Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)
Nice, 12 janvier 1856.—Pendant plusieurs jours les communications ont été coupées, par mer par la tempête, par terre par le gonflement des torrents et la rupture des ponts. Les voilà enfin rétablies, les vagues se calment, les torrents se sèchent aussi vite qu'ils se précipitent; le soleil fait justice de tous ces excès, et les lettres attendues arrivent pour rendre les distances moins pénibles.
Nice, 17 janvier 1856.—On m'écrit de Paris: «La partie va devenir redoutable contre la Russie. On ne peut nier que la coalition est en train de se former contre elle. L'Autriche est fort engagée actuellement pour ne pas prendre les armes au moment donné. La Suède et le Danemark s'engagent peu à peu à leur tour. La Prusse même sera obligée de s'y joindre; elle jouerait trop gros jeu à ne pas le faire; et si plusieurs des puissances continentales prennent part à la guerre, il leur faudra des avantages, et si elles en ont, il en faudra à la France aussi; il pourrait être commode de charger la Prusse d'en faire les frais.»
Une autre lettre me dit: «On n'a pas encore perdu tout espoir de paix, la Russie va entrer en négociation, l'Angleterre fera tout au monde pour y mettre obstacle, mais l'Empereur Napoléon, qui la désire, mettra de la fermeté à l'obtenir. On ne croit pas à la sincérité de la Prusse; aussi, on va bloquer ses ports, et l'Angleterre offre de laisser la France prendre la Belgique et les provinces rhénanes, si la France lui laisse brûler Cronstadt et les flottes russes. L'Autriche va être obligée de marcher avec l'Occident, sans quoi on entre en Italie et on soulève ses provinces.»
Nice, 24 février 1856.—Le morceau de M. Cousin sur Mme d'Hautefort [181] est un diamant. La péroraison me plaît moins cependant, car je trouve qu'il y a un certain manque de goût et de simplicité à entretenir le public des voies de Dieu en soi; et ces voies ont beau avoir été ouvertes par les belles converties ou convertisseuses du dix-septième siècle, il n'en est que plus étrange de se produire ainsi, sous les plis de leur robe de bure ou de velours, à ses lecteurs, qui se moqueront bien plus de la vanité qui fait choisir un pareil cadre, qu'ils ne seront édifiés de la profession de foi de l'auteur. Ce n'est pas que je comprenne fort bien, qu'ayant recherche cette haute société chrétienne et y ayant vécu intimement par tant de curieuses recherches, on ne finisse par subir sa bonne et grande influence. On a raison de la mettre en lumière, de l'honorer dans ses écrits et de montrer par là qu'on s'est imbu de son esprit et de ses croyances: cela déjà est utile; mais lorsqu'on veut occuper le public, non seulement de ses écrits, mais encore de sa conscience, il faut alors lui donner, outre de belles paroles, de grands exemples. J'attends donc M. Cousin se couvrant, à Port-Royal-des-Champs, de la poussière des tombeaux; se construisant, des derniers débris de cette illustre thébaïde, une cellule sur la place même d'où M. Singlin dirigeait Mme de Longueville, et s'y donnant la discipline du silence.
Nice, 28 février 1856.—On dit que nous marchons vers la paix, mais que la conclusion, quoique infaillible, sera longue à atteindre. Je crois au travail souterrain et venimeux de lord Palmerston, et le tout me paraît plutôt un armistice, plus ou moins prolongé, qu'une paix équilibrant l'Europe. J'espère, du moins, que la Prusse prendra dans toutes les négociations une part active et honorable [182].
Nice, 16 mars 1856.—L'autre jour, Thiers, en parlant de l'Empereur Napoléon, a dit: «Je n'aime pas le cuisinier, mais je trouve sa cuisine excellente.» Ce propos a été rapporté à l'Empereur qui a répliqué: «Dites à M. Thiers que je ne le prendrai pas pour mon marmiton, car il gâterait mes sauces.»
Nice, 21 mars 1856.—Chacun paraît stupéfait et paralysé par les tragédies de Berlin. Je ne savais que ce qu'en disent les journaux qui savent et disent, en général, fort mal. Je suis lugubrement impressionnée de ces scènes sanglantes qui, se mêlant aux aigreurs parlementaires et aux intrigues de la camarilla, indiquent un état de choses inquiétant [183]. Que trouverai-je à mon retour? Rien de bon, je le crains. M. de Manteuffel arrivant à Paris à la onzième heure ne donne pas grand éclat au rôle politique de son souverain. Tout est fort triste, assez humiliant.
