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Au bord de la Bièvre: impressions et souvenirs

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III

Une histoire intéressante et triste à écrire, ce serait l'histoire de certaines phrases, la Genèse de certaines pensées qu'on rencontre dans certains livres.

Souvent un mot est une larme cristallisée, une phrase est un sanglot figé. Un récit n'est souvent qu'un rideau derrière lequel se joue un drame,—le drame de la vie et des passions du poëte... On se demande rarement,—quand on lit,—pourquoi telle pensée vous a remué, pourquoi elle vous remue encore de temps en temps quand elle traverse votre souvenir. On ne sait pas quels chemins ont dû prendre le cœur et l'esprit d'un écrivain pour arriver à certaines conclusions. On ne le sait pas, on ne tient pas même à le savoir, parce qu'il faudrait lui en tenir compte. Et de fait le poëte, qui se respecte un peu, ne doit pas mettre ainsi les indifférents dans les secrets de sa vie,—ouvrir ainsi aux simples passants l'alcôve de ses sentiments.

Souvent, au milieu d'une raillerie,—masque grimaçant qui cache un visage en larmes,—il y a un mot de jeté qui vient révéler l'immensité de cette douleur, comme une pierre jetée dans un abîme en révèle la profondeur.

Lorsque le poëte vous dit: «—Triste comme un sourire d'adieu!»—«Menteur comme une promesse de retour!» c'est qu'il a éprouvé les navrantes douleurs d'une séparation et les amères déceptions d'une promesse qui n'a pas été tenue.

Lorsqu'il vous parle des âcres voluptés qu'on éprouve à battre les pavés de la ville, ou à courir dans les chemins inondés de pluie, battus par l'orage,—c'est que lui-même,—un jour que la misère de son cœur et les tortures de son esprit l'avaient poussé hors de son logis,—il avait ressenti une sorte de joie sauvage à errer ainsi au hasard, à se jeter ainsi au milieu d'un ouragan furieux,—il avait éprouvé une volupté amère à sentir la pluie souffleter ses joues, tremper ses vêtements, glacer ses os, et ses larmes s'étaient mêlées à celles du ciel, et il avait jeté des cris et des blasphèmes qui s'étaient perdus dans les clameurs furieuses de l'ouragan!...

On ne sait pas ces choses. On n'a pas besoin de les connaître. Pourquoi les connaîtrait-on? Le métier de poëte est un apostolat. Qu'importent la vie et les douleurs de l'apôtre si le résultat de sa mission a été obtenu? Qu'importe son cri suprême de désespoir,—son Lamma sabactani,—ses roidissements, ses convulsions, son agonie,—si tout cela a servi à rendre son œuvre éloquente, émouvante, humaine!...

Rude métier, lamentable histoire, pénible labeur! Être le propre charpentier de son échafaud,—se traîner, de gaieté de cœur, à son Golgotha,—se présenter à soi-même l'éponge pleine de fiel et le calice d'absinthe,—retourner dans les sentiers empierrés où l'on a laissé des lambeaux de sa vie,—refaire les stations douloureuses de son douloureux Calvaire,—tout cela pour intéresser le premier venu et émouvoir la dernière venue!

Pauvres hommes de génie! Pourquoi et pour qui donc écrivez-vous? Quelles séductions ont donc pour vous des applaudissements que l'on vous marchande et des sarcasmes que l'on ne vous épargne pas? Quelle attraction vertigineuse a donc pour vous cette grande impudique qu'on appelle la gloire? Avec quels yeux éblouis entrevoyez-vous donc cette froide justicière qui se nomme la postérité?

La gloire! la postérité! En quoi les avez-vous méritées? A quoi avez-vous été utiles?

