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Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)

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1849

Sagan, 11 janvier 1849.—M. Arago quitte enfin Berlin où il est détesté. Il paraît qu'on y doute encore de l'arrivée du prince de la Moskowa comme Ministre de France; on ne croit pas, en tout cas, qu'il y fasse un long séjour. En allant à Paris, la Grande-Duchesse Stéphanie se bornera, probablement, à faire une visite agitée et fiévreuse à son cousin le Président de la République, et à se parfumer, auprès de lui, d'un peu d'encens impérial; mais la Princesse Mathilde ne lui laissera certainement pas le plaisir de faire les honneurs de la Présidence, qu'elle paraît s'être réservée. Tout cela a bien de la peine à avoir l'air sérieux [181].

Sagan, 18 janvier 1849.—Les réunions préparatoires pour les élections en Prusse ne donnent pas grand espoir pour le résultat définitif. Le ministère Brandebourg, de peur d'être accusé de réaction, fait du libéralisme inutile. La Grande-Duchesse Stéphanie, qui se réveille à mon égard d'un long sommeil, m'écrit tristement et en grande anxiété sur le sort de l'Allemagne rhénane. Il paraît que le Grand-Duc de Bade l'a menacée de lui supprimer son douaire, si elle allait le dépenser en France. J'ai aussi une lettre, pleine de dignité et d'affectueuse confiance, de Mme la Duchesse d'Orléans. Je compte aller la semaine prochaine à Dresde, pour y passer quelques jours près de ma sœur.

Dresde, 28 janvier 1849.—Depuis qu'à Francfort on a refusé au chef futur de l'Allemagne l'hérédité et même le pouvoir à vie, il paraît impossible que le Roi de Prusse s'arrange d'une pareille dignité [182]. C'était la meilleure intrigue autrichienne pour mettre le Roi hors de cause et pour faire tomber en poussière toute cette invention ridicule et infernale, qui n'a produit que ruines et désordres. Les élections prussiennes sont fort médiocres, moins mauvaises que celles de l'année dernière, mais bien loin d'être assez bonnes pour faire concevoir de solides espérances. Aussi quelle loi électorale que celle qui a été octroyée! Ici, on a des Chambres folles qu'on ne sait comment diriger et qu'on n'ose point encore dissoudre. J'ai trouvé la Cour de Saxe fort triste. Dresde est plein comme un œuf, mais on ne se voit guère.

Sagan, 12 février 1849.—Berlin, que j'ai traversé en revenant, fourmillait de petits Princes allemands qui demandaient, comme seul moyen de salut, leur médiatisation. Ils s'offrent à la Prusse, qui, par scrupules de tous genres, les refuse. Elle trouve dangereux de donner cet exemple, puis viennent les souvenirs et les respects historiques et traditionnels du Roi. Bref, tous ces pauvres Princes s'en iront comme ils sont venus, et, probablement, malgré les promesses assez vagues de protection qu'ils ont reçues comme fiche de consolation, ils seront chassés de chez eux, un jour ou l'autre, comme des va-nu-pieds. Le comte de Bülow, Ministre de Prusse à Francfort, penche pour l'Assemblée de Francfort; à Charlottenburg, on est le contraire; cela jette une saccade malhabile dans la marche qu'on suit, et a produit, au grand déplaisir du Roi, une froideur marquée entre Kremsier et Berlin. Je ne sais qui est ce M. de Lurde, qui remplace M. Arago comme ministre de France à Berlin, mais il n'aura pas de peine à paraître à son avantage en comparaison de son prédécesseur, qui ne parlait que du grand cœur et de l'âme noble de Barbès!

Sagan, 1er mars 1849.—Si j'en crois les lettres de Paris, tout y refleurit, tout y est en réaction vive vers l'ordre et le bien-être. Ce sont de tous côtés des éloges du Président. M. Thiers dit de lui: «Ce n'est pas César, mais c'est Auguste.» Les légitimistes remplissent ses salons, et, au sortir du bal, on n'entendait que des domestiques crier: «Les gens de Mme la Duchesse, de M. le Prince, etc...» On dit Monseigneur au Président; rien n'est moins républicain; et on assure qu'il en est ainsi dans les provinces. J'avoue que je me défie un peu de ces trop brusques transitions, mais enfin le quart d'heure semble bon.

Sagan, 31 mars 1849.—Je suis fort préoccupée de l'horizon politique, qui, au lieu de s'éclaircir, semble se couvrir de nouveaux nuages. Cette malheureuse Couronne impériale, sans tenter le Roi, plaît à ses entours, aux jeunes officiers, aux employés bureaucrates, dont la petite vanité y trouve pâture. La gauche y pousse avec perfidie, sentant bien que la soi-disant dignité impériale mettrait le Roi aux ordres des professeurs démagogues de Francfort. La mauvaise saison et l'état abominable des routes retardent la soumission de la Hongrie [183]. Il n'y a que les succès de Radetzky qui donnent quelque consolation, et encore à quel prix? Nous ne connaissons point encore de détails de ses deux dernières victoires, nous savons seulement l'abdication de Charles-Albert, mais les noms propres des victimes sont inconnus [184].

