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Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)

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1860

Berlin, 1er janvier 1860.—Voici un jour bien sérieux. Il établit une nouvelle coupe dans notre existence; elle l'abrège, elle en marque la décadence, mais aussi, elle nous replace sous les yeux la date des affections qui survivent à tous les autres écroulements.

La réponse de l'Évêque d'Orléans à la fameuse brochure le Pape et le Congrès est courageuse, elle prend l'auteur corps à corps. Mais quel état du monde que celui où une brochure anonyme suffit pour mettre l'Europe entière en émoi! Ici, on est très agité.

Berlin, 9 janvier 1860.—Le comte Karoly, ministre d'Autriche, ici, dit tout simplement que l'Autriche est anéantie, qu'elle ne peut agir que négativement, mais que, par son abstention, elle montrera sa répulsion des iniquités et du manque de parole. M. de Schleinitz est très occupé et le prince de Hohenzollern vraiment effaré, surtout des ambitions savoyardes et niçoises de l'Empereur Napoléon. Il paraîtrait que les trois puissances du Nord s'entendraient pour ne pas consacrer de nouvelles délimitations territoriales; au moins, voilà le mot d'ordre d'aujourd'hui; je ne réponds pas de demain, car on est fluctuant comme la jeunesse. On est bien mal posé ici vis-à-vis des autres puissances de l'Allemagne, qui se défient toutes de la Prusse. On va avoir les Chambres qui donneront bien de l'embarras; la Chambre des Seigneurs déteste les concessions libérales, dont le Cabinet est prodigue, et la seconde Chambre déteste les lois de finance, très onéreuses, dont la réorganisation de l'armée fait une nécessité. Il est évident qu'on est trop pauvre pour avoir une grande armée, et trop mal limité pour s'en passer.

Quelqu'un qui doit le savoir m'a dit qu'en faisant paraître la brochure l'Empereur Napoléon avait bien joué sa partie, son intérêt étant d'empêcher la réunion d'un Congrès, où les projets émis dans cette brochure n'auraient eu pour défenseurs que l'Angleterre et lui. Sans Congrès, les choses restent comme elles sont, le temps leur donnera la consécration d'un désir reconnu, à moins que de nouvelles révoltes italiennes ne surviennent; alors ce serait une nouvelle guerre.

L'Académie française se prépare, m'écrit-on, à donner un grand exemple de courage en nommant le Père Lacordaire; cette candidature, créée par M. Cousin, n'avait pas eu d'abord grandes chances de succès; elle en a plus depuis la brochure.

Le langage de M. Budberg sur la cour papale est assez mauvais; les Russes abandonnent volontiers Rome pour Constantinople, à laquelle ils croient déjà toucher du doigt. Pauvre Pape! On parle ici de lui sans foi chrétienne, sans principe politique; on a seulement un instinct vague que tout cela est grave. On en est sur ce point où en était une femme qui disait à propos des revenants: «Je n'y crois pas, mais je les crains.»

Berlin, 15 janvier 1860.—J'ai reçu tout dernièrement une lettre de M. Guizot; ce qu'il dit des choses académiques est piquant. Je copie ce passage: «J'ai vu le Père Lacordaire et bien d'autres candidats académiques; mes préférences sont pour le dominicain. Ce sera à moi à faire le discours de réception et j'aurai plaisir d'esprit à parler d'un moine [292] à l'occasion d'un républicain, car vous savez que c'est M. de Tocqueville que nous allons remplacer. C'est le 2 février que se fera l'élection; et cependant j'hésite encore entre le Père Lacordaire et M. de Carné. Si c'est le premier, mon discours m'amusera bien plus; si c'est le second, je serai plus sûr d'un choix sensé; car le jugement du Révérend Père n'est pas certain et, en vérité, nous pourrions redouter de sa part quelque brochure contre les droits temporels du Pape. Madame votre fille ne s'attend pas, sans doute, à cette objection de ma part; faites-m'en honneur auprès d'elle, je vous en prie. C'est hier que j'ai vu le Père Lacordaire, chez moi: je lui ai dit à peu près tout ce que j'avais dans le cœur, et sur le cœur, à son sujet. Il m'a parlé avec sincérité, abandon, dignité ouverte et naïve; mais il est bien moins remarquable dans la conversation que dans la chaire ou dans ses livres. A tout prendre, cependant, il m'a plu et ses chances augmentent. Il y a une femme spirituelle et jolie qui lui cherche des voix. Elle en parlait à Thiers, qui lui a répondu qu'il n'avait pas goût à M. Lacordaire. Elle insiste. Il répond: «Je ne me fie pas assez à l'abbé Lacordaire.» Enfin, comme elle ne lâche pas prise, il finit par dire: «Eh bien! peut-être donnerai-je ma voix au Père Lacordaire.» Voilà mes anecdotes académiques, il est plus aisé d'en écrire que de parler politique.»

Berlin, 24 janvier 1860.—On dit ici que c'est le prince Napoléon qui triomphe. Il répète beaucoup en parlant de son cousin impérial: «Maintenant, je le tiens.» C'est lui aussi qui est le patron d'un affreux journal qui s'imprime à Genève, le plus subversif possible.

La Russie est bien mécontente de la nouvelle alliance anglo-française; mais celle-ci est-elle bien solide? La méfiance règne partout; ici on se défie de la France, mais autant de l'Autriche; on n'est pas sûr de pouvoir se fier à la Russie et on se demande si on peut s'appuyer sur l'Angleterre. Tous les États en sont à peu près au même point.

Berlin, 29 janvier 1860.—Il y a dans le dernier numéro du Correspondant deux articles qui font du bruit à Paris; l'un est fort bon, et l'autre est tellement distingué que je le regarde comme une œuvre supérieure par le fond et par la forme. Ce premier article est de M. de Falloux sur le devoir et les moyens légaux, à l'usage des catholiques dans les circonstances actuelles: très bon. Le second est sur la lettre de l'Empereur Napoléon au Pape [293]; il est d'Albert de Broglie et tout simplement admirable, sans pathos, sans véhémence, mesure parfaite, logique serrée, argumentation puissante, ironie incisive, grande dignité, simplicité, élévation et élégance de langage. J'y ai pris un de ces rares plaisirs que les temps actuels n'offrent plus guère.

Berlin, 30 janvier 1860.—Je viens d'apprendre la mort de la Grande-Duchesse Stéphanie, qui a expiré à une heure de l'après-midi à Nice. La Grande-Duchesse était bonne, aimable; elle était restée pure dans les circonstances difficiles de sa jeunesse; elle était restée fidèle, elle avait goût et confiance en moi, elle m'avait souvent défendue; c'était une contemporaine, bien des souvenirs agréables ou intéressants se rattachaient à elle; ses défauts, qui n'étaient que des faiblesses, ne m'ont jamais fait souffrir. Enfin, j'ai des larmes dans les yeux et dans le cœur pour cette mort, qui élargit les vides du passé et les dépouillements du présent.

Je compte partir d'ici le 10 février pour la France.

Ici se place une nouvelle interruption par suite de la rencontre à Paris des deux correspondants.

Paris, 12 avril 1860.—Le prince Richard de Metternich est venu hier causer avec moi dans un fort bon sens; il m'a fait souvenir de son père dans la façon de procéder en raisonnements et déductions.

Il paraît que pour dissiper les aigreurs de l'Angleterre, on va lui concéder, de la part de la France, un traité de navigation qui ébouriffe les armateurs français, lesquels, sommés de venir ici donner des explications, s'en sont retournés inquiets et mécontents. Commerce, industrie, clergé et beau monde, voilà un gros fagot d'épines.

Paris, 15 avril 1860.—Les suppositions, les interprétations vont leur train et leur grand train; mais autant en emporte le vent, et ce n'est pas la peine de s'y arrêter. L'opinion de M. de Falloux, et celle de bien d'autres, est que M. Veuillot, dans son inexplicable mésaventure, a été un traître et son propre espion au profit du Gouvernement d'ici. En effet, c'est la seule façon de comprendre ce chef-d'œuvre d'imprudence et de bêtise de la part de quelqu'un qui est spirituel et aguerri [294]. On est beaucoup occupé de la dissolution du Journal des Débats, de ses rédacteurs: MM. de Sacy et Saint-Marc Girardin se retirent, M. Prévost-Paradol passe à la Presse. Le journal passe au Gouvernement, qui l'a acheté. Les Bertin font un cas spécial de l'argent. On croit, néanmoins, que si la subvention est forte, le nombre des abonnés diminuera sensiblement, malgré les transitions adoucies qu'on emploiera, pour ne pas effaroucher les lecteurs et continuer leur illusion pendant un peu de temps encore.

