Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)
Vienne, 4 janvier 1844.—J'entre dans les paquets, les adieux, les mille petits arrangements qui précèdent un départ. Je quitterai Vienne fort satisfaite du séjour que j'y ai fait, et très reconnaissante de l'extrême bienveillance et obligeance que chacun m'y a témoignée.
Sagan, 24 janvier 1844.—Avant-hier, j'ai été à la chasse, en traîneau; on a tué deux cent quatre-vingts pièces de gibier. Hier, j'ai visité une très belle maison de détention centrale pour cette partie de la Silésie. Elle est dans Sagan même et occupe la maison qui était autrefois un couvent de Jésuites. C'est un bel établissement, chrétiennement dirigé par le baron de Stanger, veuf, qui dans sa douleur d'avoir perdu sa femme qu'il adorait, s'est voué, par sentiment religieux, à cette œuvre de régénération. L'ecclésiastique qui le seconde est un Juif baptisé, une espèce d'abbé de Ratisbonne, très zélé, tout en Dieu, une nature de missionnaire. Les résultats obtenus jusqu'à présent sont très consolants.
Ma vie ici est simple, tranquille, et je l'espère utile. Avec cela, de bonnes nouvelles de ceux auxquels je suis sincèrement attachée, et pas plus de misères physiques que ce que je puis supporter. Se sentir inutile, n'avoir aucun but sérieux, ou bien être paralysé par des souffrances physiques trop intenses, voilà les seules conditions dont il est permis, je crois, de se plaindre à Dieu. Je ne parle pas de la douleur de survivre à ceux qu'on aime tout à fait, car c'est là, avant tout, le sensible: expression admirable de Mme de Maintenon. D'ailleurs, dans l'emploi soutenu de l'activité appliquée au soulagement des autres, ou à l'avantage de sa famille, on trouve de puissantes consolations.
Berlin, 23 février 1844.—La secte des Piétistes, vrai fléau de la Prusse, fait ici plus de mal que n'en feraient des impies. Il est incontestable que la Prusse, comme tout le reste de l'Europe, est travaillée par des éléments révolutionnaires, et que la Silésie l'est, en particulier, par des agitations religieuses, résultant d'une population mixte; hostilité, rivalité que les Piétistes fomentent d'une façon bien peu chrétienne.
J'ai revu la Princesse Albert de Prusse, qui a meilleur visage depuis son voyage d'Italie. J'ai été surprise de son air aisé et gaillard dans une position d'autant plus difficile que la mort de son père lui a enlevé son plus ferme appui.
On me mande de Vienne que Mme de Flahaut se met à protéger les jeunes Hongrois qui font du train à la diète de Presbourg, qu'elle loue leurs discours d'opposition, qu'elle les encourage à venir la voir. A Vienne, on n'en est encore qu'à la surprise, mais cela n'en restera pas là. Vraiment, cette femme n'a pas une fibre diplomatique dans toute sa sèche organisation.
Berlin, 19 mars 1844.—Nous avons eu ici pour tous les Mecklembourg, Nassau et le Grand-Duc héréditaire de Russie, une petite recrudescence carnavalesque qui m'a fait veiller, étouffer, et dont je me sens un peu fatiguée. Le Duc de Nassau a la plus triste mine du monde, et je le crois, à tous égards, désagréable; il a l'air d'un chirurgien de régiment. La jeune Duchesse a une taille, des bras, un teint admirables, mais elle est rousse et a le gros visage bouffi d'un maillot. Elle est simple et très bonne personne. Le Grand-Duc héréditaire de Russie s'est fortifié sans s'embellir. La Princesse Auguste de Cambridge, qui a épousé le Prince héréditaire de Mecklembourg-Strelitz, est une parfaite représentation de ce que devait être, à son âge, sa tante, la Landgravine de Hesse-Hombourg. On prendra ici, dans quelques jours, le deuil du Roi de Suède, qui est décidément mort.
Berlin, 24 mars 1844.—Je savais ce que vous me mandez [114] sur la justice que Charles X a toujours rendue à M. de Talleyrand, à l'occasion de la scène qui s'est passée entre eux dans la nuit du 16 au 17 juillet 1789. Le Roi s'en était exprimé à la vieille duchesse de Luynes, et j'étais chez mon oncle lorsqu'elle est venue lui rapporter les paroles de Charles X. J'ai tellement cessé mes relations avec M. de Vitrolles, depuis 1830, que je ne saurais comment m'y prendre pour lui demander d'attester les faits relatifs à cette scène, et qu'il raconte comme les tenant de la bouche même de Charles X [115].
Berlin, 30 mars 1844.—Je suis dans les audiences de congé, les préparatifs et les ennuis de mon départ. Je passerai la plus grande partie du mois d'avril à Sagan, j'en repartirai vers le 20 pour Paris, où je veux assister aux couches de ma fille. J'irai faire ensuite une course de quelques jours à Rochecotte, puis je reviendrai en Allemagne à la fin du mois de juin.
Passablement occupée ces derniers temps, j'ai dû laisser sans réponse plusieurs lettres. Les grandes distances permettent de ces grands partis que plus de voisinage rendrait difficiles. Feu M. de Talleyrand faisait, avec raison, le plus grand cas de ce système. Il me reprochait, comme un manque d'habileté, de tout relever, de répondre à tout, d'argumenter, de discuter sur tout, de ne pas assez glisser sur les difficultés, de trop m'apercevoir des indiscrétions et des exigences. Je lui répliquais que, dans sa position et à son âge, de certains silences, qui devenaient des avertissements ou des leçons, étaient acceptés, mais que j'étais encore trop jeune et pas assez indépendante pour me donner de telles habitudes. J'avais raison alors, mais comme la jeunesse est un défaut dont on se corrige chaque jour, malgré soi, je trouve, depuis quelque temps, le moment tout arrivé pour traiter comme non avenu ce qui me blesse ou m'impatiente.
Ici se trouve une interruption de trois années consécutives dans la Chronique. La duchesse de Talleyrand partit pour la France au mois d'avril 1844, afin d'y soigner la marquise de Castellane au moment de la naissance de son fils; elle ne fut pas contente de ce voyage, ayant trouvé des difficultés auprès des agnats français pour obtenir leur consentement à l'érection du fief de Sagan en faveur de son fils aîné. M. de Bacourt n'ayant pas approuvé non plus ce projet d'établissement en Allemagne, il en résulta un refroidissement dans la correspondance qui alimente cette Chronique. Celle-ci ne reprit vraiment qu'à la fin de 1847, après le don de Rochecotte à la marquise de Castellane, ainsi qu'à la mort de son gendre le marquis de Castellane, qui fit de nouveau accourir en France la duchesse de Talleyrand.