Sagan, 13 avril 1849.—L'aimable lady Westmorland m'a fait la gracieuse surprise d'une visite de quarante-huit heures. Elle est arrivée hier, à ma grande joie. Elle est spirituelle, animée, affectueuse, vraiment charmante pour moi, conservant le plus tendre souvenir à feu M. de Talleyrand, causant du passé et du présent avec intérêt et la plus fine intelligence. Nous nous sommes rejetées vers les beaux temps de l'Angleterre. Éprouvés, comme nous le sommes tous, par les tristesses du présent, on préfère, au lieu de s'appesantir sur un sujet si lamentable, rejeter ses regards en arrière, pour y retrouver de ces précieux souvenirs que, pour ma part, je serais tentée de nommer les économies de mon cœur, et je me réfugie dans le passé, faute d'oser interroger l'avenir.

Sagan, 21 avril 1849.—J'ai eu, hier, des lettres de Paris qui disent que, malgré les efforts de l'Union de la rue de Poitiers [185], le communisme fait en France de grands progrès.

On croit, à Berlin, que le Parlement de Francfort va se jeter entièrement dans les voies révolutionnaires, se former en Commission exécutive, en Comité de sûreté publique; il s'entourerait des troupes de Bade et de Nassau, sachant bien qu'on ne voudra pas faire marcher la garnison de Mayence contre Francfort, et profitant ainsi des éternelles irrésolutions de la Prusse [186]. La prétendue adhésion des vingt-huit petits gouvernements allemands n'est qu'une impertinence, puisqu'elle est conditionnelle; on ne veut se ranger sous la bannière prussienne que si, à l'imitation de ces petits gouvernements, la Prusse se soumet à la Constitution inventée à Francfort. Les quatre Rois de Saxe, de Bavière, de Hanovre et de Würtemberg restent dissidents.

Sans les affaires de Danemark, la Prusse pourrait se fortifier chez elle (ce qu'elle ne fait pas trop) et se mettre en panne pendant l'orage de Francfort, mais le général de Pritwitz est soumis au prétendu gouvernement de Francfort [187]. Il faudrait un gouvernement plus régulier que celui-là pour traiter avec le Danemark. Comment sortir de cette impasse? Le Roi, au fond affectueusement disposé pour le Roi de Danemark, et craignant la Russie [188], s'oppose encore à l'occupation du Jutland.

Sagan, 30 avril 1849.—L'état de l'Allemagne ne s'améliore pas. Voilà le Roi de Würtemberg qui a cédé, parce que ses troupes ont déclaré ne pas vouloir tirer contre le peuple [189]. Voilà le Parlement de Francfort qui recourt aux moyens les plus révolutionnaires pour forcer les souverains à se soumettre à ses lois [190]. Il exige que les gouvernements ne dissolvent pas leurs Chambres sans la permission du prétendu gouvernement central. Ce bel arrêté est arrivé à Hanovre et à Berlin six heures après les dissolutions officiellement annoncées. Le général de Pritwitz demande à quitter son commandement contre les Danois, parce qu'il ne veut pas obéir à Francfort, et ne peut pas commander à tous les petits Princes allemands, qui veulent chacun trancher du maître. Le Danemark a déjà enlevé un grand nombre de bâtiments marchands prussiens; cependant, à Copenhague, on est décidé à la paix; on la désire en Russie, en Angleterre et en Prusse, sans avoir, à Berlin, le courage de rappeler les vingt mille hommes qui se trouvent en Holstein et Schleswig. Francfort s'oppose, par tous les moyens, à la paix, afin de dégarnir les Princes allemands de leurs troupes, et de les laisser ainsi, sans défense, livrés aux hordes révolutionnaires. Bref, la confusion est à son comble, et je trouve l'Allemagne plus malade de beaucoup qu'il y a quatre mois. Cependant, la dissolution de la Chambre prussienne, qui était devenue urgente depuis que, du haut de la tribune, on proclamait la République rouge, fera peut-être quelque bien [191]. Il est surtout très nécessaire que l'Autriche termine en Hongrie. C'est là que notre sort se décidera. La Russie est entrée en Transylvanie avec cent vingt mille hommes. A Olmütz, on trouve ce chiffre un peu élevé, mais l'Empereur Nicolas a déclaré qu'il ne voulait plus d'un second échec comme celui d'Hermannstadt [192], et qu'il s'abstiendrait tout à fait, ou bien qu'il fallait trouver bon qu'il parût avec des forces imposantes. Il sent, d'ailleurs, qu'il combat ses ennemis personnels, les Polonais, sur le terrain hongrois. On dit qu'il y a vingt mille Polonais sous les drapeaux de Bem et de Kossuth.

Sagan, 10 mai 1849.—Les orages éclatent de toutes parts. L'Allemagne est en feu sur tous les points. On s'est battu à Dresde; on s'est battu à Breslau [193]. Les Russes se sont servis des chemins de fer prussiens pour envahir la Moravie. On les reçoit bien, car tout ce qui tendra à étouffer et à terminer la lutte hongroise sera un bienfait, non seulement pour l'Autriche, mais pour l'Europe entière, car les échos hongrois encouragent les méchants et fomentent l'insurrection partout.

Sagan, 17 mai 1849.—C'est aujourd'hui une date solennelle, que je célèbre chaque fois avec une douloureuse émotion au fond de mon cœur [194]. Plus les années me rapprochent de la réunion suprême, et plus je sens tout ce que cette journée, il y a onze ans, a eu de grave et de décisif. Puisse Dieu bénir chacun de ceux qui y ont pris une part chrétienne; je le lui demande, du fond de mes misères, avec une ferveur qui atténuera, je l'espère, leur peu de valeur!