Paris, 18 avril 1860.—M. Cuvillier-Fleury, qui reste au Journal des Débats, disait, avant-hier soir, chez Mme Mollien, que le journal conserverait une certaine indépendance, à quoi M. Dumont a répliqué que c'était pour mieux servir l'Empereur en trompant le public. On est fort aigre sur cette question des Débats; mais tout pâlit devant une nouvelle brochure, parue il y a trente-six heures, et qui a fait baisser la rente de vingt-cinq centimes. Elle a pour titre la Coalition. Elle est attribuée à la même source que les autres brochures qui remplacent les manifestes, précédant autrefois les grands chocs politiques. Je n'entends pas parler d'autre chose. Qu'en dira l'Europe et surtout l'Angleterre [295]?

Paris, 20 avril 1860.—La brochure a été désavouée; mais il y a des esprits mal faits qui prétendent que, si elle n'est pas d'origine directe, elle est puisée dans des inspirations puissantes. Ces gens-là disent que la librairie Dentu n'aurait pas osé publier un pareil brandon sans la certitude de n'être ni poursuivie, ni saisie. En quarante-huit heures, il s'en est imprimé et vendu trois éditions; bref, les esprits mal faits disent que c'est un ballon d'essai contenant la pensée de Napoléon.

Le maréchal Randon quitte, dit-on, le ministère de la Guerre, qui rentrerait aux mains du maréchal Vaillant [296]. On assure que cette sortie et cette rentrée déplaisent à l'armée.

On est très agité en Sicile qui paraît, de par l'intrigue anglaise, en pleine combustion. Naples est menacé, M. de Cavour lui-même débordé et l'oracle des Tuileries fort embarrassé.

A travers ces gros et sombres nuages, les quadrilles, les déguisements, les décors du bal du 24 de ce mois [297] préoccupent toutes les jeunes et jolies étrangères et dames du monde officiel.

J'ai dîné, avant-hier, chez la duchesse de Vicence, qui est assez mécontente de M. Thiers, pour avoir cité de travers les Mémoires de son mari, dans le dix-septième volume de l'Histoire du Consulat et de l'Empire [298].

M. Cuvillier-Fleury, qui est la dernière petite lumière du Journal des Débats, y a inséré un article sur ce dix-septième volume, qu'on dit assez piquant pour avoir irrité M. Thiers [299]. Celui-ci dit que les Princes d'Orléans (dont il suppose M. Cuvillier-Fleury d'être l'agent) ne lui ont jamais pardonné d'avoir dit, dans le temps où il était ministre, qu'ils étaient des Archiducs.

Le Journal des Débats a perdu dans les dernières semaines trois mille abonnés!

Je lis maintenant les deux derniers volumes du Port-Royal de M. de Sainte-Beuve [300]. C'est une bonne lecture qui reporte vers d'autres temps. Le nôtre est de plus en plus déplorable à tous les points de vue.

Paris, 23 avril 1860.—Le général Ortega fusillé et le comte de Montemolin arrêté maladroitement en Espagne, c'est de cela qu'on jase ici [301]. Ce qui est plus curieux, c'est que lord Cowley a eu, la veille de son départ pour Londres, une conversation orageuse avec l'Empereur Napoléon, qui a dit: «Il faut que l'Angleterre choisisse entre une alliance franche et cordiale, sérieuse, ou la guerre. Je suis à bout de ma patience.» Nous sommes donc à la veille d'une tempête générale ou d'un aplatissement universel [302]. On ne croit plus au changement immédiat du ministre de la Guerre.

Paris, 27 avril 1860.—Si seulement on avait un peu de soleil pour se réconforter; mais l'obscurité est partout; au ciel, dans les esprits et sur la terre. Encore si les âmes étaient éclairées! Il n'y a plus ici d'autre clarté que celle des feux électriques qui ont éclairé le palais d'Albe d'une étrange magie à la fête d'avant-hier. Cependant, le clair de lune, tant annoncé, a été supprimé, car Diane [303] n'a paru qu'en domino. Le carquois en diamants, les flèches en diamants, le Régent devenu centre d'un croissant, tout cela a été tristement, et non sans larmes, replacé au trésor de la Couronne. Un article du Times en a été cause. La police avait eu aussi de sinistres rapports qui avaient fait tripler les précautions. Aussi, les vives instances de Mme Walewska, pour que la fête fût répétée demain, ont été repoussées par un non fort sec, répété trois fois par l'Empereur Napoléon.

Le comte de Montemolin et son frère n'ont pas été arrêtés par un zèle maladroit, mais bien pour ôter à ceux qui avaient exécuté cette entreprise tout prétexte d'y revenir.

On parle d'explications vives en plein bal avec l'Ambassadeur d'Espagne [304]. Il paraît qu'on voulait ôter à la Reine Isabelle toute liberté de secourir le Pape; on est aussi fort importuné, ici, de l'attitude du duc de Montpensier et de la jeune gloire du comte d'Eu [305]. L'Angleterre arme à outrance; l'Europe n'est plus dupe; mais personne ne songe, à ce qu'il paraît, à autre chose qu'à sa défensive.

Paris, 30 avril 1860.—L'Ambassadeur d'Espagne a reçu, hier, de Madrid, un télégramme qui lui annonce que le comte de Montemolin et son frère, l'Infant don Juan, ont adressé des lettres autographes à la Reine Isabelle, dans lesquelles ils déclarent renoncer à tous leurs droits à la couronne d'Espagne. C'était bien la peine de se faire fusiller, comme Ortega, pour de pareils gens!

M. Thiers est encore plus furieux contre le second article de M. Cuvillier-Fleury, dans le Journal des Débats, que contre le premier. On assure, que sans Mmes Dosne et Thiers, l'historien national serait déjà aux Tuileries où il me paraît très digne de figurer.

La duchesse de Galliera a été en Angleterre pour négocier le mariage du Comte de Paris avec la fille de la Duchesse de Parme; elle a échoué!

La question d'Orient est entamée; la Russie est aux pieds de la France, l'Autriche très plate, la guerre contre l'Angleterre presque décidée. Je crois que l'Angleterre aurait tort de compter sur ses alliés du continent.

Rochecotte, 15 mai 1860.—La nouvelle qui courait à Paris, le 12, du débarquement de Garibaldi en Calabre est prématurée. Il a touché Livourne, est allé à terre, a pris là huit cents hommes de plus, s'est embarqué en disant qu'il n'avait point de parti pris sur son lieu de débarquement [306]. Voici le partage des rôles. Le Roi Victor-Emmanuel avoue Garibaldi; M. de Cavour le désavoue; l'Empereur Napoléon désavoue M. de Cavour et Garibaldi et le Roi! Si Garibaldi n'est pas pris et pendu par les bâtiments du Roi de Naples, toute l'Italie sera de nouveau en feu dans un mois.

J'ai une lettre d'Angleterre dans laquelle on me dit que lord Palmerston ne veut plus qu'on le croie impérialiste, et dit tout haut les raisons de son éloignement. Il parle aussi de l'avenir qu'il prévoit et des difficultés que rencontrerait l'Angleterre pour renouer de fortes alliances sur le continent. Il dit que, ni à Vienne, ni à Berlin, ni à Saint-Pétersbourg, il n'y a plus de Gouvernement, personne en état de prendre une initiative, une résolution et de l'accomplir, qu'il faut attendre une forte crise qui poussera tout le monde. Il me semble que ce qu'il dit des autres Cabinets s'appliquerait bien aussi à celui de l'Angleterre!

Nouvelle réunion à Bade des deux correspondants.

Berlin, 17 juin 1860.—Je suis arrivée ici par un temps hideux. Aujourd'hui, un pâle soleil éclaire les rues désertes de Berlin. En route, à Bruchsal, j'ai rencontré les Rois de Saxe et de Hanovre; ils m'ont fait l'effet de moutons menés à la boucherie; car cette entrevue à Bade des Souverains allemands avec l'Empereur Napoléon pourrait n'être que cela [307].

