Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)
Nice, 22 décembre 1841.—J'ai été, hier, entre le déjeuner et le dîner, chez la Grande-Duchesse Stéphanie, qui passe l'hiver ici avec sa fille. Elle m'a fait monter en voiture avec elle, pour nous promener sur la jetée, par un ciel qui m'a rappelé le Chain-Pier de Brighton. La Grande-Duchesse est très bien logée, assez loin de la mer, au milieu d'un charmant jardin, d'où il y a une belle vue sur la montagne. La maison est bien meublée, gaie et propre; tout le contraire de la mienne et guère plus cher. La Grande-Duchesse est infiniment mieux depuis qu'elle a pris les eaux de Wildbad; mais son mouvement, son agitation, les soubresauts de sa conversation, que la maladie avait amortis, ont repris avec un redoublement vraiment inquiétant.
Je n'ai rien reçu de Paris hier; une nouvelle crue a emporté les barques et a rendu le gué impraticable, de sorte que le Var ne pouvait plus se passer, deux heures après le moment où nous l'avons traversé.
Nice, 24 décembre 1841.—J'ai fait, hier, une grande quantité de connaissances chez la Grande-Duchesse; peu valent la peine d'être nommées, sauf les de Maistre. Elle met sur ses cartes: la comtesse Azelia de Maistre, née de Sieyès. Ces deux noms vont singulièrement ensemble. Du reste, elle paraît fort bonne personne, et lui, me semble avoir tout l'esprit et l'espèce d'esprit qu'impose son nom.
Nice, 25 décembre 1841.—Hier, après le déjeuner, j'ai mené ma nièce et les Castellane à Saint-Charles, par le plus beau temps du monde; un soleil trop beau, car on était en nage pour faire deux pas; le ciel était magnifique, la vue belle et le parfum des roses, des violettes et des fleurs d'oranger enivrant; en redescendant en ville, j'ai mis quelques cartes et suis rentrée me reposer, car l'action de ce soleil ardent et l'air vif de la mer éprouvent prodigieusement.
Il y a ici un singulier usage: la veille, et le jour de Noël, et toute la nuit intermédiaire, on tire toutes les demi-heures des pétards; des bandes de mariniers et de gens du pays traversent les rues en chantant et en criant, à faire horreur, tant c'est bruyant. Depuis vingt-quatre heures, ce sabbat ne cesse pas un instant, et a troublé, je pense, tous les sommeils.
Nice, 27 décembre 1841.—Je me souviens du temps où on allait à Mannheim faire sa cour à la Grande-Duchesse Stéphanie, le jour de la Saint-Étienne. Eh bien, hier, on a fêté ici ce même jour. A dix heures, elle a été entendre la messe au collège des Jésuites; le Père Recteur, qui est poli et aimable, avait invité une douzaine de personnes de la société particulière de la Grande-Duchesse; ma fille et moi en étions. La messe en musique a été très bien exécutée, puis, à la suite de la Grande-Duchesse, on a visité, par exception, tout l'établissement, et les dames ont tout vu, même les cellules des Pères. Dans chaque classe, un des élèves a fait un petit discours simple, convenable et à propos. Nous avons ensuite trouvé du café, du chocolat et des sorbets, avec beaucoup de gâteaux et de bonbons, servis dans le parloir du Recteur, qui là, a offert à la Grande-Duchesse un reliquaire, avec une relique de saint Étienne. Comme elle professe une grande admiration pour Silvio Pellico, il a ajouté un exemplaire, bien relié, des poésies de celui-ci, et une lettre autographe de Pellico. Le Père Recteur a été le soutien et le consolateur de la mère de Pellico, pendant que celui-ci était en prison, et il a beaucoup contribué depuis à sa vie chrétienne. On dit que Silvio Pellico vit maintenant dans une sainteté tout à fait rare. Ce petit hommage, de fort bon goût, a eu le plus grand succès. Avant de quitter le collège, on est entré dans le cabinet de physique, où on a fait plusieurs expériences d'électricité; on est parti enfin; à la sortie, tous les Pères et tous les élèves étaient en ligne, et le plus jeune des enfants a offert à la Grande-Duchesse un bouquet comme on n'en fait que dans ce pays-ci, où les fleurs abondent et où leurs couleurs et leurs parfums sont incomparables. Toute cette matinée a été arrangée à merveille; rien de pédant, rien de trop long; l'esprit et l'usage du monde, si particuliers aux Jésuites, s'y étaient sensiblement montrés; les élèves avaient un air de santé, de politesse avec de jolies façons.
