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Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)

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1861

Berlin, 2 janvier 1861.—On m'a réveillée en me disant que le Roi était mort. C'est la nuit dernière, à minuit quarante minutes, que cette pauvre âme, renfermée dans une si triste enveloppe, s'est envolée dans de meilleures régions. On peut imaginer ce qu'a été Sans-Souci pendant cette agonie; je n'en sais point les détails, car personne n'est encore revenu de ce triste lieu [334]. Dieu veuille que la couronne n'ensanglante pas le front de celui qui la porte avec un regret sincère et touchant. Je m'attends pour lui à de cruels embarras, à de fâcheuses complications et à des Chambres les plus incommodes, avec les ministres les plus maladroits; enfin un gouvernement faible et intimidé.

Berlin, 8 janvier 1861.—Ah! quelle foule, quelle tuerie, quel désordre que l'enterrement du Roi à Potsdam, auquel j'ai assisté hier!

La cérémonie, en elle-même, n'était pas ce que j'aurais voulu qu'elle fût. L'église n'était pas tendue de noir. La double rangée de vitres blanches laissait entrer, en plein, un soleil qui éclairait dix-sept degrés de froid; l'éclat de ses rayons éteignait celui des cierges placés autour du catafalque, qu'on n'avait pas assez exhaussé pour être imposant. Je ne puis juger du cortège, puisque j'étais dans l'intérieur de l'église sans pelisse; c'est ainsi que nous avons attendu deux heures; car la cérémonie n'a commencé qu'à une heure au lieu de onze heures. Le nouveau Roi pleurait à sangloter et n'était occupé que de la Reine veuve qui s'appuyait sur lui.

Berlin, 10 janvier 1861.—Par son testament, le Roi a laissé à sa veuve Sans-Souci et Stolzenfels; puis ses logements habituels dans les châteaux de Charlottenbourg, Berlin et Potsdam. En outre, toutes les pierreries personnelles du Roi, ainsi que les pierres gravées, tous les objets d'art, tableaux, marbres, bronzes, gravures, tout, tout, et un revenu considérable. Il laisse le vilain petit château de Paretz (c'est près de Potsdam) au Prince Royal; aucun autre legs; pas un mot, pas un souvenir; aucune autre personne nommée, pas même les plus proches.

Le Roi actuel a pris toute la maison militaire du défunt et l'a ajoutée à la sienne, ce qui en fait une vraie légion. Chose singulière! il a ordonné que les aides de camp du feu Roi feraient, pendant toute la durée du deuil, le service à Sans-Souci, auprès de la veuve, comme si le défunt vivait encore.

Berlin, 10 janvier 1861.—Hier a eu lieu la bénédiction solennelle des drapeaux. C'était une très belle et très imposante cérémonie, sous les bras étendus de Frédéric le Grand, au pied de sa statue, et devant le palais du Roi actuel. Les troupes se sont développées, les évolutions se sont faites avec la plus grande précision. Le jeu des drapeaux, s'abaissant et se relevant à la voix du pasteur, saluant le Roi dont la prestance se distinguait entre tous; les chants religieux, les vivats de la foule, toutes les Princesses en blanc sur le balcon et aux fenêtres du palais, tout cela faisait merveille; le soleil seul a manqué; il n'a pas daigné nous accorder le plus léger sourire; cependant, il ne neigeait pas, le brouillard était léger et la gelée imperceptible. Le blanc avait été mis exprès par ordre du Roi qui avait voulu faire cette politesse à l'armée. La Reine avait sa bonne grâce accoutumée. Le tout a duré trois heures.

Berlin, 22 janvier 1861.—La session des Chambres débute assez orageusement, du moins à celle des Députés; Vincke y règne; il est insolent, exigeant, il malmène les Ministres et ne sera satisfait que lorsqu'il sera président du Conseil à la place du prince de Hohenzollern. Celui-ci est malade, de mauvaise humeur, fatigué, ahuri, trouvant le Roi nerveux et démonté, la Reine impatiente, le Ministère désuni, la Chambre haute méfiante, la Chambre basse arrogante et hostile; au dedans, le pays inquiet et marchant sans boussole, car le pilote n'est nulle part; au dehors, des complications qui lui semblent inextricables.

Le Roi a de l'humeur contre tous et chacun, excepté contre le général de Manteuffel, qui, pour le moment, a le plus de crédit sur lui; il y a bien du monde pour s'en inquiéter. Le Ministère, du moins le comte Schwerin (ministre de l'Intérieur), qui est le doctrinaire le plus maladroit possible, commence à découvrir qu'il a été à la dérive; il voudrait s'arrêter, mais Vincke et consorts crient haro. Le ministre de la Guerre est du parti de la Croix. Chacun se méfie d'Auerswald dont le rôle d'anguille ne réussit auprès de personne. Le ministre des Finances, Patow, assez habile financier, déteste la noblesse et voudrait qu'elle portât le poids du jour.