J'ai trouvé ici des lettres d'un peu partout: en voici les extraits: De Paris: «L'Empereur Napoléon, en revenant de Lyon [308], a dit à son secrétaire, M. Mocquard: «Il faut se tenir tranquille pour le moment, et tranquilliser les autres: toutes ces alarmes gâtent le présent et nuisent à l'avenir.» Des instructions ont été données aux journaux du Gouvernement pour mettre une sourdine et surtout pour caresser l'Allemagne. Le manifeste de Mazzini [309] est aussi pour quelque chose dans ce temps d'arrêt. Il revient de tous côtés que les révolutionnaires illimités sont de plus en plus les maîtres en l'Italie. On s'attend à voir Garibaldi passer de Sicile sur le continent. Il ira prendre Messine à Naples.»

De Vienne: «L'Empereur François-Joseph est dans un grand découragement, non seulement à cause de ses revers, mais parce qu'il a, dit-il, fait fausse route, sur la foi du prince Félix Schwarzenberg, qui l'a lancé dans le système de l'unité politique et administrative de l'Empire. Il essaye d'en revenir sans grande vigueur et sans espoir.»

J'ai aussi trouvé ici le nouveau livre de l'évêque d'Orléans sur la Souveraineté du Pape. J'ai passé ma soirée d'hier à le parcourir; il m'a semblé plein de talent, d'esprit et de courage, écrit avec une sincère intention d'être de son temps et d'en être bien compris, en lui disant ses vérités. C'est grand dommage qu'il se laisse aller à une polémique de détail et de routine. J'aurais cru qu'il eût été plus habile de ne s'attacher qu'à une ou deux idées simples, et à les mettre et remettre incessamment en lumière. L'Évêque remue trop de choses secondaires, ce qui obscurcit les grandes [310]. Du reste, je juge un peu à la légère, car je n'ai pas lu, je n'ai que parcouru.

Berlin, 19 juin 1860.—Lady Westmorland m'écrit de Londres: «Le roi Léopold de Belgique est venu me faire une longue visite fort aimable. Cela fait du bien de causer avec quelqu'un qui conserve encore nos traditions. Il désapprouve et craint extrêmement l'entrevue de Bade.»

On m'écrit de Paris sous la date du 16 juin: «La réunion de Bade est décidément prise ici pour une promesse d'été pacifique, peut-être même d'un peu de désarmement. Ce n'est pas un retour de confiance, c'est une suspension de méfiance. On ajourne ses inquiétudes en les gardant. Le monde officiel tient deux langages: aux uns il promet la paix, aux autres il dit: «N'ayez pas peur, rien n'est abandonné; la France reprendra ce que l'Empire lui avait donné; les propositions de Francfort en 1813; c'est là votre minimum

«N'êtes-vous pas frappée de lord John Russel abandonnant le bill de Réforme? Voilà deux fois en trois semaines que le bon sens anglais se retrouve et fait la loi au Cabinet: ce n'est encore, j'en conviens, que sur des questions intérieures. L'esprit public est toujours échauffé en Angleterre sur les affaires d'Italie. Garibaldi y est populaire; mais quand le mouvement révolutionnaire fera des Garibaldi ailleurs, volontaires ou entraînés, le bon sens anglais se ravivera. Les hommes manquent là, à la bonne cause, plus que le public.»

Sagan, 22 juin 1860.—Une personne ayant des relations en Sicile m'écrit que, si on y laissait les votes libres, cette belle île se choisirait pour souverain le duc d'Aumale dont la femme est Sicilienne. Comme de raison, l'Empereur Napoléon ne le souffrira pas.

On m'écrit de Paris qu'il est fortement question, dans le monde législatif, d'établir un impôt nouveau, consistant à donner une part d'enfant à l'État dans les successions; c'est du socialisme pur.

Sagan, 25 juin 1860.—Je suis parvenue à savoir quel était le langage que l'Empereur Napoléon se proposait de tenir au Prince-Régent de Prusse lorsqu'il s'est rendu à Bade. A-t-il réellement suivi ce programme? J'en doute, vu la différence du terrain qui a été autre qu'il ne s'y attendait. Voici donc en résumé ce qu'il comptait dire au Régent: «Force protestations pacifiques, au travers desquelles l'Empereur Napoléon aurait demandé au Prince-Régent de le laisser en finir avec l'Autriche. Il voulait lui dire qu'il n'y avait pas moyen d'en rester où l'on en est; qu'il fallait que la Hongrie fût satisfaite, la Vénétie délivrée; que le repos de l'Europe et la sécurité de l'Allemagne n'était qu'au prix de l'entière défaite de l'Autriche. Que la Prusse devait donc le laisser faire, lui Napoléon; et qu'elle aurait part à l'héritage. Que l'Empereur Napoléon ne pensait pas à la ligne du Rhin proprement dite, qu'il ne voulait rien enlever à la véritable nationalité allemande, que la ligne de la Meuse lui suffisait, que celle-là ne rendrait à la France que des populations françaises, ou à peu près, que la Prusse y gagnerait une extension des provinces rhénanes vers l'Ouest; sans parler de ce qui pourrait lui échoir en Allemagne, même à l'Est et au Nord; quel intérêt la Prusse aurait-elle à l'existence de la Belgique? La Belgique est un État factice, incapable de se protéger lui-même, et qui, toujours en question, tiendra en trouble ses voisins. Que pour en finir avec les révolutions, il fallait faire partout de grands États: que l'Italie devait redevenir l'empire romain, que l'Allemagne devait devenir l'empire prussien; que les petites populations françaises, de langue et de mœurs, qui longent les frontières de la France: la Belgique, le canton de Vaud, ceux de Neufchâtel et de Genève, devaient rentrer dans l'empire français. Qu'alors les nationalités seraient satisfaites, les ambitions aussi; que les imaginations auraient de l'espace. Que ce qui faisait les révolutions étaient les petits qui voulaient devenir grands; que du jour où il n'y aurait plus que des grands, en petit nombre, mais unis entre eux, on aurait bon marché des révolutionnaires. Que les grands empires, c'est la paix!»

C'est là ce qui est au fond du personnage.

On me mande de Londres que lord Palmerston se prépare à la lutte, qu'il est rentré dans la confiance de la Reine et du prince Albert, et en quasi-intelligence avec les Tories; que les questions intérieures anglaises seront mises à l'écart, qu'on ne s'occupera plus de réprimer en Europe les ambitions françaises et qu'on espère que la Prusse ne se laissera pas leurrer par l'Empereur Napoléon.

Sagan, 28 juin 1860.—On m'écrit de Londres: «Les nouvelles que l'on reçoit ici de Bade sont bonnes. L'Empereur Napoléon avait cru apparemment qu'il y avait moyen de s'entendre avec la Prusse. Il a fourni à la Prusse une occasion excellente pour s'entendre avec toutes les cours d'Allemagne. Le Prince-Régent en a profité avec adresse, et il résulte de la conférence de Bade, que toutes les cours d'Allemagne, y compris, dit-on, celle d'Autriche, sont arrivées à s'entendre beaucoup mieux qu'elles n'ont fait depuis longtemps. Il serait curieux que le résultat de la politique impériale eût été de consolider les nationalités italiennes et allemandes dans un esprit d'opposition à la France.»

Sagan, 5 juillet 1860.—Voici les extraits de mes lettres reçues de Paris:

Paris, 1er juillet: «Nous avons été très occupés de la rencontre des souverains à Bade. Plusieurs personnes bien informées disent que l'Empereur Napoléon a été très peu content de son séjour à Bade, et très mécontent, depuis son retour, du langage que les journaux prêtent au Prince-Régent de Prusse.

«La situation du Roi de Naples devient de jour en jour plus mauvaise, ce n'est plus Victor-Emmanuel qui sera roi d'Italie, c'est la révolution sous le nom de Garibaldi. A quelle frontière s'arrêtera-t-elle? L'Empereur commence à s'en alarmer. Le prince Napoléon est irrité que l'Empereur ne soit pas venu en personne à la cérémonie des obsèques de son père [311]. Le roi Jérôme allait régulièrement à la messe et s'était confessé cet hiver: ceci est certain; il a fini très régulièrement, malgré les impiétés de son fils.

«Prévost-Paradol fera son temps de prison dans une maison de santé à Passy [312]. La Presse, dans laquelle il écrivait, après avoir quitté les Débats, a rompu son engagement avec lui; il se trouve avec une femme folle et sans moyen d'existence.»

