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Au bord de la Bièvre: impressions et souvenirs

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IX

«N'allez pas aux rives lointaines!»—s'écrie quelque part, avec mélancolie, je ne sais plus quel poëte qui était sans doute revenu de bien loin, les souliers gris de poussière, les cheveux blancs de désenchantements,—le cœur plein de regrets, les yeux pleins de larmes.

Pourquoi se lancer ainsi,—à perte de vue, d'haleine, de santé et d'argent,—dans des courses au clocher frénétiques, sans souci des fondrières, des casse-cou, des abîmes,—à la poursuite des grands X et des séduisantes chimères qui font tinter à vos oreilles leurs clochettes d'argent, et scintiller à vos yeux leurs paillettes d'or?

Ah! pourquoi? pourquoi!

Pourquoi y a-t-il des X et des chimères au monde? Pourquoi le pays du réel vous force-t-il à vous réfugier—tout éploré—dans la patrie de l'idéal? Pourquoi toutes les séductions et toutes les promesses de l'inconnu et de l'infini viennent-elles battre la charge devant vos vingt ans? La vie est semée de points d'interrogations et d'exclamations. Elle pose sans cesse des énigmes aux voyageurs,—comme le sphinx du chemin de Thèbes,—et, comme lui, elle dévore tous ceux qui ne les devinent pas.

Ces poursuites haletantes, ces chevauchades insensées à travers tout, durent quelques années,—tant que l'on est ardent, enthousiaste et fou;—quelques années au bout desquelles vous vous trouvez moins avancé qu'au départ, sans avoir pu, seulement, arracher quelques plumes à l'aile de ces péris, de ces oiseaux charmeurs,—femme, gloire ou fortune,—qui ont voltigé devant vous, décevantes visions, pendant si longtemps!...

Vous avez été loin, bien loin, dans ces poursuites acharnées. Vous vous êtes d'abord écarté du nid paternel, sur le seuil duquel,—à votre départ,—il y avait une mère qui retenait ses larmes et ses sanglots pour vous faire croire à sa tranquillité et à son indifférence,—et pour ne pas vous retenir! Puis, une fois hors de la portée des regards amis,—une fois hors de l'atmosphère de tendresse dans laquelle vous aviez jusque-là vécu,—vous avez couru, couru, couru sans vous arrêter, sans vous retourner! Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas vous rappeler le nombre des chemins que votre pied vagabond a traversés sans y laisser de traces, même fugitives,—le nombre des sentiers aux halliers desquels vous avez,—en passant étourdiment,—laissé de votre duvet, passereaux imprudents qui vouliez voler aussi haut que l'aigle,—et aussi loin que l'hirondelle!...

Puis un jour,—blessé, traînant l'aile,—vous revenez!

Ah! pourquoi revenir! pourquoi ne pas rester,—foudroyé,—dans quelque abîme, au fond de quelque ravin, quand vous aviez encore devant les yeux le soleil d'une apparition éblouissante,—dans la tête et dans le cœur l'ivresse vertigineuse d'une passion insensée? C'est si beau, si plein de voluptés et d'enivrements, de mourir à vingt ans,—dans toute sa fougue, dans toute sa jeunesse, dans toute sa beauté, dans toute sa fleur! Les vivants,—s'il y en a encore qui se souviennent de vous,—les vivants parlent quelquefois de vous avec honneur, avec sympathie, avec attendrissement. «C'était,—disent-ils parfois dans leurs causeries,—un jeune fou... tête folle, cœur fou... mais hardi, mais vaillant, mais beau... Pauvre enfant! il s'est brûlé la cervelle pour la Juanita,—ou la Rosita,—ou la n'importe qui,—déesse de théâtre, de bal ou de comptoir!...»—Ou bien: «Brave enfant! il est tombé comme un héros des vieux temps, la poitrine trouée de balles, perdant sa vie avec son sang, mais toujours souriant et moqueur devant la camarde qui le saisissait déjà, de ses doigts maigres, jaunes et hideux, par ses beaux cheveux noirs,—ou blonds,—ou fauves...» Cette oraison funèbre vaut bien,—en tout cas,—celle qu'on prononce sur votre cercueil de chêne, plus tard,—lorsque vous avez consenti à vous laisser de nouveau «étendre sur l'horrible roue de la vie,» jusqu'à soixante ans: Il fut bon père, bon époux,—bon, etc., etc.