Berlin, 26 janvier 1861.—On croit ici que le branle-bas de l'Allemagne (de par la France) est ajourné d'un an, au moins; que Garibaldi a renoncé à attaquer la Vénétie au printemps, qu'il a ajourné la révolution de Hongrie et des contrées slaves, et qu'on a fait prendre patience à l'Italie, en lui livrant Rome qui va être dévorée au premier jour, sans que cela fasse rien à ce gouvernement protestant (comme si ce n'était pas autant une question monarchique que religieuse). Socialement, l'hiver est et restera encore longtemps fort sérieux, pour ainsi dire nul; mais si les esprits sont assombris, je trouve les cœurs froids, comme les corps. On voit s'accomplir d'abominables et indignes actions comme on verrait sur la scène jouer un grand drame. Après la lecture de son journal du matin, on va patiner gaiement sur le canal de Thiergarten, et se coucher paisiblement après le journal du soir, sans se soucier des malheurs de tant d'êtres semblables à nous. Avec cela, la misère est grande; que de gens morts de froid et de faim!

J'ai une lettre de Paris qui me dit ceci: «Voici le probable sur le royaume de Naples. On croit que ce royaume, tel que l'avait Murat, sera donné au jeune Murat que vous avez vu à Berlin [335]; que l'Angleterre y consentira, à condition de prendre la Sicile; mais le Roi François II, lorsqu'il sera forcé de quitter Gaëte [336], pourrait bien se rendre en Sicile, où ses partisans deviennent chaque jour plus nombreux. Ces deux chances ont été admises par M. Thouvenel devant son beau-frère, de qui je le tiens [337]

Le duc de Noailles m'écrit à la date du 23 janvier: «Nous avons demain notre belle séance académique, Guizot et Lacordaire. Les discours sont beaux, je les connais: celui du dominicain, très académique; il ne sort pas de son sujet Tocqueville, et ne fait aucune excursion, ni politique, ni religieuse, se complaisant assez dans la démocratie qui est forcément son sujet, et aussi son penchant; mais tout cela dit avec beaucoup d'art.

«Guizot est fort beau, le début un peu brusque. Il dit au Père Lacordaire (en termes académiques) qu'il l'aurait probablement fait brûler il y a trois cents ans; mais il le traite très bien; aussi, en sortant de la Commission, le Père lui a dit: «Ce ne sont pas des remerciements que je vous dois, c'est de la reconnaissance.»

Berlin, 1er février 1861.—La Cour de condoléance a eu très bel air hier. Le Roi s'est enfin décidé à assister la Reine de sa présence, et je pense qu'en définitive, il n'y aura pas eu de regret; car la Reine avait l'air très royal sous le dais et ses gestes étaient des plus nobles et des plus gracieux.

Il y a un mot de M. de Montalembert sur les défenseurs de Gaëte: «Au moins, nous pouvons dire comme dans les contes de fée: il y avait un roi et une reine.»

Berlin, 22 février 1861.—Les documents diplomatiques que nous apportent les journaux français [338] me font, en ce qui regarde l'Italie, l'effet d'être des chefs-d'œuvre d'embarras; on voit nager entre deux courants; on fait, puis on regrette; on essaie de mettre les apparences d'un côté, quand les réalités sont de l'autre; les brochures sont tantôt le supplément, tantôt le démenti des dépêches. Que sortira-t-il de cette confusion? probablement une nouvelle poussée révolutionnaire à la suite de laquelle on se mettra, tout en la reniant. Nous verrons le Corps législatif chercher à dire quelque chose qui ait l'air rassurant et qui, au fond, ne fasse obstacle à rien; et si le Sénat était plus net, j'en serais fort surprise.

Berlin, 6 mars 1861.—C'est aujourd'hui qu'a lieu, au grand Palais de Berlin, la cérémonie de la remise au Roi des insignes de l'ordre de la Jarretière que vient de lui envoyer la Reine d'Angleterre, par une députation à la tête de laquelle on trouve lord Breadalbane. Par miracle, il me survient un peu de curiosité; je la croyais morte et enterrée. Eh bien! pas du tout, voilà que j'ai grande envie de voir cette cérémonie qu'on dit être fort originale, surtout à une époque où les hérauts d'armes n'auront plus guère à proclamer que des déchéances de monarques et de monarchies.

