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Au bord de la Bièvre: impressions et souvenirs

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XI

Vous est-il quelquefois arrivé,—lorsque l'inexorable loi du devoir vous avait poussé loin des lieux aimés et familiers où vous aviez jusque-là vécu, et que vous marchiez résolûment dans votre nouveau chemin, sans regarder derrière vous, frappant de votre bâton les pavés et les buissons, regardant s'allonger devant vous le grand désert de la vie;—vous est-il arrivé, à un coude que faisait brusquement le chemin, à l'angle d'un mur, de vous retrouver pour ainsi dire face à face avec l'horizon que vous aviez laissé derrière vous, croyant ne plus pouvoir jamais, jamais, jamais le contempler et l'admirer?

C'est un horizon radieux comme une promesse! C'est l'horizon béni qui clôt votre jeunesse et contient tous vos souvenirs... Vous ne pouvez,—sans que les larmes de l'attendrissement vous montent du cœur aux yeux,—vous ne pouvez regarder ce spectacle inattendu, entrevoir aussi inopinément ce paradis perdu dont la Fatalité,—déesse implacable,—vous avait chassé! Tout est là! Tous les bruits et tous les parfums! toutes les joies et toutes les douleurs, aussi! C'est le cimetière fleuri de votre jeunesse, plein des tombes charmantes de vos souvenirs!...

Alors, éperdu, rendu fou par ce mirage enivrant, vous rebroussez chemin. Vous voulez retourner sur vos pas pour faire encore une fois la route parcourue,—désireux de revoir les aubépines en fleurs, les haies de sureau, où bourdonnent et picorent les abeilles,—les fermes au chaume bruni où jasent des hôtes aimés,—les clochers moussus où volètent les corneilles,—les cerisiers où se balance le bonhomme de paille parmi les fruits rouges,—les vergers appétissants,—les fenêtres perdues dans un feuillage frémissant et ornées de visages connus et souriants!... Vous voulez,—ne fût-ce qu'un instant,—courir follement, vous ébattre avec ivresse dans ces sentiers perdus de la jeunesse,—sentiers verts et parfumés, ruisselants de soleil et baignés d'ombre, tout retentissants de bruits charmeurs, éclats de rire et baisers sonores, soupirs d'amants et roucoulements de ramiers, murmures des ruisseaux familiers, susurrement des brises matinales,—sentiers des joies faciles et des folies charmantes... Vous voulez—vous rappelant le temps où vous alliez à deux cueillir les morilles savoureuses, les violettes odorantes, les baies aigres du groseillier, égrener les mûriers, abattre les noix du chemin, et écheniller les ronces couvertes de ces petites mordelles qui les rongent;—vous voulez retourner sur vos pas pour baiser sur le sable ou sur le gazon l'empreinte qu'y ont laissée des pieds trop adorés... mais vous ne le pouvez plus!... Une impitoyable forêt de broussailles vous présente ses épines, ses amertumes, ses angoisses, et vous force à reprendre la route austère,—sous peine d'être déchiré, meurtri, blessé à mort!...

J'en étais là tout à l'heure.

Tout à l'heure,—assis à ma fenêtre ouverte,—je restais tout songeur, fumant lentement ma pipe dont la fumée bleue mettait en mouvement le tourne-broche de mes idées, et regardant,—sans trop les voir,—les évolutions pittoresques de tout un clan de volatiles caquetant et gloussant dans la cour.

Je songeottais et je rêvassais paresseusement. Dea mihi hæc otia fecit!...

Où allaient mes regards, où vaguaient mes pensées? Je ne sais trop. Je montais en croupe derrière un nuage blanc, et je chevauchais dans le vide pendant quelques minutes,—puis, reprenant terre, j'essayais de m'insinuer sous les plumes de ce coq fanfaron qui se campait sur ses ergots et lançait d'une voix claire son corrico-co provocateur. Je voulais savoir ce qui se passait dans l'âme de ce sultan de basse-cour...

