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Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)

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1842

Nice, 1er janvier 1842.—Hier, j'ai été, avec mon gendre, faire une très belle promenade. Nous avons été en voiture jusqu'au pied d'un rocher sur lequel est bâti un couvent d'hommes. L'église en est jolie, surtout par un portique avancé, sous lequel on a une très belle vue de la mer, d'où l'on découvre Nice, le fort Saint-Elme et tous les points principaux de la contrée, gracieusement encadrés. On monte à pied au couvent, qui s'appelle Saint-Pons; l'ordre religieux qui s'y trouve est assez nouveau, et se nomme gli oblati della santissima Virgine. Les jeunes prêtres ordonnés, entre le moment où il leur est permis de dire la messe et celui où ils peuvent exercer le saint ministère de la confession, c'est-à-dire où ils ont charge d'âmes, viennent ici passer un an pour s'y préparer. C'est un établissement que je crois particulier à Nice et qui me paraît fort sage.

Nice, 2 janvier 1842.—J'ai été, hier soir, avec les Castellane, à la réception officielle du gouverneur de Nice [48]. Il est d'usage, ici, qu'au premier jour de l'An, toutes les personnes du pays qui sont présentées à la Cour et tous les étrangers aillent, les hommes en uniforme et les femmes en grande parure, à cette réception. On est censé aller féliciter le Roi et la Reine de Sardaigne. Cela ressemble un peu à un drawing-room de Londres, et pas mal à un des grands raouts diplomatiques de Paris. Il y avait quelques figures étranges, mais, à tout prendre, du beau monde; on y étouffait. Quelques parties se sont formées dans le dernier salon, où il faisait moins chaud; les glaces et les rafraîchissements circulaient, et les fleurs qui, ici, ne manquent nulle part, s'y trouvaient en profusion, ainsi que beaucoup de lumière. Le tout ensemble avait bel air. J'ai fait deux fois le tour des salons, une fois au bras de mon gendre, et l'autre, au bras du duc de Devonshire qui me soigne beaucoup. La Grande-Duchesse y était couverte de diamants, mais pas en beauté, car elle n'avait rien autour du visage, ce qui la vieillissait. La Princesse Marie est mieux aussi quand elle est moins parée.

Nice, 3 janvier 1842.—Je ne puis dire combien les églises, ici, me déplaisent; on a beaucoup de peine à s'asseoir; on est entouré d'une population sale, dégoûtante, qui crache et vous infecte de vermine. Puis, l'architecture est toute gâtée par de vilains lambeaux d'étoffe d'or et de soie, tous passés, tous déchirés, du plus vilain effet. Le chant des pénitents, qui forment ici des confréries, n'est pas mélodieux. Excepté ce que j'ai vu au collège des Jésuites, rien de ce qui est religieux ne m'a édifiée ici. Dans les rues, vous êtes assaillis par les plus hideux mendiants; tous les escaliers sont encombrés par eux, et d'une saleté telle, qu'on rentre avec des jupons bons à jeter.

Nice, 4 janvier 1842.—Il fait gris et humide; c'est à se croire à Brighton. C'est le troisième jour de cet agréable temps, qui fait ici l'effet d'une trahison. Quand il fait clair, on est constamment sous la menace d'une maladie inflammatoire, parce que le vent aigre combat victorieusement l'action ardente du soleil, qui ne rend le vent que plus dangereux; et quand le soleil se cache, le vent, à la vérité, cesse, mais alors, on a devant soi ce grand drap gris de la mer, qui a l'air d'un linceul prêt à vous envelopper; autant être à Paris ou à Londres!

On me mande, de Paris, que la condamnation de Dupoty sera probablement attaquée, comme illégale, à la Chambre des Députés [49]. Cependant, la nomination de M. Sauzet à la Présidence, et cela à une grande majorité, est un bon début pour le Ministère. On ne sait comment se passera le retour de Madrid de Salvandy, qui n'a pas voulu remettre ses lettres de créance à Espartero. Les Ambassadeurs à Paris trouvent qu'il a eu raison, et qu'il y a un exemple de pareille chose sous Louis XIV.

Nice, 5 janvier 1842.—On m'écrit, de Paris, que le second procès de la Chambre des Pairs ne sera ni long ni difficile. Les révélations faites par les accusés, condamnés à mort et qui ne seront pas exécutés, permettront d'arrêter et de mettre en accusation une soixantaine d'individus, mais toujours de la même classe; on se bornera à n'en mettre en jugement que quatre ou cinq, qui sont un peu au-dessus de la classe des ouvriers, et sont les plus compromis. On dit que ce qui résultera de plus important de cette seconde affaire, c'est la manifestation des liens existant entre les communistes, les égalitaires et la société réformiste dont sont MM. Arago, etc., etc., et dont M. Dupoty était le secrétaire.

On est fort occupé de la question d'étiquette qui, en Espagne, arrête Salvandy. M. Guizot dit qu'il a envoyé des instructions très précises à Salvandy de revenir, si Espartero persiste à ne pas vouloir lui permettre de présenter ses lettres à la petite Reine. On s'attendait à son retour. C'est faire bien peu de cas de la France que de laisser partir son Ambassadeur, parce qu'il réclame une chose toute naturelle. Quand Cellamare et je ne sais plus quel autre ambassadeur sont venus à Paris, ils ont remis leurs lettres de créance à Louis XV, âgé de six ans, et non pas à M. le duc d'Orléans, Régent. Cela se dit et se répète beaucoup, mais ne fait pas d'effet à Madrid.

Nice, 6 janvier 1842.Il a neigé hier, plusieurs heures de suite, à Nice! et cela par un vent qui nous glaçait, tout accroupies que nous étions auprès de la cheminée, dans laquelle je fais une énorme consommation de pommes de pin et de petites branches d'olivier, qui se vendent à la livre, ici; je m'y ruine sans parvenir à me réchauffer.

Nice, 7 janvier 1842.—Il a neigé, hier, à peu près tout le jour; la neige a si bien tenu que, sur la terrasse qui sépare ma demeure de la mer, et qui est une promenade publique, tous les gamins de Nice se sont rassemblés et ont fait, en poussant des cris sauvages, de grosses boules de neige, qu'ils lançaient ensuite, insolemment, en hurlant de la façon la plus animale, à la face des passants. J'ai regardé ce singulier spectacle de mes fenêtres, car je ne suis pas sortie de la journée.

Mon grand salon me désole pour deux motifs: le premier, parce qu'il n'y a pas moyen de le chauffer; le second, parce qu'il m'a valu, de la part de la Grande-Duchesse, une demande de soirée. Les Castellane ayant appuyé la motion, j'y ai consenti, quoique à regret, parce que c'est toujours plus ou moins un embarras, et que je suis profondément paresseuse. J'ai donc livré mon salon à la Princesse Marie, à Fanny et à Pauline; j'ai chargé mon gendre de tous les arrangements matériels, et j'ai déclaré que je ne me mêlerais de rien, que de payer et de faire des révérences aux invités. Cela convient à la jeunesse! La Grande-Duchesse veut un quadrille et elle met tout Nice en mouvement pour cela. Cela doit avoir lieu lundi prochain, le 10; il y a cent cinquante personnes sur ma liste. Cela s'appellera un thé dansant. Le quadrille sera de douze dames représentant les mois, et de quatre enfants, représentant les saisons; je sais mal les détails, ne m'en mêlant pas. C'est, au fait, la Grande-Duchesse et Pauline, qui est plus en train, ici, que je ne l'ai vue depuis longtemps, avec le comte Eugène de Césole, qui arrangent tout chez la Grande-Duchesse. Je ne livre mon salon que le matin même du jour.

Nice, 11 janvier 1842.—Ma soirée a eu lieu hier; ce n'était pas précisément un bal, mais un thé, avec un peu de musique, après lequel on a dansé trois contredanses, une mazurka et deux valses; tout était fini à une heure.

A l'occasion du départ du comte Pahlen de Paris, notre Mission, à Saint-Pétersbourg, a eu ordre de ne pas aller à la Cour le jour de la Saint-Nicolas, et tout le monde s'est dit malade. Ordre alors à M. de Kisseleff et à tous les Russes de ne pas paraître aux Tuileries le Jour de l'An. A ce sujet, Barante me mande ceci: «Je m'attendais depuis longtemps à ce que la bizarre idée de manifester ses sentiments personnels, en dehors de la politique de son Cabinet, conduirait l'Empereur à la nécessité d'une détermination tranchée; je crois, pourtant, qu'encore à présent, il tâchera qu'elle ne le soit que le moins possible. Il est très probable qu'il y aura un retard indéfini au retour du comte Pahlen.»

Du reste, notre Ministère a la majorité, et paraît très satisfait.

Nice, 13 janvier 1842.—On m'écrit, de Paris, que M. de Salvandy a, décidément, ordre de revenir avec tous ses attachés. Son ambassade aura été de courte durée. Nous voici aussi mal avec l'extrême Midi qu'avec l'extrême Nord de l'Europe! Tout le monde s'accorde à dire que la prétention d'Espartero était inadmissible et que c'est l'Angleterre qui a soufflé le feu!

Nice, 16 janvier 1842.—A Saint-Pétersbourg, on a déprié Casimir Perier [50] de plusieurs soirées où il était invité, et, par ordre supérieur, les loges, à droite et à gauche de la sienne, au théâtre, restent vides. Où tout cela conduira-t-il?

Nice, 17 janvier 1842.—J'ai fini hier ma matinée chez la femme du gouverneur, la comtesse de Maistre, qui était en famille: sa belle-sœur [51], non mariée, a l'esprit fin; M. de Maistre cause avec distinction, et Mme de Maistre a l'air de la meilleure femme du monde. J'ai passé là les moments les plus agréables, comme conversation, que Nice puisse offrir.

Nice, 19 janvier 1842.—Il a fait hier, une journée charmante; aussi me suis-je promenée à pied avec mon gendre pendant deux heures, flânant le long de la mer; regardant les pauvres galériens travailler au port; examinant les effets du soleil sur la mer et ses brillants reflets sur les montagnes, dont le dernier plan était couvert de neige; suivant des yeux les navires avec leurs voiles latines, et échangeant, de temps en temps, quelques mots de politesse avec des connaissances qui, attirées par ce jour d'exception, faisaient comme nous.

Mme de la Redorte mande, de Paris, que rien n'égale les ovations que le parti carliste fait au Chargé d'affaires de Russie, M. de Kisseleff, depuis l'éclat des susceptibilités: il a été reçu triomphalement à leur club, sans même avoir demandé à l'être. Du reste, il est invité au grand bal des Tuileries, et on suppose qu'il s'y rendra. Elle dit aussi que les rapports de M. Guizot et de Mme de Lieven ont pris un caractère tel que l'opinion s'en émeut, et qu'il est possible qu'on en parle à la Chambre des Députés. Les journaux, à ce qu'il paraît, ne s'en gênent pas.

Nice, 20 janvier 1842.—J'ai passé ma matinée d'hier à préparer les atours d'un quadrille, qui était confié à ma direction. Après le dîner, j'ai coiffé mes quatre dames. Elles ont fait, avec beaucoup de succès, leur entrée au bal avec leurs quatre cavaliers; Pauline et Fanny en bleu et noir, Mme de Césoles et une dame italienne en rose et noir, toutes quatre couvertes de diamants, portant de très bonne grâce la mantille espagnole. M. de Césoles et Frédéric Leveson, fils de lord Granville, étaient les cavaliers bleus, le comte d'Aston et un jeune Russe, les cavaliers roses. Le bal était joli, parfaitement éclairé, avec un grand nombre de costumes soignés et élégants, mais il me semble que notre quadrille était le plus joli; Mme de Césoles et Pauline ont été les reines de la fête. Mme de Césoles a une figure toute espagnole, et quoique fatiguée par six enfants coup sur coup, elle est encore, à l'aide d'un peu de parure, fort jolie; elle est très douce, et gentille personne. Pauline est ici en beauté; elle y est, de plus, très à la mode, très fêtée, un peu la première partout; cela plaît à tout le monde, même aux plus sages, et cela lui donne un entrain qui l'embellit.

Nice, 21 janvier 1842.—J'ai reçu une lettre du duc de Noailles, qui me dit le mariage de sa fille avec leur cousin Maurice. Il consacre ensuite quatre pages à me faire l'éloge du talent de Mlle Rachel; à me dire qu'il lui donne des conseils pour jouer Célimène, et que le conseil principal consiste à aimer beaucoup, tout le secret du rôle étant là.

Hier, il a fait très beau, et j'en ai profité, pour faire à pied, avec mon gendre, l'ascension d'une montagne imposante, qui sépare le vieux Nice du nouveau. On a fait une route tournante, par laquelle on gravit assez commodément cette montée; en haut, on a devant soi une vue de mer qui, à certaines heures, permet de distinguer non seulement les îles Sainte-Marguerite, mais encore la Corse; à droite et à gauche, on plonge, comme dans un panorama, sur la nouvelle et la vieille ville; et enfin, en se retournant, on est en face de toute l'enceinte des collines qui enferment Nice du côté du nord; ces collines sont plantées, semées de villas, d'églises, de couvents, et ont en arrière-plan d'assez beaux rochers qui eux-mêmes s'appuient sur des pics couverts de neige. La variété et l'étendue des points de vue rendaient cette promenade intéressante. Au haut de la montagne, sur une plate-forme assez vaste, se trouvent les vestiges d'un ancien fort ruiné.

Nice, 24 janvier 1842.—J'ai été, hier, après le dîner, chez la Grande-Duchesse Stéphanie, écouter la lecture d'une pièce nouvelle de Scribe, qui fait beaucoup de bruit en ce moment à Paris, et qui s'appelle la Chaîne; c'est M. de Maistre, qui lit très bien, qui nous l'a lue: elle est en cinq actes, le dialogue est spirituel, l'intrigue bien nouée et l'entente de la scène parfaite, enfin, elle a beaucoup d'intérêt; seulement, j'y ai retrouvé cette trivialité du style qui est le propre de l'auteur, puis un peu trop de complication dans les événements, ce qui ôte de la rapidité à l'action et fatigue, par moment, le spectateur. A la représentation, elle doit faire beaucoup d'effet.

Barante me mande ceci: «Notre petite querelle avec la Russie semble apaisée; on s'est rendu coup d'épingle pour coup d'épingle. Il convient à l'Empereur d'en rester là, et peut-être soignera-t-il désormais un peu ses procédés? On dit que le comte Pahlen pourrait être de retour dans six semaines. Tous les Russes d'ici avaient une amusante peur d'être rappelés de leur cher Paris!

«M. de Salvandy va arriver aujourd'hui, après une belle ambassade; le fond de l'affaire eût été le même avec tout autre, mais on assure que le langage, l'attitude, les rédactions ont été quelque chose d'inouï dans les annales de la diplomatie. J'en suis fâché, car il est homme honorable, excellent; il a de l'esprit et un bon jugement.» Voilà Barante. Voici maintenant Salvandy lui-même, qui m'écrit en date du 16 janvier, de Tours, retournant à Paris: «J'ai vécu, pendant six semaines, dans tous les ennuis et toutes les appréhensions: un travail continu (plus de dépêches que jamais ambassade effective et prolongée n'en a écrit) remplissait mes jours et mes nuits. J'ai rencontré des difficultés que j'avais signalées, et contre lesquelles on m'avait hardiment rassuré; d'odieuses intrigues les ont rendues insolubles. Pendant seize jours, rien ne m'a été écrit,—des courriers ordinaires même m'ont été supprimés. J'ai prolongé l'incident tant qu'il a été supportable; je l'ai clos, quand il fallait fuir ou être chassé. Maintenant que ferons-nous? Je garantis une seule chose, c'est qu'en Espagne, la France peut tout ce qu'elle veut. L'Espagne m'a amplement dédommagé des insolences suggérées à ses gouvernants. J'ai trouvé, à Bayonne, une excellente note de lord Aberdeen, qui espère qu'il n'y a pas eu en ceci de menées anglaises, et se prononce pour le principe soutenu par la France. Je vais savoir, à Paris, ce que deviendra toute cette affaire.»

Nice, 26 janvier 1842.—La duchesse d'Albuféra m'écrit le retour à Paris de M. de Salvandy et dit qu'on lui prête mille ridicules, comme, par exemple, d'avoir écrit, de Tolosa: L'ambassade de France touche aux Pyrénées, demain elle passera la Bidassoa. Il a envoyé, de distance en distance, ses attachés, l'un après l'autre, à franc étrier sur Paris, pour annoncer sa marche; il avait laissé le jeune fils de M. Decazes à Madrid, comme Chargé d'affaires. L'assentiment unanime des Cortès aux exigences d'Espartero embrouille encore la question.

Le nouveau Stabat de Rossini fait fureur à Paris: on dit que c'est superbe, mais nullement religieux, et que des paroles profanes iraient tout aussi bien à cette composition. Du reste, elle a le mérite de prouver que ce beau génie musical n'est pas éteint, comme on pourrait le craindre après un si long silence. On dit que la Grisi est admirable dans les solos de ce Stabat. Elle a la tête tournée pour le chanteur Mario; son mari veut se séparer d'elle; elle s'y refuse, on ne sait pas pourquoi, et se voit au moment, par ce refus, obligée de donner, je ne sais par suite de quelle condition, 800000 francs à ce mari, ce qui ne plaît pas à la dame; elle en montrait de la tristesse à Lablache qui, avec son inimitable accent italien, l'engageant à se séparer plutôt que de payer, lui a dit: Mâ, qu est-ce que ça te fait? Tout le monde il sait bien qué tou es oune coquine. Après une citation de si bon goût, je me tais.

