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Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)

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1850

Sagan, 3 janvier 1850.—On ne saurait croire quelle est la faiblesse du Ministère prussien, et le désarroi complet que les nouvelles lois, proposées ou concédées, jettent dans toute l'administration. C'est bien le cas de dire:

Les lois étaient sans force et les droits confondus;
Ou plutôt, en effet, Valois ne régnait plus [214].

Il y a une ancienne prédiction en Prusse, qui date du règne du père de Frédéric II, et qui indique que son quatrième successeur sera le dernier Hohenzollern qui régnera sur la Prusse. En vérité, on est tenté d'y ajouter foi. On veut donner des lois uniformes, des bords du Rhin jusqu'aux Carpathes; c'est folie: les mœurs, la civilisation, les intérêts, tout est différent. La landwehr, bonne encore aujourd'hui, rentre l'année prochaine dans ses foyers, pour être remplacée par une nouvelle levée fort gangrenée; bref, partout où se portent les regards, on n'aperçoit que décomposition, et l'inquiétude gagne de plus en plus tous les esprits. Cependant les négociations danoises ont repris toute leur vivacité à Berlin; on les dit bien placées entre les mains de M. Usedom.

On me mande de Paris un fait assez curieux. Toutes les fabriques y sont en pleine activité, mais les affaires ne se font qu'au comptant; du papier à trois mois ne trouve absolument pas à s'escompter. La Banque a exactement autant d'écus et de lingots dans ses caves que de billets en circulation. Ce fait, inouï peut-être jusqu'à présent, est une démonstration mathématique qu'il n'existe pas la moindre confiance dans le plus prochain avenir, et qu'on vit au jour le jour.

Sagan, 9 janvier 1850.—On m'écrit de Paris que M. de Persigny arrive à Berlin [215] tout plein de projets, et avec l'idée fixe d'y former une triple alliance entre la France, l'Angleterre et la Prusse. Cette idée, au reste, n'origine pas de lui, mais de l'infernal Palmerston. On a été tout d'abord prévenu à Vienne de ce projet, et c'est le prince Félix Schwarzenberg qui lui a donné de la publicité par la voie des journaux. On dit que, malgré cette publicité, le projet n'est pas abandonné. A la Prusse on offrirait la Saxe et la Thuringe, on lui montrerait en perspective le Hanovre, après la mort, probablement peu éloignée, du Roi Ernest-Auguste; en échange, on demanderait à la Prusse les provinces rhénanes. La Prusse dit que la France devrait se contenter des parties bavaroises rhénanes, ce qui est suffisant, au gré de l'Élysée. Voilà où en est cette intrigue, qu'on ne peut élever au rang d'une négociation. M. de Persigny se dit que, s'il réussit, il s'ouvrira les deux battants de la porte du Ministère des Affaires étrangères, objet de son ambition, et, à son maître, celle de l'Empire, à laquelle il aspire. Une autre lettre de Paris me dit: «Les amnistiés, que le Président a remis au sein de leur famille, font plus de mal à eux seuls, dans une seule journée, que tous les mauvais sujets de Paris réunis. Ils sont tellement pleins de gratitude qu'ils menacent de tuer le Président. Beaucoup de ces hommes sont convaincus que ce sont leurs femmes qui les ont fait arrêter; aussi sont-ils à la recherche des preuves afin de se défaire de leurs moitiés.»

Berlin, 12 janvier 1850.—On est ici en pleine crise parlementaire. Le Roi n'a pas voulu prêter, sans réserves, un serment qu'il veut tenir et qui répugne à sa conscience politique [216]. Le Ministère, qui, pour gouverner, avait absolument besoin d'obtenir des Chambres une loi sur la presse et une sur les clubs, pressait le Roi de prêter le serment à la Constitution, sans lequel il ne pouvait rien espérer des Chambres. Tel était le dilemme. Il y a eu les scènes les plus vives entre le Roi et son Cabinet; celui-ci, déterminé à donner sa démission et à forcer le Roi à céder. Les choses placées ainsi, deux personnages très influents, le général de Rauch et le baron de Meyendorff [217], se sont jetés à la traverse. On a fait sentir au Ministère qu'il n'avait pas fait d'assez glorieuses campagnes pour oser se mettre à si haut prix, et que c'était une indignité de vouloir ainsi violenter le Roi, pour gratifier le pays d'une détestable Constitution. On a dit net aux Ministres qu'ils avaient choqué par leur faiblesse, qu'ils n'avaient nullement compris leur mission, et, que le jour passé du danger des rues, ils n'avaient plus marqué que par leur incapacité. Ils ont été obligés d'entendre de fort dures vérités. D'un autre côté, on a cherché à calmer le Roi, tout en lui donnant une fermeté que l'on attribue à l'influence de la Reine. C'est de toutes ces allées et venues qu'est sorti le Message Royal, qui, sans réformer tout ce qui est mauvais, jette cependant dans le pays quelques bons jalons auxquels on pourrait se raccrocher. Le Ministère s'est rattaché franchement au Roi, m'assure-t-on, et celui-ci sort enfin de son effacement. Maintenant, les Chambres accepteront-elles? C'est là la question. On le croit, parce que le Cabinet dit qu'il se retirera s'il y a refus, et les Chambres savent qu'aussitôt après, paraîtrait un Ministère réactionnaire pur. La seconde Chambre, qui ne veut pas être dissoute, est effrayée de cette combinaison, et on espère que devant ce fantôme qui pourrait prendre corps, elle cédera.

Berlin, 17 janvier 1850.—Votre jugement [218] sur les femmes qui se mêlent de politique et sur les dangers qui peuvent en résulter pour elles est parfaitement juste. Je crois qu'on peut me rendre cette justice qu'à aucune époque je ne me suis fait de fête à cet égard, que ce n'est que forcément que j'y ai pris part; que, bien loin d'y chercher des satisfactions d'amour-propre, j'ai toujours eu effroi de ma responsabilité, et que si, par ma position exceptionnelle, j'ai dû être bien informée, si j'ai même été appelée à donner mon avis et à avoir quelque influence sur des décisions sérieuses, je n'ai, du moins, prêté ni mon nom, ni mon action à une intrigue; je n'ai, non plus, jamais ambitionné le rôle de femme politique, et, sous ce rapport, j'ai toujours cédé sans contestation le premier pas à d'autres plus avides, si ce n'est plus propres à ce genre de renommée.

On est toujours absorbé ici par la crise parlementaire, qui n'est point encore dénoncée, et sur l'issue et les conséquences desquelles on est en doute et en grande divergence. On a tellement traqué et tourmenté le Roi qu'après une lutte de plusieurs heures, il était si épuisé, avant-hier, à neuf heures du soir, qu'il a demandé sa pelisse et s'est promené dans le parc de Charlottenburg, seul et à pied, par la neige, pour se rafraîchir et se remonter par le grand air. Il voulait renvoyer le Cabinet, dissoudre les Chambres, et appeler à lui ce que l'on nomme ici les réactionnaires. Le général Rauch l'en a empêché, et, sans doute, il a eu raison parce que les mesures énergiques ne réussissent qu'entre les mains de ceux qui ne reculent devant aucune des conséquences d'un parti résolu.

J'ai passé une heure hier chez la comtesse de Brandebourg, où M. de Meyendorff nous a montré une lettre qu'il venait de recevoir de Mme de Lieven. Elle est toujours bonne à écouter dans ses lettres, qui sont écrites avec verve, naturel, et qu'elle sait remplir de faits. Elle y dit que lord Normanby règne sans partage à l'Élysée, où il pousse à l'Empire; que le Président a rompu avec tous les gros bonnets pour se livrer uniquement à son mauvais entourage; que l'Assemblée est plus divisée que jamais; que les sommités se défient les unes des autres et ne s'épargnent pas les injures, Molé appelant Broglie un respectable nigaud, Thiers appelant Molé une vieille femme, celui-ci ripostant par gamin; le gâchis complet en France. Hélas! ne l'est-il pas partout? On a bien de la peine, dans une confusion aussi générale, à conserver quelque clarté, quelque fixité dans le jugement. L'esprit s'amoindrit en s'obscurcissant, et il n'y a que le cœur qui puisse rester un guide assuré, à une époque où tous les calculs sont trompeurs et où les instincts seuls peuvent fournir le fil du labyrinthe.

Berlin, 19 janvier 1850.—Le moment, ici, est curieux car il est critique, et si j'avais encore le même intérêt que jadis aux choses d'ici-bas, je serais tout oreilles à ce qui se passe. Hier, tout à coup, les bruits de concession ont cessé; une grande partie des députés conservateurs et plusieurs personnes graves de la ville, étrangères aux Chambres, ont signé une pétition au Roi pour le supplier de ne pas céder. Bethmann-Holweg, qui n'est pas député, a porté hier au soir cette pétition à Charlottenburg.

Berlin, 24 janvier 1850.—Il paraît que Radowitz est arrivé ici, prêchant moins au Roi les concessions qu'on pouvait le craindre, et qu'il a apporté beaucoup de lettres de Gagern aux membres influents des Chambres pour les engager à obéir au Roi, vu que leur refus mettrait probablement en question tout l'édifice constitutionnel de l'Allemagne. La semaine prochaine nous apportera la solution définitive.

Berlin, 25 janvier 1850.—J'ai été hier soir à un concert à Charlottenburg, où la musique n'était guère écoutée, chacun étant préoccupé de ce qui doit se passer aujourd'hui. La bataille parlementaire s'engage ce matin.

Il m'est revenu, de bonne source, que M. de Persigny voit, en secret, un assez mauvais monde politique, et que, ne pénétrant dans l'intimité d'aucun salon, il se livre, soit par humeur, soit par ennui, soit par instinct, à un entourage qui n'est pas convenable pour sa position officielle. Il intrigaille aussi, dans le sens que j'indiquais il y a quelque temps. On l'écoute, on le berce de l'espoir de réussir, mais on n'engage rien de sérieux avec un agent et un gouvernement qu'on ne regarde, ni l'un ni l'autre, comme sérieux.

Berlin, 26 janvier 1850.—Hier au soir, à un bal chez le comte d'Arnim-Boitzenburg, les Meyendorff m'ont raconté que M. de Persigny leur avait fait la veille une longue visite, pendant laquelle il leur avait développé sa thèse bonapartiste, impérialiste, soutenant que c'était la seule corde populaire en France, et, pour preuve, il a fini par dire que dans les hameaux de France, on trouvait des familles entières agenouillées devant les images de l'Empereur Napoléon, demandant le retour de l'Empire! Quel conte effronté! Il s'est, à ce bal, approché de moi et m'a demandé des nouvelles de ma fille, en me disant qu'il avait eu l'honneur de faire sa connaissance chez M. de Falloux, dont il prétend être depuis dix-huit ans l'ami intime [219].

Berlin, 27 janvier 1850.—Hier, à onze heures du soir, les débats sur le Message Royal n'étaient point encore terminés; il y avait grande chance pour qu'on adoptât l'amendement Arnim, qui propose d'ajourner à deux ans la loi d'organisation de la Chambre des Pairs, et, qu'en tout cas, cette Chambre fût tout entière à vie, et non héréditaire; double concession qui rendrait la mesure illusoire, et ne ferait que confirmer l'incertain dans le provisoire. C'est triste, c'est grave, c'est fatal!

Le Ministre d'Autriche, Prokesch, après être resté enterré pendant six jours dans les neiges, et le Prince de Leiningen, frère de la Reine Victoria, sont arrivés de Vienne, le premier restant à Berlin, le second se rendant à Francfort-sur-le-Mein. Tous deux sont enchantés du jeune Empereur. Ils disent que, si la Prusse n'est pas aimée à Vienne, l'Angleterre y est tout particulièrement haïe, et la France nullement comptée.

L'armée autrichienne a pour chef réel le jeune Empereur, dont le chef d'État-major, général de Hess, est sous ce rapport l'habile instructeur. Tous les ordres aux troupes, toutes les mesures militaires émanent directement de l'Empereur, sans intervention, ni contre-seing ministériel. Ceci n'est pas sans importance. Leiningen a aussi été très frappé de la tenue du prince Félix Schwarzenberg; il dit que c'est le ministre le plus décidé et même le plus audacieux qu'on puisse rencontrer.