Sagan, 25 mai 1849.—Un des vrais malheurs du gouvernement prussien, c'est d'avoir à Londres Bunsen, qui y joue un rôle inconcevable; Radowitz, avec des intentions plus pures, mais des idées fausses, complique aussi, à Berlin même, la situation, et empêche qu'on ne tranche aussi nettement qu'il le faudrait certaines questions. Le Roi de Prusse a envoyé le général de Rauch à Varsovie, près de l'Empereur Nicolas, pour tâcher de calmer ce souverain, qui est outré que les Prussiens soient entrés en Jutland, malgré la parole donnée [195].

Sagan, 31 mai 1849.—Des négociations ouvertes à Berlin [196], je puis dire, de bonne source, ce qui suit. Il y a quatre jours qu'un protocole a été signé à Berlin, entre la Prusse, la Saxe et le Hanovre. Il relate: 1o tout ce qui s'est fait pour accorder à l'Allemagne une Constitution raisonnable et efficace; 2o que le Hanovre et la Saxe, dans leur désir de maintenir l'ordre dans leurs États, reconnaissent et acceptent la direction militaire de la Prusse pour les mesures qui pourraient devenir nécessaires, dans le but de maintenir la tranquillité de leurs États. M. de Beust a néanmoins fait les réserves suivantes, au nom du Gouvernement saxon: 1o que la Saxe ne prétend pas par cet arrangement porter atteinte aux droits de l'Autriche, comme membre de la Confédération germanique; 2o que si les grands États du Sud de l'Allemagne ne veulent pas adhérer à la Constitution, jointe au protocole, la Saxe aura le droit de s'en détacher; 3o que cette Constitution recevra la sanction des Chambres saxonnes. Le Hanovre a remis une note contenant identiquement les mêmes réserves. La nouvelle Constitution va paraître incessamment dans une note circulaire adressée par la Prusse à tous les gouvernements de l'Allemagne, et les invitant à s'y rattacher. Le Ministre de Bavière, M. de Lerchenfeld, a aussi signé le protocole, mais uniquement comme un des témoins des Conférences et dans l'espérance que son Gouvernement adhérera d'une façon ou d'une autre à cet arrangement. M. de Prokesch n'a assisté qu'à la première Conférence, Radowitz y ayant déclaré, dès l'abord, qu'il n'avait pas à traiter avec les Gouvernements qui ne reconnaîtraient pas, comme base des négociations, la direction générale accordée à la Prusse. La conduite hautaine de Radowitz est incontestablement la cause de cette déplorable désunion parmi les têtes couronnées, à une époque où il serait si nécessaire de les voir indissolublement unies. Avec un peu d'adresse, et en ne mettant pas en avant, pour début, la question de suprématie, il aurait rendu à son Roi, à sa Patrie, un grand service, car alors les autres États auraient unanimement demandé à la Prusse de prendre cette direction en mains, au lieu que maintenant, ils veulent voir dans les prétentions dictatoriales des vues plus ambitieuses qu'elles ne sont en réalité, et de là naissent des jalousies inquiètes, qui étouffent la voix de la raison et des vraies nécessités. Malgré la présence d'un nouvel envoyé danois à Berlin, on est fort éloigné encore, même d'un armistice. Les dernières concessions danoises, appuyées par lord Palmerston, ont été repoussées avec hauteur par la Prusse, qui en réclame d'inadmissibles, disant que celles-ci seules peuvent satisfaire l'honneur engagé.

Sagan, 12 juin 1849.—Le choléra a repris partout dans cette partie de l'Allemagne; à Breslau, à Berlin, à Halle, il décime les populations; bref, c'est une horreur que l'état du genre humain. On m'écrit que lord Palmerston a déclaré à Bunsen que, las des exigences prussiennes, qui augmentent en raison des concessions danoises, il allait changer son rôle de médiateur en celui d'allié actif, conjointement avec la Russie, pour protéger le Danemark. Bunsen, en rendant compte de cette conversation à sa Cour, ajoute que cette menace n'a rien de sérieux, en quoi il se trompe, et trompe sa Cour.

Sagan, 9 juillet 1849.—J'ai eu la visite du baron de Meyendorff, Ministre de Russie à Berlin, se rendant par Varsovie à Gastein, ce qui n'est pas le plus court. Il était assez sombre dans ses prévisions, et encore plus sur le Nord que sur le Midi de l'Allemagne; je m'explique: plus soucieux des destinées prussiennes que de celles de l'Autriche.

Sagan, 3 septembre 1849.—Le général comte Haugwitz s'est arrêté ici quelques jours. Il venait de Vienne où on attendait Radetzky. Le jeune Empereur, pour recevoir le vieil Ajax, avait retardé son départ pour Varsovie, où il se rend pour remercier son puissant allié. Celui-ci se conduit de la manière la plus noble et la plus loyale envers son jeune ami et pupille; c'est ainsi qu'il considère l'Empereur François-Joseph. Paskéwitch a demandé la grâce de Georgei, qui lui a été accordée immédiatement [197]. L'Autriche désire que pour le moment quelques régiments russes se prolongent encore en Galicie.