Je songeais encore à bien des choses. Les nuages ne sont pas plus changeants et plus prompts que les fantaisies de la cervelle. Dans un seul instant on va d'un pôle à l'autre,—d'un grain de mil perdu sur un pavé à une chambre perdue dans le dédale des rues de Paris. Le cerveau humain est une maison avec ses corridors, ses chambres, etc. Et, comme toutes les bonnes maisons, il a deux escaliers,—le grand et le petit. Le grand, par lequel descendent les pensées habillées, parées, brillantes, orgueilleuses. Le petit escalier de service, par lequel s'enfuient les pensées honteuses, coupables, misérables, crottées et déguenillées—dont on rougit comme d'un parent pauvre avec lequel on est forcé de vivre. Que de gens dont les pensées prennent toujours le petit escalier de service!...

Les miennes allaient le prendre tout à l'heure, lorsque mon regard tomba dans une chambre du rez-de-chaussée—dont la fenêtre était entr'ouverte.

Une cage était accrochée à un clou, au dehors, et dans cette cage sifflait un merle—qui se consolait de l'esclavage par la musique. Autour de la croisée grimpait un pied de vigne vierge mêlé à un pied de houblon dont les festons capricieux pendillaient dans le vide de la chambre et se découpaient sur sa pénombre.

Mais si,—à l'extérieur,—sifflait joyeusement ce merle, deux plus beaux oiseaux chantaient leur douce chanson,—à l'intérieur.

Un jeune homme et une jeune fille,—elle cousant, lui mangeant des cerises.

Le jeune homme est un ouvrier que je rencontre quelquefois dans l'escalier. Jusqu'ici je lui avais trouvé l'air épais, la physionomie triviale, les allures canailles. Mais, en ce moment,—quoiqu'il fût vêtu, comme à l'ordinaire, d'un bourgeron, d'un pantalon de velours et d'une casquette,—il avait presque de la grâce, presque de la finesse, presque de la distinction...

Peut-être devait-il cette métamorphose au contact de sa bonne amie—comme on dit dans mon faubourg. Elle avait assez de grâce, d'élégance et de distinction, en effet, pour en revendre,—ou pour en donner. C'est une ouvrière que je rencontre aussi de temps en temps, un refrain sur les lèvres, un bouquet à son fichu; elle n'est pas extrêmement jolie, elle a ce qu'on appelle, je crois, la beauté du diable,—c'est-à-dire celle que prêtent la jeunesse et la santé.

Elle était, en ce moment, vêtue d'une de ces robes en jaconas ou en indienne, si transparentes, si légères, qu'on les croirait faites avec des ailes d'abeille, et sur lesquelles sont semées des fleurs qui sentent si bien le printemps.

Elle avait, en outre, un col brodé d'une blancheur éclatante et un bonnet de linge également blanc, également frais. Tout cela simple et d'une coquetterie ravissante.

Elle assise, lui debout, ils causaient et formaient des projets d'union et de bonheur à n'en plus finir. Ils se promettaient un tas de félicités réciproques,—obéissance éternelle de la femme, fidélité et protection non moins éternelles du mari,—soin du ménage, éducation des enfants, et cætera, et cætera!...

De temps en temps une note triste était jetée au milieu de ces fioritures délicieuses. La jeune fille,—prévoyante jeune fille!—songeant aux mioches à venir et au nanan qui leur est nécessaire,—avec le reste,—faisait allusion à leur pauvreté. Elle parlait misère, privations, abstinence,—et le jeune homme répondait travail, courage, vertu... Bon jeune homme, va!...

De temps en temps elle levait la tête et des yeux vers son amant, et elle lui souriait avec une petite moue adorable. Lui, tout en l'enveloppant d'un regard amoureux,—s'amusait, en manière de badinage, à lui jeter des cerises. Il avait réussi à lui en envoyer sur chaque oreille, en guise de pendeloques, lorsqu'à dessein, ou involontairement, il lui en jeta une dans le cou. Elle poussa un petit cri et rougit. Etait-ce le contact froid du fruit sur sa poitrine nue,—était-ce autre chose? Je ne sais.