Nice, 31 mars 1856.—Je quitte Nice demain. On me comble ici de toutes parts des plus aimables attentions; il ne tiendrait qu'à moi de me croire adorable et regrettée; j'en rabats beaucoup, mais enfin, ce sont d'assez doux échos; sans s'y fier entièrement, on aime le son. Et cependant, je suis fort triste, je ne saurais trop dire pourquoi, mais je ne puis exprimer de quel poids moral je me sens oppressée, car ma santé est redevenue assez bonne; mais c'est l'âme, ce sont les nerfs, l'esprit, le cœur; c'est là ce qui est en désarroi.
Turin, 8 avril 1856.—J'ai fait route jusqu'ici sans accident; mais, en dépit d'un beau soleil qui éclaire cette belle ville, je sens que je vais vers le Nord, et ce n'est pas une sensation agréable à la peau.
J'ai été choyée et fêtée à Gênes par les Balbi, Pallavicini et Durazzo; et je le suis ici par les Viry, Malabria, Cortanze, Perrone, Villamarina et un Corps diplomatique fort empressé. J'ai vu à Nervi, près de Gênes, la Reine Marie-Amélie, très émue de la visite imprévue et spontanée du Comte de Chambord, qu'elle n'avait pas revu depuis sa petite enfance [184]. Ce qui eût été un événement, il y a quelques années, n'est plus pour le moment qu'une douceur de famille; mais cette douceur en est une grande pour une personne qui est évidemment bien près d'aller retrouver ceux qui, sans doute, ont célébré là-haut une paix éternelle. La Reine est guérie; mais il n'en est pas moins évident qu'elle n'offre plus de résistance et que le moindre souffle emportera cette transparente enveloppe d'une âme toujours également ferme et douce. Elle m'a nommé tous ses enfants et petits-enfants, mais elle n'a pas même indiqué Mme la Duchesse d'Orléans. Je l'ai trouvée entourée du Duc et de la Duchesse de Nemours, de la Princesse Clémentine et de son mari.
Milan, 12 avril 1856.—J'ai oublié de mander de Turin que j'avais fait une visite à la Duchesse de Gênes; elle a été des plus gracieuses et m'a chargée de beaucoup de choses pour Dresde et pour Potsdam; elle m'a fait voir ses deux gentils enfants [185], afin d'en rendre compte à leurs grands-parents d'Allemagne; elle est la nièce favorite de la Reine de Prusse.
On m'a donné à Turin les discours prononcés par le duc de Broglie et M. Nisard à la réception du premier à l'Académie française. Je ne sais si je dois m'en prendre à des fautes d'impression et de ponctuation; mais j'ai trouvé dans le style du Duc des obscurités étranges, des tours de phrases malsonnantes, et parfois des locutions du langage le plus familier. Je ne parlerai pas de l'extrême âpreté de quelques passages peu appropriés à un discours, dont le but principal était de louer l'homme du monde le plus étranger à toute violence [186], chez lequel même l'aménité et l'urbanité étaient poussées jusqu'à l'extrême. A la vérité, il importait moins à M. de Broglie de louer Sainte-Aulaire que de paraître rétrospectivement une fois encore sur la scène politique. En un mot, il y a quelque chose de tendu dans ce discours qui lui ôte de la grâce, du naturel, de la simplicité; il est tout pétri de l'âcreté des doctrinaires et il a toute leur disgrâce. M. Nisard, qui veut plaire à tout le monde, pourrait bien ne satisfaire personne.
Il y a trois ans, les pluies de novembre m'empêchèrent d'aller voir la Chartreuse de Pavie. Hier, le ciel étant serein, j'ai mieux rempli mon désir de touriste et je m'en applaudis, car c'est bien beau et bien curieux. Le goût le plus élevé, les arts divers dans leur plus belle expression, la richesse dans sa magnificence s'y donnent la main, pour produire l'achevé. Malgré l'extrême richesse de l'édifice, rendu sous le dernier empereur d'Autriche aux Chartreux, ils n'y ont plus trouvé ni ornements d'églises, ni vases sacrés; pillés aux différentes phases révolutionnaires, tous les biens ruraux ont été également vendus. Il ne leur reste qu'une petite rente fort exiguë, et les aumônes et charités des fidèles, ce qui les expose à mourir de faim au milieu des millions et des millions enfouis dans ce temple merveilleux.