Mes dernières nouvelles de ma fille Pauline [339] sont meilleures; elle avait subi une violente migraine dont elle se remettait; et si la Touraine n'avait pas les allures exceptionnelles du Nord, elle serait dans l'état auquel sa douce résignation l'a habituée depuis trois ou quatre années. Elle attendait, avec une grande impatience, ou plutôt avec un grand désir, l'évêque d'Orléans, la duchesse Hamilton et la princesse de Wittgenstein. Pauline ne s'impatiente plus quand elle n'a pas ce dont, cependant, elle jouit avec vivacité quand elle le possède. C'est vraiment une créature essentiellement soumise, et sereine au milieu des imperfections et des mécomptes de sa destinée.

Il est difficile de rencontrer une piété plus efficace: quand le présent ne la satisfait pas, ou l'attriste, elle entre dans l'éternité, comme une autre entre dans sa chambre pour se reposer. Elle voit plus clair au delà de ce monde que dans ce monde. Ma nature est bien moins sérieuse, plus exigeante, l'avenir est pour moi, à la fois certain et obscur. J'y crois, mais je n'y vois pas.

Ici, le Roi et la Reine sont très ébouriffés du prince Napoléon [340]. Je prétends que ce discours est une brochure parlante, et je regrette qu'il y ait ici des personnes pour soutenir que l'Empereur en est irrité! En tout cas, Persigny, Piétri et Billault en sont fort satisfaits. Le général de Bonin, qui est revenu de Turin et de Paris, a dit à Schleinitz, qui me l'a raconté hier au soir, qu'il avait été frappé à Paris de la fermentation des esprits, et en Italie, du mécontentement et des hostilités des villes entre elles. M. de Schleinitz a évidemment un faible pour M. de Cavour, qu'il vante à toute occasion, disant par exemple hier: «Cavour a raison d'aller son train; car enfin, il faudra bien que nous finissions par reconnaître le roi d'Italie.» Schleinitz m'a étonné aussi par son admiration, non pour les doctrines du prince Napoléon, mais pour son grand talent oratoire. Conçoit-on que des cinq cardinaux présents à ce discours, aucun n'ait quitté la séance? Il me semble qu'ils auraient dû spontanément se lever et s'en aller en disant le pourquoi.

Et le cardinal Morlot ayant trois démissions à donner (je ne parle pas de celle de l'Archevêque de Paris) et qui n'en offre aucune [341]!

Berlin, 10 mars 1861.—La cérémonie de la remise de la Jarretière s'est très bien passée; elle avait très bel air. Le Roi rajeuni, la Reine fort à son avantage. Le tout a fort bien réussi et a fait un peu diversion au lugubre du deuil et à la lourdeur générale de l'atmosphère de Berlin. Le Roi s'en est évidemment amusé; et depuis, je le trouve in better spirits [342], quoique les événements de Varsovie lui trottent dans la tête, et certes avec raison [343]. Les Ministres en montrent leur inquiétude et le prince de Hohenzollern ne cache pas assez l'ennui et le découragement qui s'emparent de lui.

Berlin, 23 mars 1861.—Le concert à la Cour a été hier excellent; le Palais, les toilettes et les humeurs étaient en meilleures dispositions que depuis longtemps. C'était l'anniversaire de la naissance du Roi. Il y a eu partiellement d'assez belles nominations. Les rues étaient pleines d'un peuple qui, au milieu des hurras! faisait entendre d'assez mauvais cris. Des sifflets nous accueillaient autant que des vivats. La foule était immense, à peine si on pouvait, au pas, arriver jusqu'au Palais. J'étais glacée, non par le froid, car il faisait doux, mais par ces clameurs rugissantes. On s'est bien gardé d'en faire part à Leurs Majestés, qui ont pu prendre les mugissements pour des cris d'allégresse; certes, tous n'étaient pas de mauvais cris; il y en avait d'excellents, mais bien mélangés.

Berlin, 12 avril 1861.—Voici des extraits de lettres que je viens de recevoir de Paris: «Je ne sais ce qu'on dit à Berlin des débats qui viennent de finir dans nos deux corps politiques; ici, on en est frappé, on les trouve avec raison fort importants, non pas pour le présent, mais pour l'avenir. Dans le présent, il peut y avoir dans le courant des événements, des délais, des temps d'arrêt, mais nous suivrons la même pente jusqu'au bout. Je le répète, pour l'avenir, c'est différent, car il y a, en France, trois classes d'intérêts puissants, tous trois nationaux, quoique de nature diverse et à divers degrés, et tous trois mécontents, froissés, irrités: les intérêts catholiques, les intérêts libéraux et les intérêts industriels. Eh bien, ces trois classes d'intérêts se sont rapprochées et concertées dans leurs mécontentements mutuels; et plus la situation actuelle durera et empirera, plus elles se rapprocheront, se concerteront et uniront leurs forces comme leurs causes. Il peut sortir de là, si on sait les saisir, des chances très favorables pour la bonne cause, religieuse et politique; saura-t-on les saisir?»