Après dîner, nous avons été, avec Fanny et les Castellane, chez la Grande-Duchesse, où la princesse Marie avait invité une cinquantaine de personnes, pour assister à des proverbes accompagnés de couplets, que plusieurs personnes de la société russe et italienne avaient arrangés pour la circonstance, et qu'ils ont fort bien tournés.
Nice, 29 décembre 1841.—J'ai fait plusieurs visites hier, entre autres à la comtesse Louis de Narbonne, veuve de l'ami de M. de Talleyrand et mère de Mme de Rambuteau. Elle est assez aimable et spirituelle, mais on s'aperçoit aisément qu'elle a beaucoup vécu en province, et fort peu avec son mari. Elle est Mlle de Montholon de naissance, et cousine du premier mari de Mme de Sémonville.
Nice, 30 décembre 1841.—C'était hier le jour où Pauline accomplissait ses vingt et un ans! Double anniversaire de naissance et de majorité! Elle est venue déjeuner chez moi avec son mari et sa petite fille. Elle y a trouvé quelques petits souvenirs et un gâteau allemand, avec autant de bougies que d'années. Cette petite surprise lui a fait plaisir. Dans la matinée, j'avais été avec Fanny et son ancienne gouvernante, visiter un jardin réputé ici, placé à mi-côte, garanti du vent par des collines boisées, avec des doubles vues, des montagnes et de la mer, extrêmement jolies. La villa qui est au milieu était fermée; mais le jardin, très riche en fleurs rares et beaucoup plus soigné qu'ils ne le sont généralement ici, était ouvert; nous avons rencontré le propriétaire, négociant de Nice, au bout d'une allée où il dirigeait ses ouvriers. Il a été très poli, nous a comblées de fleurs, et m'a promis des graines pour Rochecotte. Sa villa s'appelle «Sainte-Hélène». Nous sommes revenues fort contentes de notre promenade, quoique le temps fût un peu rèche.
Nice, 31 décembre 1841.—La Grande-Duchesse est arrivée chez moi, hier, à l'issue de mon déjeuner, et m'a enlevée pour me mener dans une maison de campagne des environs, fort bien située, et remarquable par des fonds boisés et couverts de pins, de chênes-verts et d'arbousiers. L'ombre est une chose rare ici, où les jardins sont en général en terrasses, en plein midi, et conduisant tous plus ou moins près de la mer; une variété, dans ce genre, ne laisse pas que d'avoir son mérite. D'ailleurs, la promenade d'hier m'a fait songer à celle que je me suis arrangée dans le bois de Rochecotte, et sous ce rapport, déjà, elle m'a plu. Le propriétaire est un négociant retiré, vieux célibataire. Il est très poli, et, selon l'usage du pays, il nous a comblées de bouquets, et fait prendre de l'orangeade. J'ai trouvé cette boisson un peu fraîche pour la circonstance, car il ne faisait pas chaud du tout, surtout dans la calèche qui nous a amenées; aussi suis-je revenue de chez la Grande-Duchesse chez moi à pied pour me réchauffer; c'est une distance à peu près comme celle du Louvre à l'Arc de Triomphe des Champs-Élysées.
C'est aujourd'hui le dernier jour d'une année que je vois finir sans regret. Elle a compté double dans ma vie par sa longueur; elle ne m'a pas été, cependant, hostile. Les mois passés à Rochecotte ont été paisibles, et ceux où j'ai habité l'Allemagne n'ont manqué ni d'intérêt ni de satisfaction.
Nous voici au second anniversaire de la mort de Mgr de Quélen. Il ne saurait passer inaperçu pour moi, car j'ai perdu beaucoup en lui, et sa bonté égale, constamment protectrice, a laissé un de ces vides qui ne se remplissent pas, car rien ne remplace la consécration du temps.