Autre lettre du 1er juillet de Paris. «Le roi Jérôme a demandé que son corps ne fût pas déposé à Saint-Denis, disant que, quand les Bourbons reviendraient, ils ne manqueraient pas de le jeter dehors. Son fils a tenu à l'exécution de sa dernière volonté, ce qui a contrarié l'Empereur, car il voulait amuser les Parisiens en faisant promener, sur les boulevards, les cendres du grand homme et celles de Jérôme.

«Les affaires de Rome sont fort tristes: Mme de Lamoricière en est revenue navrée; le feu de paille s'est vite éteint: point d'officiers, point d'argent et partout des résistances. Le Saint-Père, résigné à la façon des martyrs, et trouvant qu'il est peu digne à lui de se défendre. Il a peut-être raison.

«L'entrevue de Bade est prise comme un échec pour le mystificateur habituel; il va s'en consoler à Nice, en Savoie, en Algérie. Il voit que tout lui échappe; sa politique devient plus tortueuse, plus hésitante, plus mensongère que jamais. Le roi de Wurtemberg paraît lui avoir parlé ouvertement de cet étrange système de brochures; il l'a dit à ses Ministres auxquels, depuis son retour, il paraît triste et soucieux.»

Autre lettre du 2 juillet de Paris: «Je sais de façon certaine, et j'avoue que je m'en étonne, que l'Empereur Napoléon a trouvé que, des souverains réunis à Bade, celui qui avait le plus d'esprit, c'était le Roi de Hanovre, après lui, le Roi de Saxe, que le reste n'était que des médiocrités.

«Le sursis est positif. L'Empereur a dit à des commerçants que nous n'aurions pas de guerre cette année-ci, ce qui ne les a guère rassurés; car, qu'est-ce qu'une année pour des affaires commerciales?»

Günthersdorf, 10 juillet 1860.—Quarante-huit heures avant la mort de son père, le prince Napoléon a voulu faire vendre publiquement ses chevaux. L'Empereur l'en a empêché. Le jour même du décès, il a renvoyé la maison militaire de son père et il en a donné avis au Ministre de la Guerre. Le Ministre a répondu que la maison resterait jusqu'à ce qu'il en eût été référé à l'Empereur.

L'Empereur, immédiatement après la mort du roi Jérôme, a fait mettre les scellés sur ses papiers et en a pris possession depuis.

Le prince Napoléon a aussi empêché le fils et le petit-fils de Jérôme [313] d'arriver au lit de mort du mourant et de lui dire un dernier adieu.

Je ne puis me calmer sur l'histoire du comte de Montemolin: la bêtise au commencement, la lâcheté au milieu, la déloyauté à la fois. Quel mal de semblables aventures ne font-elles pas à la légitimité [314]!

Günthersdorf, 13 juillet 1860.—Une personne, qui a occasion de savoir ce que pense et ce que dit tout bas le ministre de Sardaigne à Paris, M. Nigra, sur les affaires d'Italie, me mande que, selon lui, la Russie et la Prusse sont presque aussi mécontentes que l'Autriche de ce qui se passe en Italie. L'Angleterre, tout en se tenant en dehors, verrait sans déplaisir que les trois États du Nord se rapprochassent pour une cause quelconque, même pour une cause qui n'aurait pas sa sympathie. La France seule est vraiment favorable à l'Italie. La France laissera tout faire en Italie, sauf l'expropriation de la ville de Rome contre le Pape. Seulement, elle ne reconnaîtra, quant à présent, aucun des changements de territoire à opérer. Maintenant que tous les renforts destinés à Garibaldi sont partis de Gênes, elle conseille au roi Victor-Emmanuel d'arrêter quelque petite expédition en retard pour prouver la non-complicité du Piémont et calmer un peu le Nord. Quant au roi Victor-Emmanuel, à Cavour et à Garibaldi, ils sont parfaitement résolus à parachever leur œuvre, et à amener la Sicile, puis Naples, puis les Marches, puis le reste des États romains, sans se soucier du Roi de Naples, de sa constitution et de ses propositions d'alliance. On me dit d'ailleurs que, si le Roi de Naples était un peu capable, sa partie serait beaucoup moins mauvaise qu'elle n'en a l'air, car Garibaldi est, à ce qu'il paraît, fort mal à l'aise et grandement embarrassé en Sicile.

Günthersdorf, 18 juillet 1860.—On se demande, à Paris, ce qu'on fera du million qui formait la dotation du roi Jérôme. Les indépendants et les économes le réclament pour le Trésor; les prudents veulent qu'on s'en serve pour augmenter la dotation du prince Napoléon et de la princesse Clotilde qui n'ont, l'un qu'un million, l'autre que deux cent mille francs de douaire assuré.

Il paraît que l'Empereur Napoléon se refroidit un peu dans son goût pour le libre échange: les souffrances et les plaintes de l'industrie le préoccupent, ou il y a moins d'empressement à plaire au delà de la Manche.

Nouvelle réunion des deux correspondants à Günthersdorf.

Sagan, 26 août 1860.—Voici les extraits des lettres qui me sont parvenues:

De Paris, 20 août. «Lamoricière est assez content à Rome. Sans illusion et sans charlatanisme, sa petite armée se forme; il aura dans deux mois vingt mille hommes de vraies troupes, et de quoi les payer pendant deux ans; car l'emprunt romain est couvert, pas beaucoup au delà, mais réellement couvert; c'est en France qu'il a le moins réussi. Les soldats de Lamoricière sont presque tous des Allemands, des Irlandais ou des Belges. La plupart des petits gentilshommes français, qui y étaient allés, n'y sont pas restés. Lamoricière a fait de son mieux pour s'en débarrasser. Ils avaient toutes sortes de fantaisies: les uns ne voulaient pas saluer les officiers français dans les rues de Rome; les autres demandaient des uniformes particuliers. D'honnêtes hobereaux écrivaient au général pour le conjurer de veiller aux mœurs de leur fils, ce qui le faisait un peu jurer et dire: «Je ne fonde pas un couvent; ils pécheront, puis ils se confesseront; puis ils repécheront et se reconfesseront.»

«Si Garibaldi, après avoir renversé le Roi de Naples, envahit et veut soulever les Marches, Lamoricière les défendra. Il n'essaiera pas de défendre Rome, si l'armée française s'en va. Il emmènera le Pape ailleurs, à Ancône, probablement. Le Pape répugne extrêmement à quitter Rome, quelle que soit l'extrémité à laquelle on le réduise; on se promet pourtant à l'y décider, s'il le faut. Il est toujours à merveille pour Lamoricière, qui est assez bien avec le cardinal Antonelli; rien qu'assez bien.

«On regarde le rappel un peu déguisé du général de Goyon comme un commencement d'abandon. On a fortement essayé, dans ces derniers temps, d'obtenir du Pape quelque grande mesure, quelques concessions éclatantes, le pendant de la constitution du Roi de Naples; on dit que M. de Cadore, qui remplace par intérim le duc de Gramont, a passé à ce sujet une note très hautaine, qui a irrité le Pape et lui a suggéré un refus absolu. On ne doute guère de la chute du Roi de Naples. Et Garibaldi partira de là pour Venise, comme il est parti de Gênes pour Palerme, et de Palerme pour Naples. La réception pourrait être différente!»

Sagan, 30 septembre 1860.—On m'écrit que l'Impératrice Eugénie est fort souffrante; elle a attrapé un gros rhume à Lyon; cependant, elle veut continuer le voyage pour Alger [315].

La réunion probable de Varsovie, le toast de l'Empereur de Russie le jour de la fête de l'Empereur d'Autriche [316], le peu de foi qu'on attache au discours de Persigny [317], tout cela surprend à Paris, où l'on se croyait surtout avoir plus d'action sur la Russie.

On me mande: «Je viens de voir le général prince de Holstein. Il revient de Danemark et de Berlin. Il dit que le Prince-Régent de Prusse lui a donné la commission de dire au Roi de Danemark, pour le désillusionner sur le compte de l'Empereur Napoléon, que celui-ci avait offert à la Prusse de lui garantir le Holstein et le Schleswig, si elle entrait dans ses vues par rapport au Rhin.»