Nice, 28 janvier 1842.—J'ai fait hier une visite à la Princesse Marie qui est retenue chez elle par une indisposition. Elle m'a appris plusieurs mariages princiers: celui de la Princesse Marie de Prusse, cousine du Roi, avec le Prince Royal de Bavière (c'est un mariage mixte, mais tous les enfants seront catholiques); celui d'une des jeunes Princesses de Bavière avec l'Archiduc héritier de Modène; celui du Prince Royal de Sardaigne avec une des filles de l'Archiduc vice-roi de Milan; et, enfin, celui de la Princesse de Nassau, demi-sœur du Duc régnant, avec le Prince de Neuvied. Je voudrais bien qu'il s'offrit aussi un parti pour la pauvre Princesse Marie elle-même: je crois que ce serait le vrai remède aux terribles agitations nerveuses de sa mère.

Mme de Lieven me mande ce qui suit: «Salvandy a manqué de savoir-faire, Aston de bonne volonté, le Gouvernement espagnol d'intelligence, car, évidemment, tout ceci est contre son intérêt; on travaillait à le faire reconnaître par les autres puissances; ce qui vient de se passer, à Madrid, au sujet du point d'étiquette, éloigne ce moment de toute la durée de la régence d'Espartero. Le Cabinet anglais a pris fait et cause pour la France, mais cela est venu un peu tard, car Salvandy était parti, et, jusque-là, Aston avait soutenu les prétentions d'Espartero. Cependant on prend acte de l'opinion de l'Angleterre; elle aura tout son poids.

«Je ne vous dis rien des indispositions de Périer et de Kisseleff: elles sont finies. Mon frère m'annonce le retour prochain de notre ambassadeur ici.

«Voilà donc le Roi de Prusse en Angleterre [52]. Figurez-vous qu'à son arrivée à Ostende, les vaisseaux anglais n'y étaient pas encore. Au fond, tout le monde trouve que le Roi de Prusse fait trop; assurément, jamais grand souverain n'a fait autant. Lord Melbourne sera du baptême; les Palmerston sont conviés pour un autre jour, lady Jersey, je crois, jamais: imaginez qu'elle n'a pas vu la Reine, depuis que son mari est Grand-Écuyer! Je ne sais pourquoi, le Roi Léopold n'est pas du baptême; c'est étrange.»

Nice, 2 février 1842.—C'est aujourd'hui un jour qui autrefois se fêtait toujours dans notre intérieur: M. de Talleyrand était né le 2 février 1754, il y a quatre-vingt-huit ans, et il y en a bientôt quatre qu'il est mort. Pour qui avance dans la vie, elle se remplit d'anniversaires douloureux, qui la marquent amèrement...

Hier, j'ai été, avec la Grande-Duchesse et une assez nombreuse société, en France, c'est-à-dire de l'autre côté du Var, au château de Villeneuve, qui appartient à M. de Panis, gentilhomme riche et considérable de Provence, que j'ai connu, autrefois, chez une de ses cousines. Il passe ses hivers dans ce château auprès du Var; il l'a restauré, et sans le badigeonnage jaune dont il a coloré les anciens murs et les grosses tours, il serait remarquable de construction, comme il l'est de vue et de situation.

Nice, 7 février 1842.—Une migraine m'a fait manquer, hier, un des grands amusements de l'Italie, le jour du Dimanche gras, c'est la bataille des confetti: tout le monde était sur le cours, se jetant des dragées; les personnes que j'ai vues le soir ne pouvaient plus remuer leurs bras, tant elles avaient lancé de bonbons. Cela se passe aux joies et aux cris de tous les gamins, qui hurlent d'une telle sorte que je les entendais de mon lit. Un petit navire de guerre français est en rade ici. L'équipage a débarqué et s'est promené sur le Cours, les matelots, en habits de fête, dansant une danse qui leur est particulière. On dit que cela a été fort joli. Mon gendre a invité les officiers de ce brick à venir ce soir au spectacle qu'il donne chez lui.

Il y a ici un singulier usage pendant le Carnaval: le matin, toutes les rues sont pleines de masques et l'entrain va jusqu'à la folie, mais à la chute du jour, les masques tombent, et tous ceux qui appartiennent à des Confréries se revêtent de leurs habits de pénitents; hommes et femmes, cierges en mains, ils suivent les processions qui, au même instant, sortent de chaque église au son des cloches; le curé, sous le dais, portant le Saint-Sacrement, clôt la marche. Partout où passent ces processions, qui ont un aspect fort singulier, car il y a des pénitents gris, blancs, noirs et rouges, tout ce qui se trouve de monde dans les rues se jette à genoux; les pénitents chantent et agitent leurs cierges; cela a quelque chose de plutôt sinistre que d'édifiant. Les processions finies, les bals masqués commencent. Ces processions sont destinées à expier ou à contre-balancer les folies du Carnaval!

Nice, 8 février 1842 (Mardi gras).—Ma matinée d'hier s'est passée à fabriquer les costumes de Pauline. La Grande-Duchesse lui avait prêté des diamants qui, avec ceux qu'elle a et les miens, ont produit le plus bel effet. Elle était fort en beauté, et s'est très bien tirée du rôle difficile de la duchesse de Chevreuse dans Un duel sous Richelieu, qui est un mélodrame à grands effets; un duo-bouffe, chanté par deux Italiens, a séparé le drame de la petite pièce, les Héritiers, dans laquelle mon gendre, jouant le rôle d'Alain, a été supérieur. Toute la troupe a bien joué; la salle était très jolie, et tous les accessoires très bien. Les acteurs sont venus souper chez moi, où la Grande-Duchesse m'a fait l'heureuse surprise d'arriver. Elle a voulu qu'on bût à ma santé, ce spectacle ayant été donné pour ma fête, qui était le 6 février, mais qu'on avait dû remettre à cause du dimanche. Tout n'a fini qu'à deux heures du matin: c'était un peu fatigant, mais on y a mis une telle obligeance pour moi, que je n'ai pu qu'en être fort reconnaissante et en conserver un agréable souvenir.

Nice, 9 février 1842 (Mercredi des Cendres).—Hier, j'ai pu prendre part à tout ce qui a marqué ici les folichonneries carnavalesques. D'abord, un déjeuner dansant chez une grande dame russe, dont la maison est au milieu d'un des plus beaux jardins de Nice; de là, on s'est rendu au Corso où la bataille des confetti avait déjà commencé. J'étais avec la Grande-Duchesse, la Princesse Marie et Fanny; après avoir fait un tour en calèche, nous avons été nous placer sur une terrasse réservée, d'où nous avons grêlé, sur les passants, des dragées; on nous en jetait, de bas en haut, et les plus élégants, au lieu de dragées, jetaient de petits bouquets de violettes et de roses. Pour jeter les dragées, on a des espèces de cuillères, avec lesquelles on lance très loin; les femmes tiennent, devant leurs yeux, des masques en fil de fer, car ces dragées, lancées avec force, ne laissent pas de faire très mal, quand elles atteignent la peau. Ce qui vraiment est singulier, mais réel, c'est l'espèce de rage qui gagne les plus calmes: on finit par en perdre la tête. Pauline était la plus animée de tout le Corso. On me racontait que feu l'Empereur d'Autriche François II, qui, assurément, n'était rien moins que vif et animé, se trouvant à Rome lors du Carnaval, était devenu comme enragé à cette bataille. Le beau monde est le plus acharné: le peuple ne songe guère qu'à ramasser les dragées. La musique militaire jouait au bout du Cours; le temps était superbe, aussi est-on resté jusqu'à la nuit close à l'air, sans avoir froid. A huit heures et demie, bal chez d'autres étrangers, incomparablement le plus joli, le mieux arrangé et le plus gai de tous ceux qui ont été donnés ici.

La Grande-Duchesse m'a conté une nouvelle qui lui fait de la peine. C'est le mariage de la Princesse Alexandrine de Bade avec le Prince héréditaire de Cobourg. Il lui est amer de voir tous les partis possibles échapper pour sa fille tandis que, vraiment, la Princesse Marie est beaucoup plus agréable, plus distinguée et plus riche que sa cousine. La Grande-Duchesse s'inquiète du sort de sa fille après elle, surtout depuis la mort de la Reine douairière de Bavière. Elle a aussi des inquiétudes pour les Wasa, qui sont horriblement dérangés dans leur fortune.

Nice, 10 février 1842.—Le temps était incomparable hier, le mois de mai n'est pas plus beau à Paris: aussi, après l'office des Cendres et le déjeuner, avons-nous voulu en profiter. Les Castellane, dans leur petite voiture traînée par deux poneys corses, Fanny, le comte Schulenbourg, mon beau-frère, venu de Milan, me faire une petite visite, et moi, à ânes, avons été à Villefranche, petit port de mer situé pittoresquement. On y arrive par un chemin assez difficile, mais où les points de vue sont admirables. Un vaisseau de guerre sarde sortait du port, et nous l'avons vu, du haut du fort qui sert en même temps de prison d'État, appareiller et faire la manœuvre nécessaire pour prendre le vent, afin de sortir de la rade, et gagner la pleine mer. Ces mouvements, lents et précis, d'un beau bâtiment, glissant sur une mer de lapis et de diamants, dont les voiles blanches sont éclairées par un soleil du midi, forment un des plus beaux spectacles qui se puissent rêver, et un de ceux qui saisissent le plus la pensée aussi bien que les yeux!

Nice, 17 février 1842.—J'ai reçu hier cette lettre du pauvre Salvandy: «Depuis mon retour, j'ai été saisi d'un sentiment uniforme et profond de découragement, de dégoût et d'ennui. La goutte s'y est mêlée, plutôt comme un secours que comme un surcroît, car elle m'a dispensé de sortir, de voir du monde. Ce n'est que depuis quelques jours que je suis entré en communication avec les salons. Il me faudrait des volumes pour vous dire toutes les choses qui, à mon retour, m'ont émerveillé et attristé. Ainsi, j'ai reçu une approbation entière sur tous les points, sauf sur les longs délais que j'avais mis à quitter Madrid, tandis que, dans le monde, j'étais accusé d'avoir agi trop précipitamment. J'ai trouvé, dans la société assez restreinte où je devais me croire des amis, une malveillance qui m'a blessé. J'ai trouvé que ce temps de mes délais, que j'avais accordé à préparer la politique qu'on voudrait adopter (si on pouvait en adopter une), avait été employé à préparer l'opinion contre moi. Les belles dames savaient une foule de mots de mes dépêches, la plupart controuvés, bien entendu, ou étrangement dénaturés, et c'étaient précisément celles des belles dames de Paris, dont je croyais pouvoir attendre le plus de défense, parce que ce sont elles qui ont, avec le chef et les hauts employés du département, le plus de relations. Cependant, comme il m'a fallu envoyer toutes mes notes aux grandes Cours, il m'en revient une approbation flatteuse; Sainte-Aulaire m'écrit que ce sont des monuments de droit public qui resteront; Bresson me fait dire les mêmes choses de la part de la Cour de Prusse.

«La position ministérielle, ici, me paraît très précaire. Vous verrez le chiffre de notre majorité d'hier: huit voix seulement, sur la question des incompatibilités; je ne suis pas éloigné de croire qu'elle sera plus forte sur les adjonctions électorales, mais MM. de Lamartine, Passy, Dupin, Dufaure, parleront contre le Ministère; en supposant que, malgré cet effort, on l'emporte, il restera un ébranlement auquel je ne crois pas qu'on résiste. Qu'arrivera-t-il alors? Un Cabinet sans Thiers ou Guizot est bien difficile à former, plus difficile à soutenir, et si l'un n'était plus possible, l'autre ne le serait pas encore. Je suis fort en dehors de ce mouvement. Le jour de mon arrivée, pris de la goutte, je me hâtai de me présenter chez le Roi, le Prince Royal, la Reine Christine, et chez M. Guizot, convaincu que je ne le pourrais plus le lendemain; en effet, j'ai été cloué sur mon fauteuil pendant plusieurs jours.»

Mme de Lieven m'écrit aujourd'hui ceci: «Le succès du Roi de Prusse à Londres a été complet. Il a plu à la Cour, à la ville, aux saints, aux littérateurs, au peuple; même ce qui, à distance, nous a paru un peu trop sentimental, a réussi là-bas. Je veux dire tous ces actes de dévotion avec Mrs Frey [53], etc... On dit qu'il s'est occupé sérieusement de quelque union des Églises anglicanes et luthériennes, et que sous ce rapport, il résultera quelque chose de son voyage en Angleterre. Je doute que cela plaise à ses sujets; ceux qui sont à Paris frondent beaucoup.

«La fête que le duc de Sutherland a donnée au Roi a été une féerie. On dit qu'il en a été extrêmement frappé. On croit avoir remarqué en lui quelques signes d'ennui de la vie de Cour. Les soirées de la Reine ne l'ont pas diverti, ni sa conversation, c'est qu'aussi... Ah! mon Dieu!... et ce beau mari jouant aux échecs, précisément comme un automate!

«Sainte-Aulaire continue de plaire aux Anglais, et sa femme vient de partir pour aller le rejoindre. Barante attend le retour de Pahlen; il y a des personnes qui doutent de ce retour: nous verrons.

«Le Carnaval a été superbe; le bal du duc d'Orléans plus magnifique qu'aucun bal de l'Empire ou de la Restauration. Maintenant, on s'enfonce dans les questions intérieures; le Ministère combat toutes les réformes et les réformistes sont assez forts.

«Lehon ne reviendra plus ambassadeur ici. Les Cowley ouvrent leur maison la semaine prochaine.»

Il est vrai que le voyage du Roi de Prusse à Londres a souverainement déplu à Berlin. On a trouvé que c'était trop de déplacement, trop d'argent, trop de courtoisie pour un si grand souverain à l'égard d'une Reine si peu parente. L'amour-propre et l'avarice nationaux en ont souffert. Les cadeaux que le Roi a emportés ont été magnifiques, et ce voyage de quinze jours, où en Angleterre il a été l'hôte de la Reine, lui aura coûté un million d'écus, ce qui pour la pauvre Prusse est énorme. De plus la combinaison religieuse dont parle Mme de Lieven est précisément ce dont on ne veut pas en Prusse. Le feu Roi, qu'on honorait tant, a failli troubler son pays, en se mêlant trop de liturgie et de dogme: il en est resté des germes d'humeur dans le pays, incommodes pour le gouvernement; si on va encore remanier tout cela, on agitera les esprits, ce qui pis est, les consciences, et on jettera un mauvais ferment de plus dans un pays dont la corde religieuse est très sensible.

Nice, 21 février 1842.—J'ai été hier au couvent de Saint-Barthélemy. Il est ici d'usage d'aller chaque dimanche de Carême entendre Vêpres, tantôt dans un des couvents, tantôt dans l'autre, dont Nice est entouré. Toute la population s'y transporte, mange et boit devant les églises; on y vend des jouets et des fleurs. La musique, la danse sont défendues pendant le Carême, ce qui fait que les plaisirs populaires sont réduits à la mangeaille. Les grandes masses de monde, les calèches, les ânes et les chevaux de selle des étrangers qui s'y mêlent, rendent le coup d'œil animé et joli.

Nice, 23 février 1842.—On vient de m'apprendre la mort de ce pauvre Pozzo di Borgo. Pour lui-même, comme pour les siens, il valait mieux que cette triste vie végétative se terminât. Il laisse 400 000 francs de rente, la moitié à son neveu Charles, mari de Mlle de Crillon, avec son hôtel de Paris et sa villa de Saint-Cloud; le reste à des parents en Corse.

Nice, 25 février 1842.—Nous avons eu, hier, de ma fenêtre, un spectacle plein d'angoisse. Il faisait une tempête terrible, qui même n'est pas encore calmée aujourd'hui; de pauvres navires ont lutté tout ce temps contre la fureur des flots, et nous sommes restées longtemps à guetter leur sort; heureusement aucun n'a péri.

Je suis sortie, malgré cet horrible temps, pour aller porter mon offrande à une quête qui se faisait pour les sœurs de Saint-Vincent de Paul, à l'hospice même qu'elles dirigent. J'y ai vu Mlle de Maistre, la fille aînée du Gouverneur, âgée de vingt et un ans, qui y fait son noviciat de sœur de la Charité. Elle a une vocation prononcée et paraît heureuse; on la dit spirituelle et très instruite; c'est le cas de toute sa famille; sa figure est très agréable, intelligente et sereine.

M. Pasquier, à ce que l'on m'écrit, reçoit les compliments sur sa nomination à l'Académie française. C'est M. Molé qui recevra M. de Tocqueville, et M. de Barante recevra M. Ballanche. J'ignore qui recevra M. Pasquier. M. de Tocqueville succède à M. de Cessac, ancien Directeur au Ministère de la Guerre sous l'Empire; ce n'est pas un éloge saillant à faire; il est même difficile d'en tirer parti, pour qui que ce soit, mais surtout pour M. de Tocqueville, qui n'est, ni par son âge, ni par les habitudes de son esprit, de ce temps-là. Il a parlé de son embarras à M. Thiers, qui lui a dit qu'il pourrait peut-être lui être utile et lui fournira quelques données intéressantes, possédant des lettres de l'Empereur à M. de Cessac, qu'il allait lui envoyer. En effet M. de Tocqueville reçoit le lendemain, sous enveloppe, une lettre de Napoléon à M. de Cessac, mais dont la première ligne contient ceci: Mon cher Cessac, vous êtes une bête. C'est M. de Tocqueville lui-même qui écrit cette drôlerie à son cousin, le marquis d'Espeuil qui est ici. M. d'Espeuil a épousé Mlle de Chateaubriand, proche parente de M. de Tocqueville.

