← Retour

Au bord de la Bièvre: impressions et souvenirs

16px
100%

VII

Je me fais—par distraction—le fossoyeur de mes années. Seulement, ce n'est pas dans une tombe de quelques pieds que je les ensevelis, mais dans un gouffre sans fond,—d'où elles ne pourront plus remonter.

Quelquefois,—en me penchant sur l'abîme pour essayer de les ressaisir,—mon œil aperçoit quelque pan de souvenir qui flotte çà et là dans le vide, retenu aux aspérités des parois de cet abîme.

C'est qu'en tombant, l'année à laquelle appartient ce lambeau s'est heurtée trop violemment, et qu'elle a laissé de sa chair aux saillies aiguës de son tombeau. En me rappelant bien,—en effet,—je me souviens que, lors de son ensevelissement pour l'éternité, un gémissement s'est fait entendre...

O ma jeunesse! ô mon cœur!...

Puis je vois aussi quelquefois pousser,—entre les joints des pierres sépulcrales,—audacieusement penchées sur l'abîme, de pauvres petites fleurs mélancoliques. Ce sont les rayons de soleil de mes nuits; ces pariétaires sont les éclats de rire et les larmes de joie de mes années englouties. Elles constatent que j'ai été heureux,—quelquefois...

Je les ai évoquées et les voilà toutes qui s'envolent devant mes yeux un peu troublés par leur apparition et par leur nombre, comme ces oiseaux d'hiver qui traversent le ciel en longues files, «chantant leur lai» ainsi que le dit Dante—E como i gru van cantando lor lai...

En voilà une qui vient de se détacher du groupe et s'abattre—comme fatiguée—devant moi.

Elle est bien lourde, bien chargée d'événements pour moi, en effet...

Vous m'interrogiez, l'autre jour,—toi penché sur moi, ta maîtresse penchée sur toi. Vous vouliez savoir de ma bouche quelles routes j'avais prises pour arriver au bonheur—où je ne suis pas encore arrivé...

O mes charmants amis, doux amoureux candides,

Qui venez, curieux, interroger mes rides,

Et savoir de mon cœur—où tout est cendre et mort,

L'avenir étoilé que vous garde le sort!...

Comme vous maniez finement l'ironie!...

Ces questions, à moi, dont la vie est finie!

Qui ne sais plus quelle heure il est dans mon passé!

A moi qui traîne à peine, ici, mon pied lassé,

A moi qui ne vis plus, vous deux qui voulez vivre,

Vous dites d'épeler les pages du grand livre,

Pour savoir de ma lèvre et vous en attrister,

Sur combien d'heureux jours vous pouvez bien compter!

Quelles félicités et quel bonheur suprême

Pouvez-vous demander après ce bien-là: J'aime!

Quand on a vos vingt ans, vos charmes, votre ardeur,

On sait prendre tout seul la route du bonheur!...

Et vous la prendrez—et vous l'avez prise...

D'ailleurs, mauvais guide pour moi-même, comment voulez-vous que j'en sois un sûr pour vous?

Écoutez-moi, et comprenez-moi.

Il y a, au haut de la rue Mouffetard, quand on a dépassé les Gobelins, une éminence de laquelle on plane sur Paris. C'est—du moins c'était autrefois—la Butte-aux-Cailles. C'est là que le 3 juillet 1815,—le matin même de la dernière capitulation de Paris,—étaient placés deux obusiers et seize pièces de canon. C'est de là que l'on pouvait entendre tout à la fois le bruit de l'artillerie des alliés s'emparant des hauteurs de Vanves et de Montrouge,—et celui des violons venant des guinguettes du boulevard de l'Hôpital, de la Belle-Moissonneuse, du Grand-Vainqueur et autres Deux-Edmond!!! O patriotisme! sainte vertu des temps antiques! épouvantail des temps modernes!...

A partir de cette Butte-aux-Cailles jusqu'à la barrière Saint-Jacques, il y avait,—et il y a encore un peu,—une large vallée au milieu de laquelle coulait la Bièvre, qui sort de Paris par la barrière Croullebarbe,—entre la barrière Fontainebleau et la barrière Saint-Jacques,—à l'endroit où se trouvaient au treizième siècle le moulin et les vignes de Croullebarbe.

O faubourg Marceau,—noble et vaillant faubourg! Tu n'as pas toujours été habité par des chiffonniers et des blanchisseuses, par des tanneurs et des cotonnières! Tu as vu sortir de ton sol fertile et chaud des vignes plantureuses aimées de Jules César et ne connaissant pas l'oïdium... Tu as donné tes sueurs à l'agriculture avant de les donner à l'industrie! Autres temps, autres vignes! C'est de la bière qu'on fait maintenant sur les bords de la Bièvre... et de la bière de Strasbourg, encore!...

Dans cet espace compris entre la Butte-aux-Cailles et le rond-point de la barrière Saint-Jacques, il y avait donc—à l'époque dont je veux parler,—une petite vallée au milieu de laquelle coulait la Bièvre, entre une bordure de saules. C'était le Champ-de-l'Alouette. On l'appelait aussi le Clos-Payen, si ma mémoire me sert bien.

Il y avait une grande nappe verte où venaient pacager les ruminants du voisinage, et d'immenses étendages où séchaient au soleil des cargaisons de linge.

Çà et là,—sur les collines qui remontent vers le quartier Saint-Jacques,—se groupaient des maisonnettes blanches aux contrevents verts qui avaient l'air de prendre à chaque instant leur élan pour venir combler la vallée. Il y avait des jardins derrière et devant ces maisons, de façon à les faire ressembler à des bastides des environs de Marseille, ou à des cottages des environs de Londres.

Il y a dix ans, parmi ces maisonnettes, on en remarquait une plus avenante, plus coquette, plus pittoresque encore que les autres.

Elle avait appartenu à un industriel très-connu qui avait épousé en 1840 une jeune femme heureusement moins connue que lui, et comme il s'était empressé de mourir—voyant qu'il ne faisait plus bon vivre pour lui ici-bas,—sa propriété du champ de l'Alouette avait passé entre les mains de sa veuve. Le reste de sa fortune avait été abandonné à des parents.

Mme R... n'était pas d'humeur à imiter Calypso après le départ d'Ulysse. Quelque temps après le départ de son mari, elle rouvrit les fenêtres de sa maison, se débarrassa de son attirail de veuve et songea à se remarier.

Cela lui était autant permis qu'à une autre, mieux qu'à une autre, puisqu'elle n'avait que vingt-huit ans, qu'elle avait la peau très-blanche, les joues très-fraîches, les cheveux très-blonds.

Ma mère résolut de me marier avec elle.

Que lui avais-je fait pour qu'elle conçût ce projet? Je n'en sais rien.

En tout cas, elle le conçut et elle résolut de le voir réussir.

Aussi, un matin d'avril, nous frappions à la porte de la blonde Mme R.

78

Chargement de la publicité...