Berlin, 28 janvier 1850.—L'amendement Arnim a passé à une petite majorité, qui n'aurait pas même existé si quinze Polonais ne s'étaient abstenus de voter. Le paragraphe du Message Royal, relatif aux fidéi-commis, a été rejeté, parce que plusieurs députés de la droite, ayant faim et sommeil, s'étaient retirés! On voit, par là, où on en est ici, en fait de mœurs parlementaires. Le Ministère, qui ne voulait qu'un replâtrage, a été satisfait sans l'être. Le Roi se dit mécontent, et cependant, j'ai la crainte qu'il ne finisse par jurer cette déplorable Constitution, aussitôt que la Première Chambre aura sanctionné l'œuvre de la Seconde.

Quelqu'un me mande de Paris avoir vu M. Guizot, et ne l'avoir trouvé ni abattu, ni irrité, mais calme et ferme. Il dit, en parlant de l'état des esprits dans l'Assemblée et dans ce qu'on appelle encore la société, qu'on n'est pas assez inquiet, mais qu'on est trop découragé.

Berlin, 29 janvier 1850.—Une personne qui arrive de Vienne m'a dit que le prince Schwarzenberg poursuivait sans relâche un projet de traité commercial avec les États italiens, à la grande fureur de lord Palmerston; le Cabinet de Vienne déclare qu'aussi longtemps que l'Angleterre confiera sa diplomatie à ce Ministre, il la tiendra pour non avenue dans les questions continentales et ne s'en inquiétera en aucune façon. Ce dont on est mécontent à Vienne, c'est du Pape, de sa faiblesse, de ses tergiversations; aussi Rome est-elle devenue le point le plus malade de l'Italie. Ici, on est triste, inquiet, préoccupé des intrigues multipliées de ces derniers jours, qui ont amené le vote d'avant-hier. Une chose curieuse, c'est que le comte d'Arnim-Boitzenburg dit maintenant à qui veut l'entendre que le fameux amendement n'est pas de lui, mais de Radowitz; qu'il n'a fait que lui prêter son nom. Les quinze députés polonais disent que, s'ils se sont abstenus de voter, c'est que le Gouvernement leur a fait promettre des concessions inespérées pour le Grand-Duché de Posen, s'ils s'abstenaient de voter sur ce même amendement que le Cabinet déclarait la veille ne pouvoir jamais admettre. Vis-à-vis d'autres députés, on a fait agir la séduisante volonté, les prières du Roi. Celui-ci déclare qu'on l'a fait parler contre sa pensée. Bref, c'est un gâchis abominable, honteux. La gauche bat des mains. Cette déplorable comédie est, à mes yeux, le dernier coup qui sape le chancelant édifice, car, lorsque personne n'a confiance en son voisin, que personne ne sait sur quelle pensée s'appuyer, ni où en trouver une sincère et ferme, on perd bientôt le courage de son opinion, on reste comme paralysé, on perd jusqu'à l'instinct de la défense personnelle, et on se laisse tout doucement glisser vers l'abîme qui est tout prêt à recevoir sa proie.

Berlin, 31 janvier 1850.—On disait hier que le Roi viendrait dimanche prochain en ville, prêter serment à la Constitution de 1850, dans la grande Salle Blanche du Château, où a siégé la Diète de 1847. Il y aura des tribunes pour les spectateurs. Je n'augmenterai assurément pas le nombre des curieux!

Berlin, 2 février 1850.—Si mon oncle vivait, il atteindrait aujourd'hui sa quatre-vingt-seizième année. Dieu lui a fait une grande grâce en le retirant avant la phase nouvelle, profonde, destructive, définitive, de cette Révolution, qui, à sa mort, durait d'après lui, depuis cinquante années. Il me semble que nous pourrons en voir la fin, tant nous touchons de près à l'abîme, mais je doute que nous ayons le temps de remonter à l'orifice du cratère. Hier, la gazette indiquait le 6 février comme le jour fixé pour la prestation de serment du Roi.

Berlin, 4 février 1850.—Une personne sûre qui arrive de Frohsdorf mande ce qui suit: «Il existe à Frohsdorf un désir sincère de réconciliation et de rapprochement, mais en France! Les anciens conservateurs, M. Guizot en tête, travaillent à l'accord et y arriveraient, sans l'entêtement des orléanistes purs, représentés par les membres de l'ancienne opposition. Ils comptent dans leurs rangs des hommes fort influents, entre autres le duc de Broglie. Dernièrement, dans une réunion de journalistes, M. de Rémusat s'est exprimé très fortement contre la fusion, non pas dans le sens des répugnances dynastiques, mais en se fondant sur l'impopularité des nobles et des prêtres, qui rendaient, disait-il, la légitimité odieuse et funeste. Quelle fatale direction de l'esprit! Les divisions qui en surgissent ôtent toute force au parti orléaniste, et chacun semble jouer la partie de Louis Bonaparte, ou, ce qui pis est, celle des socialistes rouges.» Une autre lettre, de fort bonne source aussi, reçue hier, de Paris, en date du 31 janvier, me dit ce qui suit: «Le Gouvernement français est dans des dispositions plus sages que je ne pensais au sujet de la communication qui lui a été faite dernièrement sur l'affaire suisse [220]. Il va prendre cette affaire ad referendum. Probablement, on évitera de prendre une allure décisive dans cette question, mais on ne soutiendra en aucune façon la Suisse, du sein de laquelle le vent du socialisme souffle sur la France, aussi bien que sur l'Allemagne et l'Italie. Enfin, on ne prendra plus d'engagement avec l'Angleterre, c'est le point capital. Dans l'Assemblée, le côté de la Montagne va faire explosion. Peut-être à Lyon y aura-t-il une démonstration armée, tentée par les socialistes qui sont nombreux. On n'en est pas effrayé ici; peut-être même n'en serait-on pas fâché. A Londres, on sera furieux. Ellice, en partant hier d'ici, a dit que lord Palmerston allait faire the most mischief he can [221]. Ellice, tout whig qu'il est, se montrait fort inquiet de la mauvaise humeur de son ami de Downing Street.»

Puisque je suis en train de faire du commérage politique, je dirai encore qu'on s'attend à une prompte reprise des hostilités dans l'affaire danoise. Comme d'ici on laisse les Schleswiçois s'armer et se préparer, ils vont faire au premier jour une levée de boucliers dont les conséquences peuvent être graves. Les négociations n'avancent pas d'une ligne. Le langage hautain de Radowitz, dans les questions allemandes, jette chaque jour une goutte d'huile de plus dans le feu et aigrit à un tel point les relations des Cours de Vienne et de Berlin, qu'il est beaucoup plus raisonnable de croire à une guerre prochaine qu'à la continuation de la paix, tout insensé que soit, aux yeux des plus prévenus, un conflit entre les deux grandes puissances allemandes. L'Empereur Nicolas a dit dernièrement qu'il prévoyait inévitablement une guerre à peu près générale en Europe au printemps prochain. On dit que l'Autriche vient de promulguer une nouvelle loi douanière, sur des bases si larges, qu'il en ressortirait pour elle de grands avantages politiques, un coup de massue pour Erfurt, et des attaques d'épilepsie pour Palmerston.

Berlin, 7 février 1850.—C'était hier une journée remarquable dans les fastes de la Prusse. Le Roi a prêté serment à la nouvelle Constitution. Il n'y avait ni tribunes, ni spectateurs, ni grandes charges de Cour, point de Princes, point de Princesses. On dit que le Roi était ému, qu'il a prononcé un discours fort touchant qu'il n'avait pas communiqué à ses Ministres. Il ne s'est cru Roi constitutionnel qu'après le serment; le discours a été le dernier écho de l'ancien régime. Le Roi et quelques-uns des Princes ont dîné avec les Messieurs de la Chambre; il y a eu des toasts assez ternes. Tous les députés polonais ont donné leur démission pour ne pas prêter le serment; le comte Hochberg-Fürstentein-Pless, grand et riche seigneur silésien, en a fait autant; vingt-six autres députés se sont abstenus sous prétexte de maladie; et voilà la journée et l'acte qui devaient poser la pierre angulaire du nouvel édifice!

Berlin, 12 février 1850.—M. de Meyendorff a reçu hier une lettre de Mme de Lieven, qui lui mande que la scène du 4, à Paris, pour l'enlèvement des arbres de la liberté [222], a été un acte de provocation malhabile de la police, pour amener une émeute, une intervention armée, puis cet Empire, rêve de tous les moments à l'Élysée, contre lequel Changarnier paraît se prononcer.

J'ai appris que M. de Bernstorff, fort gonflé d'outrecuidance prussienne, il y a deux mois encore, a changé de ton; que les dépêches qu'il a écrites de Vienne sont toutes inspirées par une grande terreur de la guerre, et demandant ici qu'on l'évite à tout prix. M. de Schleinitz est dégoûté, il attend avec impatience le moment de pouvoir demander la mission de Vienne, en échange du Ministère auquel il paraît que Bernstorff serait appelé. Radowitz, après avoir promis à Schœnhals et à Kübeck, les plénipotentiaires autrichiens à Francfort, de signer avec eux les arrêtés relatifs au Mecklembourg, a quitté Francfort sans le faire et cherchant sous différents prétextes à s'en dispenser; sur quoi Schœnhals a fini par lui mander que s'il ne signait pas, dans le délai de trois jours, lui et Kübeck quitteraient Francfort, et que le dernier lien serait rompu. Là-dessus, Radowitz a quitté Erfurt à tire-d'aile, pour apposer, dit-on, la signature demandée. Du moins, voilà ce qu'on m'a assuré hier.

Berlin, 13 février 1850.—Hier, le gouvernement a présenté à la seconde Chambre une loi qui l'autorise à emprunter dix-huit millions de thalers pour préparatifs de guerre. La Chambre a pris la chose en considération et a nommé une Commission. On ne doute pas que cette autorisation ne soit obtenue. La première Chambre a fait, hier aussi, ses nominations pour Erfurt; les choix ont porté sur les démocrates. M. de Meyendorff ne doute pas que son Souverain ne regarde comme une nouvelle impertinence de lord Palmerston, d'avoir accepté, dans l'affaire grecque [223], la médiation de la France, en passant celle de la Russie sous silence. L'Angleterre travaille à un nouvel armistice entre le Danemark et la Prusse; mais comme celui qui dure encore en ce moment a été si peu tenu du côté de la Prusse (d'où on a tacitement encouragé et soutenu l'insurrection), les Danois ne sont pas d'humeur à donner dans un nouveau piège. Non seulement la Prusse n'a pas rappelé le général de Bonin, mais elle l'a prêté au gouvernement insurrectionnel de Holstein-Schleswig, où il y porte publiquement l'uniforme prussien. Ici, les envoyés danois ne reçoivent pas de réponses du Gouvernement. M. de Usedom les évite, ne voit et ne négocie qu'avec leurs adversaires.

Berlin, 14 février 1850.—Je conviens que chaque gouvernement a ses difficultés; que la quantité, que la diversité des complications, devraient être des garanties contre les moyens violents de les résoudre, en un mot, que si la guerre éclate, elle sera le symptôme le plus irrécusable de la folie des uns, de la faiblesse des autres, du vertige du temps. Mais, hélas! ce vertige est si contagieux, il fait sous mes yeux de tels progrès, que si on assiste, comme moi, à tout ce que la mauvaise foi, l'outrecuidance inventent, on est bientôt soucieux de l'avenir. Si nous traversons avril et mai sans coup de canon, je croirai que la paix sera conservée entre les grandes Puissances, du moins, pendant une année ou deux, ce qui permettrait à chacun de respirer, de se retourner, et de mettre ordre à ses affaires. Mais j'ai une terrible peur que d'ici au 15 mai au plus tard nous ne soyons en plein incendie. Mon opinion personnelle est que ce sera le mois d'avril qui vers la fin fixera définitivement les probabilités de guerre ou de paix; à l'heure qu'il est, elles sont toutes pour une conflagration générale et prochaine. Lord Palmerston y pousse le mieux qu'il peut, et M. de Persigny, qui a toujours les yeux fixés sur la rive droite du Rhin, ne s'y épargne pas. Ici, on donne, avec une merveilleuse niaiserie, dans tous ces pièges; on s'aliène à plaisir les alliés naturels.