Nice, 27 février 1842.—J'ai une lettre de M. de Barante, qui paraît moins sûr du retour du comte Pahlen à Paris. La vraisemblance est un retard indéfini, jusqu'à ce que quelque incident le termine, d'une façon ou d'une autre. En attendant, Périer est à Saint-Pétersbourg dans une situation officielle convenable, mais la société continue à le tenir au ban de proscription; elle veut se montrer offensée dans ses sentiments de respect et de patriotisme.

Barante me dit de meilleures paroles sur la situation intérieure. Les quarante et une voix de majorité paraissent avoir une grande importance, les opposants, de toutes nuances, ayant mis tout leur espoir sur cette discussion. Le Ministère lui-même n'espérait guère un chiffre si élevé. Le discours de M. Dufaure et celui de M. de Lamartine ont été accueillis par les Centres avec une sévérité sans égards; toute parole qui semblait conforme aux doctrines de la gauche excitait des murmures. Enfin, il y a une certaine réaction en faveur de l'ordre et de la conservation; il s'agit de voir si elle aura quelque influence sur les élections; la France se trouverait alors en meilleur état que depuis dix ans. Voilà, du moins, les expressions de Barante qui, à la vérité, est assez optimiste.

Il me dit aussi que M. de Chateaubriand, qu'il rencontra à l'Abbaye-au-Bois, chez Mme Récamier, est devenu grognon, taciturne, mécontent de tout et de tous. La tâche de Mme Récamier est difficile, car il s'agit de calmer l'irritation d'un orgueil malade et de suppléer aux émotions du succès, qui ont été la seule affaire et la seule affection de la vie de M. de Chateaubriand. Je n'ai jamais éprouvé la moindre sympathie pour cette nature sèche et vaniteuse.

Nice, 3 mars 1842.—C'est ce soir que nous fêtons la Mi-Carême par un spectacle, dont je serais charmée d'être débarrassée, non pas que j'en augure mal, mais parce que je trouve que ce genre de plaisir, pour ne pas faire fiasco, exige des soins et des peines, au delà de ce qu'il vaut. D'ailleurs, les Castellane m'ont remis le soin de faire les invitations et j'ai les doigts usés à force d'écrire des adresses. De plus, c'est moi qui, à la lettre, fabrique les quatre costumes de Pauline et ceux de Charles de Talleyrand; puis ils ont voulu que je leur fasse étudier leur rôle. C'est moi qui recevrai toute la compagnie; j'ai à jouer une mauvaise petite scène de rien, à la vérité, dans la seconde pièce, mais encore faut-il la savoir et la dire; et enfin c'est moi qui donne le souper des acteurs. C'est vraiment un peu rude! En fait, n'ai-je pas passé ma vie à être tyrannisée par l'un ou par l'autre? Me soumettre est encore, ce me semble, ce que j'ai le moins oublié de ma vie passée; et j'ai quelquefois obéi plus de travers que maintenant.

Nice, 4 mars 1842.—Je suis un peu engourdie ce matin. Le spectacle d'hier a été long et suivi d'un souper d'acteurs qui a encore prolongé la veillée. Il m'a semblé qu'on s'était amusé. Le plus joli du spectacle a été le prologue, composé par mon gendre; c'était une critique assez bien faite du précédent spectacle, où un très gentil garçon a singé les différents acteurs et où il a proposé, pour remplacer la prima donna, censée indisposée subitement, une jeune débutante. Alors, deux enfants vêtus en petits laquais du siècle dernier, ont apporté une petite chaise à porteurs, dorée et surmontée d'une couronne de bougies allumées, et dans cette chaise à porteurs, ma petite fille Marie, en costume complet du temps de Louis XV, perruque poudrée, grande robe, force diamants. Vous n'avez rien vu de si joli, de si digne, de si posé, de si gracieux. Elle est entrée et sortie de sa chaise, et a fait le tour de la scène, tout à fait en grande dame. Ce prologue a été charmant et a eu un succès fou. Pour moi, comme une sotte, je me suis mise à pleurer d'attendrissement, en voyant les grâces de cette chère enfant. Le mélodrame a été fort bien joué; le Malade imaginaire pas assez su, ni battu assez chaud: d'ailleurs, le tout a rendu le spectacle démesurément long. Les costumes du mélodrame étaient magnifiques et dans le Malade imaginaire, exactement ceux du temps de Molière. Enfin, les trois couplets de la fin, pour Madame la Grande-Duchesse, étaient charmants et du meilleur goût.

Nice, 14 mars 1842.—Le prince Wasa est arrivé hier de Florence, où il a laissé sa femme, pour faire une visite de quelques jours à sa belle-mère, la Grande-Duchesse Stéphanie, qui, je crois, s'en serait bien passée. Elle l'a promené tout aussitôt dès son arrivée, et nous les avons rencontrés sur la goélette française, commandée par M. de Clérambault que nous avions été visiter, les Castellane, Fanny, Charles de Talleyrand et moi, ainsi que le yacht de lord Ranelagh, qui sont tous deux à l'ancre dans le port de Nice. M. de Clérambault a été le camarade de mon fils, M. de Dino, lorsque celui-ci servait dans la marine; j'ai été bien touchée de voir dans sa cabine, autour du portrait de sa mère, un chapelet et un petit crucifix que le Pape lui a donnés, sous la condition qu'il les suspendrait dans sa cabine, ce qu'il observe religieusement. Ce jeune officier s'est fort distingué à la prise de Saint-Juan d'Ulloa [54]; il y a été décoré à vingt-huit ans. Quelle folie de mon fils de n'avoir pas suivi la même marche!

Nice, 15 mars 1842.—La matinée d'hier a été tout entière consacrée à la belle nature. La Grande-Duchesse avait arrangé un pique-nique de vingt personnes, dont nous étions. Nous avons été en voiture, chacun de notre côté, jusqu'à un cabaret, situé au haut d'une montagne, qui s'élève entre la baie de Nice et celle de Villefranche; puis, en coupant, par une autre montagne, on a été à Beaulieu, où on a déjeuné sous de grands oliviers; après quoi, on est monté à ânes, et le long d'une corniche assez étroite, qui côtoie la baie de Saint-Soupir, on s'est rendu à Saint-Hospice, où se trouvait le yacht de lord Ranelagh. Le temps était si beau et la mer si calme, la distance si courte, que même moi je me suis risquée; cependant, non seulement le vent n'était pas contraire, mais il y en avait si peu que nous n'avancions guère, et que nous avons mis une heure et demie pour rentrer à Nice, ce que l'on fait, le plus souvent, en une demi-heure.

Nice, 18 mars 1842.—Mme de Lieven mande qu'on est fort content à Londres et à Paris de la conduite de Sainte-Aulaire à Londres, mais qu'il n'en est pas moins vrai qu'il y a, et qu'il restera de l'aigreur entre les deux Cabinets. Le Roi de Prusse ira à Pétersbourg à la fin de Juin.

M. Bresson m'écrit qu'il faut renoncer à voir le comte Maltzan reprendre le portefeuille des Affaires étrangères. On ignore encore si le Roi se décidera pour le remplacer en faveur de Kanitz ou de Bülow. Ce seraient deux directions différentes: Kanitz est piétiste et légitimiste, Bülow n'est ni l'un ni l'autre.

Nice, 21 mars 1842.—Depuis quelques jours, je me sentais de grands malaises; avant-hier, la fièvre s'est déclarée si vive que j'ai été obligée de me mettre au lit, et j'ai été, bientôt après, couverte d'une éruption sur tout le corps. C'est l'épidémie régnante ici depuis quinze jours; on l'appelle, en italien, la rosalia; cela tient le milieu entre la scarlatine et la rougeole, et n'est aussi maligne, ni que l'une, ni que l'autre; ce qui n'empêche que cela ne rende fort malade.

Nice, 24 mars 1842.—On est ici très bien pour moi, et tout le monde me témoigne, en vérité, plus d'intérêt que je ne mérite, à l'occasion de ma maladie. La Grande-Duchesse, dès que sa fille a été atteinte du même mal que moi et qu'elle n'a plus craint de lui porter la contagion, est venue me voir, et la comtesse Adèle de Maistre, sœur du Gouverneur, une espèce de sainte fort spirituelle et aimable qui m'a prise en amitié, me soigne comme si elle était ma sœur; j'en suis bien touchée. Le bon Prieur des Récollets de Cimier, ayant su par le Frère quêteur, qui m'apporte des fleurs en échange de ce que je mets dans sa besace, que j'étais malade, est venu me voir. Je l'ai reçu avec plaisir. Le médecin assure que ma convalescence est franche, et que dans peu de jours il me laissera prendre l'air. Dans ces climats, les maladies éruptives n'ont pas la gravité qu'elles ont dans d'autres régions.

Nice, 27 mars 1842.—Toute la société est ici au moment de se disperser. Il reste cependant, même l'été, quelques familles étrangères à Nice; le climat et le bon marché y fixent assez de monde, si ce n'est définitivement, du moins pour quelques années consécutives.

Ce matin, j'ai été réveillée en sursaut par des coups de canon qui annoncent la Résurrection de Notre-Seigneur, ce qui, joint aux crécelles des gamins et aux tambours de la garnison, fait un sabbat effroyable; car c'est aujourd'hui Pâques. Hier, toutes les maisons, et chaque chambre de chaque maison, ont été bénites par un des prêtres des paroisses qui, suivi d'un enfant de chœur, asperge ainsi toutes les demeures.

Une lettre d'Allemagne qui m'arrive à l'instant m'apporte une nouvelle très importante dans mes intérêts. C'est que, mon neveu ayant définitivement refusé d'entrer dans les arrangements proposés par sa mère, ma sœur m'a vendu toute la partie allodiale de Sagan, ou ce qu'elle réclamait comme telle. Ceci va produire un grand mouvement dans mes affaires, et m'obligera absolument à un voyage en Prusse l'année prochaine.

Nice, 29 mars 1842.—J'ai été hier me promener en voiture et mettre des cartes chez toutes les personnes qui, pendant ma maladie, m'ont témoigné de l'intérêt. Je me suis très bien trouvée d'avoir pris l'air.

M. de Barante me mande que M. de Rémusat fait des lectures d'une œuvre appelée Abélard [55]; il dit que c'est une singulière production, sous forme dramatique. Cette lecture tient trois séances, chacune de trois heures; c'est long.

Nice, 30 mars 1842.—Je compte partir bientôt d'ici, et j'écrirai plus librement, une fois que je serai sur terre française, car dans les États sardes, avec surabondance de cabinets noirs, avant qu'une lettre arrive ou qu'elle parte, elle a déjà été ouverte plusieurs fois: les traces en sont visibles. Cette prévision a bien souvent paralysé ma plume.

Nice, 1er avril 1842.—J'ai été, hier soir, à un grand bal qu'a donné le duc de Devonshire, pour clore la saison de Nice; c'était magnifique, comme tout ce qu'il fait; l'éclairage de la salle était surtout très nouveau et joli: point de lustres, mais trois grands arceaux formés de branches de palmiers et couronnés d'un rang de bougies; chacun des arceaux posé sur des pilastres de chaque côté de la salle: c'était on ne saurait plus élégant, nouveau et de bon goût. J'ai fait là mes adieux à toute la société réunie. Je quitte Nice assez satisfaite du séjour que j'y ai fait; il y a bien eu quelques inconvénients, mais le bon l'a emporté sur le mauvais; et le souvenir général restera agréable.

Aix-en-Provence, 3 avril 1842.—J'ai quitté Nice hier, fort triste de me séparer du trio Castellane; ils me regrettent aussi. Le temps était superbe, la mer gros bleu, la floraison abondante, la route jusqu'à Cannes admirable, la montagne de l'Esterel encore assez rude. J'ai été sans m'arrêter jusqu'ici, espérant y trouver l'abbé Dupanloup et causer avec lui. Je ne l'ai manqué que d'une heure. Il a été forcé de continuer sans arrêt à cause des exigences rigoureuses de la malle-poste; il m'a laissé un petit billet de regret. Je vais partir pour Nîmes, en prenant par Arles, route que je ne connais pas. Quant à Nîmes, j'y ai été, lors de mon premier voyage dans le Midi, en 1817; il y a terriblement longtemps.

Nîmes, 5 avril 1842.—Je suis arrivée ici hier au soir. Il pleuvait lorsque nous avons passé à Arles, ce qui ne nous a pas permis d'en visiter les curiosités. Ce qui m'a frappée, c'est cette route nouvelle, magnifique, pleine de travaux d'art, traversant le plus affreux pays du monde, et conduisant d'Aix ici; elle traverse d'abord une contrée qui s'appelle la Crau; c'est d'une aridité affreuse: des cailloux, puis des cailloux et toujours des cailloux. On a fait des saignées à la Durance, pour couper cette terre maudite d'une infinité de petits canaux; il faut espérer que cela finira par y appeler un peu de végétation. D'Arles ici, c'est un peu moins laid, quoique la Camargue ne soit pas belle, et qu'excepté des bœufs sauvages, je n'y ai rien vu de curieux. Quant aux Arlésiennes, qui ont une si grande réputation pour leur beauté et leurs jolis costumes, j'ai joué de malheur, car je n'ai vu que de très vilains visages et des vêtements sans grâce et fort malpropres.

Mes compagnons de voyage, Fanny, sa gouvernante, et Charles de Talleyrand, viennent de partir pour aller voir le pont du Gard, que j'ai vu jadis. A leur retour, nous visiterons les curiosités de la ville et nous irons ensuite à Montpellier.

Montpellier, 6 avril 1842.—Nous avons visité hier les antiquités de Nîmes, que j'ai été bien aise de revoir. Elles sont fort bien conservées, et je me suis rappelé qu'elles m'ont, il y a quelques années, fait comprendre le charme des proportions. Malheureusement, nous avons un très vilain temps: c'est bien du guignon, de trouver la pluie dans une contrée dont la calamité habituelle est la sécheresse.

Toulouse, 8 avril 1842.—Nous avons quitté Montpellier avant-hier, à la fin de la matinée. J'y ai donné à déjeuner au Recteur de l'Académie [56] et à sa fille aînée, qui est ma filleule, car sa mère, enlevée par le choléra, avait été élevée avec moi et je suis toujours restée en relations avec cette respectable famille. Puis, nous avons été voir le musée Fabre, qui est assez médiocre [57], et celui, mieux choisi et plus élégamment arrangé, du marquis de Montcalm. Enfin, sous des parapluies, nous avons fait le tour de la fameuse promenade du Peyrou. Quand le temps le permet, ce qui n'était pas le cas hier, on découvre d'un point la mer, les Pyrénées, les Cévennes et les Alpes. Il a fallu renoncer à rien voir, si ce n'est le château d'eau, les aqueducs et la statue équestre de Louis XIV.

Bordeaux, 10 avril 1842.—Nous sommes venus de Toulouse ici sans nous arrêter; le temps était moins laid, mais un vent aigre a succédé à la pluie, et je m'en gare en restant au coin du feu, pendant que les autres explorent la ville. J'ai beaucoup, et à diverses reprises, visité le Midi de la France, ce qui fait que j'en prends à mon aise des obligations du voyageur. Aujourd'hui, nous repartons, et après-demain, s'il plaît à Dieu, nous coucherons à Rochecotte. Il me tarde bien d'être en repos dans mon cher home.

Les lettres de Berlin disent que c'est vraiment Bülow qui succède à Maltzan. C'est le principe opposé à Kanitz qui triomphe dans Bülow. Maltzan est dans une maison de santé à Charlottenburg.

Mme de Lieven a été malade de la grippe. M. Guizot ne bougeait pas de son chevet. Tous deux sont mélomanes à l'excès. M. Guizot ne parle que musique et prétend ne pas dormir les nuits qui suivent ses jours de loge aux Italiens. On se moque fort de tout cela.

Il y aura, cet été, un camp qui voyagera d'Alsace en Champagne. On attaquera des villes telles que Châlons, Vitry, etc. C'est le duc d'Orléans qui sera à la tête.

Rochecotte, 13 avril 1842.—Me voici donc rentrée chez moi!

A Bordeaux, pendant que nous déjeunions, ma porte s'est ouverte, et j'ai eu la visite de l'abbé Genoude. Je l'ai, à la vérité, très souvent rencontré dans ma vie, mais je ne l'avais jamais vu chez moi; il était dans la même auberge, venait de prêcher; bref, il m'a fait cette politesse inattendue. Il a beaucoup d'esprit, même de l'agrément; il a voulu être des plus gracieux et des plus insinuants. J'ai été très polie, parce que ce n'est pas quelqu'un qu'il faille heurter, mais je n'ai point été au delà. En sortant, il a pris à part Charles de Talleyrand, dont il voyait autrefois souvent la mère, et lui a dit que son journal était absolument à mes ordres [58], chaque fois que je voudrais y faire insérer quelque chose. Tout cela est bien étrange, et bien parfaitement de l'époque.

Rochecotte, 16 avril 1842.—J'ai eu une lettre de Toulon des Castellane; ils y attendaient que la mer leur permît de traverser jusqu'en Corse; cependant, si elle restait mauvaise encore deux jours, ils comptaient aller droit, par terre, à Perpignan. J'espère que c'est ce dernier projet qui aura été suivi.

Rochecotte, 17 avril 1842.—Les Castellane se sont décidés pour la Corse [59].