Autre lettre: «Ces jours derniers, la duchesse de Hamilton, sincèrement et vivement catholique et qui a longtemps vécu dans l'intimité de l'Empereur Napoléon, est allée le voir le matin, en tête à tête, et lui a parlé avec tristesse de ce qui se passe: «Que voulez-vous que je fasse? lui a-t-il dit, attristé lui-même. Il n'y a pas moyen de rétrograder, de s'arrêter! Je l'ai essayé à Villafranca, je n'ai pas réussi. Les sociétés secrètes ne le souffriraient pas et je ne puis rien contre elles; je serai renversé, j'en suis sûr, il faut donc aller en avant.»

«La Duchesse a été, de chez l'Empereur, chez l'Impératrice; et bien loin de trouver là la femme de Pilate, elle a trouvé encore plus de vivacité, de colère contre la soi-disant ingratitude du clergé, encore plus d'entraînement vers la pente fatale, malgré un grand fond d'inquiétude.»

Sagan, 3 mai 1861.—Quand j'ai quitté Berlin, il y a quelques jours, rien n'était encore décidé pour les fêtes du mois de juin [344].

Le Roi veut aller faire prêter le serment des Etats provinciaux dans les villes de Kœnigsberg, Breslau, Cologne. Le Ministère dit que c'est une cérémonie du temps passé et qui ne va plus à la Constitution actuelle. On a de plus représenté au Roi que ce serait très onéreux pour les provinces et que ce n'est pas lorsqu'on demande de grands sacrifices pour l'armée, qu'il faut en demander encore pour des dépenses sans un but réel et important. On propose au Roi de se promener dans les provinces et d'y donner des fêtes à son compte. Mais la liste civile est extrêmement obérée.

Sagan, 8 juin 1861.—On me dit que le couronnement, même à Kœnigsberg, devient douteux; que Berlin l'est infiniment; que le prince de Hohenzollern, fort souffrant, va partir sur l'ordre des médecins pour Dusseldorf, et qu'il serait question pour lui de pays chauds pour l'hiver prochain! On me dit aussi qu'à la séance de clôture des Chambres prussiennes, le Roi a été peu et froidement applaudi; puis que les députés, qui avaient encore quelque besogne à terminer, ont été choqués d'être clos ex abrupto.

L'émotion causée à Berlin par le duel Manteuffel [345] et par la nomination de M. de Winter, faisant déjà les fonctions de chef de la police, dure encore. Les succès du Cabinet (si succès il y a) sont bien minimes et payés bien cher. En tout cas, il n'a pas gagné en considération et l'opposition, je ne dis pas libérale, mais pleinement démocratique se découvre et s'affermit de plus en plus. On la rencontre à chaque pas, et c'est encore plus visible en province qu'à Berlin.

Voilà donc M. de Cavour mort! Mme de Sévigné disait à la mort de M. de Seignelay: «C'est la splendeur qui est morte.» Ne pourrait-on pas dire aujourd'hui: «C'est le succès qui est mort!» Il y a cependant des gens qui prétendent que les mécomptes et les ennuis avaient commencé pour lui. Mais aujourd'hui, sa mort ne laisse-t-elle pas le champ libre à Mazzini, à Garibaldi, et du rose n'allons-nous pas passer au rouge? La conflagration ne sera-t-elle pas précipitée d'une part, et de l'autre, l'Empereur Napoléon ne se croira-t-il pas plus dégagé envers le Piémont?

Günthersdorf, 15 juin 1861.—J'ai reçu, avant-hier, une lettre de la Reine de Prusse qui a la bonté de m'annoncer que la Huldigung [346] est remise décidément au 4 octobre, qu'elle se fera à Kœnigsberg, et l'entrée solennelle à Berlin, le 17. Malgré les prétextes officiels que l'on donne à ce retard, la vraie raison, c'est la divergence, entre le Roi et ses Ministres, sur la forme à observer pour cette Huldigung. On m'a écrit que le prince de Hohenzollern ne voulait rester dans sa position ministérielle qu'à de certaines conditions, mais on ne me dit pas lesquelles.