Berlin, 23 février 1850.—J'ai passé la soirée chez les Meyendorff. C'est la maison où l'on sait le plus et le mieux les nouvelles. Celles d'hier étaient plus pacifiques. Deux circonstances servent à calmer quelque peu les allures guerroyantes qu'on prenait ici. Le retour d'un individu qu'on avait envoyé s'assurer des préparatifs militaires faits en Bohême, auxquels on ne voulait pas croire, et qui se sont pleinement confirmés; puis, une inconcevable incartade de M. de Persigny. Celui-ci, blessé qu'on ait fait faire, sur l'affaire suisse, des ouvertures directes à Paris, par l'entremise de Hatzfeldt, a pris la mouche, et est venu, il y a quelques jours, faire une scène au comte de Brandebourg; il a dit que la France ne souffrirait pas qu'on exerçât des mesures coercitives contre la Suisse, et que, du reste, une occasion de faire passer le Rhin à deux cent mille Français et de guerroyer en Allemagne, serait tout gain et profit pour le Président; bref, il a si bien montré les dents que les réflexions subséquentes, et que l'on aurait pu faire avant, n'ont pas manqué. Auront-elles une force suffisante pour faire prendre une allure plus sage? Je n'en voudrais pas répondre. Persigny s'est complètement coulé; il est arrivé ici avec des propositions d'alliance, il s'en ira probablement sur la menace dont je viens de parler; il n'y a là ni suite, ni entente, ni plan. Les journaux représentent l'état intérieur de la France comme empirant de jour en jour, ce qui rend l'attitude de son représentant ici encore plus inexplicable.

Berlin, 24 février 1850.—C'est une date bien sérieuse, bien tragique que celle d'aujourd'hui. Elle marque l'écroulement de ce qu'on appelait la société moderne, et, très faussement, comme l'expérience l'a prouvé, la société civilisée.

Une lettre de Mme de Lieven, reçue hier ici, prédit de nouvelles et prochaines catastrophes en France, qui, dans son opinion, tourneront au profit d'une dictature militaire momentanée dans les mains de Changarnier.

Le Roi de Hanovre a écrit une lettre que j'ai vue; il y dit qu'il a passé quelques jours fort désagréables, ayant eu maille à partir avec ses Ministres, et grand'peine à les convertir à son opinion; qu'enfin, il y est parvenu, et qu'en conséquence, il rompait le dernier fil avec Berlin pour nouer plus serré avec Vienne.

Sagan, 26 février 1850.—Je suis arrivée ici hier après-midi. J'ai rencontré en chemin de fer M. de Benningsen, le Ministre des Affaires étrangères hanovrien, se rendant à Vienne pour y prendre langue pendant quarante-huit heures, puis revenir à tire-d'aile auprès de son Souverain [224]. Cette mission déplaira sans doute beaucoup à Berlin.

Sagan, 28 février 1850.—Le comte Stirum, qui venait de Berlin, a passé hier par ici, et a dit que la Hesse électorale s'était décidément et officiellement détachée de la Prusse. On m'écrit que le Roi de Hanovre a annoncé officiellement au gouvernement prussien sa séparation du bund prussien, mais qu'il a dû céder à ses Ministres, qui ne veulent absolument pas de l'alliance avec l'Autriche, parce que l'Autriche ne voudrait qu'une seule Chambre, et que les Ministres hanovriens en voudraient deux. Je suppose que c'est pour donner toutes ces explications à Vienne que M. de Benningsen s'y est rendu. Voilà donc le pauvre Roi de Hanovre complètement isolé.

Sagan, 1er mars 1850.—Nous entrons dans un mois fameux et funeste dans les Annales de l'histoire ancienne et moderne. Dieu sait quelles Ides il nous prépare à cette date du demi-siècle. Les dates, les anniversaires, tout inspire terreur, on sent que les pieds posent sur un terrain miné.

Sagan, 6 mars 1850.—J'ai eu hier des lettres de Paris. On y était, à la date du 2 de ce mois, dans une grande perplexité sur les élections prochaines, les nouvelles des provinces donnaient de l'inquiétude; les rouges relèvent la tête. Cela n'empêchait pas les plaisirs et les folies de toilette; celles-ci sont poussées à un degré effrayant. La Grande-Duchesse Stéphanie a été reçue avec les plus grands honneurs par le Président; il lui a monté une maison à part de la sienne pour qu'elle fût plus libre; il a fait mander le Corps diplomatique en uniforme pour lui être présenté. C'est assise sur un fauteuil d'apparat qu'elle a reçu les présentations, ce qui a paru étrange chez le Président de la République, et lui a valu quelques lardons. Elle doit passer un mois à l'Élysée, puis elle demeurera chez sa fille lady Douglas qui arrive à Paris dans quelques semaines. La Grande-Duchesse ayant été fort accueillante à Bade pour des gens de toutes les opinions, plusieurs personnes, qui ne vont pas chez le Président, ont demandé à lui offrir leurs hommages.

Sagan, 7 mars 1850.—Il m'est arrivé des lettres de Paris vraiment alarmantes. Ceux qui voient encore en couleur de rose se flattent d'un changement dans le Cabinet anglais, qui retentirait tout d'abord à l'Élysée, où lord Normanby est plus puissant que jamais, non seulement sur la politique extérieure, mais même sur celle du dedans. Ses conseils ne sont pas des meilleurs; il les donne le soir chez la maîtresse du Président, au milieu des petits jeux qui y amusent les loisirs présidentiels. Dans la question suisse, c'est encore lord Palmerston qui tracera la route du Président; ses instincts sont guerroyants; ceux de ses Ministres sont pacifiques, mais les Ministres n'ont autorité ni auprès du prince Louis, ni auprès de l'Assemblée, qui est en défiance d'eux et encore plus du Président, dont les tendances dans la question grecque sont aussi palmerstoniennes que dans celle de Suisse; en un mot, dans toutes celles qui surgissent en Europe, où les conflits, les rivalités, le décousu et le gâchis ne manquent assurément pas. La France n'est pas la moins déchirée. Le Président, m'écrit-on, est parfaitement décidé à saisir à bras-le-corps la première occasion de rompre avec l'Assemblée, de la briser; bref, son 18 brumaire et son manteau impérial sont prêts. Il attend, en rongeant son frein, cette occasion; elle lui viendra probablement d'une bataille contre les rouges; le danger général lui donnerait, à ce qu'il croit, l'acclamation publique. C'est toujours vers Changarnier que se tournent tous les yeux; il est la grande énigme du moment: rien ne perce de ses intentions; il se maintient dans une réserve telle qu'on pourrait croire qu'il se tient pour le maître assuré de la position. En effet, on ne doute pas qu'il n'arrête le coup d'État, mais dans l'émotion d'une guerre civile, ne se développerait-il pas un mouvement populaire qui emporterait jusqu'à Changarnier lui-même! Tout dépendrait donc de la proportion de cette bataille, de cette effervescence des masses. Les rouges livreront-ils combat? Il me semble qu'on est disposé à le croire, qu'on s'y attend même pour ce mois-ci, et que les renseignements qui arrivent des provinces sont des plus graves. Elles menacent de détrôner Paris et de lui enlever sa longue initiative politique et révolutionnaire. Il est certain que, pour cette crise décisive, le Président est bien insuffisant; il s'est fait, depuis six mois, bien du tort parmi les gens raisonnables; il est détestablement entouré, dans un ordre d'idées absurdes et dangereuses; mais, après avoir dit tout cela et plus encore, on n'en revient pas moins à la conclusion qu'il n'y en a pas d'autre pour le moment, et qu'il faudra bien le prendre tel qu'il est. Pour sauver la France, il faudrait évidemment un Dictateur militaire, qui fît main basse sur le suffrage universel, la presse, le jury, la garde nationale, enfin sur tout ce qui empoisonne la France, et qui, par miasmes contagieux, gangrène l'Europe entière. Si le Comte de Chambord, si le Comte de Paris revenaient demain en France, pourraient-ils faire ce qui est nécessaire? C'est douteux. Il semble que ce ne puisse être que l'œuvre d'un pouvoir exceptionnel et non régulier. De là, le souhait d'une Dictature militaire toute-puissante, qui remettrait, cette phase passée, le pouvoir régulier aux mains d'un principe sanctionné par la tradition. Mais Dieu, dans ses desseins, en a-t-il jugé ainsi? Ou bien le vieux monde tombera-t-il en décomposition sanglante? Des hordes féroces se partageront-elles nos lambeaux? Qui le sait?

Sagan, 11 mars 1850.—On me mande de Berlin que M. de Persigny a cru faire merveille en allant déblatérer contre la Prusse chez le ministre d'Autriche, et y dire que deux cent mille Français sauraient bien faire justice des velléités neuchâteloises. Sur ce, Prokesch, qui est assez hargneux et violent, est devenu blanc de colère et, avec des lèvres tremblantes de rage, a dit au petit favori qu'il ne souffrirait pas de semblable propos chez lui, et que, malgré la froideur qui régnait entre les Cours de Vienne et de Berlin, il pouvait assurer M. de Persigny qu'au premier soldat français qui passerait le Rhin hostilement contre la Prusse, toutes les forces autrichiennes viendraient au secours d'un ancien allié contre les inondations révolutionnaires. Sur cette vive sortie, le petit homme a plié bagage. On dit qu'il se met à intriguer avec le parti démagogique prussien, sentant qu'il ne peut pas diriger comme il voudrait le Cabinet Brandebourg. Celui-ci, hélas! tourne à tous vents; il noue et dénoue, commence et recule, avance et se retire; c'est ce que l'on peut imaginer de plus déplorable.

Sagan, 12 mars 1850.—Les Schleswiçois disent que si on ne leur envoie pas un million et demi d'écus, ils attaqueront seuls les Danois au 1er avril. Les Danois disent que, s'ils sont attaqués, ils captureront tous les vaisseaux allemands sur-le-champ, et que cette fois ce ne sera pas pour les restituer. C'est sur cela que Rauch a été envoyé en Schleswig avec les instructions les plus énergiques pour destituer Bonin, et rappeler tous les officiers prussiens; mais trois heures plus tard, on s'est effrayé de cette énergie inaccoutumée, et on lui a envoyé par exprès des instructions nouvelles, et si fort mitigées qu'on n'en attend rien d'effectif.

Sagan, 14 mars 1850.—Le général de Rauch a envoyé son fils en courrier à Berlin pour demander des instructions plus énergiques; on ne veut pas obéir à celles dont il était porteur; cependant le Ministre de la Guerre [225] craint d'envoyer l'ordre de rappel aux officiers prussiens qui servent en Holstein-Schleswig, vu qu'un ramassis de Polonais sont sur les lieux tout prêts à les remplacer; ce qui fait craindre un pendant aux scènes badoises de l'année dernière [226], contre lesquelles il faudrait que les Prussiens marchassent.

Sagan, 21 mars 1850.—Le général de Rauch est revenu de Holstein sans avoir rien obtenu. Les Holsteinois n'ont plus le sou, mais ils comptent autoriser le pillage et faire vivre ainsi leur armée, qui est composée de bandits. La jolie perspective!

La Duchesse d'Orléans est chez son neveu Schwerin, à Ludwigslust [227]; visite d'adieu. On commence à croire que ce seront des adieux longs, si ce n'est définitifs, car la Princesse a fait venir de Paris une cargaison de bijoux, boîtes, épingles, bagues, bracelets, etc., qu'elle doit répandre dans sa tournée de famille avant de passer en Angleterre.

Il semble que M. de Persigny se croit moins près de la jolie petite bataille dont il se flattait à Paris, car on remarque que depuis quelques jours, il est moins glorieux et moins goguenard.