Voici ce que m'écrit Sainte-Aulaire, de Londres: «Je n'ai pas mangé ici mon pain blanc le premier. Le traité non ratifié, les controverses de tribune pour Alger et, plus que tout, l'anglophobie que notre presse entretient et proclame, tout cela m'a fait une position politique peu agréable. Au fond de toutes les aigreurs, il y a cependant volonté et nécessité réciproques de ne pas se brouiller; c'est ce fonds que je travaille à exploiter, et qui finira par être mis en valeur. La société est bonne et aimable pour nous. La Cour plutôt froide, mais polie.»

M. de Salvandy m'écrit de Paris: «La politique est froide et morose. M. Guizot règne sur la corde. Les questions de droit de visite l'agitent et ébranlent bien des choses avec lui. Le Roi est fort occupé de l'Espagne, du mariage; la mission de M. Pageot porte ses fruits; les vetos que j'ai conseillés et obtenus ont rendu impossibles les résolutions qui auraient été une honte et un péril. Nul autre qu'un Bourbon ne régnera sur l'Espagne. En attendant, M. Molé fait de la littérature. Jeudi, il recevra M. de Tocqueville à l'Académie française; si la journée lui est bonne, ce sera un événement, car il gagne du terrain, il se fortifie par l'absence et l'effacement; des trois rivaux, Thiers perd par l'action et par le repos; M. Guizot est près de perdre par l'action ce qu'il gagne par la parole; M. Molé s'affermit dans l'inaction et le silence, après avoir beaucoup grandi dans la lutte.»

Rochecotte, 21 avril 1842.—Il doit y avoir aujourd'hui un spectacle aux Tuileries. On y jouera Polyeucte et Richard Cœur-de-Lion.

La Reine doit aller ce matin dans une tribune, à l'Académie, pour la réception de M. de Tocqueville par M. Molé. Ces solennités deviennent très à la mode.

On s'anime fort, à Paris, contre l'Angleterre; l'opinion se prononce avec irritation contre le droit de visite, et on assure que les électeurs demanderont dans la profession de foi des députés l'engagement de ne pas céder sur ce point. Mme de Lieven qui, en général, est optimiste, est, dit-on, triste, et répète assez que les affaires se gâtent beaucoup. Il n'est question, à Londres, que d'un bal costumé pour le 12 de mai. Les dames sont, à cet égard, dans une grande agitation; elles demandent à Paris des gravures et des modèles.

Pauline m'écrit d'Ajaccio qu'elle est très satisfaite de son entreprise, ayant déjà oublié trente-six heures de mal de mer et allant avec son mari en Sardaigne. Tout cela m'ébouriffe singulièrement; mais enfin, cela prouve de la force, et cela la retient loin de la froide Auvergne. Et puis, elle s'amuse, elle est heureuse, que souhaiter de mieux?

Rochecotte, 22 avril 1842.—Barante m'écrit, la veille de la séance académique dont j'ai parlé: «La séance sera belle. Les discours sont tous deux très remarquables: ce sera une joute grave et courtoise sur la Révolution, l'Empire et la Démocratie. M. Royer-Collard est ravi d'avance, le public très affriandé, l'Académie toute contente de se trouver ainsi à la mode. Je crains, en recevant M. Ballanche dans huit jours, de ne pas rencontrer aussi bien, car je me suis trouvé conduit par les ouvrages de mon récipiendaire à faire un discours philosophique, un peu trop sérieux pour l'occasion et l'auditoire.

«La politique s'est transformée en une démence de chemins de fer, dont les députés se débrouilleront je ne sais comment.»

Rochecotte, 24 avril 1842.—Les lettres et les journaux de Paris sont pleins des discours de M. Molé et de M. de Tocqueville. Ils s'accordent à dire que le premier a eu beaucoup de succès, que le second a été prodigieusement ennuyeux; ce que j'en ai lu moi-même dans le Journal des Débats me laisse la même impression.

Les gazettes disent la mort des maréchaux Moncey et Clausel.

Rochecotte, 25 avril 1842.—Il paraît, d'après ce que j'en entends dire, que rien n'est comparable aux façons de s'amuser des jeunes femmes actuelles; celles qu'on appelle les lionnes surtout imaginent des divertissements dignes de la Régence. A ce sujet, je me souviens de cette réponse de M. de Talleyrand à une jeune femme qui répliquait, assez impertinemment, que dans sa jeunesse à lui, on ne faisait pas mieux: «Cela se peut,» lui dit M. de Talleyrand, «mais si l'on ne faisait pas mieux, on faisait autrement.»

Mme Mollien me rend compte du spectacle aux Tuileries. Elle dit que la salle, une fois rangée, offrait un beau coup d'œil, mais que, pour en arriver là, il y avait eu chaos. On avait décidé, par autorité suprême, que tout le monde se rendrait dans les salons et suivrait la famille Royale, ce qui fait que, derrière le dos de la dernière Princesse, toutes les femmes se précipitaient les unes sur les autres, sans égard ni distinction aucune, et que la foule se grossissant à mesure qu'on avançait, la mêlée a dégénéré en bataille; Mme de Toreno y a perdu sa mantille; rien dans ce genre n'a encore été plus complet. La représentation a été froide: quoique le Roi donnât l'exemple des applaudissements, il n'était pas imité; on sentait qu'il y avait très peu d'harmonie entre l'auditoire et le sujet représenté. M. Thiers dormait de tout son cœur.

Tout le monde raffole à Paris d'un portrait qu'Ingres vient de faire de Mgr le duc d'Orléans et qu'on dit admirable.

Rochecotte, 27 avril 1842.—Le château de Coblentz est en construction pour devenir un château royal; huit cents ouvriers sont employés à le rendre habitable pour l'automne prochain, le Roi de Prusse comptant y passer septembre et octobre.

Voici textuellement le jugement de M. Royer-Collard sur la séance de l'Académie: «M. Molé a eu les honneurs. Il a effacé M. de Tocqueville, injustement, à mon avis. J'avais lu les discours, je prenais un vif intérêt à celui de Tocqueville, quoique je pusse bien prévoir qu'il n'obtiendrait pas les sympathies de l'auditoire. L'élévation des pensées, des traits admirables, de beaux sentiments ne rachetaient pas l'équité des jugements. J'ai appris là, mieux que je ne savais, à quel point l'Empereur et l'Empire règnent dans les esprits. M. Molé le savait mieux que moi, et il s'en est heureusement prévalu. A beaucoup d'esprit, et un art infini de dissimulation, il a joint une coquetterie de débit qui ne sera pas surpassée. L'Empire fardé, la Démocratie traversée et dénigrée, sont des vengeances tirées du discours supérieur de M. de Tocqueville.» M. Royer-Collard a annoncé qu'il ne se représenterait plus aux élections. Il est probable qu'un de ses neveux le remplacera à la Chambre prochaine.

Voici encore un extrait de Mme de Lieven; comme toujours je n'y change pas un mot: «On a peu de chance de revoir Pahlen à Paris. On dit qu'il serait possible que Gourieff y fût envoyé; il a beaucoup d'esprit, une immense fortune, une femme encore belle, assez galante; tout cela ferait assez bien à Paris. Vous serez fâchée du malheur arrivé ce matin à M. Humann. Il vient d'être frappé d'apoplexie et reste dans un état qui ne laisse aucun espoir. Vous le voyiez souvent à Bade, moi un peu; il nous plaisait à toutes les deux. Il avait de l'importance dans les affaires et son successeur à trouver va devenir un embarras. La reine Victoria ne pense qu'à son bal costumé. Elle-même sera en reine Philippa; elle exige que toute sa Cour prenne les costumes du temps. Lord Jersey est obligé d'y passer, ce dont il est consterné. Sa fille mariée est arrivée à Vienne [60]. Le prince Paul Esterhazy veut aller à Londres pour empêcher lady Jersey de suivre sa fille; on dit même qu'il veut conserver son poste, mais Metternich prétend que l'Ambassadeur ne réside pas à Vienne. Paul Medem est un grand favori des Metternich. Arnim part d'ici, en congé, c'est Bernstorff qui fera l'intérim. Je m'étonne que Bülow envoie cela ici. J'ai idée que Bülow sera un ministre très faiseur et fort content de l'être. Le mariage de la Reine Isabelle occupe tous les Cabinets, celui de Vienne compris, mais par quoi cela finira-t-il?»

La perte de M. Humann me fait de la peine. Il s'était montré bienveillant, obligeant; il avait un esprit très fin et distingué. Il n'y a pas huit jours qu'il a parlé de moi en termes excellents à la duchesse d'Albuféra. La bienveillance est toujours regrettable. Le Journal des Débats nous dit aussi la mort de Bertin de Veaux; j'y suis très sensible, quoiqu'il ne fût plus de ce monde déjà depuis quelque temps: il avait un esprit remarquable et un fort bon cœur, qu'il avait conservé très affectueux pour moi et pour la mémoire de M. de Talleyrand. Pendant vingt ans, il avait été dans notre intimité, nos habitudes journalières, notre confiance. Et puis des vides!... toujours des vides!... Quelle solitude progressive!

Rochecotte, 28 avril 1842.—Le Cabinet a bien fait de se compléter sur-le-champ [61] et de forcer M. Lacave-Laplagne à accepter, sur le refus de M. Passy. Mais la perte reste réelle et les embarras du Ministère vont augmenter par cette mort.

Le journal d'hier rapporte un mot assez drôle du maréchal Soult qui, en apprenant les morts successives de la semaine dernière, a dit: «Ah cela! il paraît que le rappel bat là-haut!»

Rochecotte, 2 mai 1842.—J'ai des nouvelles des Castellane, de Bonifacio, au moment où ils allaient passer en Sardaigne: le singulier voyage réussissait, Dieu merci, très bien. Ils doivent maintenant être en route, de Toulon à Perpignan. Je serai charmée quand je les saurai revenus sur le Continent, ne fût-ce que pour avoir plus souvent et plus régulièrement de leurs nouvelles.

Les heureuses couches de Mme la duchesse de Nemours, et la naissance d'un comte d'Eu, sont des joies bien naturelles pour la Famille Royale.

Rochecotte, 5 mai 1842.—J'ai des nouvelles de Pauline, de Toulon, sans détails; elle débarquait; mais enfin je la sais sur la terre ferme et j'en suis bien soulagée.

Mgr le duc d'Orléans a voulu entendre l'Abélard de M. de Rémusat et a été, pour cela, passer trois soirées chez Mme de Rémusat, où il n'y avait qu'une douzaine de personnes de l'opposition, telles que M. et Mme Thiers.

Rochecotte, 6 mai 1842.—Les Castellane sont enfin à Perpignan, ravis de leur course en Corse et en Sardaigne. Pauline a chevauché, un stylet à la ceinture; elle a couché chez les bandits, soupé à côté d'Orso della Robbia, le héros de Colomba [62]; elle s'est abritée sous le rocher du Coup double, et a accepté, en signe d'admiration, un poignard rouillé par le sang de la vendetta. Ce qui est mieux que tout, c'est qu'elle a eu la force de tout supporter, qu'elle est parfaitement heureuse et amusée, que son mari est charmé d'avoir accompli une entreprise originale, et que leur petite Marie est brillante de santé et de gentillesse.

Le parti carliste se scinde de plus en plus. Le duc de Noailles est à la tête de la portion modérée qui augmente fort; Berryer reste à la tête de l'autre, qui n'est plus guère qu'un groupe, mais un groupe dérivant de plus en plus vers la gauche.

Rochecotte, 10 mai 1842.—J'ai eu de bonnes nouvelles des Castellane. Ils me manquent bien; l'aimable humeur de Pauline, les ressources infinies de la conversation d'Henri, les grâces de Marie, me sont d'un secours extrême; je me repose en confiance avec eux, sans jamais m'ennuyer; je me détends dans leur atmosphère; ils me sont devenus tout à fait nécessaires, je les place dans tous mes projets et prévisions d'avenir, et je n'imagine plus ma vieillesse séparée d'eux. Je me flatte qu'ils me comptent aussi pour quelque chose dans leur vie. Hier, j'ai reçu d'Henri une lettre charmante, toute pleine de confiance et de paroles tendres, sur ce que j'étais pour eux, et pour lui en particulier. Quand une fois on s'est fait à ses originalités, on s'attache à lui par ses meilleurs côtés; il est plein de droiture, de loyauté, de sincérité; il a de la dignité d'âme et une parfaite noblesse de cœur. Louis, mon fils, est aussi bien doux à vivre, et a une parfaite sûreté de commerce. Alexandre a des qualités, mais sa position aigrit son caractère et rend son humeur très inégale. Il me fait parfois grand'pitié, car ses finances ne lui permettent pas de prendre le grand parti dont il serait tenté. Il aime ses enfants, et je lui en sais gré. J'aime aussi sa petite-fille, qui est jolie, douce, et qui me touche par les prévisions assez tristes de son avenir. D'ailleurs, moi qui me passais à merveille des petits enfants, je suis toute métamorphosée à cet égard, au point que j'éprouve un vrai manque, quand je n'ai plus l'une ou l'autre de ces petites créatures auprès de moi. Je m'en occupe et m'en amuse beaucoup; j'ai des attendrissements profonds pour ces petits êtres si débiles, et auxquels la Providence peut avoir réservé tant et de si étranges destinées. C'est singulier comme l'âge modifie toutes les dispositions: grand bienfait de la Providence, qui, par là, évite bien des épines.

Rochecotte, 11 mai 1842.—Les journaux nous ont appris hier l'affreux malheur arrivé sur le chemin de fer de la rive gauche de Versailles à Paris: les détails en sont hideux; le Galignany les donne au complet, sans cependant pouvoir préciser le nombre exact, ni les noms des victimes; les cadavres, surtout ceux des brûlés, ne laissant aucun signe humain d'après lequel on puisse distinguer un corps d'un autre. Depuis l'établissement des chemins de fer, c'est le malheur le plus considérable, le plus compliqué et le plus affreux qui les ait marqués. Il me semble que les amendes devraient être énormes, afin qu'on fût plus soigneux, car les accidents n'arrivent que par manque de précautions et d'attention suffisante.

Rochecotte, 15 mai 1842 (jour de la Pentecôte).—M. de Barante est arrivé hier, à la fin de la matinée, toujours aimable, bon et affectueux. Les personnes qu'il a trouvées ici gênent un peu la conversation: il ne m'a appris aucune nouvelle proprement dite; son propre avenir reste toujours fort incertain; si la santé de M. de La Tour-Maubourg reste aussi déplorable qu'elle l'est, il lui faudra quitter les affaires, et alors Barante aurait Rome. La question de Pétersbourg pourra rester très longtemps encore où elle en est.

Il n'est question, à Paris, que de la prodigieuse magnificence de la maison Hope, et des fêtes qu'on y donne. Les salons de Versailles, du Versailles de Louis XIV, pas moins que cela [63]!

Rochecotte, 16 mai 1842.—En allant, hier, en voiture, à la messe de la paroisse, le cocher a voulu obstinément, malgré mes observations, prendre une fausse route du bois; il nous y a versés; lui-même a la jambe droite brisée; Mme de Sainte-Aldegonde et moi étions dans le fond de la calèche, Mme de Dino et M. de Barante sur le devant, Jacques sur le siège de derrière; il s'en est élancé à temps et n'a rien eu; Barante et ma belle-fille rien non plus; moi, j'étais du côté où la voiture a versé, et Mme de Sainte-Aldegonde est tombée sur moi; je me suis ainsi trouvée serrée entre ma voisine et la capote de la voiture. Nous avons été secourus par les gens qui allaient à la messe: Mme de Sainte-Aldegonde s'est donné un effort dans les muscles du cou, en voulant se raidir et se retenir; mais enfin, il n'y a de vraiment à plaindre que le cocher. Toute la journée s'est passée dans l'émotion de cet événement, et dans les différents petits soins qu'il a exigés.

Rochecotte, 17 mai 1842.—Je suis encore ébranlée de ma chute d'avant-hier, et endolorie par les contusions qui en ont été la suite: il me faudra plusieurs jours avant que les traces de cet accident soient entièrement effacées. Le cocher va aussi bien que le permet son état.

J'ai été, hier, presque toute la matinée assise à l'air, par un temps charmant. Du reste, aucune nouvelle, ni grande, ni petite, ni rien de ce qui pourrait donner le moindre intérêt à la journée. Barante, par sa charmante conversation si pleine et si douce, jette pour moi un grand agrément sur le peu de jours qu'il passe ici: il y a longtemps qu'une aussi bonne aubaine n'avait été mon partage; j'en jouis infiniment, et avec d'autant plus de satisfaction que la sincérité est aussi complète que le plaisir est réel. Il a tant de droiture, de sûreté, de bienveillance, que rien en lui n'est à redouter; son âme est fort pieuse, et son esprit n'en est ni éteint, ni comprimé.

Rochecotte, 30 mai 1842.—Nous avons été, hier, à la paroisse, pour la Fête-Dieu. Nous avons suivi la procession, par un soleil ardent, jusqu'au reposoir où on avait porté la petite Clémentine de Dino. M. le Curé lui a mis le Saint-Sacrement sur la tête. On dit que cela porte bonheur aux enfants. La petite, qui est fort jolie et fort douce, s'est comportée à ravir; dans les bras de sa nourrice, jolie femme agenouillée, au milieu de toute la population, de l'encens, des fleurs et de cette belle nature, le spectacle était ravissant; pour moi, il m'a fait pleurer, et j'ai demandé à Dieu, du fond de mon cœur de grand'mère, que ce gentil petit être devînt une bonne et honnête chrétienne.