Sagan, 6 septembre 1860.—Je reçois une lettre de Paris dans laquelle je trouve ceci: «Avant de partir pour la Savoie, l'Empereur Napoléon a envoyé chercher le prince de Metternich et lui a dit: «Surtout gardez-vous de recommencer la faute du Tessin; attendez l'attaque des Piémontais. Quand elle viendra, respectez les stipulations de Villafranca, et faites, du reste, sur le Piémont, la Toscane, Parme, Modène, ce que vous voudrez. Je vous livre les agresseurs et ce que je n'ai pas reconnu.» Mais en même temps que Napoléon tenait ce langage au prince de Metternich, il a dit à l'ambassadeur de Sardaigne: «Tenez-vous prêts, complétez votre armée, troupes et matériel, je vous y aiderai.» Toujours de la fourberie, Dieu veuille qu'on n'en soit la dupe nulle part!»

9 Septembre 1860.—La mort du vieux Grand-Duc de Mecklembourg-Strélitz [318], que je regrette personnellement, m'est même très sensible. Il m'a comblée de constantes bontés. Pendant sa dernière maladie, il me faisait donner de ses nouvelles par la Grande-Duchesse, et depuis sa mort, sa veuve m'a fait écrire des paroles bien touchantes, dont il l'a chargée pour moi. Il avait de l'esprit, des goûts fins et délicats, des sentiments élevés, des manières exquises, de cette belle politesse perdue, hélas! Il en conservait avec soin la tradition; c'était un ami fidèle et sûr; bref, c'était le dernier d'un meilleur temps.

Voici un passage d'une lettre de Paris, du 7: «Malgré ce qu'en disent les gazettes, tenez pour certain que le couple impérial a été très froidement reçu en Savoie, pays catholique et conservateur, qu'on inonde de fonctionnaires révolutionnaires. L'Empereur vit au jour le jour, manœuvrant entre les sociétés secrètes qui menacent de le poignarder s'il abandonne leur cause, et l'ordre qu'il ne veut pas se mettre à dos dans la personne de la coalition; position difficile à maintenir à la longue.»

11 septembre 1860.—Il y a quelques jours, le Journal des Débats [319] donnait, d'après l'Opinione, un article sur le principe de non-intervention à propos du général Lamoricière. On somme le Pape de congédier Lamoricière et ses troupes, parce que leur présence est une intervention étrangère en Italie et menace ses voisins. L'intérêt de la paix en Italie exige que le Pape renonce à se défendre. Je ne crois pas que le mélange de mensonge et d'audace, d'hypocrisie et d'arrogance, de fourberie et d'effronterie qui caractérise la politique révolutionnaire, ait jamais été poussé plus loin. Je suis convaincue que si Lamoricière n'avait à combattre que Garibaldi, il le battrait bel et bien, mais pris entre deux feux, entre le brigand venant de Naples, et les Piémontais venant de l'autre côté, comment résister?

Voici deux extraits de lettres qui auront, du moins, quelque intérêt rétrospectif:

«Turin, 3 septembre: Cavour, ce joueur intrépide et heureux, qui a successivement battu deux Empereurs et un Pape, va jouer tout ce qu'il a gagné contre un autre joueur, qui est terriblement en veine dans ce moment: Garibaldi. La partie est engagée à l'heure qu'il est. Il s'agit de souffler à Garibaldi Naples et les États du Pape, de lui faire mettre son grand sabre dans le fourreau et de renvoyer Cincinnatus à sa charrue: rude besogne! Mais si Cavour a l'Empereur Napoléon comme partenaire (ce qui est plus que probable), on peut parier pour lui.

«Le gouvernement piémontais veut être à Naples avant Garibaldi, ou tout au moins en même temps que lui. Ce n'est pas Garibaldi qui aura l'honneur de battre les croisés et de tracer les limites de l'oasis papale. Ce sera le général Cialdini, si ce n'est le roi Victor-Emmanuel en personne. Farini et Cialdini ne sont allés à Chambéry que pour demander à l'Empereur Napoléon carte blanche et lui soumettre le plan de campagne.»

«Rome, 31 août: Lamoricière se croit certain de battre Garibaldi. Le général de Goyon partageait ce sentiment. Dans l'armée du général de Lamoricière, personne ne doute d'une victoire complète. Garibaldi n'a rencontré aucun obstacle sérieux; ce sont les trahisons qui ont fait sa fortune: ses plans de campagne se bornent à profiter des intelligences que les sociétés secrètes lui ont procurées et à faire jouer la mine de trahison.

«Lamoricière a vingt mille hommes parfaitement sûrs, en laissant de côté les Italiens [320]

368 Sagan, 14 septembre 1860.—Je prévois que l'ère des monarchies est finie partout; ce qui nous livre d'abord à l'anarchie, puis au despotisme et à la tyrannie, à toutes les horreurs de la dissolution complète de l'état social. Le monde finira, sans doute, par reprendre son niveau, mais quand? à quelles conditions? après quelle traversée? Nous n'y serons plus, la tourmente nous aura engloutis bien avant. Si ce n'était la foi en Dieu, on ne saurait où reposer sa pensée. La proclamation de Victor-Emmanuel a été suivie sans retard de l'entrée de Cialdini et de la prise de Pesaro [321].

Sagan, 18 septembre 1860.—Comment la Prusse n'a-t-elle pas pris les devants pour rappeler son Ministre de Turin et s'est-elle laissée devancer par la France, sans même l'imiter jusqu'à présent? Car enfin, le Pape étant souverain temporel, il ne s'agit pas pour la Prusse protestante d'une question religieuse, mais d'une question de principe qui s'applique au droit des gens universel! Quant au rappel de Charles de Talleyrand, ce n'est qu'une nouvelle scène de cette longue comédie; mais, du moins, c'est de la comédie bien jouée [322]. Et comme le parterre est plein de dupes, qui ne savent pas regarder dans la coulisse, il s'y trouve encore d'imbéciles claqueurs.

Les renforts envoyés à Rome me semblent surtout destinés à y garder le Pape prisonnier, sous le prétexte de le protéger, car l'Empereur Napoléon ne se soucie pas de la pitié poétique qu'exciterait un Pape pèlerin. Quelque pervertie que soit l'Europe, il y aurait encore un certain cri dont l'Empereur Napoléon ne se soucie pas d'entendre l'écho.

A propos de politique, la brochure la plus remarquable qui ait paru, au milieu de ce tas de niaiseries et d'absurdités, est la Politique anglaise. Elle émane de l'Empereur Napoléon, mais elle est rédigée par Mocquard. La Prusse y est traitée de parvenue, l'Autriche de perfide agonisante, l'Angleterre de folle égarée; la Russie est seule ménagée; le reste de l'Europe agriffée ou méprisée, et la France vantée dans un style d'apothéose. Le tout est bien écrit et le sophisme habilement manié.

Sagan, 24 septembre 1860.—J'ai reçu les douloureuses nouvelles d'Italie [323]. Je gémis sur les héroïques victimes; je me sens alternativement consternée, découragée, indignée. Je tremble pour le Saint-Père; je crains qu'il ne se laisse enjôler par le général de Goyon qui, probablement, est dupe lui-même de son maître fallacieux. Le piège est cependant facile à découvrir, mais les âmes essentiellement candides ont de déplorables aveuglements; en vérité, dans tel moment donné, il vaut mieux être moins pur et moins avisé.

A la quantité de dupes dont je vois le monde grossir chaque jour, je me dis qu'il faut que la duperie ait bien des charmes. Quant à moi, je ne sais rien de plus humiliant.

Sagan, 26 septembre 1860.—M. de Falloux m'écrit une lettre que voici: «Le Père Lacordaire travaille à son discours pour l'Académie. Je crains bien que ce discours ne contienne pas tout ce que nous voudrions y trouver sur la question italienne; mais, malgré la douleur dont je me sens opprimé en voyant se préparer dans les États romains une seconde édition de la guerre du Sonderbund de 1847, je suis disposé à pardonner toutes les incartades de mon éloquent confrère, en songeant qu'elles n'auront, du moins, rien de commun avec l'incomparable bassesse des harangues épiscopales, dont la lecture me fait rougir depuis un mois.

«Le Pape, déplorablement induit en erreur, a accepté, et accepte encore la comédie dont il est le jouet. Sa politique est essentiellement timide, expectante, prête à subir presque tout, de peur de tout perdre.. Il semble qu'il ait perdu l'indépendance et la confiance en soi, qui fait les trois quarts de la force de tous les pouvoirs temporels et spirituels. Il lui restait, cependant, encore un grand empire, mais il le croit plus battu et plus faible qu'il ne l'est en effet. On s'arrange plus volontiers du martyre que de la lutte.