Sagan, 9 avril 1850.—M. de Meyendorff m'écrit de Berlin: «La politique Radowitz-Bodelschwing, repoussée par la majorité dans le Conseil des Ministres, est entrée dans une nouvelle incarnation. Il s'agit maintenant de mettre à la taille d'un nain l'habit qui, le 29 mai 1849, avait été taillé pour un géant [228]. On renonce à une Constitution de l'Empire, il n'y aura plus qu'un lien d'États, réduit à sa plus simple expression, c'est-à-dire maintenu dans les limites de l'influence naturelle de la Prusse et de la communauté des intérêts matériels. Le Roi a été le premier à donner cette nouvelle impulsion. Le général Stockhausen l'a surtout bien secondé. Prokesch trouve qu'il y a amélioration dans la marche du gouvernement; il faut donc qu'elle soit bien évidente; mais Bernstorff, toujours raide et borné, ne sait pas faire marcher l'entente si nécessaire. Et comme, à Vienne, on n'est pas très prévenu pour la Prusse, Dieu sait combien de temps on perdra encore.»

Sagan, 23 avril 1850.—Lady Westmorland m'est arrivée hier avec sa fille. Elle ne m'a rien apporté de bien serein sur la politique. Elle s'attend à une intervention armée et prochaine de la Russie dans la question danoise. Une flotte russe, avec des troupes de débarquement, se prépare à faire la police dans les Duchés. Lord Palmerston en laissera-t-il la gloire ou l'embarras à la Russie, ou se décidera-t-il à y prendre part? C'est ce que l'on saura dans peu de jours.

Lady Westmorland a reçu de la Reine des Belges une lettre qui lui dit que son père, après une grippe violente, est resté fatigué, changé, vieilli; elle voulait aller en Angleterre pour le voir.

Sagan, 1er mai 1850.—La réponse attendue de Londres, dans la question danoise, est arrivée samedi soir à Berlin. On y approuve entièrement les propositions simultanées et identiques de Meyendorff et de Westmorland, et on autorise ce dernier à les exprimer fortement; c'est ce qu'il a fait; mais il paraît que les paroles les plus fermes restent sans effet et qu'il faudra des actes pour faire changer les allures du Cabinet de Berlin. Reedtz et Pechlin, les deux plénipotentiaires danois, sont à bout de patience et se plaignent des pièges qu'on leur tend; tout s'aigrit, s'envenime, et je vois les plus sages croire à quelque embrasement violent.

Sagan, 3 mai 1850.—Le Congrès des Princes [229], qui devait s'assembler à Gotha, doit maintenant se réunir à Berlin le 8 de ce mois. Par ce motif, le mariage de la Princesse Charlotte de Prusse avec le Prince de Meiningen est remis au 18, ce qui ne lui plaira guère; quoique jeune, elle est éprise et pressée [230]. C'est une charmante personne que j'aime particulièrement, et qui a pour moi un goût très marqué, mais je crains que Meiningen ne soit un trop petit théâtre pour son extrême activité, et son futur, un peu trop carafe d'orgeat pour une vivacité électrique, héritée de sa mère, contenue cependant par une excellente éducation.

Sagan, 7 mai 1850.—Humboldt me mande que l'Angleterre ayant délégué tous ses pouvoirs à la Russie dans la question danoise, et le langage de Meyendorff étant menaçant et des plus fermes, on se décide à Berlin à des mesures pacifiques. Dieu le veuille! Il dit aussi qu'il ne croit pas que le Congrès princier de Berlin soit au complet, qu'en tout cas, il n'en sortira pas grand'chose, et que la convocation, par l'Autriche, d'une réunion de l'ancienne Diète à Francfort, devient de jour en jour un danger plus formidable.

Mme de Chabannes m'écrit qu'elle est très mécontente du parti orléaniste, plus encore que de celui qui lui est opposé. Elle dit qu'on fait, de la part du Comte de Chambord, les propositions les plus acceptables; que les jeunes Princes d'Orléans sont tous pour un pacte de famille; que Louis-Philippe, fort affaibli, vacille; que la Reine des Belges, se trouvant sous l'influence anglaise, est hostile; que Mme la Duchesse d'Orléans, mal renseignée de Paris, reste dans des réponses dilatoires.

Sagan, 8 mai 1850.—Lady Westmorland m'écrit de Berlin, d'hier: «On prépare le château de Berlin pour la demeure des Princes invités au Congrès. On a pu y arranger dix-sept appartements séparés; si cela ne suffit pas, on logera les Princes de surplus dans des maisons particulières, toujours aux frais du Roi, mais on doute que le nombre de dix-sept soit atteint. Il n'y a, jusqu'ici, de certain que le Duc de Cobourg, le Duc de Brunswick, le Grand-Duc de Saxe-Weimar, le Grand-Duc de Bade, les deux Grands-Ducs de Mecklembourg. Quant à l'Électeur de Hesse-Cassel, il a fait dire qu'il viendrait pour expliquer lui-même au Roi pourquoi il ne pouvait entrer dans l'union restreinte. Le général de Bülow part aujourd'hui pour Copenhague, chargé de traiter une paix séparée entre la Prusse et le Danemark, sans s'occuper ni des Duchés, ni de l'Allemagne, et sans médiation. Quand je dis traiter, je veux dire proposer de traiter, car les négociations devront avoir lieu ici. On a décidé d'envoyer un plénipotentiaire à Francfort, et on suppose que ce sera M. de Manteuffel, le Ministre de l'Intérieur. La grande question est de savoir s'il se présentera comme plénipotentiaire de la Prusse, ou bien comme représentant à lui seul l'Union restreinte. Au premier cas, grande reculade prussienne, au second, non-admission de la part de l'Autriche.»

Sagan, 12 mai 1850.—J'ai reçu hier une lettre de Berlin dont voici l'extrait: «Vous verrez la liste des Princes arrivés, elle est dans la gazette. Ils y sont tous, excepté Nassau et Hesse-Darmstadt, mais il ne faut pas croire qu'ils sont d'accord. Le Duc de Cobourg a voulu avoir une conférence préalable chez lui, entre eux, avant la séance d'aujourd'hui au Château, où le Roi les a réunis pour leur faire un discours, puis leur donner à dîner. Le Duc de Cobourg a été étonné et fâché de trouver que chacun a sa façon particulière de juger la question, et qu'ils ne veulent pas se laisser diriger par lui. Mecklembourg-Strelitz, Hesse, Oldenburg, se sont déclarés tout à fait opposés à la tactique prussienne, et le Duc de Brunswick, quoique favorable au Bund [231], l'est à sa manière, qui n'est pas celle des Cobourg. Manteuffel ne va pas à Francfort, cette question reste en suspens.

«M. de Persigny, qui est revenu de Paris, déclare que tous les partis se sont réunis au Président; que l'on va prendre les mesures les plus énergiques, que tout danger est passé. Prokesch est nommé à Constantinople; on dit que c'est le général Thun qui le remplace ici.»

Berlin, 13 mai 1850.—Voici deux lettres que j'ai reçues de Berlin, l'une en allemand, dont voici la traduction: «Le Congrès des Princes est dans le meilleur train du monde. On s'occupe peu des affaires, mais en revanche on fait de grands exercices; il n'y a pas de fin aux spectacles militaires; après cela, des dîners monstres, et, le soir, l'opéra du Prophète, des soirées ou des bals. Aujourd'hui c'est chez Meyendorff, demain chez Redern, lundi chez le Prince et la Princesse de Prusse, mardi chez les Westmorland, mercredi chez Leurs Majestés, et puis, plaise à Dieu, la clôture! La Régente de Waldeck est arrivée ici depuis jeudi pour le grand dîner dans la salle Blanche. Nouvelle jubilation pour les spectateurs. On lui a donné, comme Régente, le premier rang, avant tous les Princes.

Le Roi exagère la politesse envers ses hôtes: au lieu de donner le bras à la Reine et de se faire suivre par les autres Princes, il a offert son bras à la Princesse de Waldeck, et la Reine au Grand-Duc de Bade. La Princesse a très bonne mine, s'habille bien, tout en noir, à cause de son veuvage, mais elle a le malheur de ne le céder en rien pour la taille élevée au général de Neumann; elle lui a même emprunté son impertinente affabilité. Je crains que ce soir elle ne s'amuse pas trop chez Mme de Meyendorff, où le soutien de la Cour lui manquera; les dames oublieront certainement la Régente, et ne verront en elle que la Princesse de Waldeck. Le Duc de Brunswick n'a pas assisté au dîner du Château, à cause d'une prétention de préséance sur le Duc de Cobourg. Hier, il y a eu des dîners chez les Princes Charles et Albert de Prusse, afin que le Roi et la Reine puissent reprendre haleine. Le soir, la salle de l'Opéra était magnifique, et le grand salon qui touche la loge Royale féeriquement décoré et illuminé. On avait joint les loges des étrangers à la grande loge, et cependant, les Princes, avec leur suite, y ont à peine trouvé place. Le public était tellement absorbé par leur aspect qu'il ne montrait guère que son dos au Prophète, et portait toute son attention sur l'Union allemande, attention qui s'accrut, naturellement, à l'apparition du Roi dans la grande loge, où il prit la troisième place à côté de la Régente de Waldeck. La Reine resta seule dans sa petite loge, où elle n'était pas même en toilette. Après le premier acte, le Roi conduisit pour quelques moments la Régente chez la Reine.

«Le discours adressé par le Roi aux Princes a été, dit-on, plein de dignité. Il les a invités à examiner s'ils voulaient loyalement et fidèlement suivre le même chemin que lui, ajoutant que, s'il leur était venu un autre avis, ils n'avaient qu'à suivre une autre route, en se séparant de lui, dont le cœur resterait sans rancune, mais qu'en le suivant, il fallait marcher fidèlement partout où il porterait la bannière. Hier soir, dans la séance des Ministres, des différends, des disputes, des querelles, se sont déjà hautement manifestés. Le Conseil administratif s'y était présenté comme auditeur; Hassenpflug a tout de suite protesté contre sa présence, et, finalement, on a été obligé de clore cette séance à peine commencée. Il s'en est suivi aujourd'hui un échange de lettres, rien moins que polies, entre Brandebourg et Hassenpflug, mais point de séance; bref, l'Union a déjà disparu, dès l'essai de cette première séance.»

L'autre lettre est de lady Westmorland: «Les Princes ont eu d'abord une réunion entre eux chez le Duc de Cobourg, qui se donne beaucoup de mouvement, et qui voudrait être le chef des autres, ce qui offense déjà, et surtout, le Duc de Brunswick. Le Grand-Duc de Mecklembourg-Strelitz, représenté par son fils aîné, et l'Électeur de Hesse-Cassel, parlant pour lui-même et pour le Grand-Duc de Hesse-Darmstadt, ont déclaré ne pouvoir consentir à aucun acte tendant à former l'Union prussienne, avant que l'Assemblée réunie à Francfort n'eût décidé sur la grande question qui doit se traiter là. Tous les autres Princes se sont déclarés voués à l'Union et à la politique prussienne, mais, même parmi ceux-ci, il n'y a rien moins qu'unité, chacun, en faisant la même profession de foi, voulant l'interpréter d'une façon différente. Les uns voulaient d'abord aborder la question politique dans la réponse qu'on devait faire au discours du Roi le lendemain matin, mais il a été décidé qu'on n'y répondrait que par des phrases de politesse. Hier, les Ministres des Princes ont eu leur première réunion pour discuter la marche à suivre. A leur grand étonnement, ils virent arriver M. de Radowitz et tous les membres du Verwaltungsrat [232]. Là-dessus, le Ministre de Hesse, qui est, comme vous savez, violemment opposé à toute tactique prussienne, s'est levé et a déclaré que ces Messieurs n'avaient aucun droit de se mêler aux discussions des Ministres des Princes, et qu'il serait impossible pour eux de discuter franchement en présence de ceux dont ils auraient probablement à blâmer les actes, et surtout de M. de Radowitz. Celui-ci doit alors avoir déclaré que c'était pour soutenir les amis de l'Union qu'il se trouvait là, et que, sans lui, il serait très possible que le Gouvernement prussien fléchit sous les attaques des Princes hostiles (beau compliment, comme vous voyez, pour M. de Brandebourg et son Cabinet). Là-dessus, grande confusion et interruption de la séance sans rien décider. Voilà le commencement du Congrès. Il y a quelques épisodes piquants. Le Duc d'Oldenbourg, et surtout son fils, sont d'une violence si exagérée dans le sens Radowitz, Gagern, etc., que le père a fait une sortie à la réunion des Princes, que tous les autres ont trouvée par trop forte, et, le lendemain, le fils, se trouvant chez M. de Meyendorff, a débordé contre l'Autriche d'une manière si inconvenante que Meyendorff a dû lui faire une scène. Le Roi a été seul chez chacun des Princes à leur arrivée; il a écouté très patiemment tout ce que le Grand-Duc de Mecklembourg-Strelitz lui a dit, et, au grand étonnement de ce dernier, a répondu qu'il partageait complètement sa manière de voir, surtout en ce qu'on ne devait rien faire ici avant de connaître le résultat de l'Assemblée de Francfort. J'ai bien peur qu'il n'ait dit à chacun des autres Princes qu'il partageait leurs opinions. Au fond, ce n'est pas son opinion, quelle qu'elle puisse être, qui décidera de rien.»