Vienne, 22 avril 1856.—Ma route de Vérone ici s'est faite sans accident. Le passage du Semmering est surprenant de hardiesse et de beauté, le temps était clair, mais froid [187]. La végétation est arriérée de beaucoup, même sur celle de Vérone, et si le soleil brille, il ne chauffe guère.
Vienne, 26 avril 1856.—J'ai eu l'honneur d'être invitée à une petite soirée chez Mme l'Archiduchesse Sophie, où j'ai été présentée à la jeune Impératrice: aucun de ses portraits ne lui rend justice; elle est parfaitement jolie de visage, de taille, de jeunesse.
M. de Buol est revenu content de la paix de Paris, le comte Orloff s'en retournera enchanté: telle est, je crois, la vraie nuance.
Personne n'est plus à la mode ici que l'Empereur Napoléon: on l'admire, on le redoute, on le considère. Il est plus puissant dans l'opinion que ne l'était son oncle, parce qu'on n'était soumis à celui-ci que par la peur qu'il faisait, et qu'on se confie en son neveu par la peur qu'on a des autres. Il semble à tous un bonheur, une égide. Le prince de Metternich en parle ainsi, et les plus grandes dames en disent autant.
Le Prince-Évêque de Breslau est ici, fort triste de l'état catholique en Prusse. Il dit que le métier de catholique n'y est plus possible, et je tremble de lui voir donner sa démission, ce qui me serait un chagrin personnel.
Vienne, 2 mai 1856.—J'ai eu, hier, une audience de congé chez l'Archiduchesse Sophie qui m'a dit que son second fils, l'Archiduc Maximilien, prince aimable et instruit, aimant la littérature et les arts, allait partir pour Paris, afin d'y voir l'homme le plus remarquable du siècle [188]. Je crois qu'il est chargé de compliments sur la naissance et en même temps d'assister au baptême [189]. Le comte de Mensdorff doit l'accompagner; on dit que le choix est excellent.
J'ai dîné hier chez Louise Schœnbourg avec le comte Buol, qui m'a dit que le... Roi... de Wurtemberg allait se rendre... à Paris... De Berlin, quelque Prince ne va-t-il pas suivre la même direction que l'Archiduc? Ce sera une course au clocher.
Berlin, 12 mai 1856.—Me voici arrivée ici, après m'être arrêtée à Dresde. J'y ai vu deux fois la charmante Princesse Royale, heureuse et gracieuse, son époux très aimable; il ne leur manque que d'avoir des enfants, mais cela manque beaucoup. Je me suis complu dans la nouvelle galerie de Dresde, qui fait bien mieux jouir des perles qui s'y trouvent qu'on ne pouvait le faire précédemment.
Sagan, 17 mai 1856.—J'ai quitté Berlin avant-hier. J'avais dîné la veille à Charlottenbourg, où je m'étais rencontrée avec le prince Windisch-Graetz, qui a été reçu avec beaucoup d'honneur à Berlin [190]. La Reine a été fort gracieuse. Le Roi a placé mon buste dans son cabinet de travail en pendant de celui de Humboldt.
On est plus russe que jamais à Berlin, on y exècre l'Autriche, on n'y aime pas la France, on y adore la Reine Victoria; mais on se défie de son Cabinet. Manteuffel a eu toutes les peines du monde à obtenir l'Aigle noir pour l'Empereur Napoléon. Hatzfeldt demande à grands cris l'apparition d'un prince prussien à Paris; jusqu'à présent, je n'en entends pas nommer. On espère à Berlin la visite de l'Empereur de Russie. Les médecins insistent pour que le Roi aille à Marienbad; il est visible qu'il en a grand besoin, car il est très maigri, vieilli et abattu. Humboldt s'affaiblit visiblement.
