← Retour

Au bord de la Bièvre: impressions et souvenirs

16px
100%

X

Une fois rentré en possession du calme et du repos—si ardemment convoités pendant les heures sombres du voyage,—je me suis arrangé avec mes souvenirs et avec mes espérances, mon passé et mon avenir se sont rencontrés dans une pensée unique. J'ai refait un bail de trois, six, neuf, avec la vie, et j'ai prié le bonheur de venir frapper quelquefois à ma porte toujours ouverte.

De temps en temps, quand je suis un peu fatigué par les récits de voyages qu'on m'a demandés, par les histoires plus ou moins intéressantes qu'on m'a fait raconter,—je me surprends à songer au jour où j'ai entrepris ces voyages,—à cette belle matinée d'avril où la nature était en fête,—à cette petite maisonnette du Champ de l'Alouette,—à ce petit jardin du Clos-Payen, si plein de soleil, de verdure, de parfums et de gaieté,—à cette gracieuse hospitalité d'une heure que j'y ai reçue,—aux songes que j'y ai faits tout éveillé,—aux sons mélancoliques du piano que j'y ai entendus, à ce vieux dieu frileux et moqueur que j'y ai vu, grelottant dans sa petite niche, sous sa petite robe de lierre...

Alors, en me rappelant, je me surprends à comparer, et je me dis,—non sans quelque amertume,—que j'ai été bien loin chercher ce qui était bien près;—que le bonheur n'est point le fantôme diapré après lequel j'ai couru;—que la vie n'est point celle que j'ai menée;—qu'il y a des bonheurs aisés et une vie calme, honnête et douce à la portée des désirs modestes;—qu'on a tort de dédaigner les chances d'aurea mediocritas qui vous sont offertes, pour aller au bout du monde, à travers tous les écueils et toutes les misères, à la recherche d'une proie ambitieuse qui vous échappe;—qu'on n'a pas le droit d'être ironique à l'endroit de la bêtise, parce que la bêtise est plus sensée et plus spirituelle que le génie,—en ce qu'elle rencontre, sans effort, les joies inappréciables que le génie mourra sans connaître;—que les simples de cœur et d'esprit sont les véritables élus de ce monde, les privilégiés, et qu'on doit les imiter au lieu de les railler;—qu'ils ont de beaux enfants dont ils sont sérieusement les pères,—des bambins charmants «qui leur grimpent aux jambes et leur tirent la barbe,» avec leurs jolis petits doigts roses toujours sales, et leur caressent le visage avec leur petit muffle toujours barbouillé;—et qu'enfin ils ont,—pour eux tout seuls,—de chastes femmes qui sont de bonnes mères et qui ne lisent d'autres romans que ceux qu'elles font, le soir, en reprisant des bas, au bruit de la bouilloire qui chante, de leurs mioches qui rient, de leurs maris qui fument en lisant, du ron-ron du chat familier qui guette une ombre sur le parquet...

Je devine bien—alors,—que ma jeunesse extravasée aurait pu, à défaut de ce bonheur défendu, en rencontrer un autre plus permis, et—entre les deux sentiers indiqués—en choisir un autre moins glorieux que l'un, moins ensoleillé que l'autre, mais moins épineux, moins sanglant, moins funeste...

Ce sentier côtoie les deux routes. C'est un sentier perdu, une traîne, une sente, un filet de route, un peu sinueux,—pas trop,—un peu bossué,—pas trop non plus,—avec une bordure suffisamment touffue pour permettre de voir sans être vu. De cette façon on n'est point importuné par les clameurs insolentes, folles, niaises et cruelles de la foule, et l'on peut suivre du regard et du cœur la marche des rares passants qui se sont aventurés intrépidement dans la voie aride et douloureuse. Bien que trop éloigné d'eux pour en être entendu, on leur crie: «Courage!» quand on les voit haleter sous leur croix,—et l'on bat des mains à leur triomphe quand on les aperçoit monter les degrés glissants du Capitole!...

Voilà le vrai, le seul, le meilleur sentier à suivre. Je m'y suis engagé résolûment, je désire maintenant ne plus m'en écarter. Ne pouvant être un fou sublime,—mes moyens ne me le permettant pas,—je me réjouis de n'être pas non plus un cuistre vulgaire, une méchante bête, un affreux homme...

Il y a une histoire plaisante et profonde que j'ai lue quelque part,—dans ma jeunesse. C'est l'histoire du chien qui attrapait toutes les proies après lesquelles il était lancé,—et du renard qu'aucun animal ne pouvait attraper. Le chien fut lâché après le renard. Il aurait dû l'attraper, mais il ne l'attrapa pas, parce que le renard ne pouvait être attrapé. Ces chiens d'hommes sont lâchés après ce renard inattrapable qu'on appelle le bonheur,—ils courent après l'impossible.

Je veux tâcher de n'être pas de ces hommes-là. «Les longs voyages me font peur;» les longues courses, du genre de celles que j'ai faites, sont pleines de dangers. On s'échauffe, on s'éreinte, on se met en nage, et l'on ne peut pas se rafraîchir,—ce qui est triste!...

J'ai appris à être modeste. Je crois savoir quel est désormais mon itinéraire. Si, arrivé au bout de ce petit sentier paisible, je ne peux pas dire,—comme l'ombre de Virgile à Dante:—«Je fus poëte et je chantai!»—Poeta fui e cantai,—je pourrai du moins murmurer, peut-être avec un accent de regret: «Je fus humble et je me tus!...»

Chargement de la publicité...