Rochecotte, 1er juin 1842.—Mgr le duc d'Orléans va faire une grande tournée militaire, préliminaire des manœuvres et des camps. On dit qu'il doit avoir une entrevue avec le Roi des Pays-Bas à Luxembourg. Le duc Bernard de Saxe-Weimar arrive à Paris, et le duc Gustave de Mecklembourg, autre oncle de Madame la Duchesse d'Orléans, y est déjà. L'Empereur du Brésil épouse la dernière sœur du Roi de Naples.

Le Ministère a éprouvé quelques échecs dans la discussion du budget: on commence à répandre qu'il pourrait bien avoir le dessous dans les élections.

Lord Cowley a été inviter les Princes à assister au bal qu'il donnait le 24, pour le jour de naissance de la Reine Victoria: ils l'ont refusé. D'après cela, l'Angleterre n'est pas à la mode; aussi suis-je étonnée que le Prince de Joinville et le duc d'Aumale choisissent ce moment pour y aller voyager.

Le Charivari contient deux articles qu'on dit remarquablement méchants contre Mme de Lieven et M. Guizot; l'un est intitulé: les Deux Pigeons; l'autre: Course en tilbury au clair de la lune.

La Reine Christine a ostensiblement loué la Malmaison pour y passer l'été; mais il paraît qu'elle l'a achetée à l'aide d'un prête-nom.

Le prince de Polignac est à Paris, pour le mariage de son fils avec Mlle de Crillon: il se promène dans les rues sans exciter la moindre curiosité. Les légitimistes, qui lui en veulent beaucoup, ne le voient pas.

On me mande, de Nice, que la Grande-Duchesse Stéphanie, au moment où sa fille était guérie de la rosalia, ayant négligé, avec son imprudence accoutumée, les indices précurseurs, et étant allée se promener sur mer, malgré l'avis des médecins, est rentrée fort malade d'une course tardive: elle était, le 25, très gravement atteinte, et le médecin de Nice avait fait chercher à Marseille d'autres médecins en consultation. Cela m'attriste, car j'ai un fond de reconnaissant attachement pour la Grande-Duchesse.

J'ai de bonnes nouvelles de Pauline. Mon gendre avait été, sans elle, faire une visite à Madame Adélaïde, à Randan; il y a été très bien reçu, mais une chute de cheval l'a fait revenir tout éclopé chez lui [64].

Rochecotte, 4 juin 1842.—Nos jeunes Princes, qui devaient aller en Angleterre, ont remis leur départ pour une époque indéterminée: les circonstances du moment n'auraient pas donné d'à-propos à ce voyage.

Rochecotte, 7 juin 1842.—J'ai reçu une lettre de Pauline, qui est bien triste. Son mari lui est revenu malade de Randan, soit des suites de la chute de cheval, soit d'un rhumatisme inflammatoire; n'importe la cause, l'effet a été sérieux: fièvre, délire, attaques de nerfs, douleurs atroces, évanouissements, tout cela au milieu des montagnes, obligé d'être rapporté sur un brancard, sa femme à cheval à ses côtés! Cela compose une existence bien agreste, bien périlleuse. Point de médecin à proximité. Je suis troublée de cette façon de vivre, qui ne va guère à la délicate organisation de Pauline. L'amour et le devoir embellissent tout à ses yeux, mais au moment de l'épreuve, elle sent bien qu'elle est fort seule, au milieu d'une contrée toute sauvage. Son mari était mieux au moment du départ de sa lettre. Je suis bien impatiente de recevoir des nouvelles plus fraîches.

Rochecotte, 11 juin 1842.—On m'écrit, de Paris, que Barante ne retournera décidément pas à Saint-Pétersbourg, parce qu'on n'y enverra plus d'Ambassadeur; on se bornera à un simple Ministre: on ne me dit pas sur qui tombera le choix. Il y aura, aussitôt après les élections, une petite session des Chambres, de quinze jours, qui aura lieu au mois d'août.

Rochecotte, 14 juin 1842.—Les journaux parlent du succès prodigieux du cours de M. Dupanloup sur l'éloquence sacrée, à la Sorbonne. Nous allons aussi y voir la brusque clôture de ce cours. Cela occupe beaucoup à Paris. M. Royer-Collard me mande qu'il trouve que l'abbé Dupanloup a eu tort de citer Voltaire (on pense bien de quelle façon!) dans son cours. Il me rappelle que, sous la Restauration, le clergé, par ses attaques contre Voltaire, l'a fait réimprimer dix-huit fois; à présent, on ne le lit presque plus, il faudrait donc n'en plus parler. C'est l'Abbé lui-même qui a écrit au Doyen de la Faculté que, pour éviter de nouveaux désordres, il suspendait son cours. Le Doyen a communiqué la lettre au Ministre de l'Instruction publique, celui-ci a pris l'Abbé au mot, sans proposer aucune mesure préventive pour éviter le scandale qui, comme toujours, provenait d'une très petite, mais très bruyante et turbulente minorité.

Mme de Lieven me mande, sans détails, la mort de Matusiewicz. Cette pauvre Conférence de Londres s'éclipse rapidement; M. de Talleyrand, le prince de Lieven, Matusiewicz... La Princesse me dit aussi que la misère est extrême en Angleterre: l'Association douanière d'Allemagne a porté un rude coup au commerce anglais. Sir Robert Peel est excessivement puissant et paraît devoir le rester: tout disparaît à côté de lui. La Reine Victoria, dans la dernière circonstance, s'est conduite avec courage et convenance. Son assassin échappera, car la balle ne s'est pas retrouvée [65].

M. Guizot est, comme toujours, enchanté de la session qui vient de finir, et des espérances des élections prochaines. Barante s'amuse fort à Londres d'où il écrit de très jolies lettres: il a été très bien reçu à Windsor. Il me dit qu'il n'a pas trouvé lady Holland fort changée, depuis les quinze années qu'il ne l'avait vue. Elle a toujours, à ce qu'il paraît, sa contenance droite et impérieuse. Au nom et au souvenir de son mari, ses yeux se remplissent de larmes, qui ne vont pas au reste de sa physionomie: elle est environnée de si peu de bienveillance, que cette douleur est presque un sujet de plaisanterie pour la société. Lady Clanricarde est intarissable contre la Russie. Lord Stuart en est revenu apoplectique, et même, dit-on, un peu atteint dans son intelligence: on pense qu'il ne retournera pas à Saint-Pétersbourg.

Voici ce que me dit Barante sur la disposition générale de l'Angleterre envers la France: «Politiquement parlant, je crois qu'il y a un désir sincère de bien vivre avec nous; par conséquent, regret et inquiétude des manifestations de nos Chambres et de nos journaux; on sait bien que c'est de la mauvaise humeur, et non point une volonté de guerre; mais comment prévoir ce qui peut advenir si ce mouvement d'opinions continue et s'augmente?»

Rochecotte, 16 juin 1842.—M. et Mme de La Rochejaquelein, mes voisins d'Ussé [66], sont venus passer, hier, une partie de la journée ici: elle, a été bien jolie et bien aimable, et il lui reste de l'un et de l'autre; son mari est une espèce de chasseur sauvage de la Vendée qui n'a pour lui que la plus belle blessure du monde: elle lui traverse tout le visage sans le défigurer.

Rochecotte, 17 juin 1842.—En rentrant d'avoir rendu à Mme de La Rochejaquelein sa visite, j'ai trouvé une lettre de Pauline; après l'avoir lue, je me suis tout de suite décidée à me mettre en route pour aller assister cette pauvre enfant. Comme c'est une route pénible, difficile et presque dangereuse dans les montagnes, et que je serai probablement obligée de faire la dernière journée à cheval, qu'ensuite la présence d'un homme pourra être utile à Pauline, je me suis décidée à accepter l'offre de ce bon Vestier, qui connaît le pays et est dévoué aux Castellane, qui l'aiment; il m'accompagnera donc; il s'établira sur le siège, à côté de Jacques; sa présence me sera une grande sécurité. Je vais aller sans m'arrêter. Je laisse ici tout mon monde, et ma maison marchera comme si j'y étais. Voilà encore une rude épreuve. Dieu est grand! Baissons la tête, adorons, et disons que le bonheur n'est pas ici-bas.

Aubijou, 22 juin 1842.—Je suis partie le 18 au matin de Rochecotte. Ma voiture sans paquets, quatre chevaux en plaine, six dans les montagnes, un courrier en avant, aucun arrêt, et je suis arrivée ici en quarante-huit heures, ce qui est merveilleusement bien cheminer. J'ai trouvé mon gendre dans un changement affligeant: l'état de la cuisse, première cause de la maladie, est amélioré et ne donne plus d'inquiétude, mais la secousse nerveuse qui s'est produite ne laisse pas que de m'alarmer. Il y a du mieux, mais ce n'est pas encore de la convalescence; je ne retournerai chez moi que quand je la verrai établie; dès qu'il sera transportable, il ira aux eaux de Néris. Pauline n'est pas malade, mais elle commence à se fatiguer, d'autant plus qu'elle est dans une agitation et une inquiétude extrêmes; elle est bien dévouée. La présence de Vestier, qui m'a été très secourable dans ces contrées fort sauvages, fait un grand plaisir à mon gendre. Je bénis le Ciel qu'il ait eu la charitable pensée de venir avec moi, car il est, de beaucoup, la personne dont le malade s'arrange le mieux.

Les chemins, pour aborder ici, sont affreux. Le pays, depuis trois lieues, cesse d'être pittoresque, pour devenir nu, âpre, sauvage; le climat est désagréable, et l'établissement provisoire dans lequel nous sommes tous campés pêle-mêle, abominable, surtout pour un malade: c'est une maison en bois; on y est dévoré de puces et de souris; rien ne ferme, les courants d'air y règnent librement, et le bruit est odieux. On est à six lieues d'une pharmacie, on manque de tout; c'est inimaginable! Je suis désolée qu'on bâtisse dans un pareil pays. Il y a tout à créer, même le terrain plat sur lequel on pourra bâtir la maison. Elle ne sera finie que dans des années; les Castellane espèrent pouvoir en habiter le quart, l'année prochaine!

Aubijou, 23 juin 1842.—Mon gendre est beaucoup plus calme. Il fait un temps hideux: hier, il a tonné et plu à verse pendant toute la journée. C'est un chien de pays, je n'en rabats rien, et je suis tout à fait désespérée de voir qu'on y bâtisse. On peut bien y vivre pour rien, quand on veut exister comme les naturels du pays, mais dès qu'on veut y introduire la moindre civilisation, cela devient très cher, et je crains qu'en définitive, sous le rapport de la santé et de la bourse, mon gendre n'ait à se repentir de s'y être enraciné. Il est impossible d'être plus raisonnable, plus douce, plus résignée, plus dévouée, plus méritante à tous égards que ne l'est Pauline, dans toute cette maladie, et dans les mille et une peines, tribulations, contrariétés qu'elle entraîne, elle se conduit avec autant de cœur que de bon sens; aussi est-elle l'objet de l'estime générale. Tous leurs domestiques les servent avec un véritable dévouement. On est à moitié enveloppé dans les nuages ici. Les habitants sont très sauvages: ils cuisent du pain au mois de septembre pour six mois. Au mois d'octobre, ils s'enferment avec leurs bestiaux et ne communiquent plus entre eux: ils restent, ainsi, ensevelis dans des neiges qui ne sont pas toujours fondues au mois de mai. Il y a des parties très pittoresques en Auvergne, mais ce n'est pas de ce côté-ci; les montagnes sont trop rondes, leurs cimes trop plates et trop nues; aucune belle masse d'eau; bref, c'est monotone à l'excès. Les ruines du vieux château d'Aubijou sont le seul accident qui donne un peu de caractère au paysage: on les couvre de plantes grimpantes, et on fait bien; puis, mon gendre fait énormément planter, pour garnir et meubler le pourtour de la maison et la vue des fenêtres, mais il faudra bien du temps avant que tout cela pousse; en attendant, c'est bien triste, et je crois ce climat très éprouvant.

Aubijou, 24 juin 1842.—Mon gendre, qui repoussait toute idée de déplacement, vient, après une nuit très agitée, de déclarer tout à coup qu'il ne voulait plus rester ici; nous avons bien vite saisi ce désir au vol: les chevaux sont commandés, nous faisons nos paquets, mais on ne peut partir que demain. Henri partira couché, et ira à très petites journées. Les médecins déclarent que ce qu'il y aurait de pire, pour lui, serait de rester ici; j'en suis intimement convaincue: c'est le lieu le plus fatal pour être malade. Il se reposera quelques jours à Clermont, après quoi, il ira aux eaux de Néris qui lui sont ordonnées et que je crois les premières du monde pour les rhumatismes nerveux. J'irai un peu avec eux voir comment il supportera la route, après quoi, je prendrai les devants; je ferai le détour de Néris pour leur trouver un bon logement, puis je continuerai vers Rochecotte, où je serai fort aise de me retrouver, car je suis horriblement fatiguée; je sens que si je vivais plus longtemps ici, j'y tomberais malade. Ma pauvre fille n'y tient plus. Au moins, soit à Clermont, soit à Néris, elle sera en pays civilisé, près des secours, et tirée du terrible isolement dans lequel elle se trouve ici.

Pour complaire à mon gendre, j'ai fait une promenade assez longue et curieuse, hier, dans le vallon dominé par ses nouvelles constructions. J'y ai trouvé de belles eaux et des arbres superbes, mais c'est encore inabordable, il faut se frayer des passages, la hache à la main.

Longueplaine, près Tours, 29 juin 1842. Chez M. de la Besnardière.—Nous sommes partis d'Aubijou le 25 au matin: ce n'était pas chose aisée; on a couché mon gendre sur un matelas, qu'on a établi dans leur grande voiture de voyage qui, heureusement, est fort commode; puis, il a fallu sortir des montagnes. Outre la voiture des Castellane, qui les contenait avec le médecin, la femme de chambre, l'enfant et deux laquais sur le siège, il y avait la mienne, où j'étais avec une femme de chambre, M. Vestier, et Jacques sur le siège, puis un petit tilbury traîné par des chevaux corses, dans lequel se trouvaient le cuisinier et un jockey auvergnat; à cheval, l'homme d'affaires, un garde et un nègre que mon gendre a ramené du Midi, qui se nomme Zéphir, et qui sonnait du cor: le tout était fort singulier, et ressemblait à une scène du Roman comique. Ce qui n'était cependant rien moins que gai, c'était la route, avec ses rochers, ses précipices et ses dangers: en allant fort doucement, en soutenant les voitures, on s'en est tiré sans malheur. J'avoue, à ma honte, que j'ai assez cédé à la terreur pour avoir quitté ma grande voiture et avoir pris la place du cuisinier dans le tilbury, qui, plus léger et plus étroit, passait plus aisément. La nuit nous a surpris avant la fin des précipices, et je ne puis assez dire à quel point ma poltronnerie a alors honteusement éclaté: le fait est que j'ai pleuré. Les Castellane ont couché à Massiac; je les y ai laissés assez satisfaits de l'effet du grand air sur les nerfs d'Henri. J'ai passé outre; je suis arrivée le 26 au matin à Clermont: j'y ai vu le médecin qui, déjà, avait été appelé auprès d'Henri; je lui ai raconté la suite de sa maladie, et après lui avoir annoncé son arrivée pour le soir même, j'ai été à quelques lieues de cette ville visiter Randan. C'était une de mes grandes curiosités, puis, je savais faire, par là, quelque chose d'agréable à Madame Adélaïde. J'avoue que j'y ai trouvé une forte déception. Il n'y a que trois choses qui y justifient leur réputation: la vue, qui est admirable; les arbres, qui sont vieux et beaux, enfin les cuisines et les offices, qui sont beaux, trop beaux même, et tout à fait hors de proportion avec le reste de l'établissement, qui manque de grandeur; une avenue très mesquine de peupliers, traversant un vilain village, conduit à une palissade en bois peint, qu'il faut ouvrir pour entrer dans une sorte de quinconce, au bout duquel on tourne encore pour pénétrer dans la cour du château, qui est étroite. L'entrée manque de noblesse, absolument, et il aurait été aisé, cependant, en perçant dans les bois une grande avenue, d'aboutir droit au château. Celui-ci est moitié en briques, avec des toits pointus, moitié avec des ajoutes en pierre de taille blanche plaquées sur l'ancienne construction, et d'un tout autre style, ce qui est choquant. Les appartements sont bas; les ornements en sont à la fois lourds et mesquins; le mobilier sans ensemble, sans style; ce n'est ni simple, ni magnifique, c'est une rapsodie de mauvais goût; le vestibule et l'antichambre sont extrêmement étriqués et de travers. Il n'y a aucun objet d'art; les sculptures sont en plâtre, et les peintures, qui consistent, pour la plupart, en quelques portraits de famille, sont de mauvaises copies. Dans le salon, qu'on appelle salon de famille parce que toute la génération actuelle s'y trouve réunie, j'ai remarqué, avec plaisir, le portrait de Mme de Genlis. L'appartement de Madame Adélaïde est très exigu et fort laid, à mon avis. Les corridors du premier étage sont étroits, sombres, et de travers. La bibliothèque est dans le salon principal, où on a aussi placé un billard. Je ne crois pas qu'il y ait, là, plus d'un millier de volumes. Une grande terrasse, qui couvre les cuisines, conduit du château à la chapelle: cette terrasse, très ornée de fleurs, offre une fort belle vue, mais une treille en fil de fer, qui en couvre la moitié, est si étroite et si basse, que c'est trop joujou. La chapelle est grande, mais sans style, et les décorations intérieures sans grâce; des vitraux modernes fort médiocres, un confessionnal peint et bariolé comme un écran, des bénitiers en carton doré, tout cela, je le répète, manque de grandeur, de grâce et de goût. La salle à manger est ce qu'il y a de plus soigné: elle est voûtée, peinte à fresques, extrêmement bariolée, sans hauteur suffisante; il y a des personnes qui la vantent beaucoup; elle n'est pas de mon goût.