Ce que je sais, c'est que j'aurai longtemps cette scène devant les yeux,—c'est que, pendant longtemps, je verrai ce groupe amoureux, ces festons de vigne et de houblon, cette cage accrochée à un clou sur le mur,—et jusqu'à ce détail d'un morceau de bois éclaffé, fendillé, du cadre de la fenêtre...

Ce que je sais encore, c'est que le jeune homme,—à ce cri et à cette rougeur,—se pencha vers son amie, et, comme involontairement elle faisait le geste de retirer de sa gorge le fruit qui s'y était glissé, il la prévint et posa sa main où elle voulait poser la sienne...

Il était plus osé que Jean-Jacques avec Mlles Gallet.

La jeune fille poussa,—à ce contact,—un autre petit cri, d'une tonalité différente, et rougit cette fois plus violemment. Puis leurs cheveux se mêlèrent, leurs haleines se confondirent, leurs lèvres se rencontrèrent,—sans se chercher,—et voilà que la jeune fille abandonne son aiguille, laisse glisser de ses genoux le travail commencé, ferme les yeux, pâlit en murmurant: «André!» Il lui répond tendrement: «Marie!» et voilà qu'il la prend par la taille, l'enlève entre ses bras robustes, et disparaît dans la pénombre du logement... Puis j'entends un bruit de baisers, et le chat du logis,—qui dormait sans doute sur le lit,—saute effrayé par-dessus la petite porte entr'ouverte et va tomber tout hérissé sur le dos d'une poule qui se met à glousser d'une façon lamentable...

O gioventù! gioventù!...

J'ai visité bien des coins du globe. J'ai été là où il fait trop chaud, et là où il fait trop froid,—là où les hommes sont trop blancs, là où ils sont trop noirs,—là où ils sont trop spirituels, là où ils ne le sont pas assez. J'ai vu les bagnes où ils hurlent,—et les salons où ils minaudent et grimacent. J'ai causé avec de grands poëtes et avec de grands scélérats... Eh bien! dans la hutte du Samoyède et dans le wigham du Canadien, sous la tente de l'Arabe et dans l'ajoupa du nègre, dans le boudoir de la lorette et dans la mansarde de l'ouvrière, dans le salon de l'artiste et dans la loge du portier, j'ai entendu conjuguer ce verbe divin—amare,—habb,—sèvmèkaghapi!...—Au fond de tous ces vases,—les uns d'argile, les autres d'or,—j'ai toujours trouvé cette perle rare qu'on appelle l'AMOUR!...

André et Marie! ces deux noms que je viens d'entendre ont remué et fait vibrer en moi des cordes que je croyais brisées. Les esprits malhabiles et chagrins disent d'un cœur: «Il est mort!»—comme on le dit d'un arbre qui ne donne plus ni feuilles, ni fleurs, ni ombrage, ni poésie!... Mais un beau jour,—on ne sait sous quelle influence printanière merveilleuse,—on voit tout à coup pousser, çà et là, des surgeons verdoyants qui percent le tronc et le pied de l'arbre. C'est une nouvelle jeunesse qui commence,—c'est l'été de la Saint-Martin du cœur!

Pour ajouter à ce que ces deux noms jetés dans mon esprit y remuent de souvenirs, un orgue vient de s'arrêter sous mes fenêtres, et, pendant que j'écris ces lignes, il joue un air qu'elle chantait,—un vieil air charmant qui fatigue peut-être les oreilles des autres,—mais qui réjouit singulièrement les miennes et jette en mon cœur des harmonies sans fin.

