit caillou qui entrave sa course vagabonde.
Puis, peu à peu,—les années venant et l'adolescence s'en allant,—la vague se courrouce, le flot s'emporte et se brise avec plus de fougue contre des obstacles plus sérieux. Le ruisseau courait tout à l'heure à travers les prairies, le long des haies de sureau, au sifflement gaillard des merles, avec toute l'allure un peu folle du poulain qui n'a point encore senti la selle, le harnais et le collier. Il pouvait rêver à son aise, dormir à son caprice et chanter à son gré; on ne lui demandait pas d'être utile et il ne demandait qu'à être inutile.
Voilà que son lit se creuse et s'élargit; sa course se règle, sa vie s'endigue; il est fort, il faut qu'il soit utile. C'est la loi commune et providentielle. L'homme doit commencer de bonne heure son labeur, endosse de bonne heure la livrée du travail. Le ruisseau fait maintenant tourner la roue d'un moulin, il aide à moudre le blé, il aide à la vie des autres et de lui-même.
Ce n'est pas tout. Ce n'est que le commencement. Il faut obéir à la pente, aller à travers le grand chemin au grand but, traverser la Seine pour aller se perdre dans l'Océan,—goutte d'eau au départ, goutte d'eau à l'arrivée,—larme tombée des yeux bleus d'une nymphe rêveuse des environs de Versailles et bue par une huître baillante des environs d'Etretat.
Avant de mêler son onde aux eaux du grand fleuve, puis de la grande mer, il faut quelquefois la laisser rouler sur un grand lit de vase, le long de rives froides et tristes, sans consolation et sans poésie. C'est le moment terrible, c'est la crise. L'eau de la jeunesse est souvent aussi noire et boueuse, sans gaieté et sans soleil, sans grandeur et sans parfum, remuée par les passions, endiguée par les devoirs, servile et laide, avachie et sans conscience, contrainte par le besoin ou forcée par les désirs—coupable ou malheureuse...
Il faut toujours aller, aller sans cesse, aller sans fin. L'homme commence au berceau, mais il ne finit pas à la tombe; la rivière commence dans un creux de rocher, mais elle ne finit pas à l'Océan, car l'Océan est le père des choses, comme la mort est le moule des êtres...
L'humble rivière,—hier limpide, aujourd'hui troublée,—sera demain un fleuve calme et fort, portant tous les fardeaux sans murmure, recevant toutes les fanges sans en être souillé, tous les tributs sans en être enorgueilli, courageux et indifférent aux chances diverses de sa course, résigné aux fortunes diverses de sa pérégrination...
La Bièvre part de Guyancourt et se jette dans la Seine au boulevard de l'Hôpital. Je la remonte comme je remonte mes souvenirs, allant contre le courant, tournant le dos à l'avenir, les yeux fixés vers la source—où j'aime à me retremper.
A son embouchure elle côtoie le Jardin-des-Plantes, qui est le point de jonction de ma vie passée et de ma vie présente.
Je ne saurais, sans être ingrat, ne pas consacrer un souvenir affectueux et presque tendre à ce cher Jardin-des-Plantes, le vrai jardin, le jardin par excellence, dont le Luxembourg et les Tuileries,—bien que ses aînés,—ne sont que de pâles imitations.
Je ne m'attendris pas à froid et je n'ai point de tressauts à propos d'un brin de gazon. Mais je te le dis en toute sincérité de cœur et d'esprit, ce n'est point sans une certaine émotion et une certaine exultation que je traverse cet immense jardin dont les vieux et grands arbres ont vu mes jeunes et petits premiers pas.
Je dis: cet immense jardin—et je ferais sourire quiconque m'entendrait. Et pourtant, pour moi ce jardin est immense comme une forêt. Je le vois toujours à travers mes lunettes d'enfant, avec les yeux qui me faisaient prendre la petite fontaine du coin de la rue de Poliveau pour un lac—et les peupliers qui l'ombragent pour des géants chevelus comme le bois de Meudon.
J'ai une tendresse particulière pour ce jardin-là qui n'est point,—comme les autres,—battu par des tourbillons de promeneurs et qui n'a souvent, pendant des journées entières, d'autres hôtes que ses hôtes sauvages. Ce n'est point un jardin banal.