Hanovre, 5 novembre 1849.—Ma matinée d'hier s'est passée à faire des visites à plusieurs dames de la ville que je connais, et à faire ma cour à la Princesse Royale, qui est douce, bienveillante, et chez laquelle j'ai vu ses deux enfants; le troisième est en train de se produire, on attend ce mois-ci son entrée dans le monde. La Princesse Royale m'a montré plusieurs portraits de famille fort intéressants; les deux qui m'ont frappée davantage sont celui de l'Électrice Sophie, protectrice de Leibnitz et souche de la maison Royale d'Angleterre; elle devait être bien jolie, avec ce beau type un peu allongé, mais si noble, des Stuarts; le second est un charmant portrait de la sœur de la Princesse Royale, la Grande-Duchesse de Russie, femme du Grand-Duc Constantin: c'est une figure spirituelle, animée, piquante. On dit qu'elle justifie cette expression, ce qui la rend bien plus propre à la Cour de Pétersbourg qu'elle ne l'eût été ici, où sa sœur aînée semble créée et faite exprès pour sa touchante mission [198]. Il y avait grand dîner chez le Roi; j'étais assise entre lui et le Prince Royal. Je n'ai jamais vu un aveugle manger plus adroitement, et sans autre secours que celui de son instinct et de l'habitude. A neuf heures, je suis retournée au thé du Roi, pris dans l'intimité, entre lui et ce qu'on appelle ici la Comtesse Royale (Mme de Grote), puis mon beau-frère, et le général Walmoden. Le Roi vit d'huîtres et de glaces, singulier régime qui réussit merveilleusement à ses quatre-vingts ans. Pendant que nous étions chez lui, est arrivée une dépêche de Vienne, qu'il a fait lire tout haut par la Comtesse [199]. Il y était dit que l'Autriche avait fait passer une note des plus graves à la Prusse contre la convocation de la Diète dite de l'Empire, et qu'en même temps, le mouvement de l'armée vers la frontière de Bohême et de Silésie augmentait. On dit que les corps d'armée qui s'y sont concentrés s'élèvent à soixante mille hommes. Le prince Schwarzenberg a répondu aux questions du comte Bernstorff, ministre de Prusse à Vienne, à ce sujet, que la convocation d'une Diète à Erfurt remuant et réveillant l'agitation démocratique, et menaçant par conséquent le royaume et les duchés de Saxe, ces troupes étaient destinées à leur protection et défense éventuelles.

L'Archiduc Jean croyait à un rendez-vous intime et sans pompe avec le Roi Léopold [200]; au lieu de cela, celui-ci l'a reçu avec une grande solennité. Mme de Brandhofen et le petit comte de Méran n'entrant pas dans le cérémonial, on leur a, tout à coup, fait faire incognito une tournée de chemin de fer en Belgique. Arrivés à Bruxelles, ils ont fait une entrée inattendue dans le salon Metternich, ce qui était d'autant plus étrange que les relations entre le prince Metternich et l'Archiduc Jean avaient été, de tout temps, froides et malveillantes. La politesse de Metternich a tout simplifié.

Eisnach, 7 novembre 1849.—J'ai quitté Hanovre hier matin et suis arrivée ici l'après-midi. J'ai tout de suite fait savoir mon arrivée à Mme Alfred de Chabannes, qui est venue aussitôt à mon auberge. Nous sommes restées longtemps à causer sur la petite Cour émigrée dont elle fait momentanément partie; je dis émigrée, quoique Mme la Duchesse d'Orléans permette le moins possible l'inconvénient, qui s'attache à cette position, de se développer. Il est cependant impossible de les écarter tous; ils naissent, pour ainsi dire, de la force des choses. C'est ainsi que les divers partis se représentent et se personnifient dans son entourage. Il y a des fusionnistes, il y a des séparatistes; elle-même n'est ni l'une ni l'autre absolument; elle n'aime pas que l'on dise que c'est elle qui s'oppose à la fusion, mais elle ne veut pas faire les premières ouvertures, et elle n'a même pas permis jusqu'à présent qu'on dise, hautement, qu'elle n'y serait pas opposée. Elle craint aussi, par la fusion, de dégoûter ses adhérents en France, qu'elle croit, ce me semble, plus nombreux qu'ils ne sont, quoiqu'elle s'aperçoive que des personnes sur lesquelles elle comptait lui manquent chaque jour; les noms qui semblent peser, en ce sens, le plus péniblement sur son cœur, sont ceux de Molé et de Thiers. J'ai vu Mme la Duchesse d'Orléans seule, pendant une demi-heure, avant le dîner; le Duc et la Duchesse de Nemours nous ont interrompues. J'ai trouvé la Duchesse d'Orléans, extérieurement, telle que je l'avais laissée, peut-être les traits un peu grossis; la disposition d'âme plus abattue, toujours la même douceur, même dignité, un peu moins d'énergie, assez prête à se sentir ployer sous les mécomptes provenant moins des choses que des personnes, humiliée de l'état de dégradation dans lequel est tombée la France, fort sage sur l'état de l'Allemagne, mettant le soi-disant pouvoir central et les parodies impériales à leur place. Les Nemours, fort Autrichiens dans leur politique, s'exprimaient aigrement sur lord Palmerston, fusionnistes au fond, revenant de Vienne, retournant à Claremont. Elle est fraîche et belle, et se risque à avoir son opinion, qui est positive. Lui, engraissé, prenant beaucoup de la ressemblance du Roi, surtout dans la façon de parler, ayant trouvé enfin le courage de s'exprimer; le faisant avec bon sens, mais manquant de grâce, comme par le passé. Les lettres publiées de ses frères n'ont eu, en aucune façon, son approbation; il redoute beaucoup qu'on adopte la loi qui rappellerait sa famille en France, de peur de voir ses frères y courir [201]. Tout cela est fort bon, mais, je le répète, un certain élan manque; il ne comptera jamais, et n'agira guère; c'est une honorable négation. Le Comte de Paris est fort grandi, élancé, assez joli, ayant perdu de sa timidité, mais avec un son de voix souvent glapissant et désagréable; le Duc de Chartres singulièrement fortifié et turbulent; les trois enfants Nemours sont assez gentils. Après le dîner, commencé vers sept heures, on est resté en conversation jusque vers onze heures. Boismilon est fort séparatiste; il y avait là aussi Ary Scheffer, qui me paraît être dans les zélés. M. de Talleyrand redoutait cette disposition.