Ce qu'il y a dans un son, dans un parfum,—choses fugitives et insaisissables,—on ne peut le savoir, on ne peut le rendre, surtout. Mais ces choses fugitives et insaisissables arrivent parfois à prendre un corps, ce parfum se fait chair, ce son se fait femme... On voit, on sent, on touche l'être adoré; on voit les lèvres roses entr'ouvertes, les yeux noirs à moitié clos, mouillés de langueurs et estompés d'ardeurs; les cheveux crespelés aux reflets bleus ou dorés! On entend le frou-frou enchanteur d'une robe de soie, dont le contact vous faisait frissonner! On respire les parfums innommés qui lui faisaient une atmosphère enivrante qui vous enveloppait et vous grisait. Le cœur,—transporté, enthousiasmé, enivré par ces symphonies d'odeurs, de couleurs et de sons,—se reprend à bondir extravagamment comme aux premiers temps des premiers baisers et des premiers aveux! Cette musique vous rappelle les mots furtifs et les caresses timides échangés,—le premier regard, le premier sourire! Ces parfums vous rappellent la première ivresse, le premier soupir! On sent circuler en soi, bondir en soi, tressaillir en soi, le sang, les ardeurs, la passion de sa jeunesse et de ses printanières amours! C'est quelque chose d'enivrant et d'amer,—un mélange de volupté et de douleur, comme une sorte de conscience qu'on a du rêve que l'on fait, de son évanouissement prochain, du réveil navrant qui vous attend!... On étend les bras pour saisir ces chers fantômes—et l'on n'embrasse qu'une nuée, comme Ixion! On avance le pied pour aborder cette île fortunée,—pays de la tendresse et de l'amour,—et ce pays fuit devant vous, comme la trompeuse Ithaque devant Ulysse!...

Ah! si une femme fut aimée au monde,—Marie,—c'est toi! aube rayonnante qui n'es plus maintenant qu'un crépuscule sombre!...

Mais je ne veux pas «jeter de terre dans le calice de ma rose,»—je ne veux point éventrer ma poupée pour voir si c'est du son ou de l'or qu'elle contient! Je garde ma foi à une divinité absente, et je prie maintenant sur les débris de l'autel déserté par elle...

Elle n'est plus aujourd'hui,—et ne sera plus désormais,—que la note marginale de ma vie. Elle ne peut plus se mêler au texte de mon histoire. Le mot terrible a été dit,—le Manè thecel pharès redoutable a été prononcé—mes rêves se sont évanouis, comme les palais enchantés de Morgane, aux premières lueurs du soleil,—c'est-à-dire de la réalité et des avertissements du devoir. Quand,—après bien des luttes, bien des veilles, bien des larmes,—j'ai compris que tout allait sombrer en moi, je me suis redressé avec énergie contre ce sentiment dominateur, tyrannique, opiniâtre, qui m'avait mordu au cœur, et qui m'étreignait si violemment et si cruellement. Je n'ai pas voulu que la gangrène montât plus haut. J'ai fait la part du feu. J'ai laissé se consumer ma poitrine,—où rien n'est debout à cette heure,—où rien ne reste que les murs, calcinés et noircis par les flammes qu'ils ont contenues.

L'orgue a cessé,—il est parti,—emportant avec lui le vieil air et le vieux souvenir. Job vient d'allonger son museau pointu entre mes jambes,—il aboie doucement et me tire par le pan de mon habit en me regardant avec ce regard humain et si plein de choses qu'ont certains animaux. Théodore,—son camarade de lit, un angora de la chapelle sixtine,—vient de sauter familièrement sur mon épaule, et j'entends bruire son ron-ron amical. Lui, aussi, me regarde avec son œil intelligent qui reluit comme de l'or en fusion—dont il a la couleur.

Je ferme ma fenêtre, je rallume ma pipe et je vais prendre dans l'armoire un «tome de Pantagruel,» en fredonnant un sifflottement guilleret et moqueur,—frère cadet du lilaburello de l'oncle Tobie, et petit cousin du Tirily de Henri Heine...

«..... Ma chandelle est morte,

Je n'ai plus de feu...»

. . . . . . . . . . . . . . . . .

«Nous n'irons plus au bois;

Les lauriers sont coupés!...»

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

IT IS ALL

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