Sagan, 28 mai 1856.—Le voyage du Prince-Régent de Bade [191] à Paris augmentera la liste princière qui se presse autour de l'Empereur Napoléon. Il y en a une bien étendue aussi en ce moment à Potsdam: on déloge toutes les dames d'honneur, on éparpille la Cour dans tous les temples, kiosques et berceaux des jardins, vie idyllique, fort peu commode pour les devoirs de la Cour. L'Empereur Alexandre, le Prince et la Princesse Royale de Wurtemberg arrivent demain. L'Impératrice veuve de Russie a atteint Potsdam, vivante; voilà le miracle qui en promet d'autres, par exemple: d'atteindre Wildbad, d'être à Moscou au couronnement de son fils, et à Palerme pour le 1er novembre. Tels sont ses projets.
Une correspondante de Mme la Duchesse d'Orléans me disait, il y a peu de jours, que la Duchesse est triomphante. Il y a, en effet, de quoi! Si son fils, au 24 août [192] prochain, chante la Parisienne, soldat du drapeau tricolore, il aura une belle position! Il pourra demander du service dans les zouaves de la Garde impériale. Que tout cela est pitoyable! Se désunir sur des mots, sur des titres, sur des nuances, quand on est encore si loin du but! Il semblerait qu'on n'a qu'à faire ses malles pour s'installer, les uns au pavillon de Marsan, les autres au pavillon de Flore. Jamais on ne s'est plus appliqué à jouer le jeu de ses adversaires et à faire prendre racine à la dynastie napoléonienne. Je me souviendrai toujours, avec une triste satisfaction, que mon dernier mot adressé à la Duchesse d'Orléans, le jour où je la vis à Eisenach, en 1849, a été: «Tout ce que je désire, Madame, c'est que vous ne fassiez pas d'un Président un Empereur.» Elle a probablement oublié cet adieu, mais je m'en souviens pour déplorer d'avoir prédit si juste. Elle aura fait bien du mal à son fils.
Téplitz, 20 août 1856.—Le bruit répété que M. de Morny refuse, tout le long de sa route, d'épouser des princesses, tantôt en Saxe, tantôt en Mecklembourg, et aussi de Hohenzollern, est sans doute une mauvaise plaisanterie que font courir ses ennemis. Il me semble qu'il est assez ridicule avec son faste et ses fracas; on prétendait qu'il avait beaucoup de goût et de mesure. Eh bien, pas du tout [193]! Esterhazy a commencé dès Pétersbourg à donner des fêtes et à éblouir les Moscovites par un luxe non moins asiatique que le leur.
Le maréchal Pélissier, ou pour mieux dire, le duc de Malakoff succombe sous le poids des ovations et des honneurs [194]. Le maréchal Canrobert pourrait en avoir un peu de jalousie, s'il ne possédait pas, à ce que l'on dit, cette vanité naïve dont la trame est impénétrable.
Il y a un peu de Pourceaugnac dans les hommes de ce temps-ci, y compris la berline dans laquelle le Comte de Paris, M. Thiers, le Duc de Chartres et Montguyon roulent ensemble à Hambourg et ses environs. M. Thiers est dans le fond à côté du Comte de Paris, et M. de Montguyon avec le Duc de Chartres sur le devant [195].
Téplitz, 21 août 1856.—Humboldt m'écrit merveille sur le mariage de ma petite-fille Castellane avec le prince Antoine Radzivill; puis, il me dit que la douloureuse, très gauche et un peu ridicule expédition du Prince Adalbert de Prusse sur la côte du Maroc fait à Berlin un effet qui ne saurait être comparé qu'à celui produit à Madrid par le désastre de la Grande Armada, il y a quelques siècles [196].
Sagan, 5 septembre 1856.—Voici une nouvelle épreuve. Mon excellent beau-frère, frappé en quarante-huit heures de plusieurs attaques d'apoplexie répétées qui lui ont nécessairement affaibli le corps et l'âme jusqu'à lui ôter enfin toute connaissance, a rendu hier le dernier soupir, à deux heures et demie de l'après-midi [197].
Berlin, 16 octobre 1856.—Le dédale d'affaires dans lequel je suis enfoncée par suite de la mort de mon beau-frère m'a obligée à venir ici. Des revenants de Moscou racontaient hier, à Sans-Souci, que les Granville y ont donné les meilleurs dîners, que les équipages de M. de Morny y primaient tous les autres; mais que c'était la fête donnée par le prince Esterhazy qui l'avait emporté par l'élégance, l'éclat, le bon goût, le grand air, sur toutes les autres fêtes, et qu'on y avait senti qu'on était chez un grand seigneur. Le prince Esterhazy, lui-même, m'a écrit la veille de son départ de Moscou qu'il était satisfait de son séjour, moins encore sous les rapports mondains que par l'espérance d'avoir adouci une partie de l'aigreur qui régnait entre les deux Cours.