Sagan, 24 juin 1861.—Je suis, non seulement fort ébranlée, mais encore toute meurtrie et contusionnée, à la suite d'un gros accident qui m'a atteinte entre Günthersdorf et ici, et cela en rase campagne, loin de toute habitation, et, par conséquent, loin de tout secours et de tout abri. Un orage violent, un ouragan turbulent, une grêle monstrueuse (sans exagération, les grêlons étaient gros comme des billes de billard), tout cela a fondu sur nous avec furie. Les chevaux, il y en avait quatre à ma voiture, ont perdu leur pauvre cervelle; ils sont devenus comme fous, et se sont jetés dans le fossé bordant la chaussée. Sans le piqueur, qui précédait et qui n'a pas perdu la tête, nous étions perdus. Il a coupé les traits, mais déjà les roues de devant glissaient dans le fossé; il a fallu descendre pour qu'on puisse retirer et relever la voiture. Pendant que cela se faisait, et qu'on courait après les chevaux, nous, c'est-à-dire moi et mes deux femmes de chambre, nous avons été exposées aux coups frappés par les grêlons, sur la tête, sur toutes nos personnes.

Rentrées enfin dans la voiture, il nous a fallu y rester avec des vêtements ruisselants d'eau bourbeuse jusqu'ici, c'est-à-dire pendant une heure et demie. Nous n'avions rien pour changer. Les cochers, les domestiques, les chevaux, tout saignants des coups de la grêle, enflés, méconnaissables. Nous avons tous des bosses à la tête et le corps tout marbré de taches bleues et noires. Ce long séjour dans des vêtements mouillés nous a fait mal à tous [347].

Sagan, 27 juin 1861.—J'ai eu hier une lettre du prince de Hohenzollern, qui me semble assez sombre sur les destinées du Ministère qu'il préside.

Voilà donc la reconnaissance du Royaume d'Italie au Moniteur français avec des réserves qui garantissent le Pape, comme le traité de Zurich a garanti tous les Princes italiens [348]. Le répit que la France comptait s'accorder pendant quelques mois du côté de l'Orient, en sacrifiant à l'Angleterre son ancien protectorat en Turquie, va probablement faire place à de nouvelles complications par suite de la mort du Sultan [349].

Les nouvelles de Russie ne sont guère bonnes, la révolte des paysans y continue; il paraîtrait aussi qu'à Saint-Pétersbourg le bonapartisme est moins de mode; mais ce qui paraît assez certain, c'est l'entrevue du Roi de Prusse avec l'Empereur Napoléon au camp de Châlons [350].

Téplitz, 17 juillet 1861.—L'attentat contre le Roi de Prusse à Bade m'a bouleversée [351]; je l'ai su, le 14 au soir assez tard, par le Prince Adalbert de Prusse, ici mon voisin. L'émotion a été chaude, car il y a force Prussiens céans. Les églises retentissaient hier d'un Te Deum.

On me mande confidentiellement de Berlin que M. de Bernstorff remplace M. de Schleinitz comme ministre des Affaires étrangères, et que celui-ci devient ministre de la Maison du Roi. Le prince de Hohenzollern aurait demandé ce changement comme condition pour rester chef du Cabinet, et Bernstorff aurait fait la condition de n'avoir de chef que le prince de Hohenzollern, ne voulant en aucune façon d'Auerswald comme intermédiaire entre le Roi et lui.

Téplitz, 21 juillet 1861.—L'autre jour, M. Dupin parlant du mandement de Mgr Pie, évêque de Poitiers, a dit: «Mgr de Poitiers se trompe; il a grandement tort de comparer l'Empereur à Pilate. Pilate s'est lavé les mains, et l'Empereur se les frotte [352]

Sagan, 30 septembre 1861.—Je me sens dans le plus déplorable état de santé. Mes souffrances n'ont pas cessé depuis mon retour ici; elles augmentent chaque jour et ma patience est bien éprouvée.

Voici ce qu'on m'écrit de Paris: «On dit le Pape de nouveau malade, assez malade pour qu'on s'occupe beaucoup de l'avenir après lui. On se promet, s'il meurt, un grand mouvement populaire dans Rome, une explosion de suffrage universel, un plébiscite qui demanderait l'abolition formelle du pouvoir temporel. Il y a des gens qui se flattent que cet élan révolutionnaire dominerait assez les Cardinaux pour déterminer l'élection d'un Pape qui abdiquerait le trône en y montant. Les mieux informés disent que la très grande majorité des Cardinaux tiendrait bon et irait tenir le conclave ailleurs, s'ils ne pouvaient élire le Pape à Rome avec liberté.»

On me dit que le Cabinet anglais a grande envie de reconnaître sans délai les États désunis d'Amérique et qu'il travaille à faire prendre au Gouvernement français la même résolution. Ce serait une bien prompte et bien docile abdication de la politique française que de consentir si vite à proclamer la chute de la seule puissance qui inquiète et gêne sur mer la domination de l'Angleterre. Du reste, les correspondances américaines donnent lieu de croire que les États du Nord sont passionnément résolus à soutenir la lutte, en se flattant qu'elle se terminera par leur victoire. Quoi qu'il arrive, ce château de cartes républicain est bien près de tomber, et le vainqueur, quel qu'il soit, changera profondément ce gouvernement incapable de supporter toute forte épreuve [353].