Je suis revenue à Clermont, au moment où les Castellane y arrivaient de leur côté. Mon gendre avait bien supporté la route. Le médecin nous dit qu'il serait en état, au bout de vingt-quatre heures, de partir pour Néris. Je les ai quittés le 27, satisfaite de l'assurance positive que m'a donnée le médecin qu'il n'y avait aucun danger, quoique la convalescence dût être longue et pénible. J'ai été à Néris préparer leur établissement, ce qui était nécessaire, car il y avait déjà bien du monde, et on avait beaucoup de peine à se caser. Ils y trouveront tous les Mortemart, M. Teste et bien d'autres. Le médecin de Néris, que je connais d'ancienne date, est un excellent homme, très soigneux, et que j'ai bien prévenu de ce qu'il trouvera. Je ne suis restée à Néris que le temps de dîner, d'y choisir l'appartement des Castellane, et, après avoir passé la nuit en voiture, je suis arrivée hier au soir ici, chez M. de la Besnardière, ce qui n'a été, pour moi, qu'un détour de deux lieues et m'a permis d'acquitter une ancienne dette: il m'en voulait beaucoup de ne l'avoir pas payée plus tôt. La maison est jolie, commode, propre, presque élégante, et pleine de petits conforts qu'on est étonné de trouver chez lui. C'est Rochecotte qui lui a donné l'envie de tirer celle-ci de sa vétusté: il y a employé Vestier, qui a très bien réussi. Je déjeunerai ici, puis j'irai faire une visite à la Préfecture de Tours, et je serai chez moi pour dîner. J'ai grand besoin de repos.

Rochecotte, 30 juin 1842.—Je me suis arrêtée, hier, une heure à Tours chez les d'Entraigues: on y était dans le coup de feu électoral. J'ai trouvé, ici, tout le monde en bonne santé, excepté le général Alava, qui y est revenu en mon absence, et qui est tellement changé, dans ce peu de semaines, que je crois sa fin prochaine.

Rochecotte, 3 juillet 1842.—Le journal nous dit la mort de M. de Sismondi; malgré sa pédanterie, il est regrettable; c'était un homme de bien, fort érudit.

La jeunesse, ici, est occupée à étudier des motets qu'on doit chanter, aujourd'hui, dans ma chapelle, à l'occasion d'un salut solennel que M. le Curé viendra nous y donner, ce soir à cinq heures. On vient d'établir, dans cette paroisse, ce qui existait depuis longtemps dans les provinces voisines, une association de jeunes filles qui s'intituleront Filles de la Vierge: elles sont du monde et ne renoncent nullement au mariage; seulement, elles s'engagent à éviter les mauvaises compagnies, à vivre honnêtement, à réciter le petit Office de la Vierge, à fréquenter les sacrements et à donner le bon exemple; à l'église et aux processions, elles sont vêtues de blanc, avec des ceintures bleues. On m'a priée de leur donner une bannière et les ceintures bleues, ce que j'ai fait. Elles seront installées aujourd'hui, au nombre de quinze; ma chapelle étant sous l'invocation de la Sainte Vierge, et pour me remercier de mes dons, elles veulent venir en procession, bannière déployée, y faire station. A cette occasion, Messieurs les Grands Vicaires ont permis qu'il y fût dit un salut en musique. Cela fait une grande solennité dans la paroisse. Heureusement, le temps est fort beau. Pauline aurait été charmée d'y assister, et je regrette doublement son absence.

Rochecotte, 4 juillet 1842.—La cérémonie d'hier a été très édifiante, élégante et pittoresque. Fanny, Alexandre et leur maître de musique ont extrêmement bien chanté, les jeunes filles étaient en blanc et bleu, la chapelle ornée de fleurs; il y avait au moins cinq cents personnes sur la terrasse à recevoir la bénédiction, donnée de l'autel, qui fait face à la porte de la chapelle ouvrant sur cette terrasse.

Rochecotte, 7 juillet 1842.—J'ai une lettre de la princesse de Lieven. Elle me dit que l'évêque d'Orléans [67] est nommé archevêque de Tours, et elle ajoute, de la part de M. Guizot, que je serai contente de ce Prélat. Une lettre de Pauline me dit que son mari se rétablit rapidement.

Rochecotte, 10 juillet 1842.—M. de la Besnardière est venu, hier, passer quelques heures ici, entre la formation des bureaux et le vote du collège électoral de Tours; jamais ce département, habituellement si pacifique, n'a été plus en fermentation.

Rochecotte, 11 juillet 1842.—La grande nouvelle du pays, c'est que M. Crémieux, un avocat juif, a été élu. Il l'a emporté de trente-cinq voix. M. Crémieux est un étranger à cette contrée, il n'y a aucune racine; c'est vraiment inexplicable, si ce n'est par la faculté parlante de M. Crémieux, qui, en véritable avocat, a parlé, et parlé tant d'heures de suite qu'il en a rempli les gens de la campagne d'admiration. Si à Loches cela se passe de même, notre département tout entier sera à la gauche; le Ministère, qui ne voudra pas convenir qu'il n'a rien fait de ce que le Préfet lui avait demandé dans ces circonstances, s'en prendra à M. d'Entraigues, et peut-être le perdrons-nous, ce qui me ferait beaucoup de peine. Puis, si ces élections, qu'on regardait comme la consolidation de la réaction conservatrice, allaient tourner autrement qu'on ne s'y attendait, il serait permis d'avoir de fort sinistres prévisions.

Rochecotte, 12 juillet 1842.—J'ai eu la visite du docteur Orye et celle de M. de Quinemont. Tous deux m'ont raconté les dégoûtantes scènes électorales de Chinon, où M. Crémieux était épaulé par la lie de la population, à laquelle se sont malheureusement joints les légitimistes de la rive gauche de la Loire, où ils sont en grand nombre. Ce qui a aussi agi sur les électeurs paysans, c'est d'avoir entendu M. Crémieux parler trois heures de suite sans se moucher, sans cracher et sans tousser, ce qui leur a paru superbe. Il me tarde bien de savoir quel est le résultat général de ce renouvellement, qui peut avoir de si grands et sérieux résultats.

Rochecotte, 14 juillet 1842.—Alava est revenu ici hier, tout plein des récits électoraux de Tours; il s'y est passé bien des vilenies. Il paraît, cependant, d'après les journaux, que sur la totalité des élections le Ministère aurait gagné quelque peu de voix; c'est beaucoup qu'il n'en ait pas perdu. Je suis, je l'avoue, bien désireuse de connaître le chiffre comparatif du total.

Rochecotte, 15 juillet 1842.—M. de Chalais venait d'arriver hier ici, et j'y attendais le Préfet, quand, au lieu de celui-ci, j'ai vu arriver de sa part un courrier, qu'il m'a envoyé pour m'annoncer la terrible nouvelle dont je reste atterrée: Mgr le duc d'Orléans mort! mort d'une chute de voiture! Je ne sais point d'autres détails, si ce n'est que c'est à Neuilly qu'il a expiré, avant-hier 13 juillet, à quatre heures et demie de l'après-midi, ayant fait cette chute le même jour à midi à Sablonville. Je ne puis penser qu'à ce douloureux événement, et comme malheur privé, et comme calamité publique. Que sera une longue Régence dans un pays volcanisé comme l'est la France? J'ai, personnellement, à regretter l'amitié dont ce jeune Prince m'avait donné d'honorables et flatteurs témoignages. C'est une perte pour mon fils Valençay. Je ne sais, en vérité, si sa femme et sa mère survivront à ce terrible coup!...

Rochecotte, 16 juillet 1842.—M. de Chalais est reparti hier, à la fin de la matinée; je l'ai reconduit jusqu'à Langeais. En revenant, j'ai trouvé la maison remplie de voisins, qui venaient chez moi savoir des nouvelles détaillées de cette mort fatale, qui me paraît à chaque instant plus triste et plus grave dans toutes ses conséquences. Les détails que contient le Journal des Débats sont les seuls complets et officiels. En outre, on me mande que des passants ont vu le Prince se lever droit dans sa voiture, regarder devant lui, probablement pour voir si les chevaux emportés rencontreraient quelque embarras sur la route; elle était libre de tout encombrement; ces mêmes passants ont vu le Prince se rasseoir tranquillement, puis se pencher hors de la voiture et regarder derrière lui, comme pour parler au domestique qui était sur le siège de derrière: celui-ci avait déjà sauté à bas de son siège qui était vide. Probablement que le Prince a cru que le domestique était tombé, et que, dans un courageux et bienveillant désir de lui être utile, il se sera élancé alors pour lui porter secours, car ce n'est qu'après avoir vu que le domestique n'était plus à sa place qu'il a pris son élan.

Paris, 18 juillet 1842.—Personne ne m'écrit de Paris, où j'ai peu de correspondants en ce moment, et où, d'ailleurs, tout le monde est dans la stupeur et dans la consternation; mais les journaux sont intéressants, et j'y cherche, avec une douloureuse avidité, tout ce qui a rapport à notre pauvre Prince et à sa malheureuse famille.

Je vois, avec peine, dans ces gazettes, que chacune, selon sa couleur, donne un chiffre différent, dans le classement des nouveaux députés élus. Les Débats annoncent une majorité de soixante-treize voix pour le Ministère; les autres la réduisent à trois voix; quelques-uns vont même jusqu'à dire que le Ministère est en minorité.

Je vois aussi que déjà on se met à discuter dans la presse les différentes formes de la Régence, sans savoir quelle est la loi que le gouvernement prépare à ce sujet. Quand la première stupeur aura cessé, on verra de bien tristes résultats se produire.

Rochecotte, 19 juillet 1842.—J'ai reçu, hier, une déchirante lettre de Madame Adélaïde. En vérité, elle est bien bonne de m'avoir écrit dès ces premiers jours; je lui avais écrit, mais sans compter sur une réponse. M. de Boismilon, le secrétaire de Mgr le duc d'Orléans, m'a écrit aussi de nombreux détails. On en est encore à ne pas penser, à ne pas parler d'autre chose que de la mort de ce malheureux jeune Prince.

M. d'Entraigues est arrivé aujourd'hui ici; il me quittera demain, car, dans le moment actuel, chacun désire être à son poste. Il est bien sombre sur toutes choses. Déjà, les radicaux de Tours ont donné un banquet, où ils n'ont pas craint de se réjouir de la mort de Mgr le duc d'Orléans.

Rochecotte, 21 juillet 1842.—Tout le monde s'accorde pour prédire la chute prochaine du Ministère, et le nom de M. Molé est dans toutes les bouches.

Le Conseil voulait que Mgr le duc d'Orléans fût enterré à Saint-Denis, la Reine a insisté pour Dreux. Je trouve qu'elle a eu tort.

Rochecotte, 22 juillet 1842.—Je ne puis détourner ma pensée de ce triste palais de Neuilly. La Reine est sublime. Jour et nuit à genoux dans la chapelle, penchée sur ce cercueil! Le Roi se partage entre les affaires et les sanglots. Mme la Duchesse d'Orléans trouve de la force dans son méthodisme intrépide. Le testament du pauvre Prince est, dit-on, admirable. La question de la Régence y est traitée fort au long; la solution est en faveur de Mgr le Duc de Nemours. Il n'avait cependant pas une très haute opinion de ce frère; ainsi, c'est une pure préférence accordée au sexe masculin et au droit d'aînesse. Il faut pourtant rendre justice au Duc de Nemours. Quand Chomel, le médecin, l'a rencontré, et lui a raconté les détails d'un événement dont il ne savait que le terrible sommaire télégraphique, il a perdu connaissance, et il a fallu un long temps pour le faire revenir; ces regrets lui font honneur et sont bien justifiés par cette affreuse perte, car le Duc d'Orléans, que j'ai bien connu, malgré quelques défauts de l'esprit et du caractère, était cependant, toutes choses pesées, un Prince et un homme fort distingué; ses beaux et bons côtés étaient nombreux: ainsi, par exemple, il avait un respect profond pour la tâche qui lui était échue; il avait aussi appris de la dignité tout ce qu'une spirituelle perspicacité peut en faire découvrir, et ce qu'il en avait acquis, il ne l'eût sacrifié à aucun prix; sa sagacité, quoiqu'un peu inquiète, était prompte, étendue et féconde; quelque chose de triste planait sur sa pensée, sans qu'il se permît le découragement; sans cesse préoccupé de l'avenir, il s'y préparait toujours, et y croyait cependant fort peu; il était généreux, et se piquait de l'être; tenait à honneur d'être ami sûr et fidèle; tout cela sans grande émotion, mais avec une bonne grâce qui faisait moins regretter la sensibilité: celle-ci n'était pas dominante chez lui, et ne se révélait que dans de très rares occasions. Sa politesse était grande pour ceux auxquels il reconnaissait une supériorité quelconque. Il recherchait partout cette supériorité et lui accordait une déférence de bon goût. Son règne aurait eu beaucoup de ce qui manque trop à celui-ci: le ressort, l'aiguillon, l'enthousiasme; une fois engagé, il n'aurait jamais reculé: c'était le péril; mais la prudence lui serait venue, à la suite de la circonspection, qui déjà se manifestait en lui, et il y avait tout lieu de croire que, malgré son élan, il aurait appris, sur le trône, à résister aux entraînements téméraires. Dans ce moment-ci, chacun semble comprendre qu'avec la perte de cette anneau de la chaîne Royale, nous avons tous perdu de notre sécurité, que nos biens et nos têtes valent moins qu'avant! L'impression est si profonde, que le Ministère espère y trouver de la longévité: ce n'est pas mon opinion. Les premiers jours de stupeur passés, la politique se réinfiltrera dans la Chambre des Députés et fera passer dans ses votes le courant d'opinions qui s'est produit dans les élections. On s'accorde à croire aux chances de M. Molé; M. Guizot et M. Thiers sont hors de la pensée du moment.

Ma nièce Fanny et sa gouvernante sont parties, hier, pour Paris; je les y suivrai dans peu de jours.

Rochecotte, 23 juillet 1842.—J'ai passé la journée d'hier à faire quelques préparatifs d'absence.

Le Roi est, dit-on, fort jaune, le visage contracté, le teint terreux. Mme la Duchesse d'Orléans a fait mettre sur le catafalque qui est dans la chapelle de Neuilly l'uniforme, l'épée et l'écharpe du défunt. La première fois que le Roi a aperçu ces insignes, c'est-à-dire le cinquième jour après l'événement, ses sanglots ont éclaté avec une telle violence qu'ils ont couvert ceux de la mère et des sœurs. On dit que les larmes de la Reine vont jusqu'à la faire tomber en pâmoison. La douleur de Mme la Duchesse d'Orléans est plus douce, ou, comme disent quelques personnes, plus calme. Quant au Duc de Nemours, il est tellement bouleversé qu'il en est, dit-on, méconnaissable. Le peintre Scheffer fait un tableau, qui représentera la chambre du cabaret où s'est consommée la terrible catastrophe du 13. La Reine dit continuellement aux personnes qu'elle voit: «Priez pour lui...; priez pour lui!» Son désespoir s'aggrave de beaucoup, par la pensée que son fils est mort sans avoir pu remplir les devoirs de la religion. Pas une voiture n'entre dans la cour de Neuilly. Il semble que tout y soit muré comme dans un tombeau.

Rochecotte, 24 juillet 1842.—Mes lettres disent que rien n'a été plus lugubre que les réceptions de condoléances. Le Roi sanglotait, comme un homme qui ne peut pas du tout se retenir. Les nuages politiques grossissent déjà... Je pars décidément demain matin pour Paris.

Paris, 27 juillet 1842.—J'ai déjà vu bien du monde. Valençay et Fanny d'abord, revenant de la séance Royale, où les sanglots du Roi avaient ému tous les assistants. On ne tarit pas sur les douleurs immenses de la Famille Royale et sur l'impopularité de M. Guizot. Cependant, M. Molé lui-même ne croit pas qu'il tombe dans la petite session actuelle des Chambres.

Paris, 28 juillet 1842.—Ma matinée d'hier a été fort douloureuse. Je l'ai passée en grande partie à Neuilly; je suis restée plus d'une heure avec Madame Adélaïde, qui m'a pénétrée par ses bontés. Elle m'a traitée comme la personne qui, après les siens, regrettait le plus profondément le pauvre Prince. Elle m'a fait entrer, prier et jeter de l'eau bénite dans cette petite chapelle presque entièrement remplie par le catafalque, et où peu de personnes pénètrent. Ce qui m'a, en grande partie, valu cette bonté, c'est que, dans le testament du défunt, se trouve, à ce que m'a dit sa tante, une phrase très honorable pour moi, ainsi que la mention d'un souvenir qu'il me lègue. Madame ne m'a pas donné d'autres détails, parce que, a-t-elle ajouté, Mme la Duchesse d'Orléans se réservait de me les dire elle-même. Je dois la voir après les funérailles, ainsi que le Roi et la Reine. Rien ne peut donner l'idée du lugubre de Neuilly. C'est un vaste tombeau, et on s'y croit renfermé dans un mausolée. D'après le désir de la Reine, les psalmodies des prêtres ne cessent ni jour ni nuit; on les entend de tous les coins du château, c'est d'un triste cruel; pas une figure qui ne soit désolée, pas un visage qui ne soit altéré par les larmes.