Ces réflexions me venaient l'autre jour en voyant ouvert sur ma table un roman de M. de Senancour,—Obermann;—ce livre si peu lu sur lequel George Sand a écrit d'admirables lignes qui le résument autant que peut être résumée cette œuvre qui ne conclue pas, où il y a une telle lassitude de la vie, où il y a un tel mépris du bonheur, que l'esprit s'arrête troublé, remué, épouvanté... Le cri, le blasphème d'Obermann, c'est,—avec une intonation différente,—le cri poussé par tous les rêveurs, par tous les chercheurs, par tous les Prométhées de ce monde. C'est le doute de l'Académie d'Athènes, le non liquet des Romains, le peut-être de Rabelais, le que sais-je de Montaigne, le qui en sabe de Camoëns, le chi lo sa de Dante, le wie weet de Bilderdyk, le wer weisz de Klopstock, le who knows de Milton...

J'ai lu ce livre à différentes époques de ma vie. La première fois que je le lus, j'étais jeune, très-jeune et amoureux, très-amoureux. Je ne compris pas le superbe dédain, le sublime oubli d'Obermann à l'endroit de la femme;—et je jetai le livre,—scandalisé.

Je viens de le relire. Je comprends un peu mieux.

Il arrive un moment où l'amour ne compte plus dans l'existence de l'homme, où il le rejette comme un manteau trop lourd, pour marcher plus vite et plus sûrement à son but, pour n'avoir point à le rejeter plus tard comme la robe brûlante et empoisonnée du Centaure.

L'heure où s'accomplit ce sacrifice est solennelle dans la vie d'un homme. Il sent en lui,—à ce moment,—des tressaillements et des déchirements inéprouvés jusque-là. Les parfums des coupes brisées et des roses effeuillées lui montent au cœur et l'enivrent encore. Les chansons de fête et les bruits de baisers résonnent à son oreille, mais pour la dernière fois... Ces parfums et ces bruits vont s'évanouir et s'éteindre. On ne les sent presque plus, on les entend à peine; tout à l'heure tout sera dit. La métamorphose sera complète. Les rubans roses de l'amour ne peuvent plus cacher les cheveux blancs qui viennent d'apparaître au milieu de vos cheveux noirs comme des prophètes de désastres et de ruines au milieu d'une fête joyeuse... Votre démission de jeune homme, s'il vous plaît, monsieur?

Avant de la donner, je veux rester quelques instants encore à écouter les grelots d'argent du souvenir, et noyer mon regard dans une image flottante à l'horizon du rêve.

Je ne fais pas impunément ce voyage sur les bords de la Bièvre, d'où chacun de mes pas fait partir des nichées de souvenirs. Je ne m'arrête pas impunément dans ce grand chantier où broutaient les chèvres attachées à un piquet,—où séchaient quelques linges attachés à une longue corde,—où poussaient les chardons, les giroflées de murailles, les pariétaires, les mousses, les saxifrages,—où couraient les beaux lézards et les orvets aux yeux d'or le loug des vieilles pierres,—où nous nous réunissions pour jouer à la marelle et aussi pour montrer et voir la comédie pour une épingle.

La comédie pour une épingle! aucun drame, aucun opéra-comique, aucun vaudeville, aucune tragédie, ne m'a donné les émotions que me donnait la comédie pour une épingle! Il faut avoir été jeune pour savoir ce qu'il y avait de joyeuses attentes et de manifestations de bonheur dans cette simple comédie pour une épingle! Trois morceaux de cartons fermés par un rideau de papier bleu, avec des rainures où l'on passait des bonshommes en papier chargés de représenter et de dire quelque chose!... Voilà le théâtre, voilà les acteurs, voilà les pièces!... Quand je songe qu'un jour je pleurai toutes les larmes de ma tête parce qu'il m'était impossible de payer mon entrée!

Je n'avais ni une épingle, ni un clou, ni quoi que ce soit. Je n'avais rien. J'avais tout donné à Louisette pour qu'elle pût voir,—et je croyais que cela ne m'empêcherait pas de voir, moi aussi. Mais le contrôleur fut impitoyable, mes larmes furent impuissantes, et Louisette ne se dérangea même pas de toute la représentation pour venir me consoler.

Elle ne me consola que longtemps après.

Ah! Louisette! Louisette!...

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