Sagan, 4 octobre 1861.—Je suis charmée d'apprendre que les Gazettes se sont trompées en annonçant que le Roi de Prusse emmènerait des ministres à Compiègne. Le contraire est bien plus prudent et convenable. Je ne doute pas de la présence de l'Impératrice Eugénie et de quelques jolies dames. D'après ce qui me revient, les efforts du Roi pour rassurer les Cabinets allemands sur cette visite en France n'ont pas toute l'efficacité désirable. La méfiance est extrême. Certes, elle est injuste en regard des intentions du Roi en y allant.

Sagan, 6 octobre 1861.—Il y a de mauvais symptômes dans l'esprit démocratique, si absurdement encouragé par le Ministère prussien, qui est incapable, terriblement court et borné dans ses vues. Nous voici, ayant la Turner-Fest dans toutes les petites villes avec de fort mauvais discours, de fort mauvais drapeaux, etc... etc... Les villes s'endettent pour ces dangereuses fêtes, et quand on demande ce qui se fera pour fêter le couronnement, on répond qu'on n'a pas d'argent. La Huldigung ne convenait pas au système constitutionnel et la Krœnung ne plaît pas à l'esprit démocratique; cela leur paraît trop royal, trop aristocratique; bref, on ne satisfait plus personne. Mais que le Ministère est coupable d'avoir encouragé le Turner-Verein, le Sænger-Verein, le Schützen-Verein et surtout le National-Verein [354]. Il faut vouloir être aveugle pour n'en pas connaître le danger qui saute aux yeux des moins clairvoyants. C'est quand on habite la province ou la campagne qu'on discerne les ravages de ces associations.

Sagan, 10 octobre 1861.—Une lettre de Berlin que je viens de recevoir me dit ceci: «M. d'Abzac est ici, envoyé par le duc de Magenta, pour organiser sa maison; on envoie de Paris des masses d'ouvriers pour construire à la hâte toute une grande salle dons le jardin de l'ambassade de France. On envoie aussi trente-huit domestiques et dix-huit chevaux. Le Maréchal aura une suite de treize personnes. Lord Clarendon a loué tout le premier de l'hôtel Royal qu'on décore magnifiquement. Je ne sais encore rien du duc d'Ossuna, sinon qu'il est ici [355].

«La grande voiture dans laquelle la Reine fera son entrée est très belle dans son antiquité; on vient de la redorer à neuf. L'intérieur est doublé de satin blanc tout brodé d'aigles d'or; les harnais sont en cuir vert avec des dessins rouge et or. Ils seront mis sur huit beaux chevaux noirs. Le manteau de couronnement de la Reine est de toute magnificence, en velours rouge, tout doublé d'hermine et brodé d'aigles d'or.»

Sagan, 14 octobre 1861.—Voici la copie d'une lettre écrite par une personne toute napoléonienne, qui contient un récit de la visite du Roi de Prusse à Compiègne: c'est l'impression française:

«Paris, 10 octobre 1861.—Comme j'en avais le sentiment, tout a parfaitement réussi à Compiègne, et les choses se sont passées comme vous aviez toujours prévu qu'elles se passeraient, si le Roi de Prusse venait en France. Il n'a pas caché son impression, qui a été franchement favorable. Ce qu'il y a d'amusant, c'est que le bon général de Manteuffel l'a très décidément partagée. Il est impossible de voir une réussite plus complète; cela me revient de tous les côtés. Le premier soir, il y avait un peu de gêne et de froideur dans le salon. Tout le monde se tenait à l'écart: l'Empereur, l'Impératrice, le Roi assis loin de tout le monde.

«Le maintien de l'Impératrice a été parfait et sans un moment d'oubli pendant tout le séjour du Roi. Le lendemain, chasse à tir où le Roi s'est amusé, et superbe promenade dans la forêt terminée par Pierrefonds, où on a goûté. Le théâtre français, un peu long, car il faisait affreusement chaud. Le lendemain, petite revue improvisée sur la pelouse, devant le château. L'Impératrice est venue rejoindre à pied, jolie comme on ne l'avait pas vue depuis longtemps. Le Roi de Prusse l'a abordée en lui baisant la main de si bon air, et elle a répondu à la politesse en s'inclinant d'une manière si noble et si digne, que cela a ravi les troupes qui ont tout de suite pris le Roi en amitié. On ne parlait que de cela dans les cafés de Compiègne. Notre Impératrice a repris cette belle politesse espagnole qu'elle sait si bien trouver quand elle veut.