En rentrant chez moi, j'y ai trouvé M. de Barante, le duc de Noailles et M. de Salvandy, qui m'attendaient. Je n'ai rien recueilli de nouveau, si ce n'est que M. Thiers, qui veut se rendre possible et se faire agréer par le Roi, prêche la douceur et la modération au parti de la gauche. Il y a une dépêche officielle de M. de Flahaut, qui dit qu'à la suite de sa chute de l'année dernière, Mgr le Duc de Bordeaux non seulement boite toujours, mais qu'il s'est formé un abcès dans la cuisse qui ne lui permet pas de prendre les bains de mer à Trieste, où il a fait décommander la maison qui, déjà, était retenue pour lui. A Berlin et à Vienne, le mouvement, à la nouvelle de la mort de Mgr le Duc d'Orléans, a été très bon.

J'ai vu ensuite longtemps ce pauvre Boismilon, qui est écrasé par la mort de son Prince. La veille de l'accident, Mgr le Duc d'Orléans, faisant ses préparatifs pour le camp, disait à son vieux valet de chambre allemand qui ne l'avait jamais quitté: «Mon vieux Holder, tu te fatigues; viens encore avec moi cette fois-ci, puis je sais une place pour toi, où tu te reposeras sans me quitter; je demanderai au Roi de te nommer gardien du caveau de Dreux Ceci est textuellement exact, car Boismilon y était et l'a entendu.

Sainte-Aulaire est venu causer avec moi aujourd'hui. Il admire beaucoup l'Angleterre, mais déplore les mauvaises relations des deux gouvernements, en donnant absolument tort au nôtre. Il prévoit que, si les choses duraient sur le pied actuel, il n'y aurait bientôt plus que des Chargés d'affaires à Paris et à Londres.

Le duc de Noailles porte le deuil et s'est fait écrire à Neuilly, à titre de cousin. Il croit savoir que le duc de Poix a écrit au Roi à l'occasion de cette mort de Mgr le Duc d'Orléans. Le parti légitimiste est extrêmement morcelé, désuni, et, sans la mort du Duc d'Orléans, qui a ébranlé toutes les confiances de durée et de stabilité, la plupart des légitimistes se ralliaient. Maintenant, à moins que l'état du Duc de Bordeaux ne tourne mal, ce que l'on semble croire, je ne vois guère de chances de rapprochement, et, cependant les légitimistes ne suivent ni système, ni direction fixe. C'est une anarchie de plus, et voilà tout.

Paris, 30 juillet 1842.—M. Royer-Collard est venu me voir hier. Je l'ai trouvé, moralement, tel qu'il était dans les dernières années; physiquement, fort changé. Il le sent, et ne songe plus guère qu'à l'au-delà.

On a transféré solennellement, aujourd'hui, les restes du Prince Royal à Paris. C'était grave, digne, calme; le clergé y tenait une place énorme; c'était la première fois, depuis douze ans, qu'il se montrait en public; l'essai n'a pas mal tourné. Toutes les boutiques étaient et sont restées fermées.

J'ai entendu dire, hier, que M. de Zea a perdu tout crédit et faveur près de la Reine Christine. L'Infante Carlotta a su plaire à sa nièce Isabelle, de façon à inquiéter Espartero. Il veut renvoyer de Madrid cette formidable Infante, et, déjà, les dames complices de cette intimité ont été écartées de la jeune Reine.

Mme la Duchesse d'Orléans ne témoigne pas le plus petit regret de perdre la Régence qui lui échappe, mais elle s'occupe et se préoccupe extrêmement de sa position de tutrice, de ses droits de mère, veut avoir toute liberté d'action, à ce double titre, et aplanir d'avance toute difficulté ou controverse à cet égard, tant pour le présent que pour l'avenir, pour cet avenir que la mort du Roi compliquera et rendra plus important.

Paris, 1er août 1842.—J'ai fait, hier, une visite à la marquise de Jaucourt, que j'ai trouvée en pauvre état. Elle avait su, la veille, par le Préfet de la Seine, qu'à la translation des restes du Prince Royal, les Princes, ses frères, avaient couru un grand danger. Des barils de poudre avaient été placés, pour les faire sauter; cela a été découvert à temps; on ne veut pas en faire de bruit. La pauvre Reine reçoit, chaque jour, des lettres anonymes, dans lesquelles on lui dit que, plus que jamais, les assassins poursuivent le Roi. Quels horribles monstres!

Paris, 2 août 1842.—Le Roi a eu une explication assez vive avec M. Molé et lui a reproché de jeter le trouble et la désunion dans le parti conservateur. A cela, M. Molé a répondu qu'il regrettait de déplaire au Roi, mais qu'il ne pouvait lui obéir, vu qu'il croyait le salut de la France intéressé à la chute immédiate de M. Guizot. Mme de Lieven est ulcérée de cette réponse, et se possède beaucoup moins que par le passé.

Mme la Duchesse d'Orléans étonne un peu par ses préoccupations de position, non pas qu'elle témoigne vouloir être la Régente de la minorité, mais il semble qu'elle songe déjà à l'être pour la majorité, qui sera fixée, ou proposée du moins, pour dix-huit ans. Il y a bien des intrigues en jeu, bien du mouvement dans tous les esprits.

Mme la Dauphine devait se rendre à Vienne, pour la fête de l'Impératrice, comme elle en a l'habitude; mais, en apprenant la mort du Duc d'Orléans, elle a écrit pour s'excuser, et pour dire que, dans une pareille circonstance, elle ne voulait se montrer à aucune fête, et elle reste à la campagne. Je trouve que c'est d'un bon goût, d'une dignité admirables.

Paris, 4 août 1842.—La cérémonie de Notre-Dame a été grande, noble, belle, simple, imposante; rien n'y a été choquant, si ce n'est le bavardage bruyant des Députés, et M. Laffitte, qui, en jetant de l'eau bénite sur le catafalque, comme Doyen d'âge de la Chambre, n'a salué ni l'Archevêque, de qui il prenait le goupillon, ni le cercueil! Mgr le Duc de Nemours avait très bel air et très bonne grâce en faisant ses révérences; le Prince de Joinville aussi; les deux autres Princes, non. Visconti avait merveilleusement bien décoré et arrangé Notre-Dame, dont les draperies noires relevaient encore la noble architecture, au lieu de la cacher. Le plain-chant, sans nuire à l'ensemble, faisait mieux que ne l'eût fait tout autre, tant il était bien exécuté. Il n'y avait vraiment pas moyen de rien critiquer, et l'émotion, si elle n'a pas été au même degré chez tout le monde, a cependant été visible chez tous.

Ma nièce Hohenthal m'écrit, de Téplitz, que M. le Duc de Bordeaux se trouve fort bien des eaux minérales, des bains et des douches. On a été péniblement surpris de le voir au spectacle, le soir même où on a appris la mort de Mgr le Duc d'Orléans.

Paris, 5 août 1842.—J'ai été hier au Sacré-Cœur faire mes adieux à Mme de Gramont. Elle venait de recevoir des lettres de Kirchberg [68], qui disaient que le lendemain du jour où on y avait appris la mort du Duc d'Orléans, on y avait fait dire une messe en noir, à laquelle le Dauphin, la Dauphine et Mademoiselle avaient, non seulement assisté, mais communié à l'intention et pour le repos de l'âme du défunt. Je ne connais rien de plus touchant et de plus chrétien.

De la rue de Varennes, j'ai été dire adieu à la princesse de Lieven à Beauséjour. Je l'ai trouvée très agitée de la crise ministérielle qui gronde dans l'air, très irritée contre M. Molé, très enchantée des colères du Roi contre lui, et annonçant que M. Guizot ne se retirera qu'après avoir provoqué à la Chambre une expression nettement formulée de ce qu'on appelle son impopularité; qu'il ne se retirera pas sur la nomination d'un Président opposant; qu'il traversera l'Adresse et la loi de Régence; qu'il demandera ensuite des explications à la Chambre, et que ce n'est que devant sa répulsion directe et nettement exprimée, que le Cabinet se dissoudra. C'est ainsi que le Roi désire que les choses se passent.

M. Royer-Collard est venu ce matin chez moi. Il était fatigué, parlait de sa fin prochaine, et me faisait l'effet de quelqu'un qui y touche. Cela m'a attristée, et je n'ai pas été égayée à Maffliers, où j'ai été dîner, avec M. de Valençay, chez ces pauvres Périgord, dont l'intérieur est bien assombri par le dépérissement de Mme d'Arenberg.

Paris, 7 août 1842.—Hier, à deux heures, j'étais à Neuilly, d'après les ordres de Madame Adélaïde. J'ai pris congé d'elle, et le Roi, ayant eu la bouté de vouloir me voir, est venu chez sa sœur. Je l'ai trouvé fort jaune, et d'autant plus touchant qu'il est très naturel dans sa douleur; quelquefois, il parle d'autre chose, puis un mot le fait retomber dans son chagrin et il pleure abondamment. On dit la douleur de la Reine plus véhémente. Elle a eu la bonté, ainsi que Mme la Duchesse d'Orléans, de me faire dire des paroles très aimables et des regrets de ne pas me voir, mais elles craignent avec raison, que beaucoup d'autres dames ne demandent à pénétrer chez Elles, si Elles faisaient la moindre exception. La Reine n'a vu, depuis son malheur, que sa famille, sa Maison et les Ministres.

En sortant de chez Madame, je suis allée voir Mmes de Dolomieu et de Montjoye. La première était sortie, la seconde était chez elle; celle-ci m'a montré la copie d'une lettre écrite à la Reine par un des Évêques consultés, qui est admirable, consolante, et qui m'a bien touchée. Enfin, la Reine se calme sur cette terrible question, et d'autant plus que, peu de semaines avant sa mort, le Duc d'Orléans étant un jour seul avec sa mère, lui dit qu'Elle se trompait si elle le croyait indifférent à la religion, et qu'il pouvait lui assurer que ses idées étaient fort modifiées à cet égard.

Le Roi venait de recevoir des nouvelles de Saint-Pétersbourg de M. Périer qui mande, dans sa dépêche, que l'Empereur Nicolas a pris le deuil, sans attendre de notification, et qu'il avait envoyé le comte de Nesselrode chez M. Périer, lui porter ses compliments de condoléances, en lui annonçant qu'il avait ordre d'écrire une dépêche à M. de Kisseleff, que celui-ci porterait à la connaissance de M. Guizot et qui contiendrait les mêmes compliments. C'est la même forme observée lors de la mort de la Duchesse de Würtemberg. Du reste, il n'y a aucun échange de notification particulière entre les deux Cours. Cette lacune dans l'étiquette a été établie par la Russie, lors de la mort du grand-duc Constantin, premier événement de ce genre depuis 1830, et que la Cour de Russie n'a point fait connaître à la nôtre, selon les anciens usages adoptés en pareilles circonstances.

Jeurs, 9 août 1842.—Je suis partie hier de Paris, après mon déjeuner. La chaleur y était grande; ici, il fait plus frais. M. et Mme Mollien sont toujours excellents pour moi. Je le trouve, lui, bien cassé.

Maintenon, 11 août 1842.—Je suis arrivée ici, hier, pour l'heure du dîner, ayant quitté, le matin, les bons Mollien, qui m'avaient reçue avec leur cordialité habituelle. Il était arrivé à Jeurs, avant mon départ, des lettres de Neuilly, qui disaient que la Famille Royale irait passer le mois de septembre à la ville d'Eu.

Il y a ici une ancienne célébrité, Mme Récamier, qui, grâce à une névralgie au visage, ne parle pas; elle a un sourire permanent qui me fatigue un peu. M. Ampère, professeur distingué et fort protégé par Mme Récamier, qui le mène à sa suite, a de l'esprit et du mouvement, sans grande distinction de manières. M. Brifaut, pâle académicien, également satellite de Mme Récamier, lit ici d'anciennes tragédies de sa façon. Il y a encore M. de Vérac, qui devient fort sourd, et Mme de Janson, belle-sœur de l'évêque de Nancy et sœur de la duchesse de Noailles, spirituelle et fine, mais timide et réservée.

Rochecotte, 16 août 1842.—J'ai quitté Bonnétable avant-hier, après les offices du dimanche, et Tours hier, après la messe de l'Assomption, et un déjeuner chez le Préfet. J'ai cru arriver charbonnée: je ne me souviens pas d'avoir eu aussi chaud de ma vie.

On me mande de Vienne que M. de Metternich est allé à Kœnigwarth; qu'il doit, ensuite, se trouver en même temps que le Roi de Prusse aux bords du Rhin, mais qu'il se porte assez mal, qu'il a mauvaise mine, et que surtout, il devient très maigre. Barante m'écrit ceci: «J'ai eu quelques détails de plus sur l'impression que la mort de Mgr le Duc d'Orléans a produite sur l'Empereur. Elle a été vive. Horace Vernet, qui est arrivé l'autre jour de Pétersbourg, et qu'il a comme autrefois admis dans sa familiarité, m'a raconté des paroles remarquables, même par le sens politique. Je suis peu surpris de ses récits; à d'autres époques, dans d'autres occasions, l'Empereur s'est exprimé à peu près de même; mais il a adopté une position, il l'a constatée par certaines formes, il n'en résulte nul inconvénient pour lui, il n'y changera rien; seulement, il ne veut rien aggraver, et le retour réciproque des Ambassadeurs pourra s'arranger.»

Rochecotte, 23 août 1842.—Voilà donc la loi de Régence votée, à une imposante majorité. Les Pairs vont la confirmer, et, du moins sous ce rapport, on pourra être tranquille.

Rochecotte, 25 août 1842.—J'ai reçu, hier, une lettre qui résume, ce me semble, assez bien la situation actuelle de Paris. «La discussion sur la Régence a été belle, surtout curieuse: M. de Lamartine, passant à gauche, par rancune contre les conservateurs, qui ne l'ont pas fait Président; M. Thiers, secouant ses liens avec la gauche, parce qu'il veut se rendre possible; M. Odilon Barrot, engagé dans cette manœuvre, manquant de parole au dernier moment, par crainte de se dépopulariser dans son parti; les légitimistes prenant hors de propos le verbe haut et se faisant fouler aux pieds. Tel a été le drame. Il a été représenté au bénéfice du Ministère, qui, si on avait suivi les conseils de M. Thiers, n'aurait retiré aucun avantage de cette petite session, qui se serait passée sans combat: au lieu de cela, on lui a fait gagner les batailles de la Présidence et de la loi de Régence. C'est un acompte sur la vraie session. Elle commencera avec une extrême vivacité, mais le Cabinet a toujours les mêmes chances de succès, chances incertaines, sans doute, qui consistent dans les difficultés de former une autre combinaison et dans le penchant des conservateurs à se tenir unis contre la gauche. Les attaques seront passionnées et rigoureuses; donc il y aura danger, mais aussi espoir.»

Rochecotte, 29 août 1842.—J'ai reçu hier la nouvelle de votre débarquement à Liverpool [69]. Soyez le bienvenu dans notre vieille Europe, qui, malgré ses inconvénients, vaut encore mieux que le Nouveau-Monde.

On me mande ceci, de Paris: «La Reine est pâle, maigre, abattue, mais calmée; elle ne se débat plus contre la douleur, elle semble l'avoir acceptée maintenant, comme un accompagnement nécessaire, mais mitigé, de toute sa vie; on peut lui parler d'autre chose: ainsi, je lui ai parlé de vos larmes et de vos regrets, à quoi elle s'est écriée: «Ah! oui, je le sais, j'en étais sûre; le Roi et ma sœur ont été bien touchés de tout ce qu'elle leur a dit, et de tout ce qu'elle a montré de véritable peine. Mon pauvre enfant avait grande confiance en elle; il était vraiment de ses amis.» Tout cela s'est dit avec un accent qui vous aurait convenu. La Duchesse d'Orléans est revenue de Dreux. Elle avait insisté pour y aller avant de faire le voyage à Eu. On a pu croire qu'elle avait quelque velléité de s'établir à l'Élysée avec ses enfants, mais cette velléité eût été si nettement repoussée, qu'elle ne s'est pas reproduite. Le million affecté par les Chambres au Prince Royal reste au comte de Paris; sa mère comme tutrice en a la jouissance, de plus elle a son douaire de 100 000 écus; elle est donc riche pendant la minorité. Elle a fait de nombreuses réformes subalternes, mais elle conserve sa Maison d'honneur, et à son fils toute la maison militaire du feu Prince. On craint qu'elle ne sache pas bien gouverner ses revenus. C'était son mari qui réglait toute la dépense; elle n'en a, dit-on, ni l'habitude, ni l'intelligence. Les premiers élans de la douleur passés, bien des petites combinaisons, préoccupations, surgissent de tous côtés. Intrigues politiques, jalousies de famille, rivalités de Cour, tout trouve sa place, et, si le Roi n'y met ordre, il y aura un parti Orléans et un parti Nemours.»