«Je suis navré de la mort de Pimodan, et triste pour Lamoricière; mais il a attaqué bravement et succombé devant des forces trop supérieures. Il essaie de tenir dans Ancône. Le malheur sera, hélas! complet, mais l'honneur sera sauf, du moins l'honneur personnel.»

Sagan, 2 octobre 1860.—La Princesse Charles de Prusse, qui a passé trois jours chez moi, m'a parlé des Grandes-Duchesses de Russie: Hélène et Marie, Duchesse de Leuchtenberg. La dernière est toute garibaldienne, furieuse de l'entrevue de Varsovie [324], indignée de tout rapprochement avec l'Autriche. La Grande-Duchesse Hélène, moins véhémente dans ses discours, est, au fond, assez dans les mêmes errements.

La reddition d'Ancône, après une lutte énergique et sanglante, me contriste profondément sans m'étonner. Ce qui m'étonne et me contriste, c'est de voir le Saint-Père jouer le jeu de la France en restant à Rome; il n'y gagnera rien au temporel et il perdra beaucoup au spirituel. De Vienne et de Berlin, on agit diplomatiquement pour faire rester le Pape à Rome; c'est d'une bien courte vue et c'est perdre l'occasion très belle de créer un embarras à Napoléon.

Je suis ravie de l'article du Correspondant: «la Question romaine», par M. de Falloux. Rien d'aussi complet, ni d'aussi hardi n'avait encore été écrit. Il y a mis son caractère et plus de talent qu'il n'a coutume d'en avoir. Le poursuivra-t-on? c'est bien difficile. Il a fait là une action réellement méritoire et peut-être efficace, autant que quelque chose peut être efficace aujourd'hui.

Le baron de Talleyrand est à Bade. Il ne m'a pas écrit; mais, dans une lettre que j'ai reçue de Paris, il y a le passage suivant: «L'Empereur est mécontent du baron de Talleyrand, disant qu'il l'a mal servi. C'est ce que l'Empereur a dit à M. de Cadore, lorsque celui-ci est venu apporter les conditions du Pape. Il n'y a rien à gagner de servir un Gouvernement si faux et si perfide, qui livre ses agents pour masquer ses fourberies.»

Dans une autre lettre, il est dit: «Vous ne pouvez vous imaginer la fureur des classes élevées. Au cercle de l'Union on voudrait mettre le duc de Gramont en pièces. C'est qu'en effet, il a été exécrable et que par de fausses assurances (qu'il savait fausses) il a été cause de la perte de Lamoricière et de la mort de Pimodan.»

On m'écrit aussi de Paris, le 5 octobre: «Je trouve ici les esprits très aigris, amers. L'envahissement de l'Ombrie et des Marches jette le clergé et les catholiques dans les dernières fureurs. La défaite de Lamoricière met les légitimistes en rage. Les personnes sensées demandent où on nous conduit avec de telles violences, un tel renversement du droit public. Le gouvernement perd du terrain chaque jour; il voudrait reculer et ne sait comment s'y prendre. La Russie s'oppose à la chute du Roi de Naples, ce qui fait qu'on voudrait arrêter ou contenir quelque peu Victor-Emmanuel. Les embarras de l'Empereur Napoléon sont bien grands, bien graves; en sortira-t-il en conservant sa couronne? Ici, la défiance est à son comble; l'Empereur a des ennemis puissants, nombreux, implacables à l'intérieur comme à l'extérieur.

«La mort de M. de Pimodan cause des regrets irrités, car le duc de Gramont avait promis le concours des troupes françaises en cas d'attaque. On crie à la trahison, au mensonge. Vous n'avez pas idée des clameurs. Ce matin, il y a un service à Notre-Dame pour les victimes de ce cruel combat. L'autorité voulait en refuser la permission; il a fallu céder devant la violence de l'opinion générale.

«On n'a pas osé supprimer le Correspondant, malgré le courageux article de M. de Falloux et les pages écrasantes de M. Cochin, pas davantage sévir contre la chronique de la Revue des Deux Mondes. L'attitude a bien changé et on sent la crainte au lieu de l'arrogance confiante.»

Sagan, 8 octobre 1860.—On me mande de Vienne qu'on regarde l'entrevue de Varsovie comme annulée d'avance par toutes les adroites menées qui ont été mises en jeu par la diplomatie française d'une part, et par MM. Gortschakoff et de Kisseleff de l'autre; les craintes pour l'avenir n'ont plus de bornes.

Sagan, 12 octobre 1860.—Une amie de M. de Falloux me mande que M. Billault avait proposé à l'Empereur Napoléon de poursuivre l'article ou de supprimer le Correspondant. «Non, a dit l'Empereur, il y a déjà bien assez d'émotion; plus tard, nous verrons.»

On m'écrit aussi ici: «Il manque à la politique anglaise, en ce moment, d'oser se montrer telle qu'elle a envie d'être et qu'elle essaie de devenir. Les Anglais se préparent timidement à des transformations qu'ils n'osent pas avouer; ils cherchent à se rapprocher de l'Espagne. C'est un propos étourdi de l'Empereur Napoléon qui a reporté l'attention de Londres sur Madrid. A Chambéry, l'Empereur Napoléon a dit aux envoyés piémontais: «Quant à Naples, faites ce que vous voudrez; les Bourbons et moi, cela ne peut aller nulle part.» Le grand Empereur disait cela aussi, et il ne s'en est pas bien trouvé.

L'Empereur Napoléon a bien tort de s'alarmer de l'entrevue de Varsovie; la présence de Gortschakoff et de Kisseleff, et les natures données des principaux personnages me semblent des garanties suffisantes pour qu'il puisse dormir, non pas du sommeil du juste, mais de celui du fourbe satisfait.

Sagan, 13 octobre 1860.—Voici l'extrait d'une lettre de Paris du 11 octobre: «Les classes élevées sont arrivées au dernier degré de l'exaspération; la bourgeoisie est très blessée et mécontente des affaires du Pape; les masses ignorantes et impies restent indifférentes; les républicains applaudissent, et l'armée semble une chose plutôt qu'une réunion d'hommes. Ce qui est assez grave, c'est l'aigreur et la désaffection des bonapartistes, qui trouvent qu'on perd leur cause. Les aides de camp, en plein salon de service, s'insurgent contre une telle manière de gouverner; ils vont même jusqu'à refuser à l'Empereur Napoléon le véritable esprit politique. Ils n'ont pas tort. Les Ministres sont aux abois et ne savent plus comment se tirer d'embarras inextricables et croissants. L'Empereur, de son côté, se plaint de ses Ministres qu'il accuse de le mal servir. M. Thouvenel disait, avant-hier, à un de ses amis: «Que puis-je faire ici? J'ignore les plans politiques de l'Empereur: je marche dans les ténèbres, sans but, sans plan, avançant, reculant à travers une politique double et jamais expliquée.»

«On ne fera pas de procès à M. de Falloux; on veut adoucir les catholiques, afin d'éviter le départ du Pape de Rome. Là, il y a discussion entre M. de Mérode qui opine et insiste pour le départ, et le cardinal Antonelli qui veut le statu quo. Il nous aurait fallu une démission éclatante de l'Archevêque de Paris, une encyclique écrasante de Rome concluant au départ. Les laïques ne suffisent plus à la lutte; c'est aux sommités à se prononcer et à agir. Dans les cercles et les clubs de bonne compagnie, on écume contre M. de Gramont. Croyez-moi, l'Empereur Napoléon couve quelque surprise inattendue. Il veut bouleverser l'Europe de fond en comble. La faiblesse de l'Europe étonne; elle laissera donc tout faire.»

Sagan, 21 octobre 1860.—On m'écrit d'Italie, qu'à Rome, il y a eu, ainsi qu'à Paris, un monde énorme aux obsèques du pauvre général de Pimodan; mais pas un des Princes romains.

Je reçois un billet de Paris, ainsi conçu, du 19 octobre: «Le parti révolutionnaire l'emporte; les liens qui enchaînent aux Mazziniens ne peuvent être rompus. On vient de signer un nouveau traité avec le Piémont, par lequel on s'engage à le soutenir par les armes dans l'attaque contre la Vénétie [325]. On compte soulever en même temps plus d'une nationalité. Ici, on espère pêcher en eau trouble et profiter des nouvelles trahisons qui vont éclater.»