J'y suis venu ramasser des marrons pour m'en faire des colliers d'une toison d'or quelconque et des gousses de tilleul pour m'en faire un nez postiche. Les sylvains et les hamadryades, qui en font leur séjour habituel, ne sont point effarouchés des turbulences de la jeunesse. Plus d'un m'a vu passer l'œil en feu, le front en sueur, le costume en désordre,—courant je ne sais plus après quels papillons!... J'ai senti le souffle caressant de plus d'une passer sur mon jeune visage et troubler la surface limpide de ma jeune âme.
Où êtes-vous, sylvains rieurs, amis de l'enfance? folles hamadryades, amies des vieux sylvains,—où êtes-vous? Si la fable qui vous concerne est vraie,—et elle le doit être, comme le sont toutes les fables qui sont des vérités en tenue de bal masqué,—s'il est vrai que votre destinée soit indissolublement liée à celle des chênes, des arbres au milieu desquels vous êtes nées, vous vivez toujours, ô sylvaines! puisque les vieux marronniers de la longue allée—où je suis venu m'ébattre tout petiot, tout «enfanctelet,»—dressent toujours vers le ciel leur tête toujours plus verte et plus touffue!... Vous m'avez vu, poupard rose, tout titubant sous les premières ivresses de la vie, «me pourmenant au soleil,»—et aujourd'hui vous me revoyez, grand garçon barbu, moustachu, chevelu, le nez au vent, les mains dans les poches, l'œil en point d'interrogation, marchant nonchalamment dans vos allées sablées et regardant à mon tour—d'un regard attendri—les ébats bruyants des bambins qui en feront peut-être autant que moi, un jour, s'ils en ont le temps!...
Vous vivez toujours,—sylvains et querquetulanes!—C'est donc bien intéressant pour vous d'assister ainsi à l'éclosion des générations et de les suivre jusqu'à leur décrépitude?...
Même encore aujourd'hui je reste tout rêveur devant le treillage derrière lequel sont parqués certains animaux que la captivité a rendus mélancoliques: le bison,—entre autres,—qui ressemble tant à un littérateur très-connu,—et la vache écossaise qui ressemble si étrangement, avec ses cils blancs et son coronal rouge, à un bourgeois très-inconnu!
Pauvre bison! comme il a l'air d'être empoigné par la nostalgie! Comme il rumine bien en exilé! Il y a dans tout son air un regret profond des prairies natales et des bois familiers, un souvenir des Delawares et du vieux Trappeur. On dirait presque, par instants, à voir certains regards noyés et le mouvement attristé de ses mâchoires, qu'il murmure une sorte de super flumina Babylonis—le psaume le plus attendrissant du monde.
Pauvre vache écossaise! celle-là aussi s'ennuie—malgré les joies de la maternité qui lui ont été procurées et qui se sont traduites par un charmant petit veau de la même couleur, mal jambé, tout gauche d'allures, tout trébuchant, tout dégingandé, tout étonné. Ils ont l'air tous les deux de rêver aux brumes de la Tweed, aux cornemuses des highlanders, aux noëls des chevriers... Il me prend parfois des envies d'aller louer un volume de Walter Scott ou les poésies de Robert Burns—et de venir leur en lire quelques pages, échos de la patrie...
Et le bassin des gallinacés, des palmipèdes et des longirostres! Avez-vous vu quelquefois là un cormoran, qui,—perché sur une patte,—considère d'un air si mélancolique l'eau du bassin, veuve de poisson? Voilà dix ans que je le surprends,—à quelque heure que je vienne,—dans cette position de pêcheur! Voilà dix ans qu'il attend une anguille!
Ce cormoran est un de mes amis. Quand je passe de son côté et qu'il m'aperçoit, il quitte le bord du bassin, vient fourrer son long bec à travers les claires-voies du treillage, et se plante en face de moi, sur sa longue patte,—l'autre est soigneusement dissimulée sous son aile,—et il attend. Il attend même très-longtemps.
Pauvre cormoran!