Sagan, 15 mai 1850.—Des détails qu'on m'écrit sur Claremont coïncident identiquement avec ce que je savais déjà. Il n'y a rien de bon, ni d'à-propos à attendre d'une famille qui ne pardonnera jamais à la branche aînée d'avoir été sa victime, lorsque la cadette a usurpé les droits de l'orphelin légitime. La branche aînée, n'ayant rien à se reprocher à l'égard des d'Orléans, est bien plus conciliante, et plutôt prête à lui tendre la main que l'autre à lui présenter le petit doigt. Il n'y a que les grandes âmes ou les esprits d'une trempe vraiment supérieure, qui savent pardonner à ceux qu'ils ont offensés.

La fête de l'Opéra, à Berlin, paraît avoir été magnifique, mais, par un oubli inconcevable, au souper, on ne s'était pas souvenu de M. de Persigny. Il a quitté, en fureur, la salle de spectacle où les invitations avaient circulé. Le lendemain, on lui a envoyé un aide de camp avec des excuses.

Le Prince de Prusse sera, avec le duc de Wellington, parrain du dernier fils de la Reine Victoria [233], il s'appellera Arthur-William-Patrick; ce dernier nom est une coquetterie irlandaise.

Il paraît que les deux Mecklembourg, les deux Hesse, le Grand-Duché de Bade et les trois Villes libres se retirent de l'Union. Il n'y avait rien de positivement déclaré, puisque la Conférence durait encore, mais ce bruit avait grande vraisemblance. Le Duc de Cobourg est, à ce sujet, dans une telle rage, qu'il disait tout haut qu'il voudrait étrangler de ses propres mains les récalcitrants. La question de la présence de Radowitz aux réunions a été terminée par le désir formel exprimé par le Roi de le voir assister aux Conférences, afin qu'il pût prêter à tous les Princes réunis l'avantage de ses talents.

Sagan, 16 mai 1850.—Voici ce qu'on m'écrit de Berlin à la date d'hier: «A une longue conférence, hier, les Princes ont plâtré une espèce de réconciliation, et les récalcitrants ont consenti à retirer leur sortie de l'Union, vu que tous ont résolu d'envoyer leurs Plénipotentiaires à Francfort sous certaines conditions. Ils ont aussi décidé de former un Gouvernement provisoire pour deux mois. Le parti de la majorité paraît très content d'avoir, de cette manière, évité une rupture qui lui aurait enlevé tant de membres de l'Union. De l'autre côté, Prokesch est dans un état violent et déclare que l'Autriche ne consentira jamais aux conditions des Princes. Des esprits plus calmes croient, au contraire, que l'Autriche ferait bien de les laisser tous venir à Francfort, et de ne pas forcer une dissolution que la nature des choses doit amener d'elle-même. Les Princes, ayant donc à peu près terminé leur mission, partiront demain et après-demain, excepté le Duc de Meiningen qui reste pour les noces de son fils. Sir Henry Wym, le Ministre d'Angleterre à Copenhague, est arrivé ici pour se consulter avec lord Westmorland et Meyendorff sur les affaires de Danemark. Je ne doute pas qu'elles vont se terminer.»

Sagan, 23 mai 1850.—M. de Meyendorff m'écrit de Berlin, à la date d'avant-hier: «J'apprends à l'instant l'attentat commis sur le Roi, hier, et dont vous verrez les détails dans tous les journaux [234], mais voici un fait curieux, qui, comme de raison, ne sera dans aucun: le Roi a dit à quelqu'un de présent qui me le mande textuellement: «J'ai été prévenu de cette tentative; c'est une trame qui menace encore d'autres Souverains.»

Sagan, 25 mai 1850.—D'après les lettres que je reçois en masse de Berlin, je n'ai aucun doute (malgré le soin inexplicable que met le Gouvernement, jusqu'ici, à représenter l'assassin comme un fou isolé), qu'il n'est, ni plus ni moins, qu'un émissaire de cette affreuse association de régicides, qui a son siège à Londres, et qui cherche des cerveaux brûlés qu'on arme en aveugles, et qu'on appelle the Blinds [235]. Le Gouvernement était prévenu. On dit qu'il y avait cinq de ces émissaires à Berlin. Meyendorff et Prokesch se sont précipités chez M. de Brandebourg et chez Manteuffel, les suppliant de profiter du miracle opéré par la Providence et de l'avertissement donné par elle, pour faire fermer les clubs, prendre des mesures d'urgence et jeter l'effroi dans les conciliabules; mais la faiblesse, la lâcheté sont à leur comble, et on ne songe qu'à sauver le criminel. On est justement alarmé pour Vienne et Varsovie [236].

Sagan, 29 mai 1850.—Le Roi va mieux, quoique son bras le fasse souffrir, mais on dit qu'il faut cela pour la guérison. La Reine est pâle comme une morte, douce comme un ange, et courageuse comme un lion. Il paraît que les indices sur les affiliations de l'assassin avec les sociétés démocratiques sont si nombreux et si évidents qu'on renonce, peu à peu, à le déclarer fou, et qu'on cherche à pénétrer plus sérieusement dans ces sanglantes ténèbres. La trame se manifeste de plus en plus. On croit en tenir plus d'un fil, mais nous ne sommes pas énergiques, et nous n'avons pas le bonheur de l'à-propos. C'est bien Dieu, à lui seul, qui nous sauve, car assurément, nous ne l'aidons pas.

Les deux correspondants s'étant rencontrés ensuite à Baden-Baden, leurs lettres se trouvèrent interrompues jusqu'au mois d'août, où ils se séparèrent de nouveau. La Duchesse avait auprès d'elle, en revenant de ce voyage, sa dame de compagnie, Mlle de Bodelschwing, une Courlandaise qui lui était très dévouée et resta auprès d'elle jusqu'à sa mort.

Stuttgart, 4 août 1850.—Après avoir quitté le débarcadère de Carlsruhe ce matin, j'ai dormi dans ma voiture jusqu'à Pforzheim, entr'ouvrant quelquefois le coin de l'œil pour admirer ce gracieux pays, mais les refermant aussitôt. Je suis arrivée ici, à cinq heures, par de fraîches et riantes vallées. Je suis allée, en voiture découverte, visiter le monument de Schiller, qui m'a plu, et, par le superbe parc attenant au Château, nous sommes montées au petit palais de Rosenstein dont la situation, la vue sont charmantes, mais le Palais est bien peu de chose, les tableaux, les statues sont médiocres, les proportions mesquines. Nous sommes revenues par Canstadt, où nous avons été à la fontaine minérale goûter une eau qui m'a semblé détestable. Tous ces environs sont très jolis, et bien au-dessus, ce me semble, du modeste Carlsruhe. On ne nous a pas permis de voir la Wilhelma, jardin et palais mauresque, créés par le Roi actuel. En longeant le mur de clôture, j'ai pu saisir des glimpses [237] qui m'ont consolée de n'en point franchir le seuil.

Ulm, 5 août 1850.—Ce matin, avant de quitter la capitale de Würtemberg, j'ai visité l'église chapitrale, intéressante par les tombeaux des premiers comtes de Würtemberg, puis le château, dont on ne montre que la partie destinée aux réceptions. Nous avons visité les écuries, le manège royal, où on dressait des chevaux arabes charmants, arrivés dernièrement de leur brûlante patrie; ils pouvaient s'y croire encore, tant il fait chaud. Je suis arrivée toute rôtie à la villa du Prince Royal; c'est inachevé, mais cela sera charmant, dans le plus beau style de la Renaissance, situé à merveille, des vues admirables, mais aucun ombrage, un jardin mal planté, et, tout autour, une aridité désolante. Nous avons vu arriver un piqueur du Roi nous apportant une permission écrite, non sollicitée, pour voir la Wilhelma. Nous nous y sommes rendues. Il y a un bain mauresque et des serres pour les plantes des Tropiques qui m'ont plu. Le jardin laisse à désirer. En tout, les jardiniers de Stuttgart ne me paraissent pas très habiles. Le chemin de fer nous a ensuite conduites ici par un pays fécond, accidenté, arrosé, boisé, charmant, plein de ruines, d'églises et de villages. Nous sommes tombées ici dans le Sänger-Verein [238], composé de treize cents chanteurs qui encombraient le chemin de fer, ainsi que les petites rues tortueuses de la vieille cité d'Ulm. Nous avons visité ici la Cathédrale, qui est très imposante, l'Hôtel de ville et une fontaine gothique, qui ont de l'intérêt.

Augsbourg, 7 août 1850.—En arrivant ici, hier, je n'ai vu de la ville que ce qu'on en traverse; elle m'a semblé assez curieuse, par son ancien cachet de vieille ville impériale: des fontaines en bronze fort belles, des vestiges romains, la prison, la chapelle, le lieu du supplice de saint Affre. Dans l'auberge où je suis, les trois Maures, la plus ancienne de toute l'Allemagne, on est sur terrain historique. La chapelle dans laquelle Charles-Quint a entendu la messe, la cheminée dans laquelle le riche tisserand Fugger a brûlé les quittances impériales, enfin, tout ce que ma tête, abîmée par la chaleur, a pu saisir, je l'ai vu.

Münich, 8 août 1850.—Je suis arrivée hier après-midi. J'ai visité l'église Saint-Louis, qui m'a rappelé une des chapelles latérales de Saint-Pierre de Rome. La place avec les statues de Tilly et de Wrède, la rue Saint-Louis avec tous ses édifices, le jardin du Château entouré d'arcades peintes à fresques, ont employé le reste de la journée. Aujourd'hui, dès neuf heures du matin, nous nous sommes mises en campagne, et pour début, nous avons été à la Frauenkirche où nous avons entendu la messe, dont le son était venu dans ma chambre, et que l'orgue, avec ses beaux accords, rendait irrésistible. De là, vite à la galerie Leuchtenberg, qui ne s'ouvre qu'à de certaines heures et à de certains jours. Je n'y ai été séduite que par un portrait plein d'expression de la Laure de Pétrarque peint par le Bronzino. Elle est représentée sur le retour, en costume austère de veuve, avec les traits nobles, un peu pointus, des yeux intelligents, ouverts, limpides. Puis, m'est apparu un admirable tableau de Murillo, représentant un moine à genoux devant un ange, qui lui ordonne de recevoir la mitre d'Evêque. C'est d'une composition, d'une couleur, d'un dessin merveilleux, et pour moi, qui ai toujours eu une grande préférence pour Murillo, j'ai joui de cette nouvelle confirmation de mon goût. Du palais Leuchtenberg, j'ai été ensuite à la Basilique; j'ai été frappée de la beauté des fresques, de la richesse des marbres, de la perfection des matériaux et du travail. Cette Basilique n'est point encore consacrée; le couvent destiné aux Bénédictins, que le Roi Louis a fait construire, et qui se joint par la crypte à la Basilique, est tout prêt à recevoir les religieux, mais n'est point encore habité. Les fonds ont tous été emportés par l'indigne Lola Montès. En revenant, j'ai voulu revoir l'église de Saint-Louis, le charmant Chemin de la Croix avec ses quatorze stations, marquées chacune par une fresque pleine de sentiments religieux. Ce Chemin de la Croix en plein air me plaît; je le préfère beaucoup à ceux qu'on applique dans l'intérieur des églises, et par lesquels on rompt désagréablement pilastres et colonnes. J'ai été charmée de retrouver ici des églises (les nouvelles du moins) sans chaises comme en France, sans bancs comme en Prusse. Les églises d'Italie voient les fidèles prosternés sur les dalles nues, ce qui est plus humble, plus pittoresque, et infiniment plus favorable à l'effet architectural. Avant de rentrer, j'ai vu l'Église des Théatins, paroisse de la Cour, dont le rococo est si riche qu'il atteint une certaine beauté; puis l'église de Saint-Michel, très laide et ornée, on déshonorée par d'horribles friperies, mais où le monument funèbre du Prince Eugène de Leuchtenberg [239] par Thorwaldsen m'a intéressée. Voilà ce qui s'appelle avoir bien rempli sa journée.