La Princesse de Joinville est accouchée d'un enfant mort et elle a été dans un grand danger. Le pauvre petit corps d'enfant a été, sans avertissement préalable, porté à Dreux par mon cousin Alfred de Chabannes. On l'a déposé dans le caveau de famille; la messe s'y est dite, et ce n'est que le tout achevé que M. de Chabannes a été prévenir le Maire de sa mission accomplie. Celui-ci s'est conduit décemment. Mme de Chabannes m'a aussi raconté que lorsque son mari a été retrouver Louis-Philippe à Claremont pour la première fois après Février, celui-ci lui avait dit, presque en le voyant entrer: «Que voulez-vous! Je me suis cru infaillible!» Ce mot m'a paru frappant de vérité, et remarquable comme aveu.

Mme la Duchesse d'Orléans compte retourner au printemps à Londres, pour y faire faire au Comte de Paris sa première Communion, à laquelle l'abbé Guelle le prépare par d'assez fréquentes courses à Eisenach.

Berlin, 8 novembre 1849.—En rentrant ici, j'y trouve mon beau-frère, revenant de Dresde, où l'esprit public est, dit-on, de plus en plus mauvais. Les Ministres n'ont pu obtenir du Roi de Saxe aucun arrêt de mort, même contre les plus coupables, ce qui a indigné les bien pensants et irrité les troupes qui s'étaient si bien battues au mois de mai dernier; cela donne aussi la plus grande arrogance aux émeutiers. Le Roi est tellement tombé dans la déconsidération que, dans les rues, on ne lui rend pas son salut.

Hier, anniversaire de l'installation du Ministère Brandebourg, il y a eu aussi une grande fête dans les salles de Kroll au Tiergarten. Les Ministres y étaient tous présents, et le tout s'est passé fort loyalement, dit-on. Cependant, dans un autre coin de la ville, on célébrait, soi-disant religieusement, un autre anniversaire, celui de la fusillade du fameux Robert Blum [202]. Il y en avait pour tous les goûts et je crains que celui pour le désordre rouge ne soit encore assez vivace.

Une lettre de Paris que je trouve ici me dit que tout le nœud de la situation en France est dans l'armée, celle-ci mi-partie à Cavaignac, mi-partie à Changarnier; le premier, tout républicain, le second ne voulant pas se laisser pénétrer. Depuis la lettre écrite par Louis-Napoléon à Edgar Ney [203] à Rome, Changarnier s'est, dit-on, un peu retiré de l'Élysée; aussi le Président voudrait-il donner le commandement des troupes de Paris au général Magnan.

A Paris, Mme de Lieven est ravie d'y être revenue; elle y dit du mal tant qu'elle peut de l'Angleterre. Elle est coiffée d'un bonnet à la du Deffand; elle loue le Président de la République; elle cherche, comme autrefois, à attirer chez elle du monde de toute couleur; il paraît qu'elle y réussit assez pour s'étonner naïvement que personne ne lui nomme M. Guizot, qu'elle attend en décembre.

Berlin, 12 novembre 1849.—J'ai passé hier presque toute la journée à Sans-Souci, entre le Roi et la Reine, toujours très obligeants pour moi. Le Prince Frédéric des Pays-Bas, qui arrivait de la Haye, disait bien du mal de l'état des choses de ce pays-là. On y prononce assez hautement les mots de déchéance, d'abdication, de Régence. Le jeune Roi est méprisé, la jeune Reine n'est pas aimée; la Douairière pas davantage; bref, on y est fort mal assis. Le Roi de Prusse s'attendait à ce qu'on proclamât l'Empire à l'Élysée; tous les regards sont tendus vers la France.

Une lettre de Vienne, reçue hier, me dit qu'à travers tout l'éclat militaire, il s'y manifeste quelques nouvelles inquiétudes. Les paysans sont très mécontents du nouveau système d'impôts fonciers, de l'obligation de racheter leurs dîmes et de compenser, par des indemnités, ce qu'ils espéraient ravir à leurs Seigneurs; la noblesse trouve que l'égalité de l'impôt à laquelle on la soumet est une dureté et une nouveauté odieuses; les hodweds [204], qu'on a casés dans les régiments, y sèment de fort mauvaises doctrines; le jeune Empereur est un peu cassant et volontaire avec les vieux généraux; bref, il y a, chez nos voisins, si ce n'est les mêmes difficultés qu'ici, du moins, pas plus de quiétude fondée.

Sagan, 21 novembre 1849.—On m'écrit, de Paris, à la date du 14: «Nous avons l'amnistie, donnée par le Président à sept cent cinquante messieurs fort incommodes; cet acte de popularité pourra coûter cher à celui qui l'a donné, car ces gens-là reviennent exaspérés, ce qui contraindra à leur envoyer, un de ces jours, des coups de fusil [205]. Il y a, à travers toutes les velléités impériales que nous voyons surgir, une question qui n'est nullement résolue, pour moi du moins: c'est celle de savoir ce que fera le général Changarnier [206], et quoiqu'il soit tout à fait bien avec le Président, à l'heure qu'il est, je ne pense pas qu'il lui reste attaché au moment d'un changement, qui, par là, deviendrait une crise inévitable.»