«Dans cette réception, il n'y a rien eu de trop comme empressement, ni de trop peu. La suite allemande a été charmée de la dignité générale de l'attitude, chacun a bien joué son rôle; et, comme des deux côtés on s'apercevait de la bonne impression qu'on se faisait réciproquement, cela allait toujours mieux. Les grâces de cordon, ordres..., etc... ont été faites de la manière la plus aimable par le Roi à Edgar Ney, à qui il donnait plus qu'il ne pouvait prétendre (pour réparer ce qui s'était passé à Bade), il lui dit: Je vous la donne avec plaisir, parce que je sais que vous êtes l'ami de l'Empereur! En allant dans les rangs de la troupe, le Roi a dit qu'il ne reconnaissait plus la cavalerie française; qu'autrefois, les hommes avaient la jambe roulante et qu'à présent, ils sont admirablement à cheval et ont des chevaux superbes.

«Le Roi a trouvé le petit Prince Impérial très gentil; il a aussi admiré fort le joli visage de Mme de Galliffet. Quant à l'Impératrice, elle n'a pas manqué son effet habituel; il la trouve délicieuse. Pour moi, qui aime profondément l'Empereur et l'Impératrice, je suis enchantée de la manière dont tout cela a tourné et du genre sérieux de cette réussite, qui a été plus loin qu'on ne pouvait l'espérer.»

Sagan, 19 octobre 1861.—Il m'est revenu quelques particularités allemandes sur l'entrevue de Compiègne que j'ai motif de croire exactes. Les deux souverains ont eu deux entretiens; un petit à la chasse, un plus long dans l'appartement du Roi, où l'Empereur est allé le chercher, tout à la fois, avec empressement et réserve. Il n'a pas parlé du tout des affaires d'Allemagne. Sur l'Italie, il a trouvé naturel, et même bon, que le Roi n'ait pas reconnu le nouveau royaume, dont l'avenir est fort douteux et sur lequel il a fait lui-même des réserves. Il a très bien parlé de la légitimité, principe excellent dont les revers sont des échecs pour tous les gouvernements. En tout, langage très conservateur. La tentative délicate a porté sur l'Angleterre. Il s'est montré à la fois très ami de l'alliance anglaise et très préoccupé de ses difficultés, de ses exigences. Il a fort approuvé la Prusse de devenir une puissance maritime; c'est bon pour elle, pour la France, pour l'Europe; mais l'Angleterre le souffrira-t-elle? Il avait bien envie de savoir jusqu'où allait l'intimité entre Berlin et Londres, et envie aussi de l'intimité entre Berlin et Paris, et que cette intimité-ci fût indépendante de l'autre. Le Roi dit avoir été réservé, négatif par son silence. On dit aussi qu'à propos du traité de commerce, qui se négocie entre la France et le Zollverein, l'Empereur ayant témoigné le désir d'une réduction des droits allemands sur les vins et les soieries de France, le Roi a répondu: «Mais ce sont aussi des productions des provinces rhénanes, et j'ai à cœur de ne pas les mécontenter.»

Sagan, 21 octobre 1861.—Voici l'extrait d'une lettre que m'a écrite de Kœnigsberg un personnage important du parti catholique conservateur et monarchique. L'Aigle noir, donné à la Reine, est quelque chose de tout nouveau, et par conséquent de tout à fait exceptionnel, qui doit lui avoir fait plaisir:

«Kœnigsberg, 19 octobre 1861.—La fête d'hier s'est passée aussi bien que nous pouvions le désirer. Son effet, son ordonnance, la manière dont elle a été exécutée, ont surpassé mon attente. Il n'était pas facile d'organiser un acte pareil, auquel il manquait et traditions et précédents. Le tout a été digne de son caractère symbolique, comme un acte d'invocation à la protection de Dieu, et comme un acte politique et monarchique. Il ne manquait que l'onction, que les bénédictions, que l'Église à laquelle nous appartenons y aurait apportées. Sans cela tout a été digne et convenable. Le Roi et la Reine ont eu belle et noble tenue, s'inclinant humblement devant le Tout-Puissant, duquel ils ont pris en fief leur couronne, et se relevant avec dignité en le proclamant à leurs peuples.

«Le plus beau temps a favorisé la cérémonie; la tenue du public n'a rien laissé à désirer et a fait la meilleure impression aux étrangers. Lord Clarendon m'a dit qu'il en avait été frappé.