Münich, 10 août 1850.—J'ai continué hier à explorer les curiosités de Münich. J'ai été visiter le Trésor, les grands appartements du Château, la Salle des Beautés qui ne sont guère belles et qui ont surtout l'air d'être tirées du Journal des Modes. Les belles statues de Schwanthaler dans la Salle du Trône m'ont fait grand plaisir. J'ai été, du Château, visiter la Taverne des Artistes; ils s'y réunissent tous les soirs, pour y trinquer et y deviser ensemble sur l'art et les inspirations de leur génie; cette taverne, ils se la sont arrangée dans un style à part, qui rappelle les corporations du quinzième siècle; chaque artiste a contribué, par son talent, à la décoration de ce local, qui est dans de petites proportions, mais dont l'aspect est fort original; les gobelets, avec les noms et les signes de chacun, y sont rangés en bon ordre avec des ornements moulés et modelés sur leurs dessins; les noms de Cornélius, Kaulbach, Schwanthaler, etc., se lisent sur plus d'un objet. C'est vraiment fort intéressant. J'ai été aussi visiter le potier et le ferblantier qui fabriquent les cruches et gobelets à bière fameux en Bavière; les formes les plus originales s'y rencontrent, il y en a de gracieuses, il y en a de burlesques. La Chapelle dédiée à tous les Saints, attenante au Château, n'a pas passé inaperçue; elle est belle, riche, noble, un peu orientale, et semble avoir été construite et ornée sous l'inspiration de Saint-Marc de Venise. Nous nous sommes ensuite fait conduire en calèche hors la ville, sur la October-Wiese, au milieu de laquelle s'élève le grand monument de la Bavaria, statue colossale en bronze par Schwanthaler, entourée de trois côtés par une magnifique colonnade en marbre, que la statue domine de trente pieds. Les échafaudages ne sont pas encore enlevés, mais ce qu'on en voit est gigantesque. Le temps étant beau, nous avons poussé deux lieues plus loin, du côté où l'Isar s'échappe des montagnes pour arroser la plaine de Münich. Un joli bois nous a conduites au pied d'un castel gothique, que Schwanthaler venait d'achever quand la mort est venue l'abriter mieux encore.

Aujourd'hui la Glyptothèque, la Bibliothèque et le charmant palais des Wittelsbach [240] (résidence d'hiver du Roi Louis et de la Reine Thérèse, qui n'a été étrennée que l'hiver dernier) ont eu notre visite. Nous voulons encore aller à la Pynacothèque, à l'atelier de Schwanthaler que son cousin conserve avec scrupule, et qu'on dit intéressant. Ce soir, j'irai entendre un bout de la Norma, puis Münich sera clos pour moi. Mon attente a été surpassée, ma curiosité satisfaite, et ma personne fatiguée.

Salzburg, 16 août 1850.—Je suis arrivée avant-hier ici, en traversant le plus beau pays, le plus fertile, le plus pittoresque, par un temps charmant. Je vais m'enfoncer davantage dans les montagnes qui renferment Ischl. J'ai vu la Cathédrale, le Nonnenberg, avec sa vieille église et son noble couvent, la forteresse sur son inaccessible rocher, les salles qu'on y restaure. J'ai été visiter Aigen, où le cardinal Schwarzenberg aimait à se reposer, et dont il ne s'est séparé qu'il y a dix jours, non sans d'amers regrets. J'ai vu le château de Mirabelle, celui de Heilbrunn, l'élégant et curieux Anif, et enfin le cimetière de Saint-Pierre, qui a un caractère si original.

Ischl, 17 août 1850.—La station que je fais ici ne me plaît pas trop. Ce n'est pas que le lieu ne m'ait paru joli en arrivant, que l'air de ses montagnes élevées et abritées si bien du nord ne doit être excellent, mais Ischl est plein de monde, et malheureusement du monde de connaissance, de ce genre de monde qui oblige.

On me mande de Paris qu'il y a un flot de légitimistes qui se rendent à Wiesbaden pour y voir le Comte de Chambord, et entre autres M. de La Ferté, gendre de M. Molé, qui y aurait été spécialement mandé par le Prince.

J'ai vu Louise Schœnbourg, beaucoup plus calme sur la politique, plus équitable pour son frère Félix Schwarzenberg, mais craignant que le Ministre Bach ne soit un traître qui creuse un précipice sous les pieds de son frère. Ce Ministre Bach est du reste l'objet de l'exécration, d'abord des grands seigneurs autrichiens, mais aussi de tous les propriétaires, à quelque catégorie qu'ils appartiennent. La comtesse Schœnbourg, grande-maîtresse de l'Archiduchesse Sophie, est venue m'apporter l'invitation de dîner demain chez Son Altesse Impériale. Comme c'est le jour de naissance de l'Empereur, il y aura dîner de famille, et je les verrai tous, ou à peu près tous réunis.

Ischl, 19 août 1850.—On m'écrit de Berlin qu'on a eu à Potsdam les attentions les plus flatteuses, les égards les plus marqués pour M. le Duc de Bordeaux, dont chacun aussi est resté très enchanté [241]. Le général Haynau a partagé avec Mlle Rachel la curiosité du public [242]; le général enviait les applaudissements de l'actrice; on dit que cette concurrence a offert des scènes assez comiques. On s'est, du reste, lassé bien plus vite de la vanité militaire que de celle des coulisses.

Au dîner, hier, chez l'Archiduchesse, excepté la Famille Impériale et le service obligé, il n'y avait que moi. Le jeune Empereur a une tournure très élégante; son frère Max, mon voisin à table, est très causant, spirituel et agréable; tous les vieux Archiducs très polis; l'Archiduchesse Sophie, comme toujours, extrêmement attrayante et agréable. On a bu à la santé de l'Empereur, on a tiré le canon, la musique militaire a joué l'air national, qui a été aussitôt entonné par la population assemblée sous le balcon. A la nuit, la cime des montagnes et la ville se sont illuminées des feux de réjouissance; c'était d'un effet charmant.

Ischl, 21 août 1850.—Je reviens d'Aussée où l'établissement de la famille de Binzer et de Zedlitz est une véritable idylle; beau site, fraîches prairies, lac pittoresque, ombrages touffus, maison élégante, simple, commode sous forme rustique. La mère, les filles conduisent un petit domaine rural que le père cultive lui-même, tandis que Zedlitz fait des vers, que l'armée d'Italie et celle de Hongrie lui envoient des adresses et des vases d'or. Un fils dessine à ravir, deux de ses amis sculptent et peignent, le tout pour embellir cette agreste demeure, sur les murs de laquelle des fresques fort gracieuses rappellent les scènes principales des poèmes de Zedlitz. Le soir, jeunes et vieux naviguent sur le lac en chantant des tyroliennes, des ballades allemandes, des romances françaises, des boléros espagnols. Tout cela est enfermé dans une vallée d'un accès difficile où les échos du monde arrivent fort affaiblis. C'est un rêve, ou pour mieux dire, une fiction dans le domaine de la réalité.

Vienne, 23 août 1850.—Je suis arrivée il y a deux heures ici, à la lettre rôtie et accablée par douze heures de bateau à vapeur, par une chaleur africaine. Il y avait foule sur le petit navire; c'était à ne pas y tenir, et quoique par moments les bords du Danube soient pittoresques et bien meublés, je ne leur trouve pas l'intérêt des bords du Rhin entre Mayence et Cologne.

Vienne, 25 août 1850.—Le chapitre des folies humaines est interminable. Voici le Roi de Danemark qui y ajoute un drôle d'alinéa par son ignoble mariage morganatique; hier, le télégraphe a apporté ici la nouvelle de son abdication [243].

J'ai reçu force lettres aujourd'hui de tous les côtés: de Mme de La Redorte, des Pyrénées, où elle me semble prendre l'ennui pour de la tristesse; c'est cependant bien différent. Mme Mollien m'écrit de Claremont qu'elle va bientôt retourner en France; elle me paraît croire à une assez prompte fin de Louis-Philippe; il est à bout de lui-même. On voulait le faire aller à Richmond; la Duchesse d'Aumale a fait une fausse couche, ce qui a retardé le déplacement. Il paraît que déjà chaque membre de la famille se demande ce qu'il aura à faire; quelle route on aura à suivre, quel parti à prendre lors de la disparition de ce vieux chef, devenu, dit-on, d'une irritabilité que sa faiblesse physique seule égale. Triste fin d'une carrière pleine de contrastes, sur l'ensemble de laquelle l'histoire prononcera probablement un arrêt sévère. Quand on prend la place d'un orphelin, encore faut-il savoir s'y maintenir, ou périr en la défendant. La Reine Marie-Amélie est, dit-on, plus sainte, plus forte, plus résignée, plus admirable que jamais.

Ici, on parle peu politique. La révolution même n'y a pas tué un certain commérage frivole, qui ne manque pas d'une certaine grâce quand on n'en use pas trop longtemps. Cependant, on est assez satisfait de la vigueur inusitée que le Cabinet de Dresde déploie depuis quelques semaines, et qu'on reporte au Ministre comte de Beust, qui procède fort énergiquement, et qui vient d'un coup d'expulser vingt professeurs gangrenés de l'université de Leipzig [244].

J'ai visité hier le palais Lichtenstein, si fabuleux pour sa magnificence. Je trouve cependant que, quels que soient les revenus, mettre 80 000 florins à un seul lustre est impardonnable. Il y a cependant bien plus à admirer qu'à blâmer dans cette belle création du luxe moderne.

Vienne, 31 août 1850.—Il se répand ici que le Roi Louis-Philippe est mort. Je n'ai point appris encore si cette nouvelle est fondée ou non [245]. Vienne, malgré les catastrophes des dernières années, est singulièrement peu entrée dans la vie politique, et le Prater, et le spectacle et le commérage y dominent, à peu près comme par le passé. J'ai été revoir Saint-Étienne, qui me fait toujours une grande impression; j'ai été aussi faire une petite station à la gracieuse et singulière église de Maria-Steig, attenante au couvent des Ligoriens, dont la Révolution de 1848 les a chassés.

Sagan, 5 septembre 1850.—J'ai fait une tournée par Dornbach, qui appartient à la princesse Lory Schwarzenberg, Felsberg et Eisgrub aux Lichtenstein. La princesse Lory Schwarzenberg fait fort agréablement les honneurs de son élégante villa, dont la situation et la vue sont charmantes. Felsberg est un établissement d'hiver, clos, chaud, abrité, un peu triste; il y a beaucoup de place, mais les proportions des pièces ne sont pas bonnes, le jardin insignifiant; il y a une belle chapelle, une jolie salle de spectacle, beaucoup de portraits de famille, quelques vieux meubles de formes et de dates curieuses. L'appartement surtout du Prince Eugène de Savoie, qu'il habitait lorsqu'il venait chasser chez son ami, le prince Lichtenstein, voilà ce qui m'a le plus frappée. Eisgrub est élégant, soigné, gai, avec un grand parc qui se perd dans les bois, dans une contrée couverte d'étangs, peuplée de gibier de toute espèce. Les haras, les écuries, le manège, tout est soigné à l'anglaise.