Sagan, 2 décembre 1849.—La longue Thérèse Elssler, maîtresse en titre depuis plusieurs années du Prince Adalbert de Prusse, va devenir sa femme, sous le titre de Mme de Fischbach, nom pris de la terre que possède le vieux Prince Guillaume dans les montagnes de Silésie. C'est là que feu la Princesse Guillaume est restée en odeur de sainteté; il est un peu choquant que ce soit précisément ce nom qui passe à une ex-danseuse [207]. On est de fort mauvaise humeur à Sans-Souci de ce mariage, mais on y consent, avec la faiblesse habituelle qui y règne.

Il se prépare à Berlin un autre scandale, d'une portée plus sérieuse. C'est l'acquittement probable de Waldeck, dont le procès tient tous les esprits en suspens depuis si longtemps [208]. On a eu l'incomparable niaiserie de choisir, pour présider les assises, un magistrat d'un caractère très faible, père d'un héros des barricades, et qui préside avec la plus impudente et grossière partialité en faveur de Waldeck. Les menaces anonymes ne manquent pas aux jurés, qui prononceront sous le coup de l'intimidation. C'est déplorable, car le résultat peut avoir des conséquences fort graves.

Sagan, 6 décembre 1849.—L'ovation de ce vilain Waldeck après son acquittement paraît avoir été assez scandaleuse pour motiver une intervention militaire. J'ignore encore les détails, que la poste m'apportera sans doute aujourd'hui. J'ai dans l'idée que nous allons rentrer dans une phase d'émeutes; je le pense d'autant plus que les Polonais recommencent leurs promenades, et, chaque fois qu'ils apparaissent, il y a anguille sous roche, comme on dit vulgairement.

Je viens d'achever la lecture de la vie de Mme de Krüdner; il s'agit d'une personne tout à part; mais à la longue, c'est une lecture cependant fatigante, et qui, au total, me laisse la pensée que Mme de Krüdner, toujours dupe de sa vanité, a été, dans sa jeunesse, galante par vanité; plus tard, littéraire par vanité; enfin, qu'elle est devenue missionnaire, toujours par vanité. Mais la vanité a aussi sa bonne foi, comme elle a, et précisément parce qu'elle a, de prodigieuses crédulités. Comme mystique, Mme de Krüdner n'a ni l'élévation de sainte Thérèse, ni la grâce contenue de Mme Guyon; ses lettres spirituelles sont lourdes, et, quand elle veut se perdre dans les nues, on sent que les ailes sont de plomb. Il faut bien que, dans ses discours et allocutions, elle ait eu de l'entraînement, car on ne produit pas, sans des dons particuliers, des résultats qui ont eu leur charlatanisme, mais aussi, en bien des occasions, leur réalité.

Sagan, 10 décembre 1849.—La mort de la Reine Adélaïde d'Angleterre, dont j'ai lu la nouvelle avant-hier dans les gazettes, m'a tristement émue, en me reportant au bon temps où j'avais l'honneur de la voir et d'être traitée par elle avec une bonté que je n'oublierai jamais. C'était une noble femme, qui a porté des positions difficiles à plusieurs égards, avec une grande et simple dignité.

Il y a un peu d'émotion à Sans-Souci de la concentration des forces autrichiennes touchant aux frontières saxonnes. Il paraîtrait que le général Gerlach, favori influent du moment près du Roi de Prusse, a été expédié à Dresde pour tirer la chose au clair. Si ces troupes ne sont destinées qu'à purger au besoin la Saxe des rouges qui y sont plus audacieux encore qu'ailleurs, on regarderait cette intervention comme un pendant de celle de la Prusse dans le Grand-Duché de Bade, et on ne dirait rien; mais il y a des habiles qui veulent y voir une menace peu voilée contre la Diète d'Erfurt [209]. Dans ce cas, il paraîtrait qu'on ne laisserait pas faire.

Sagan, 12 décembre 1849.—J'ai lu le discours de réception du duc de Noailles à l'Académie française [210]. Il est écrit en très beau langage, avec une véritable élévation de style et de pensée, une correction, une pureté qui reportent aux meilleures époques du goût et de la littérature; il est noblement senti, aussi prudent que digne; il s'y trouve des passages particulièrement de mon goût, notamment sur Pascal et sur Voltaire, avec une habile transition qui le fait revenir vers M. de Chateaubriand. Cependant, à mes yeux, ce discours a un défaut; c'est de placer son objet beaucoup plus haut qu'il ne le mérite, et lors même que le talent ne serait pas exagéré, la valeur du caractère l'est extrêmement. Le duc de Noailles a eu raison de ne pas trop s'arrêter sur les Mémoires d'outre-tombe, car c'est dans ce triste legs que l'aridité du cœur, l'excès de la vanité, l'âcreté du caractère se révèlent, et que le talent lui-même est bien souvent perdu dans l'exagération du mauvais goût, reproché justement aux imitateurs maladroits de cette école. Mais tous les éloges académiques pèchent par l'excès de la louange. Condamnés à faire un portrait sans ombre, la vérité du coloris en souffre, et la véritable physionomie est trop souvent effacée. C'est le tort du genre, plus que celui du récipiendaire, et on ne peut le lui reprocher. J'ai commencé hier le sixième volume des Mémoires d'outre-tombe. Il contient l'esquisse de l'histoire de Napoléon, dont, à propos de lui-même, M. de Chateaubriand grossit ses propres Mémoires; le tout écrit à l'effet, sans grand souci de la vérité. J'ai été singulièrement frappée d'y trouver un éloge jeté en passant à M. de Caulaincourt (malgré le duc d'Enghien). Du reste, même malveillance pour le genre humain, même haine pour M. de Talleyrand.