«Un silence, un ordre respectueux et un élan vibrant lorsque le moment d'une démonstration est venu. Le Roi a très bien parlé dans les diverses occasions, simplement, mais appuyant fortement sur le principe monarchique, qu'il était appelé à conserver intact à sa dynastie. Entre les allocutions qui lui ont été adressées, celle du Cardinal archevêque de Cologne [356], qui a parlé au nom de notre clergé, a été généralement reconnue comme la plus remarquable; elle était apostolique, marquée par la grâce du Saint-Esprit; ce qu'il a dit des affaires de ce monde était vrai, noble, en un mot chrétien. Le tout s'est passé sans la moindre dissonance. La partie libérale du Ministère a dû pâtir des paroles du Roi; elles ne cadraient pas avec leurs principes; les plus conservatifs n'auraient pas pu les désirer autres. Les Ministres ont dissimulé les couleuvres qu'ils ont été obligés d'avaler; nous verrons s'ils se rattraperont.»

Sagan, 26 octobre 1861.—Voici des extraits de diverses lettres de Berlin: «L'entrée à Berlin, quoique favorisée par un temps magnifique, une foule empressée et démonstrative, a été loin de m'impressionner autant que Kœnigsberg. A Berlin, les couleurs allemandes dominaient, à Kœnigsberg les couleurs prussiennes excluaient presque les autres. A Berlin, un bon tiers des ouvriers avait arboré une médaille en carton, portant la lettre V. der Handwerken Verein, espèce de société comme celle de la Marianne, en France, tolérée tacitement par le ministre de l'Intérieur, comte de Schwerin, et qui compte à Berlin vingt mille adhérents, menés par des démocrates rouges. Une des vraies raisons de l'opposition contre le président de la police Zedlitz vient de la guerre qu'il voulait faire à cette dangereuse association.

«Un doux contraste à ces dissonances étaient des tribunes, placées à cinq cents pas les unes des autres, remplies de jeunes filles vêtues en mousseline blanche et couronnées de fleurs; leur air pur, enjoué et innocent, faisait du bien à voir. La Cour et ce qui y tenait faisait très bon effet; les équipages étaient très beaux; le Roi, entouré des Princes de sa Maison, précédé par les généraux de son armée, avait grande mine; la Reine et la Princesse Royale, dans une voiture dorée et à glaces, étaient rayonnantes d'affabilité.»

Autre lettre: «Au grand concert gala, il y avait trop de foule, et pas même une glace ou un verre d'orgeat; mais des toilettes magnifiques. La Reine est superbe; elle est enfin couverte des diamants de la couronne, et portant admirablement, à toutes les fêtes, le grand diadème; mais elle est bien fatiguée, ses traits s'en ressentent. La maréchale de Mac-Mahon est élégante, mais pas richement vêtue; des toilettes de Longchamps, mais non pas de Cour. Elle n'a pas l'air distingué.

«L'Infante de Portugal, princesse de Hohenzollern, ressemble à la duchesse de Nemours; elle est bien belle, elle a l'air d'avoir plus de seize ans; son mari est plus petit qu'elle. La princesse Putbus avait imaginé de profaner ses jolis cheveux blonds en les poudrant d'une poudre d'or, qui retombait en pluie jaune sur son front et son cou. Elle avait piqué dans ses cheveux une plume si hardie, si droite, si menaçante que, voyant l'étonnement qu'elle causait, elle a voulu faire disparaître cette fatale plume; mais elle était si bien ajustée qu'elle n'a pu venir à bout de l'arracher; alors, elle s'est adressée à Antoine Radziwill en le priant de couper cette plume maudite avec son sabre: ce qui fut dit, fut fait.»

Autre lettre: «Ce matin a eu lieu la consécration de l'église catholique de Saint-Michel [357]. Le Roi et la Reine devaient s'y rendre; mais au dernier moment, les protestants ont tellement tourmenté le Roi, qu'il a fait dire par le Prince Royal au Prince-Évêque de Breslau, qu'il était enrhumé et ne pouvait aller à l'église. Le soir, il était au bal!

On dit que la cérémonie a été très imposante, le curé a fait un beau discours et le Prince-Évêque, au Te Deum, a prononcé un discours sublime. Tout le Corps diplomatique catholique s'y trouvait. Le Prince-Évêque était revêtu d'un magnifique ornement: cadeau que la nouvelle église a reçu du Saint-Père.»

Sagan, 2 novembre 1861.—Le Roi et la Reine viennent décidément chez moi dans quelques jours [358]. La Grande-Duchesse de Bade aura été bien satisfaite du couronnement qui a été, en effet, une belle décoration; je ne puis m'empêcher d'y voir le chant du cygne des monarchies [359]. Dieu veuille que je n'aie pas le sens commun et que je ne voie si noir qu'à cause de ma lunette de malade!

Ici nouvelle interruption de la correspondance qui ne reprit qu'au mois de mars 1862, M. de Bacourt s'étant rendu à Sagan, où il passa tout l'hiver auprès de la malade.

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