Il a failli nous arriver un gros accident sur le chemin de fer. Il faisait obscur; un cheval de paysan s'était échappé, et couché en travers des rails; le train lancé a passé par-dessus, écrasé l'animal; il en est résulté un tel choc que dans notre wagon, nous avons été jetés d'un côté à l'autre de notre cage. Il a fallu s'arrêter, chercher des secours, mais enfin nous nous en sommes tirés sans autre catastrophe, sauf la peur qui a été grande.

Sagan, 12 septembre 1850.—Je suis bien aise pour Mme la Duchesse d'Orléans que les gazettes aient menti une fois de plus, en disant qu'elle avait mandé Thiers auprès d'elle.

Les journaux racontent une scène hideuse, qui serait arrivée à Londres contre le général Haynau, et qui ne cadre guère avec l'hospitalité tant vantée de la grande Albion [246].

Sagan, 16 septembre 1850.—Je viens de recevoir une lettre de M. de Salvandy, du 10, datée de la Haye. Il m'annonce qu'il se rend en mission de Londres à Frohsdorff. D'après sa lettre, je dois croire qu'il est assez avancé dans la négociation, dont il paraît s'être officieusement ou officiellement chargé, je ne puis trop, dans une rédaction entortillée, déchiffrer lequel des deux.

La Reine des Belges se meurt [247]. Pauvre Reine Marie-Amélie, vraie mère de douleur!

Berlin, 15 octobre 1850.—Politiquement, l'horizon berlinois n'est pas éclairci, seulement les choses en sont venues à un point si critique que, nécessairement, il faut que d'ici à bien peu de semaines les nuages se dissipent, soit par un rayon de soleil partant de Varsovie [248], soit par la détonation des bouches à feu. Tout se décidera au pied de l'Autocrate. M. de Brandebourg s'y rend demain; il y conduit sa femme, amie d'enfance de l'Impératrice, avec laquelle elle est restée liée. On compte ici beaucoup sur les effusions et émotions féminines, auxquelles le cœur marital de l'Empereur n'est pas insensible. Le prince Schwarzenberg arrive le 20 à Varsovie, l'Empereur d'Autriche y sera deux jours après. Ici, le Corps diplomatique est satisfait de voir Radowitz au Ministère, parce que son rôle derrière les coulisses lui paraissait plus fatal encore. On croit qu'il reculera devant la responsabilité officielle de ses actes; on espère qu'il sera effrayé du compte rendu qu'il devra aux Chambres. En tout cas, on saura plus tôt et plus nettement à quoi s'en tenir, et tout semble valoir mieux que l'état de suspension dans lequel l'Allemagne s'use en tous sens.

Sagan, 22 octobre 1850.—Mme Mollien me mande que la sainte Reine Marie-Amélie, après la mort de sa fille, a dit: «Je ne suis plus en ce monde que pour envoyer des âmes à Dieu.» Elle ne s'occupe plus du tout d'elle-même, le plus ou moins de malheurs ne lui fait rien; elle ne songe uniquement qu'à consoler, à encourager et à fortifier ceux qui l'entourent. C'est vraiment une sainte.

Humboldt me mande qu'il a vu Salvandy un moment, ravi de Frohsdorff et irrité contre Claremont.

Sagan, 26 octobre 1850.—Tant que durera la réunion de Varsovie, on ne pourra pas se faire une idée bien nette de ce qui s'y résoudra. On y a extrêmement fêté Brandebourg et Paskéwitch.

Le général Changarnier est, je crois, depuis longtemps tout voué à Mme la Duchesse d'Orléans. Elle a mis, dès les premiers jours de son exil, un soin particulier à le gagner par une correspondance adressée à une tierce personne, mais dédiée au général, qui la lisait régulièrement. La Princesse a réussi ainsi à le captiver, et on peut tenir pour certain qu'il est orléaniste pur. Les succès de Salvandy à Claremont et à Frohsdorff ne signifient rien, tant que Mme la Duchesse d'Orléans ne se soumet pas sincèrement à la fusion; tant qu'elle pourra s'appuyer sur Thiers et qu'elle croira pouvoir compter sur Changarnier, elle se tiendra à part, malgré la mort de la Reine des Belges qui lui enlève son principal appui dans sa famille. J'ai eu l'honneur de lui adresser par écrit mon compliment de condoléance sur cette perte. Elle l'affecte bien plus que celle de son beau-père, qui, au fait, ne lui a rien fait du tout. Dans le fond, je suis presque tentée de croire que la Reine Marie-Amélie elle-même est bien plus navrée encore de la perte de sa fille que de celle de son époux, dont elle devait être bien souvent embarrassée depuis le 24 février 1848.

Sagan, 4 novembre 1850.—Les gazettes d'hier nous donnent une nouvelle importante: la démission, offerte et acceptée, de Radowitz, après un long Conseil tenu à la suite des échos de Varsovie. Cette retraite met le vent à la paix; Dieu veuille qu'il y reste! Si Radowitz, Bunsen et Arnim le boiteux, étaient restés hors du Conseil du Roi, on aurait évité bien des fautes et des calamités. Je crains toujours Bunsen, qui, réuni à lord Palmerston, ne peut être que mischievous [249].

Sagan, 6 novembre 1850.—Nous sommes ici battus par une tempête qui, depuis plusieurs jours, menace de nous jeter à bas. A Berlin, ce sont d'autres orages qui mettent chacun en émoi: la retraite de Radowitz, que je ne regarde point encore, hélas! comme positive; la maladie grave, peut-être mortelle de Brandebourg, la retraite de Ladenberg, l'appel de Bernstorff, l'humeur du Prince de Prusse, l'agitation du Roi, le manque d'équilibre dans toutes les directions, les Chambres s'assemblant le 21, tout cela, avec les armements qui continuent, ici et en Autriche, en voilà beaucoup à la fois; tous les esprits en sont atterrés ou en fièvre.

Sagan, 8 novembre 1850.—On passe ici de fort mauvais jours. Au moment où le comte de Brandebourg faisait prévaloir les voies pacifiques, il tombe malade et meurt. Radowitz va, à la vérité, à Erfurt, mais Ladenberg rentre au Conseil, et l'ordre de mettre tout sur le pied de guerre se publie. Le chemin de fer prussien de Kosel a ordre de ne plus servir à conduire les troupes autrichiennes de Cracovie à Troppau. Bernstorff, qu'on avait appelé à Berlin pour y remplacer Radowitz, reçoit l'ordre de ne pas venir, et Erfurt est bien près de Sans-Souci! A Dresde, il y a joie de la probabilité de guerre, car on y espère reconquérir les parties saxonnes démembrées en 1814 au profit de la Prusse. La Silésie sera la première province envahie par les Autrichiens ou occupée par les Cosaques. Le comte de Brandebourg est mort des suites des agitations des deux dernières années, des scènes très vives qu'il a eu à subir à Varsovie, de la discussion très orageuse qui s'est passée au Conseil lors de son retour, et enfin d'un refroidissement qui a suivi cette bourrasque, vu, qu'ayant été réveillé la nuit par une dépêche importante, il s'est levé pour y répondre; le frisson l'a pris aussitôt; une fièvre gastrique, nerveuse, mêlée de goutte, l'a emporté; l'émétique a été donné et une saignée a été faite mal à propos, dit-on; c'est possible, mais les médecins ne me paraissent être que les agents de la Providence; ils guérissent ou ils tuent, selon que la tâche du malade est plus ou moins remplie. Cette mort enlève au Roi un de ses serviteurs les plus honnêtes, les plus désintéressés. Il y a une fatalité visible dans tout ce qui se passe ici, qui jette l'effroi et la consternation dans tous les esprits.

Sagan, 11 novembre 1850.—Chaque heure nous rapproche d'une solution sanglante. On croyait toucher à la paix, et voilà que, tout à coup, l'armée est mise sur pied de guerre; toute la landwehr est appelée sous les drapeaux, ce qui jette la plus grande perturbation dans l'administration civile, dans l'agriculture, dans l'industrie, et frappe chacun dans sa vie privée. Plusieurs de mes employés, de mes domestiques, de mes gardes forestiers sont obligés de marcher. Les chevaux sont requis, mon écurie est, à cette heure même, décimée. On écrit de Berlin que la guerre n'est pas encore inévitable, mais chaque heure la rend plus probable. Et pourquoi, grand Dieu? Parce qu'à force de bravades, de gasconnades et de mauvaises ruses, on s'est enfin pris dans ses propres filets. La semaine ne se terminera pas sans une solution définitive. Dieu veuille faire souffler un vent pacifique sur ces parages!

Sagan, 13 novembre 1850.—Voilà que le premier choc entre les Prussiens et les Austro-Bavarois a eu lieu, auprès de Fulda [250]. La gazette officielle ou ministérielle, Die Deutsche Reform, qui paraît deux fois par jour à Berlin, m'a apporté hier cette nouvelle, ajoutant que ce sont les Prussiens qui avaient tiré les premiers, que les Autrichiens n'avaient pas même leurs armes chargées, aussi que plusieurs avaient été blessés sans se défendre; que le tout reposait sur un malentendu, qu'après cette escarmouche, le général prussien de Grœben s'était replié en deçà de Fulda. Le tout est précédé d'un leading article plutôt pacifique. En attendant, il paraît que Bernstorff s'est, à la vérité, rendu à Berlin, mais uniquement pour refuser la tâche ministérielle qu'on lui destinait. Le tohu-bohu est complet. Depuis que les fanfares guerrières sonnent, chacun est absorbé par les pensées, les prévisions, les arrangements qu'une pareille préoccupation fait naître. Je suis cependant décidée à ne point bouger d'ici; je crois qu'abandonner ses foyers au jour du danger est une mauvaise mesure, dont on a presque toujours motif de se repentir.

Sagan, 15 novembre 1850.—Mon beau-frère est revenu hier de Berlin, où il avait laissé tout le monde à la paix. Le Roi avait fait chercher le Ministre d'Autriche. L'explication a été longue, vive d'abord, douce ensuite; on s'est quitté réciproquement satisfait. Dieu veuille que de cet éclaircissement il ne résulte que du bien, et que de nouveaux nuages ne viennent pas troubler l'horizon. Radowitz a tellement monté le Prince de Prusse que celui-ci, dans le Conseil tenu au retour du comte de Brandebourg, de Varsovie, dans lequel il avait prêché la paix, l'a accusé, en termes violents, de perfidie envers sa patrie. Le pauvre Comte a été tellement sensible à ce reproche qu'on croit généralement qu'il en est mort. Tant il y a que, dans son délire, cette scène lui revenait sans cesse et lui causait la plus grande agitation. Cela fait souvenir de la scène que le Dauphin fit au maréchal Marmont à Saint-Cloud au mois de juillet 1830.

L'Autriche consent à ne regarder l'échauffourée près de Fulda que comme un simple hasard, à n'y attacher aucune idée de préméditation. De part et d'autre, il semble qu'on veuille entrer dans une voie pacifique et que l'Autriche a le bon sens de se prêter à tout ce qui mettra l'amour-propre prussien à l'abri, dans cette reculade obligée. Les Autrichiens sont décidés à envoyer vingt-cinq mille hommes en Holstein-Schleswig pour en finir. Le point le plus ardu entre Vienne et Berlin, c'est le Hanovre, c'est-à-dire que l'Autriche veut que le Hanovre donne passage à ses troupes, et qu'à Berlin on ne veut pas que le Hanovre l'accorde. Je crois qu'il ne reste plus que ce point-là qui pourrait rejeter dans les angoisses de la guerre.

Je suis bien curieuse de l'impression que vous aura faite Mme Swetchine [251]. Elle est vieille, laide, spirituelle, instruite, aimable, insinuante, fort propre au métier qu'elle fait depuis trente ans. Je suis toujours étonnée que les vrais dévots, qui devraient, ce me semble, n'en avoir jamais fini avec leur propre conscience, trouvent tant de loisirs pour s'évertuer sur celle des autres.