Sagan, 14 décembre 1849.—On me mande de Paris que Mme de Lieven se débarrasse parfois de ses coiffes à la du Deffant pour y substituer des toques de velours noir avec plumes blanches, qui sont du dernier coquet. Elle va dans le monde, ne touche pas terre. Elle s'est fait présenter chez Mme de Circourt, où se réunit la société ultra-catholique. Elle tâche d'y faire des recrues pour son salon, et essaye avant tout d'y attirer M. de Montalembert.

A en juger par un article de l'Ami de la Religion, notre cher seigneur d'Orléans [211] a célébré plus d'un triomphe à Notre-Dame; celui de la foi dont il est animé, celui aussi de l'amitié et du respect dont il est l'objet. Je m'attends à recevoir une hymne chrétienne de ma bonne Pauline à ce sujet.

Sagan, 16 décembre 1849.—On m'écrit de Berlin, en date d'hier: «La question allemande est plus confuse que jamais; personne n'y voit clair. Tout ce qui paraît décidé, c'est qu'on fera les élections pour Erfurt, malgré l'Autriche, dont le langage modéré indique cependant une volonté assez déterminée de ne pas s'en accommoder. Tirez de tout ceci les conséquences probables, je ne voudrais en affirmer aucune.»

Je ne cesse de passer dans des soubresauts nerveux tout le temps que je mets à lire le sixième volume des Mémoires d'outre-tombe. M. de Talleyrand y revient à chaque instant, avec un redoublement de rage, qui, à la vérité, devient par elle-même un contrepoids à la méchanceté, mais qui en laisse néanmoins subsister une bonne partie. Là où l'action de M. de Talleyrand a été réelle, il la passe sous silence; là où elle a été moindre, il l'invective avec fureur, et tout cela, parce qu'il cherche à établir que sa brochure de Buonaparte et les Bourbons a fait la Restauration de 1814. Aussi, quand il est au pied du mur, il lui échappe un cri de douleur, il dit alors: «Ma pauvre brochure fut écrasée entre les sales intrigues de la rue Saint-Florentin», et dans ce cri est le nœud de l'explication de cette furibonde colère. O vanité de la vanité! J'espère, pour ce héros de la vanité, qu'il en a demandé sérieusement pardon à Dieu, avant de se faire porter sur le rocher de Saint-Malo que sa vanité encore avait choisi pour dernière demeure; car, à défaut de pouvoir choisir son berceau, qu'il eût, sans doute, placé dans un nid d'aigle, il a eu soin de faire de sa tombe un pèlerinage pittoresque! Mais qui nous dit qu'attaché sur ce rocher, il n'y est pas rongé par le vautour de la conscience? Je ne veux pas nier que mon pauvre oncle ait été un grand pécheur, mais j'aimerais mieux sa faible conscience devant le Jugement éternel, que cette autre conscience pleine d'orgueil, de malice, de fiel et d'envie, dont la révélation nous permet à tous de juger et de réprouver.

Salvandy a fait une pointe à Claremont; il en a rapporté de sages paroles. Il paraît qu'on y est mûri par l'expérience, qu'on y reconnaît la valeur du droit. Jeunes et vieux se disent prêts à baisser pavillon devant ce principe et à le servir. Je crains qu'on ne soit pas encore aussi avancé à Eisenach, car j'ai eu une lettre de Mme de Chabannes, qui, à son retour d'Eisenach, venait de traverser Bruxelles, d'y passer deux jours pour y voir la Reine, et qui, revenue enfin à Versailles, avait retrouvé son mari arrivant de Claremont. Voici ce qu'elle me mande: «J'ai trouvé, à mon grand regret, dans la Reine des Belges, un éloignement extrême pour la fusion. L'Angleterre désire le statu quo en France, pour que ce pauvre pays s'enfonce et se noie complètement dans le bourbier dans lequel il est tombé. De là, toutes les intrigues possibles de la part de lord Palmerston, pour empêcher le seul moyen de salut et de régénération. Le Roi Léopold, non pas pour les questions allemandes, mais pour la question française, est l'écho de Downing street [212], et la Reine Louise est celui de son mari. On offre à Mme la Duchesse d'Orléans un leurre, en dirigeant ses idées vers une toute nouvelle combinaison, celle de porter le Duc de Bordeaux à abdiquer! ce à quoi, certes, il ne consentira jamais. Vous reconnaîtrez là la foi punique de la Carthage moderne. Quant à mon mari, il a été chargé de donner, de la part de Claremont, le mot d'ordre à nos chefs de file ici, et je sais que les légitimistes ont été informés des dispositions conciliantes du Roi Louis-Philippe. Mais les partis sont fractionnés à l'infini; les légitimistes ont perdu leur ancienne discipline; il y en a qui préféreraient le Comte de Montemolin au Comte de Paris. Je songe souvent à ce que vous disiez prophétiquement à Eisenach: c'est que cette fusion si désirable, qui aurait, il y a six mois, pu avoir de si immenses résultats, a déjà perdu, à l'heure qu'il est, de sa portée, et que chaque jour de retard en diminue l'importance et l'utilité; mais comment détruire des préjugés si invétérés, dans lesquels l'amour-propre est si intéressé et les petites ambitions subalternes si actives