Outre ce billet, écrit évidemment à la hâte, j'ai une lettre qui, moins palpitante d'actualité, a cependant quelque intérêt. En voici les principaux passages: «L'Empereur est sombre, perplexe. Il voudrait la fédération au lieu de l'union italienne; mais il ne sait comment enrayer le mouvement actuel. Il a des engagements qui pèsent sur lui, sans compter la peur incessante des poignards. Quand il a vu que les Puissances du Nord n'ont pas suivi l'exemple qu'il a donné, en rappelant le baron de Talleyrand, il a reproché vivement à M. Thouvenel de lui avoir fait jouer cette comédie. Thouvenel ne sait plus comment se tirer d'un labyrinthe et d'un filet frauduleux, dont il commence à avoir honte et dégoût. Tenez pour certain qu'à Chambéry, la réponse donnée par l'Empereur Napoléon à Cialdini et à Fanti a été: «Allez de l'avant, mais faites vite, et que tout soit terminé avant l'entrevue de Varsovie.»

«Le Ministre de Prusse ici ne voit rien [326], ne pénètre rien; je doute qu'il fasse voir plus clair à sa Cour qu'il n'y voit lui-même. Le Nonce du Pape est parti; le Saint-Père quittera Rome. Tout cela aurait dû être fait il y a des mois. Et Varsovie? on a bien tort si l'on ne s'y inquiète que de la Hongrie. Toutes les Polognes sont travaillées par des émissaires français; c'est d'ici qu'on y prépare le soulèvement. Je suis parfois à me demander si vous n'êtes pas bien près d'une frontière prête à s'enflammer.»

Sagan, 23 octobre 1860.—Voici une lettre de M. Guizot, datée du Val-Richer le 18 octobre: «J'avais à dîner hier un de mes voisins dont je veux, madame, vous parler; moins de lui, cependant, que de deux jeunes cousins de sa femme, qu'il m'a amenés. Ils étaient dans le bataillon franco-belge sous les ordres de Lamoricière. L'un d'eux a vu et lu de ses propres yeux la lettre du duc de Gramont au général Lamoricière, lui annonçant que les Français empêcheraient les Piémontais d'entrer dans les Marches. Elle est arrivée au Général à Spolète. Le duc de Gramont avait aussi écrit au consul de France à Ancône, qui est venu apporter au Général la même promesse. C'est de cette seconde lettre que le Moniteur s'est servi pour cacher la première. M. de Lamoricière a eu tort de se confier à l'une et à l'autre; mais je sais bien quel nom je donnerais, si je voulais, à l'Ambassadeur qui les a écrites.

«A Castelfidardo, Lamoricière a fait l'impossible pour mener au feu son corps d'Allemands et d'Italiens, il les a harangués, il s'est mis à leur tête, il s'est de sa personne porté en avant; ils n'ont pas suivi, le grand nombre de l'armée piémontaise les avait terrifiés. Le bataillon franco-belge seul a donné. C'est alors que Lamoricière s'est décidé à tout tenter pour aller se jeter dans Ancône et s'y défendre encore. Il y est arrivé seul avec deux officiers. Quelques bataillons épars l'y ont rejoint ensuite. Le général Cialdini a invité à dîner M. de Bourbon-Chalus, son prisonnier. Celui-ci, pour lui expliquer leur tranquille attente, a parlé de la lettre du duc de Gramont. Cialdini a ri: «Je savais mieux que votre Ambassadeur ce que voulait Napoléon; je l'avais vu à Chambéry et il m'avait dit: Allez, allez, seulement, dépêchez-vous; il faut que ce soit fini avant la réunion de Varsovie.»

«Que pensez-vous, madame, que fera ou qu'a déjà fait Varsovie? Tout le monde attend; les badauds comme les gens d'esprit; les indifférents comme les plus zélés. Espérons le retrait motivé des agents diplomatiques; la déclaration qu'on ne reconnaîtra rien de ce qui se fait ou se fera en Italie, en dehors de Villafranca, de Zurich et quelque engagement envers l'Autriche pour l'avenir. Si on ne fait pas ces trois choses, la réunion sera plus que vaine, elle sera ridicule.»

Sagan, 25 octobre 1860.—Je copie une lettre de Paris du 23: «Nous sommes ici dans l'huile bouillante; les troupes sont en marche vers le Midi; avant trois mois Venise n'appartiendra plus aux Autrichiens; mais que de flots de sang pour en arriver là!

«L'attaque se fera par les Piémontais, appelés par la révolution intérieure de l'État de Venise; nous irons à leur secours. La Sardaigne et l'île d'Elbe en seront la récompense. On croit aux Tuileries n'avoir d'autres ennemis à combattre que l'Autriche; on endort la Russie par l'appât de Constantinople; on laissera dire l'Angleterre et on sait bien que la Prusse ne marchera pas sans les Anglais: ils sont si favorables à l'indépendance italienne qu'il est permis de douter qu'ils empêcheront l'écrasement des Autrichiens à Venise.

«M. de Hübner, porteur d'une lettre de l'Empereur Napoléon, a reçu en échange de bonnes paroles, qu'il a la naïveté étrange de prendre au sérieux, au pied de la lettre.

«Le Pape est prisonnier ou peu s'en faut; nous le verrons à Fontainebleau, ou, du moins, en France, sous bonne escorte. Il y aurait mille détails curieux à vous conter, mais ils disparaissent dans le grand drame de l'Italie et de l'Europe; car c'est l'Europe entière qui est en jeu: qu'on ne s'y trompe pas. Avec cela, les bonapartistes sont inquiets, car ils se sentent débordés. C'est la révolution qui nous gouverne. L'armée du Roi de Naples s'épuise, il ne tiendra pas longtemps [327]. La Gazette de Lyon a été supprimée; elle a paru le jour de la suppression, avant l'avis officiel, avec un article des plus violents, et une espèce d'adresse aux catholiques d'Angleterre, qui viennent de voter une épée d'honneur au général de Lamoricière: «Jouissez de la liberté de votre pays, disait-il, nous l'admirons, nous vous l'envions, car nous gémissions sous le poids de l'oppression et de la tyrannie.» Ils étaient supprimés et ils cassaient les vitres. C'est du reste, ou pour dire plus juste, c'était un journal sérieux, très goûté par la ville de Lyon qu'on a blessée au cœur en le frappant.»

Sagan, 5 novembre 1860.—La Princesse Charles de Prusse m'écrit de Berlin ce qui suit, à l'occasion de la mort de l'Impératrice mère de Russie [328]: «Le Prince-Régent est véritablement accablé de douleur et fait pitié à voir. Je suis accourue de Glienicke pour le voir, et je m'établis quinze jours plus tôt que je ne le voulais en ville, pour être plus près de mon excellent beau-frère, et donner plus exactement de ses nouvelles à ma sœur. Mon mari n'est pas moins désolé que le Régent; chacun des deux frères l'est à la façon de son caractère. Quant au Régent, il a positivement perdu la personne qu'il aimait le mieux, et dont l'affection le consolait de beaucoup de choses pénibles. Le Roi n'apprendra jamais la mort de sa sœur; la Reine ne porte pas le deuil pour ne pas effrayer le Roi qui, du reste, est de plus en plus silencieux, et de moins en moins lucide!»

L'Impératrice d'Autriche est attaquée du larynx; on en est inquiet à Vienne. Elle se rend à Madère et sera au moins onze jours en mer pour l'atteindre. Les enfants restent à Vienne. Cette absence, cette séparation, dans les circonstances actuelles, a quelque chose de sinistre.

Sagan, 9 novembre 1860.—Il paraît que l'Impératrice mère de Russie est morte en chrétienne, de la façon la plus édifiante, la plus touchante. C'est un grand réveil à la nature que le glas de la mort.

Le pauvre Empereur d'Autriche fait grande pitié. Il est revenu très morne de Varsovie, regrettant d'y avoir été, blessé du mauvais esprit des Hongrois qui se laissent exciter par Kossuth et Cie; et enfin, ce qui l'achèvera, ce sera le départ de l'Impératrice. Il a demandé une frégate à l'Angleterre, afin d'être en sûreté sur le voyage de sa femme. Il y a, du reste, à Vienne, des personnes pour dire que l'état de l'Impératrice n'est pas grave, qu'elle l'exagère, et qu'elle a agi sur les médecins pour se faire ordonner le Midi. En tout cas, l'Impératrice a un bel exemple dans la conduite de sa sœur cadette, la Reine de Naples, dont tout Gaëte est édifié. Courage, dévouement, dignité, énergie: tout est réuni dans cette jeune et malheureuse Reine.