Rochecotte, 31 août 1842.—Voici ce qu'on me mande de Paris, sur la vie qu'y menait la Famille Royale, avant son départ pour la ville d'Eu: «Leurs services n'entrent pas dans le salon et ne mangent pas avec eux. Le Roi reçoit dans le billard les hommes qui viennent lui parler ou lui faire leur Cour; et la Reine, Madame Adélaïde, la Princesse Clémentine et Mme la Duchesse de Nemours passent ensemble la soirée à travailler autour de la table ronde. Enfin, les voilà partis pour Eu, et il faut espérer que le changement de résidence leur fera quelque bien. Le petit Duc de Chartres a donné, un moment, de sérieuses inquiétudes. Mme la Duchesse d'Orléans vit assez à part, avec Mme la Grande-Duchesse de Mecklembourg.»

Mme de Lieven, après avoir passé huit jours à Dieppe, s'y est tellement ennuyée, qu'elle est revenue en hâte à son petit Beauséjour, d'où elle m'écrit: «Thiers s'est décidément séparé de la gauche, et il se pose en successeur immédiat de M. Guizot, ce qui ne doit pas être du goût de M. Molé. Les Chambres seront convoquées pour le 9 janvier. Rien de nouveau sur Pahlen, ni sur Barante. Tout septembre se passera à Eu, puis viendra Saint-Cloud. La Reine d'Angleterre mène son mari en Écosse, pour le consoler, par la chasse aux grouses, de ce qu'elle ne lui a pas permis d'aller aux manœuvres sur le Rhin. Elle fera ce voyage sans éclat, assez petitement, trop petitement. Lord Aberdeen l'accompagne.»

Rochecotte, 8 septembre 1842.—Un de nos amis, en Angleterre en ce moment, m'écrit de Londres ce qui suit, «J'ai revu ici un de nos amis, l'excellent Dedel, Ministre des Pays-Bas, qui nous est sincèrement attaché. Nous avons bien reparlé ensemble des temps passés, et il m'a raconté de curieux détails, qui vous paraîtront peut-être un peu rétrospectifs, par les faits auxquels ils se rapportent, mais qui me semblent n'être pas sans intérêt. Lors de l'avènement de la Reine Victoria, avant même que les membres du Corps diplomatique aient eu le temps de recevoir leurs nouvelles lettres de créance, la Reine a voulu les voir au Palais de Kensington. Ils furent tous présentés individuellement, par lord Melbourne et lord Palmerston. Quand les trois premiers, c'est-à-dire le prince Esterhazy, le général Sébastiani et le baron de Bülow, eurent été présentés, lord Melbourne, les prenant à part, leur dit: «Eh bien! Comment trouvez-vous ma petite Reine? N'est-ce pas qu'Elle est très bien? Elle a les meilleures dispositions pour tous les souverains étrangers, et je puis vous garantir qu'Elle vivra en paix avec tous. Il y en a un, cependant, contre lequel Elle a une haine étonnante. C'est de l'enfantillage, c'est foolish, et j'espère que nous parviendrons à détruire cela; imaginez qu'elle a une haine violente contre le Roi des Pays-Bas.» Ce qu'on imagine encore moins, disait Dedel, c'est un pareil langage dans la bouche d'un premier Ministre d'Angleterre. En continuant il m'a dit: Depuis que sir Robert Peel est à la tête du gouvernement, la Reine ne se mêle plus de rien. Elle le laisse faire entièrement. Elle avait pris un vif intérêt dans le Ministère de lord Melbourne, parce qu'elle était dans un excitement continuel, par suite de la situation toujours chancelante de son Cabinet; maintenant qu'Elle sait que, de longtemps, rien ne peut ébranler sir Robert Peel, elle ne se soucie plus des affaires d'État. Ce changement a eu de fâcheux résultats pour le prince Albert. Elle ne s'occupe plus que de lui. Elle le tient en laisse, ne lui accorde pas un moment de relâche et exerce réellement sur lui une tyrannie, dont le jeune Prince dissimule mal, parfois, la fatigue et l'ennui qu'il en ressent. Au reste, la Reine a gardé de l'affection pour lord Melbourne, qui l'amusait, et qui a eu l'avantage d'être le premier à l'initier aux affaires d'État. Sa haine contre le Roi des Pays-Bas s'explique par l'influence que le Roi des Belges a longtemps exercée sur Elle, mais qui paraît s'être fort affaiblie dans ces derniers temps. Dedel dit que le Corps diplomatique à Londres fait maintenant la plus triste figure, qu'il n'a aucune considération dans la société, où on le compte fort peu. Le Ministre de Russie, le baron de Brunnow, est un homme de beaucoup de talent, et qui a, au suprême degré, l'esprit des affaires. Il est faux jusqu'à la fourberie; un véritable Gréco-Russe, très dangereux dans les relations qu'on a avec lui. Dedel reconnaît que Brunnow a eu de grands succès diplomatiques à Londres. On témoigne en général, de la bienveillance à M. et Mme de Sainte-Aulaire. On trouve Madame polie, et Monsieur assez amusant. M. de Barante a plu aux personnes qui ont causé avec lui. A tout prendre, disait Dedel, le général Sébastiani est encore celui des trois Ambassadeurs de France ayant succédé à M. de Talleyrand, qui a le mieux réussi à Londres. Il avait le coup d'œil très juste. Sa première impression, dans toutes les affaires, était bonne; son désavantage était de ne savoir pas développer clairement ses idées. Il avait très bien compris la question d'Orient et l'aurait convenablement arrangée, si on l'avait laissé à son poste. Quant à M. Guizot, il a fait faute sur faute à Londres, et a bien montré qu'il ne savait absolument rien de ce que c'est que la diplomatie. Il s'est cru à Paris, où tout se mène par des intrigues parlementaires, et il a voulu séparer lord Holland, lord Clarendon, lord John Russell de lord Palmerston, oubliant que celui-ci était le beau-frère de lord Melbourne, qui en définitive était le maître; il a évidemment cherché à renverser le Cabinet, jeu fort imprudent et fort dangereux de la part d'un Ministre étranger. Il a aussi essayé d'ameuter quelques membres radicaux de la Chambre des Communes contre lord Palmerston, et a même poussé l'imprudence jusqu'à dîner avec eux en petit comité au Star and Garter, à Richmond. Lord Palmerston a dit une fois à Bülow: «M. Guizot doit me savoir gré de ne pas faire usage des pièces que j'ai entre les mains, et qui constatent de la manière la plus précise ses menées et ses intrigues pour renverser le Cabinet. Elles sont d'une nature telle qu'elles autoriseraient le gouvernement de la Reine à lui envoyer ses passeports.» Le voyage de Mme Lieven en Angleterre a fait aussi le plus grand tort à M. Guizot. Lord Palmerston, qui connaissait la haine de Mme Lieven contre lui, a vu, dans son arrivée, un nouveau coup qu'on voulait lui porter et sa vengeance n'a plus connu de mesure. En tout, la France, les Français et leur gouvernement sont très mal vus en Angleterre depuis deux ans, et on trouve que l'Ambassade de France actuelle n'est pas de force à changer ces dispositions. Le Cabinet anglais actuel, qui blâme la conduite de lord Palmerston, croit toutefois avoir fait, depuis qu'il est au pouvoir, tout ce qu'il lui était convenablement possible de faire pour ramener l'esprit public de la France. Il reconnaît avec peine qu'il n'a pas réussi; mais il est bien décidé à ne rien faire de plus, et à attendre les événements en se tenant prêt à toutes les éventualités.

«Les choses marchent assez mal en Hollande, où la maison d'Orange devient de plus en plus impopulaire. On ne pardonne pas au vieux Roi sa rapacité, la manière dont il a exploité le pays pendant vingt-cinq ans, et encore moins son mariage avec une catholique belge, après avoir, durant deux années, condamné le pays à supporter un état aussi onéreux que la guerre, sans sa gloire et ses profits, tout cela pour l'agrandissement de sa famille. Le nouveau Roi est léger, inconsidéré, imprudent. On le blâme de se jeter dans les bras de la France, ce qui est une politique toute nouvelle et aventureuse pour la Hollande; on blâme surtout son entêtement à maintenir l'armée sur un pied ruineux pour le pays; le budget reste énorme: quatre-vingts millions de florins pour une population de moins de trois millions d'âmes. La nomination du baron Heskern, comme Ministre des Pays-Bas à Vienne, a causé un grand scandale en Hollande et y a renouvelé des bruits fâcheux.

Rochecotte, 11 septembre 1842.—J'ai reçu hier une lettre de M. de Salvandy, dont voici l'extrait: «Le plongeon de Thiers est fabuleux. L'amende honorable au Gouvernement a été complète; il lui a baisé la main. Je l'aurais trouvé plus habile d'être plus digne. Cela arrive bien souvent. Je ne crois pas qu'il se soit, par là, rendu possible immédiatement, mais par cela seul, qu'il a l'air de l'être, le pouvoir est plus difficile à tout le monde. L'un des résultats de cette immense flatterie, c'est de rendre le Roi ingouvernable. M. de Lamartine n'a jamais été qu'un météore. Il écrit à M. Villemain qu'il va faire de la grande opposition; il n'y aura de grand que son impuissance et sa chute.»

Je compte partir, dans quelques heures, pour Valençay et y passer un mois chez mon fils, auquel je l'avais promis depuis longtemps.

Valençay, 24 septembre 1842.—J'ai été fort affligée de la mort de ma pauvre et excellente cousine, la princesse Pierre d'Arenberg. Elle avait, pour moi, beaucoup de bienveillance, comme son mari, et tout ce côté de ma famille. Je leur suis, à tous, bien sincèrement attachée. La sœur de charité, qui a soigné Mme d'Arenberg, lui a entendu dire, tout de suite après l'Extrême-Onction: «Mon Dieu! que votre volonté soit faite!» Je reste convaincue qu'elle a été éclairée sur son danger, dans les dernières quarante-huit heures de sa vie, et que c'est par force d'âme, et pour ne pas ôter à ses entours la consolation de la croire dans l'illusion, qu'elle n'a pas plus clairement parlé de sa fin. C'était une âme d'élite!

Valençay, 27 septembre 1842.—J'ignorais qu'il fût question du mariage du Prince de Joinville avec une Princesse du Brésil; je croyais même que ces Princesses ne pouvaient quitter le Brésil, à moins que leur frère, l'Empereur, qui n'est pas encore marié, n'eût des enfants. Je m'étonne aussi que la Reine des Français ne redoute pas un peu le sang de ces Princesses de Bragance et leur éducation. Puis, pourquoi marier si tôt un jeune homme, marin de profession, qui a trois frères et déjà trois neveux? Cela prépare des quantités de branches collatérales, qui, grâce au partage des fortunes et à la lésinerie toujours croissante des Chambres, deviendront nécessiteuses, appauvries et bientôt une gêne pour le chef de la famille.

Valençay, 5 octobre 1842.—J'ai des raisons de croire au mariage de la Princesse Marie de Bade avec le marquis de Douglas: cependant, c'est moins fait que ne le disent les journaux.

Je partirai d'ici le 15; j'irai dîner à Tours, chez ces malheureux d'Entraigues, qui viennent de perdre une fille dans les circonstances les plus douloureuses, et j'arriverai pour coucher à Rochecotte. J'aime mieux une forte journée que la fatigue, le froid et les rhumes des auberges dans cette saison. M. Royer-Collard, qu'il m'aurait été impossible d'aller voir à Châteauvieux, à cause des chemins trop raboteux qui y mènent, a bien voulu venir ici hier. Cet effort, à son âge, et avec une santé affaiblie, m'a vivement touchée. Il m'a parlé de son intérieur, de ses intérêts les plus proches et m'a paru fort détaché de tout le reste.

Rochecotte, 16 octobre 1842.—Je suis arrivée hier soir pour me coucher. Le home a toujours un mérite particulier, qu'on ne trouve nulle part ailleurs. J'ai cependant quitté Valençay avec regret: j'y ai été fort soignée; tout le pays est resté bienveillant pour moi; j'aime beaucoup mon fils, dont le commerce me plaît; puis, nulle part les souvenirs ne sont aussi nombreux et aussi puissants sur moi qu'à Valençay...

Il vient de se passer, à Nice, un fait écrasant de merveilleux, et dont je connais tous les acteurs: leur véracité, leur droiture, leur foi et leurs lumières sont incontestables. La fille aînée du comte de Maistre [70], depuis bien des mois percluse d'une jambe qui s'était tordue, souffrait des douleurs désespérantes, poussant les hauts cris jour et nuit, abandonnée par tous les médecins, qui parlaient de gangrène et d'amputation. En dix minutes d'une fervente invocation, elle vient d'être radicalement guérie, devant douze personnes qui étaient dans sa chambre (et toute la ville de Nice pour y prendre part), par les ardentes prières de Mlle Nathalie de Komar, qui, depuis quelques années, est dans la plus grande mysticité. La guérison est complète, et le mal était désespéré. La jeune malade est elle-même une sainte, se destinant à être sœur de charité: tout cela confond, anéantit; expliquer ne se peut pas, contester, dans la circonstance actuelle, pas davantage. Il n'y a qu'à se taire, s'humilier et adorer.

Rochecotte, 17 octobre 1842.—Je suis un peu fatiguée de ma journée d'hier. Le Curé était venu me prévenir qu'il avait attendu mon retour pour placer dans son église le Chemin de la Croix; un des Grands-Vicaires de Tours venait d'arriver, pour faire cette cérémonie: il a donc fallu y assister. Elle était belle et touchante, mais fatigante, surtout à cause de la procession. Puis, il fallait gagner l'église qui est éloignée; le chemin, mauvais, dur en voiture, trop long à pied; bref, le tout m'a surmenée.

J'ai des nouvelles de Pauline, du 8, de la villa Melzi, et du 10, de Milan: elle est dans un ravissement complet de tout ce qu'elle voit, émerveillée de la magnificence élégante des Melzi, et bien touchée de leur accueil, qui a été plein de grâce et de recherche. Je suis charmée que ma fille trouve de l'agrément à ce voyage, qui lui a bien coûté à entreprendre.

Rochecotte, 19 octobre 1842.—J'ai reçu hier une lettre de Berlin, qui me dit qu'il y est fort question du retour à la Haye de l'ex-Roi des Pays-Bas, le comte de Nassau. On dit qu'il y conduirait sa fille [71], comme moyen de la tirer, sans éclat, de la fausse position dans laquelle elle s'est mise, vis-à-vis de son mari et de toute la Cour. Elle avait eu la permission de paraître aux fêtes du mariage de la Princesse Marie de Prusse avec le Prince Royal de Bavière, mais son mari, le Prince Albert, s'est dit malade, n'a pas paru et ne revoit plus sa femme. Je sais bien que la Princesse Marianne passait pour légère, mais, à mon dernier voyage à Berlin, elle paraissait, ostensiblement, dans les meilleurs rapports avec son très peu agréable époux; il faut donc qu'il se soit passé quelque chose de particulier dans ces derniers temps.

Rochecotte, 27 octobre 1842.—J'avais déjà entendu parler, à Berlin, non pas d'un chasseur du Prince Albert, mais d'un Stallmeister ou piqueur, qui suivait, seul, la Princesse dans ses cavalcades de Silésie, mais je ne pouvais pas croire à cette histoire, qui paraît, cependant, avoir pris plus de consistance.

Rochecotte, 3 novembre 1842.—L'aristocratie anglaise est dans un grand émoi, de l'histoire du Prince Georges de Cambridge avec lady Blanche Somerset. Que va-t-elle devenir? La fille d'un particulier, quoique grand seigneur, ne peut épouser un Prince qui peut être appelé à la Couronne [72].

On dit que lady Harriet d'Orsay a eu un tel chagrin de la mort de M. le Duc d'Orléans, qu'elle a tourné à la dévotion, et qu'elle veut se faire catholique. La princesse Belgiojoso est aussi dans une grande exaltation religieuse, et comme il faut toujours qu'elle imagine des choses étranges, elle porte un costume de nonne.

Le prince indien qui est à Paris [73], en ce moment, a été à l'Opéra: il a voulu aller dans les coulisses, où on lui avait dit qu'il trouverait des danseuses de bonne volonté; il arrive, et se met aussitôt à embrasser, avec une telle rage, qu'il fallut vite le faire sortir de force, au rire général des assistants.

Rochecotte, 4 novembre 1842.—M. Bresson m'écrit, de Berlin, que la réunion des États et les chemins de fer qui aboutissent maintenant dans cette capitale lui donnent un grand mouvement, et qu'elle est devenue très animée. Il dit aussi que le comte Maltzan est devenu bien malade, que sa vie est en danger, et que M. de Bülow est le plus agréable Ministre des Affaires étrangères avec lequel il ait eu à traiter.

Rochecotte, 12 novembre 1842.—Mme de Lieven me mande que lord Melbourne a eu une attaque, qui le laisse faible, et le met hors des chances de la politique, ce qui est un draw-back pour les Whigs [74]. Le mariage de la Princesse Marie de Bade est officiellement annoncé: sa situation ne sera pas agréable à la Cour d'Angleterre, où on est décidé à ne la traiter que comme marquise de Douglas: ma pauvre Grande-Duchesse a conduit tout cela avec sa légèreté habituelle.

On m'écrit de Vienne que M. de Metternich est assez souffrant, qu'il ne reçoit plus le Corps diplomatique le soir, afin de ne s'occuper d'affaires que le matin et d'éviter tout ce qui peut l'exciter avant de se coucher.

Rochecotte, 24 novembre 1842.—Il me semble que les Anglais sont en bien bonne veine: ils terminent leurs affaires glorieusement en Chine et aux États-Unis [75]; gouvernent en Espagne et en Portugal; étouffent les émeutes intérieures et ont partout une prépondérance qui doit nous faire grande honte: nous ne pouvons pas même faire un pauvre petit traité avec la Belgique, qui va passer à la Prusse.

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