Voici un extrait de la lettre que j'écris au duc de Noailles, pour le remercier de son discours académique: «Vous avez, mon cher Duc, obtenu un brillant succès sur le grand et fiévreux théâtre; il en est un moins brillant et plus singulier, que je vous offre de ma solitude glacée. J'étais en pleine lecture d'Outre-tombe, quand le Journal des Débats m'a apporté vos magnifiques paroles. Eh bien! Je les ai admirées, quoiqu'elles continssent l'éloge constant d'un homme contre lequel mes instincts s'étaient toujours révoltés, et que l'acharnement jaloux de ses venimeuses confessions a rendu l'objet de ma profonde aversion. Mais en vous lisant, je n'ai eu que vous en regard; j'ai compris qu'il ne vous était plus permis d'être juge, que vous étiez condamné à être panégyriste. Je le répète, mon applaudissement était le triomphe le plus éclatant de votre parole et peut-être aussi celui de mon amitié. J'ai d'ailleurs la conviction qu'il vous en aura coûté, précisément en songeant à moi, de peindre sans ombres, et d'avoir ainsi ôté à la vérité du portrait ce que vous y ajoutiez en éclat. En sachant me détacher de la ressemblance, j'ai joui vivement de ce langage si pur, si simple, si élégant, si rare, hélas! et qui m'a replongée dans l'exquis. L'élévation de la pensée égale la délicatesse des sentiments, la prudence politique ne l'emporte nulle part sur la dignité de l'écrivain, et cependant elle l'accompagne avec une convenance aussi habile qu'heureuse.»

Sagan, 21 décembre 1849.—J'ai reçu hier une lettre de Paris, qui contient le passage suivant: «Notre état politique est calme pour le moment, mais des divisions de plus d'un genre existent dans la majorité de l'Assemblée, où il semble qu'on ne puisse être uni que contre les dangers de la rue. Cela n'offre pas une grande sécurité, et donne une empreinte d'aigreur et de tristesse à toutes les conversations. Les meilleurs amis sont d'avis opposés et se disputent avec irritation, cela rend les relations sociales difficiles et désagréables. Il n'y a que Mme de Lieven qui paraît n'avoir rien à désirer, et qui est en complète jouissance de son séjour à Paris. Elle continue à faire le plus de nouvelles connaissances qu'elle peut; elle recherche particulièrement les gens au pouvoir et regrette de ne pouvoir aller à l'Élysée.»

Sagan, 26 décembre 1849.—Il y a une chose qui m'a frappée et que je regarde comme très fâcheuse; c'est le débat qui s'élève dans la presse périodique sur les avantages, les inconvénients, la forme, les conditions de la fusion désirée depuis longtemps par tous les vrais amis de la France. Il n'y a rien, ce me semble, de plus fatal au bon résultat, que d'en jeter ainsi la discussion dans le domaine d'un public passionné, prévenu, mal renseigné, et, le plus souvent, aussi méchant que stupide. J'avais, je le crains, bien raison de dire à Eisenach que ma seule crainte était que déjà il ne fût bien tard pour une décision qui aurait dû fondre sur le public à l'improviste et comme un fait accompli. Alors, elle aurait eu tout son effet, elle aurait décidé les faibles, rallié les gens sensés, réuni les récalcitrants, et on aurait vu se grouper, outre le petit nombre des courageux, l'immense légion des peureux, autour de cet unique drapeau. Maintenant, il n'apparaîtra, si vraiment il se déploie, que tout troué et déchiré par les balles des journalistes et les invectives des mauvais petits intrigants subalternes dont je remarquais avec effroi la présence autour de Mme la Duchesse d'Orléans.

Il paraît que Vienne, pour plaire au jeune Empereur, reprendra quelque essor social. L'Empereur était, l'année dernière, à Olmütz, extrêmement épris de sa cousine, l'Archiduchesse Élisabeth, qui vient de perdre son mari. Quoiqu'il se soit consolé, on dit qu'il lui reste quelque étincelle de sa première flamme, et qu'il se pourrait bien que la jeune et fort consolable Archiduchesse devînt Impératrice au bout de son deuil. Elle est jolie, elle a dix-neuf ans, et a un enfant [213].

Sagan, 30 décembre 1849.—En France, la confusion des esprits est évidente. Ceux-ci sont sûrs de l'Empire, ils l'auront dans un mois; ceux-là assurent que le principe de la légitimité est immuable et reconnu par tout le monde et que son triomphe est assuré; les marchands disent qu'ils préféreraient la maison d'Orléans; et les socialistes se moquent de tous ces rêves en tenant leur avènement pour certain. Comme on ne s'unit que le jour où il faut combattre ces derniers, ils pourraient bien finir par trouver le moment favorable pour eux.

Nous allons donc, dans deux jours, commencer une nouvelle année, qui commencera aussi la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Quelle moitié de siècle va se terminer! Et par combien de catastrophes la fin de cette époque de désordres et de folies n'a-t-elle pas été marquée! Les premières années de ce demi-siècle nous sortaient du chaos, les dernières nous y replongent; et Dieu sait maintenant jusqu'à quelle profondeur nous tomberons dans le gouffre. Puisse-t-on mourir en paix dans son lit! Les désirs et les espérances ne sauraient aller au delà, et cela même pourrait passer pour une excessive exigence.

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