Mais enfin vous revenez de ces longs et infructueux voyages,—de ces lointaines et périlleuses pérégrinations,—et, lorsque vous embrassez votre mère, vous remarquez,—avec un serrement de cœur terrible,—que ses cheveux ont blanchi, que ses yeux sans paupières sont bien rouges, que ses joues sont bien pâles et bien creuses, et que si son cœur s'est agrandi,—le cœur d'une mère ne peut jamais s'amoindrir et se rapetisser,—son cerveau s'est éteint! Toute la flamme de la tête s'est retirée dans la poitrine, qu'elle consume... Et votre mère,—à son tour,—qui vous avait vu partir blond, souriant, rose, joyeux, droit, fier, étincelant,—et qui avait été presque consolée de votre départ en songeant que vous emportiez avec vous un trésor: la santé et la jeunesse!—votre mère, à son tour, voit—avec une douleur qu'elle ne vous montre pas et que vous ne connaîtrez jamais,—quels ravages terribles cette absence a faits sur vous et en vous... Elle remarque, malgré ses pauvres chers yeux rouges que le travail et les larmes ont obscurcis,—elle remarque chacun des plis que votre visage a de plus qu'au départ, chacune des dents, chacune des mèches de cheveux que vous avez de moins! Elle devine, à la vieillesse anticipée de votre extérieur, la vieillesse hâtive de l'intérieur,—où elle n'entrera jamais, de peur de ne retrouver que des ruines, là où elle avait édifié des espérances et des illusions qu'elle croyait devoir être éternelles!...

Quelle chute pour cette bien chère brave femme! Elle vous avait patiemment attendu pendant tout le temps qu'il vous avait plu de prolonger votre absence; elle n'avait jamais murmuré, elle n'avait jamais blasphémé, elle ne vous avait jamais maudit ni renié,—parce qu'après tout vous étiez son enfant, le fruit de ses entrailles, la chair de sa chair, l'âme de son âme, et qu'elle vous avait mis au monde au milieu des souffrances...

Mais, durant cette longue nuit,—qui s'était faite pour elle, du jour où vous aviez disparu,—elle avait nourri un espoir, et cet espoir l'avait soutenue jusqu'à l'heure de votre retour; elle avait espéré que vous lui reviendriez plein de force, de santé, d'énergie et de tendresse, et qu'elle pourrait marcher jusqu'à sa tombe sans trébucher,—appuyée qu'elle serait, pauvre vieille femme débile, sur vos robustes épaules de jeune homme!... Ah! Et il se trouve que la pauvre vieille femme est plus forte et plus vaillante que le jeune homme, et que c'est à elle de le soutenir et de le consoler désormais,—tant les luttes insensées qu'il a soutenues, tant les désenchantements de toutes sortes qu'il a éprouvés, l'ont brisé, flétri, éteint, ce fier, ce joyeux, ce fort et blond jeune homme d'il y a quelques années!... Ah! pauvre mère! ah! pauvre fils! pourquoi n'êtes-vous pas morts tous deux,—toi, la femme, avant le départ,—toi, l'enfant, avant le retour!...

«N'allez pas aux rives lointaines!»

Quand je suis revenu de mes courses infécondes, de mes entreprises vagabondes, j'ai trouvé le foyer dégarni, mais non désert; les visages pâlis, mais non dévastés; l'accueil mélancolique, mais non désolé; les yeux humides, mais non éteints. Je me suis assis, j'ai secoué la poussière de mes vêtements et les soucis de mon esprit. Des voix connues et des lèvres aimées m'ont appelé et embrassé. J'ai senti quelque chose se passer en moi, se remuer dans mes entrailles, s'agiter dans mon cœur.—André,—m'a-t-on demandé alors,—André... tu nous reviens pour longtemps?...—Pour toujours!—ai-je répondu.

Pour toujours! quel mot orgueilleux!

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