Sagan, 23 novembre 1860.—On m'écrit de Vienne que c'est la comtesse Sophie Esterhazy (la Grande-Maîtresse) qui, la première, a donné l'éveil sur l'état de l'Impératrice; qu'à la première consultation, celle-ci a avoué aux médecins qu'elle se sentait malade et faible tout l'été, et qu'elle avait alors redoublé les bains froids et l'exercice du cheval, dans la pensée de se fortifier. Avant son départ de Vienne, les évanouissements étaient fréquents. Elle n'a pas voulu aller au Caire, s'imaginant que ce projet venait de sa belle-mère, ce qui n'est pas le cas.

Tout va décidément mieux en Hongrie; mais le pays demande à grands cris pour Palatin, l'Archiduc Maximilien, celui qui a été à Milan. Il parle parfaitement le hongrois; on ne doute pas qu'il ne soit nommé. Ceux qui sont mécontents en Hongrie et qui font du bruit, c'est la folle jeunesse; car, tout ce qui est âgé et raisonnable comprend combien leur position est admirable et avantageuse [329].

Sagan, 5 décembre 1860.—On m'écrit de Dresde: «Le jeune Grand-Duc de Toscane passe l'hiver à Dresde. On lui a donné le petit palais à la Ostra-Allée, où il a un petit établissement modeste, mais honorable. C'est par milliers que la famille grand-ducale de Toscane peut compter des adhérents fidèles dans leur pays, et qui sont en relations permanentes avec les Princes exilés; mais à quoi cela leur sert-il? Le vieux ménage grand-ducal est dans un affreux village, près de Carlsbad, d'où la Grande-Duchesse, née princesse de Naples, ne veut pas sortir. Sa mélancolie noire inquiète pour la santé de l'âme; mais il y a bien de quoi perdre l'esprit!»

On m'écrit de Paris: «Murat lance une nouvelle protestation [330]; soyez sûre que d'ici on cherchera à l'implanter à Naples, au jour inévitable de la brouillerie avec l'Angleterre. Les ministres actuels d'ici disent à leurs intimes qu'ils sont victimes du parti de la guerre. En attendant, les Anglais sont nos dupes et livrés à la joie de voir tomber le Pape; ils ne sentent pas qu'on se tournera contre eux plus tôt qu'ils ne le pensent.

«Imaginez qu'il y a des niais des vieux partis pour croire au retour d'institutions libres et régulières... sous Napoléon III, tandis qu'il ne faut s'attendre qu'à des pièges, des trappes et des fourberies.

«L'Impératrice Eugénie verra la Reine d'Angleterre à Londres, d'où elle rentrera en France par La Haye où elle veut faire visite à la Reine de Hollande. La nomination du général Pélissier à Alger est faite en vue de la guerre générale.»

Dans une autre lettre de Paris, on me dit: «Les libertés accordées sont si peu de chose, qu'il n'y faut voir qu'une concession à la révolution; on cherchera à en éluder les conséquences, à moins qu'elles ne soient utiles contre le clergé et les vieux partis [331]

Sagan, 7 décembre 1860.—M. Guizot qui a été appelé à assister au mariage de la fille de Cuvillier-Fleury [332], beau-frère de M. Thouvenel, ministre des Affaires étrangères, me mande ce qui suit: «Je viens de passer une heure avec M. Thouvenel; il est dans la bonne voie et il veut qu'on le sache. Quand il s'afflige de la situation, il ajoute: «Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, car, après tout, si une situation ne convient pas, on en sort quand on veut.» Il est convaincu que ce qui s'est fait en Italie ne tiendra pas; cela est déjà évident pour Naples, probable pour Florence. A Bologne et dans les Marches on est mécontent; les impôts, la souscription et les Piémontais y déplaisent beaucoup; Rome paraît la grande question insoluble. Thouvenel est très inquiet du printemps. Pourtant la guerre est bien difficile aux Piémontais, car pour garder Naples, il faut qu'ils y laissent trente à quarante mille hommes; que leur restera-t-il pour attaquer la Vénétie? Il ne m'a pas paru que cette extrême difficulté de la guerre diminuât son inquiétude. Je doute qu'il reste à son poste jusque-là. Il me paraît que l'Empereur aimerait assez à rester neutre, si la guerre se rengage en Italie au printemps; mais il n'y est pas décidé et le prince Napoléon, qui a plus d'influence que jamais, est décidé contre. Si on veut rester neutre ou se mettre derrière le Corps législatif pour qu'il fasse une Adresse pacifique, on aura l'air de céder au vœu du pays. Si, au contraire, on prend le parti de la guerre, on se promet de trouver quelque moyen de la faire éclater inopinément par la faute des adversaires, comme en 1859, de telle sorte qu'on n'en réponde pas et qu'on y soit forcé, auquel cas le Corps législatif et le pays se résigneront à la nécessité et voteront ce qu'il faudra.

«Au dedans, on a en tête toutes sortes de projets semi-socialistes; on veut faire des coups de main sur les successions, sur les compagnies de chemin de fer, sur les sociétés d'assurance..., etc..., etc... Le nouveau Ministre des Finances est un homme jeune, spirituel, entreprenant, qui aime les nouveautés et qui, par là, a fait son chemin auprès du maître. Si on entre dans cette voie, la France sera soumise, au dedans, au même trouble, au même gâchis où elle est au dehors. Tout est possible, y compris l'impossible. M. Fould a été très opposé aux petites coquetteries libérales, disant que «c'était trop ou trop peu» [333]. L'Empereur Napoléon a fait de grands efforts pour le garder; il a tout refusé; le ministère des Finances, le titre d'archi-trésorier, les Affaires étrangères, l'ambassade de Londres: tout.

«Le mécontentement de l'Impératrice contre lui est venu de deux sources. Quand le duc d'Albe est venu lui parler des obsèques de sa femme, Fould lui a répondu: «Cela regarde les pompes funèbres.» L'Impératrice a voulu vendre quelques diamants pour le denier de Saint-Pierre. Fould l'a su et en a prévenu l'Empereur!»

Berlin, 17 décembre 1860.—La lecture du journal me donne un nouvel accès d'indignation et de mépris contre les grands gouvernements. Voilà l'Angleterre, la Russie et la France qui engagent, dit-on, le Roi de Naples à céder et à ne pas pousser plus loin une résistance inutile. Inutile! quelle bêtise! quel abaissement! Ce qui fait précisément l'utilité, comme la dignité, de la résistance de ce Roi, c'est qu'il l'a tentée et qu'il y résiste à tout risque, et contre toute chance. Il défend son droit et fait son devoir, quoi qu'il puisse advenir. Je ne sais s'il se rendra aux instances de ces grands souverains; mais s'il ne se rendait pas, s'il était tué sur la brèche de Gaëte, il serait mille fois plus utile à la royauté, en général, et à celle de sa maison qu'il ne le sera s'il cède. Il aurait, avec le temps, la plus grande des utilités, celle de la protestation et de l'exemple jusqu'au bout. Il est vrai que ce sont là des forces morales dont notre temps semble avoir perdu l'intelligence. Je suis peut-être exagérée, eh bien! il me semble, dans mon outrecuidance, que j'ai tout simplement un bon sens un peu moins humble et la vue un peu plus longue que ceux qui sont prosternés devant la force matérielle du moment. N'ai-je pas aussi raison de m'inquiéter du mouvement révolutionnaire de l'Allemagne? Je suis, du reste je l'avoue, plus inquiète des Princes que des rouges. Je persiste à croire qu'avec un peu de prévoyance et point de peur, on viendrait à bout de ces démons, mais on a de la peur et pas de prévoyance!

Berlin, 29 décembre 1860.—Nous voici achevant une triste année. Il y a longtemps que je déteste le jour de l'An qui, avec son changement de chiffre, ne permet aucune illusion. Point de temps d'arrêt dans le chemin qui conduit au dernier terme; on croit à peine marcher, et voilà une étape de passée. Que rencontrera-t-on sur la route qui reste à parcourir? Personne ne saurait le prévoir. L'ennui, le manque d'intérêt, de but, forment une plaie qui, pour n'être pas saignante, en apparence, n'en est pas moins profonde; on n'en guérit point, et je ne sors du découragement et de l'ennui que par des sujets d'impatience et d'irritation.

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