Sagan, 18 novembre 1850.—Les chances sont pour la paix depuis plusieurs jours; il paraît que les Conférences qui doivent régler le sort de l'Allemagne s'ouvriront au 1er décembre à Dresde, et que c'est la Russie qui se charge de la garantie que réclament simultanément l'Autriche et la Prusse, que le désarmement effectué par l'une de ces puissances se fera en même temps que celui de l'autre [252]. Néanmoins, il ne faut pas renier absolument toute possibilité de guerre. Ainsi, l'élément démocratique, assez vivace dans les Chambres qui s'ouvrent le 21, les ambitions personnelles de gens qui n'appartiennent pas à ce parti, mais qui ont la niaiserie de croire qu'en hurlant la guerre avec lui, ils sauront après le museler; les haines personnelles, les vanités ridicules, les patriotes niaisement amoureux de la gloire et de ce qu'on appelle, fort mal à propos, l'honneur national, tout cela est en jeu, et Manteuffel est tout seul pour soutenir la lutte. On l'accuse déjà d'être vendu à la Russie, à l'Autriche! Peut-être les forces militaires que la France, d'après les gazettes, envoie sur les bords du Rhin donneront à réfléchir.

Sagan, 29 novembre 1850.—Le Ministre Manteuffel a quitté Berlin hier, pour avoir à la frontière (à Oderberg) un rendez-vous avec le prince Schwarzenberg [253]. Il est à supposer que cette entrevue aura une issue pacifique. On disait aussi que les Chambres seraient prorogées. Quelque solution qui puisse arriver, il faut que chacun s'y prépare.

Sagan, 1er décembre 1850.—Tous les chemins de fer sont envahis par des transports de troupes; et cependant, malgré ce bousculis militaire qui va en augmentant, on parie encore pour la paix. Le baron de Manteuffel a passé, il y a peu d'heures près d'ici, par un train extraordinaire, retournant à Berlin. C'est dans ce wagon que roulent nos destinées [254]. M. de Meyendorff était présent à l'entrevue; sa présence aura sans doute été d'un grand poids, et d'un poids utile dans la balance. On vient aussi de me dire que l'Électeur de Hesse aide à la simplification, en déclarant ne vouloir plus de secours autrichiens, ni prussiens, se croyant capable de soumettre, avec ses propres forces, ses sujets.

La cour du château est toute pleine de caissons, de chariots, de chevaux; le château est rempli d'officiers supérieurs, les communs de soldats; c'est un tohu-bohu incessant; les tambours battent, les trompettes sonnent, et cependant, tout cela n'est peut-être qu'une parade militaire, en définitive ridicule et onéreuse!

Sagan, 3 décembre 1850.—Les lettres et les journaux de France nous manquent depuis plusieurs jours, ce qui est dû, sans doute, aux mouvements des troupes, qui envahissent, retardent, désorganisent toute régularité et sûreté dans les chemins de fer. Ce dérangement dans les communications écrites est une des disgrâces les plus sensibles pour moi, dans ce moment, qui, à tous égards, est bien sérieux, car ma maison vient d'être le théâtre d'une tragédie. Un des officiers supérieurs, homme de mérite, estimé dans l'armée, riche, considéré, après un dégoût dans le service, s'est brûlé la cervelle. Quelques heures avant, il avait dîné chez moi et rien n'annonçait une aussi fatale résolution. Il a laissé un écrit dans lequel il explique les motifs de cette action, et prend les différents arrangements qu'il désire. Il m'y offre l'hommage de sa reconnaissance pour mon bienveillant accueil et demande pardon de l'acte qu'il va commettre sous mon toit hospitalier. Cet événement nous a tous saisis. On vient d'enterrer ce pauvre homme. Toute la troupe le regrette. Les obsèques, quoique sans honneurs militaires à cause du suicide, ont été honorées par les larmes de tous ceux qui avaient servi avec et sous le défunt.

Nous saurons aujourd'hui comment les Chambres auront accueilli l'arrangement combiné entre Manteuffel et Schwarzenberg; elles ont dû s'en occuper hier. Les dispositions étaient orageuses, hostiles, et, en tout cas, le combat aura été vif. M. de Ladenberg avait offert sa démission, ne voulant de la paix à aucun prix. Si les Chambres se montrent trop ingouvernables, aura-t-on le courage de les dissoudre et d'user librement du droit de paix et de guerre que la Constitution assure au Roi? Ou bien fléchira-t-on devant les hurlements de la démocratie et de ses dupes, qui remplissent les Chambres prussiennes? That is the question. On peut parier avec autant de vraisemblance pour ou contre, tant il y a peu à compter sur une marche suivie, franche, conséquente, là où les résolutions définitives se prennent.

J'ai reçu une lettre de Potsdam, en date du 30 novembre, dont voici l'extrait: «Notre excellent Souverain a porté l'empreinte de la tristesse, pendant les jours de la maladie et de la mort du comte de Brandebourg, pendant la chute de Radowitz, pendant les vives discussions avec le Prince de Prusse, pendant la résolution de mobiliser l'armée. Il a montré un éloignement violent contre le parti Gerlach [255] et contre M. de Manteuffel, et une irritation des menaces insultantes de la Russie d'occuper les provinces de l'Est, comme on occupe la Hesse. Puis, après de fort cruels débats intérieurs, la sérénité du Roi est revenue en regard des idées d'arrangements pacifiques, retour presque affectueux vers M. de Manteuffel; résolution prise de l'envoyer s'aboucher avec le prince de Schwarzenberg. Le Roi espère conserver la paix.»

Je reçois, en outre, une autre lettre qui me dit ceci: «La Cour de Russie a notifié officiellement aux autres Cours sa stricte neutralité dans les affaires purement allemandes, ce qui ne s'applique pas à l'affaire du Holstein. A ce sujet, elle a fait cette réserve que, si une Puissance prétendait empêcher le passage des troupes fédérales, elle s'opposerait, à main armée, à une telle prétention. Les Cabinets de Londres et de Paris ont reconnu les mêmes droits au Danemark, et se sont engagés à laisser faire la Russie. Le Roi de Danemark a demandé à l'Empereur Nicolas douze mille hommes; l'Empereur a répondu qu'il lui en enverrait cent vingt mille.»

Sagan, 5 décembre 1850.—Voici quelques détails qui me sont mandés de bonne source: le baron de Manteuffel est arrivé le jeudi 28 novembre, à cinq heures du soir, à Olmütz. La conférence entre lui et le prince Schwarzenberg commença aussitôt; elle dura jusqu'à minuit et demi. Cette première conversation n'avait conduit à aucun résultat et Manteuffel avait déclaré son intention de partir une heure après, par le train de nuit. Le prince Schwarzenberg ne fit pas le plus léger essai pour le retenir; au contraire, il sonna et donna ordre qu'on préparât les voitures pour reconduire le Baron au débarcadère. Ce fut alors que M. de Meyendorff s'interposa, en sollicitant des deux champions diplomatiques la tentative d'une nouvelle entrevue pour le lendemain. Schwarzenberg et Manteuffel y consentirent, et le lendemain la conférence s'ouvrit à 9 heures du matin et se prolongea jusqu'à 5 heures du soir. Le premier, qui, la veille au soir, avait parlé sans ménagement aucun de la politique équivoque de la Prusse, à tel point que M. de Manteuffel se vit obligé de lui déclarer qu'il ne pouvait continuer à entendre un tel langage, se montra infiniment plus mesuré et plus accessible le lendemain matin, et enfin la conférence conduisit au résultat suivant: la Prusse occupera en Hesse sa route d'étapes militaires, tout en permettant aux troupes autrichiennes de l'employer pour la pacification du pays; Cassel aura une garnison mi-partie autrichienne, mi-partie prussienne; les affaires intérieures de la Hesse seront réglées par deux commissaires, l'un nommé par la Prusse, l'autre par l'Autriche. La question du Schleswig sera également traitée par deux commissaires de chacune des grandes Puissances; le Danemark et le Holstein seront requis de diminuer leurs forces militaires des deux tiers. Si, pour obtenir ce résultat, il était nécessaire de mettre en mouvement une force armée, l'Autriche déclare se désintéresser de la question de savoir quelle sera la Puissance chargée de cette opération; elle laisserait la Prusse s'en occuper seule, ou en charger une des autres Puissances de la Confédération germanique. Quant aux intérêts généraux de l'Allemagne, ils devront se traiter dans des conférences libres tenues à Dresde. Le prince Schwarzenberg ne s'est pas expliqué clairement sur les bases d'après lesquelles il entendrait que ces intérêts fussent fixés, mais il a consenti à ce que, pendant les conférences de Dresde, l'activité de la Diète de Francfort restât suspendue. De plus, il a été stipulé que la Prusse donnerait l'exemple du désarmement, mais que le moment où ce désarmement commencerait dépendrait de la volonté du Roi de Prusse. Ce dernier article est, je crois, tenu particulièrement secret. Le Roi s'est montré très satisfait de ces résultats. Cependant, il n'a pas pu s'empêcher de dire tout haut, à sa table, que Manteuffel n'avait obtenu que ce que Radowitz, le plus allemand de ses Ministres, avait demandé.

L'ardeur, la violence des discussions ont été grandes dans les Chambres prussiennes. Elles ont eu pour résultat l'ajournement jusqu'au 3 janvier. L'embarras parlementaire sera sur la question d'argent. Les Chambres voudront-elles voter l'argent qu'on a dépensé en préparatifs devenus inutiles? On est disposé à croire que non. On parle d'un appel direct du Roi à la bourse et à la bonne volonté de ses sujets. Nous allons voir ce que la rentrée des Députés dans leurs provinces produira dans le pays pendant ce mois d'ajournement. Il se passera probablement à intriguer en tout sens, à exciter les esprits, à les monter, ce qui, se compliquant de sacrifices d'argent qu'on représentera comme faits en pure perte, pourra provoquer de fort mauvaises scènes. C'est donc une nouvelle phase dans laquelle on entre.

Sagan, 9 décembre 1850.—Les regards se tournent pour l'instant vers Dresde. Dans cinq jours, les Conférences doivent s'y ouvrir, et il est bien urgent pour ces pauvres provinces, rongées par la concentration des troupes, que le désarmement s'opère vite; on ne peut soutenir plus longtemps le pied de guerre, qui, en ne se déversant pas sur le pays ennemi, les ruine littéralement.

Sagan, 11 décembre 1850.—Le comte Stolberg, fils de l'ancien Ministre, stationné dans un hameau du voisinage et arrivant de Berlin, est venu hier dîner et passer la soirée ici. Il est fort au courant de ce qui se passe à Sans-Souci. Il m'a assuré qu'on y était décidé à pousser les choses à bout avec les Chambres, si elles ne se montraient pas sages à leur rentrée. Il y aurait alors dissolution, et comme, avec la détestable loi électorale qui nous régit, une meilleure Chambre ne serait pas probable, on pense à modifier cette loi par un coup d'État ou à se passer entièrement des Chambres, par une dictature momentanée, ou bien un appel au peuple. J'avoue que je doute fort que l'on possède l'énergie suffisante pour mener les choses d'un tel train, et cependant, je conviens qu'elles sont arrivées au point où il faut passer sous le joug impitoyable de la démocratie ou l'attaquer par les cornes.

Sagan, 18 décembre 1850.—Les Conférences de Dresde ont été ajournées au 23 et on ne songe au désarmement sérieux que selon leur résultat. Le pied de guerre continue, ce qui est une ruine dévorante. On dit aux gens qui se plaignent que pour négocier efficacement il faut le faire en armes. Cependant, pour assoupir l'Autriche, on fait dire dans les gazettes que le désarmement s'effectue, ce qui n'est vrai que dans une extrême petite proportion.

Sagan, 22 décembre 1850.—De Berlin, j'apprends que le Cabinet s'est complété et fortifié d'éléments conservateurs, ce qui est un bon signe; mais il m'en faudra douze, comme ceux du zodiaque, pour me donner confiance dans ce consistency [256].

Berlin, 28 décembre 1850.—Les nouvelles de Berlin sont tout à la paix. Schwarzenberg y est reçu avec beaucoup de distinction, et cependant les troupes restent sur le pied de guerre. Les officiers disent maintenant que c'est pour réduire, d'accord avec la Russie et l'Autriche, les petits États récalcitrants qui voudraient s'appuyer sur la France. Nous verrons.

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