Sagan, 20 octobre 1856.—La Duchesse de Gênes s'est remariée à un jeune officier qui était aide de camp de feu son mari; et cela à l'insu de tout le monde. L'époux est fort peu intéressant, peu considérable et peu considéré, pas beau, n'ayant que la cape et l'épée. On dit qu'on ôte à la Duchesse la tutelle de ses enfants et qu'elle sera renvoyée en Saxe; mais il n'y a de certain, je crois, que le fait du mariage [198].
Au mariage de la Princesse Louise de Prusse [199], il y a eu un grand conflit de rang à la cérémonie et aux fêtes. Le Duc de Cobourg prétendait, comme Prince régnant et Souverain, avoir le pas sur les Altesses Royales puînées [200]. Le Roi de Prusse n'a pas accédé à cette demande et le Duc régnant de Cobourg a dû passer après le Prince Auguste de Wurtemberg, parce que celui-ci, neveu du Roi de Wurtemberg, a l'Altesse Royale, tandis que le Duc de Cobourg n'a que l'Altesse Ducale, excepté à la Cour d'Angleterre. Toute cette lutte a fort déplu; il y a eu menace de protestation, de notes diplomatiques; puis on s'est soumis; mais je suppose qu'on aura porté plainte à Londres.
Sagan, 25 novembre 1856.—On me mande de Dresde que le Roi de Sardaigne, sur les instances du Roi de Saxe, a rendu à la Duchesse de Gênes, sa fille, son titre, son nom, son rang, un petit apanage et une villa pour habitation. Le petit Prince et la tutelle lui sont ôtés.
Mes lettres de Paris disent que les Mémoires du maréchal Marmont y excitent une indignation générale; il y dit un mal affreux de tout le monde, femmes et hommes; et en particulier, il est atroce pour sa femme, âgée de soixante-treize ans, dont il a dévoré une grande partie de la fortune [201]. M. de Falloux ne sera reçu à l'Académie qu'au mois d'avril. Mme de La Ferté, qui est à Venise, et les d'Ayen, qui sont en Sicile, ne revenant qu'alors, veulent entendre, comme de raison, l'éloge de M. Molé.
On dit que l'Impératrice veuve de Russie mène un train énorme à Nice et qu'elle y dépense un million de francs par mois.
Il y a eu des petits bals à Saint-Cloud. Au premier bal, l'Impératrice Eugénie était mise très simplement; elle avait une robe de satin blanc, sans garniture, avec un simple ourlet; le bruit se répandit aussitôt qu'elle allait adopter une toilette simple pour diminuer le luxe ruineux des femmes; les maris s'en réjouissaient fort; mais au bal suivant, les falbalas, les dentelles, etc., ont reparu, et les maris de soupirer!
Outre ces détails frivoles, on me mande ce qui suit: «La situation politique est toujours tendue, le système des concessions a commencé: à l'intérieur, par l'abandon du voyage de Fontainebleau, à l'extérieur par mille complaisances pour l'Angleterre. La situation est encore très forte; il suffirait de deux bonnes récoltes pour la remettre dans son plus beau jour; mais le défilé que nous traversons offre des difficultés qui ne deviendront pas des périls, quoi qu'en dise l'opposition, mais qui obligent à tenir les yeux ouverts. La crise financière s'amende, dans deux mois on croit qu'elle sera terminée.»
Une autre lettre me dit ceci: «La princesse de Lieven s'est encore fourvoyée dans ses tentatives d'alliance russe. Quelle intrigante! Si son esprit est distingué dans la forme, il est bien peu clairvoyant dans le fond. Elle a aidé à la chute de M. Guizot, elle a précipité M. de Kisseleff, il y a trois ans, en lui faisant écrire que la guerre était impossible; aujourd'hui, elle a compromis notre alliance anglaise par des intrigues avec Fould et Morny.»
Sagan, 2 décembre 1856.—J'apprends que l'Impératrice douairière de Russie ne se plaît pas trop à Nice, et qu'elle se rendra en février à Rome, avec tout ce qui voyage en fait de Grands-Ducs et de Grandes-Duchesses moscovites. La Grande-Duchesse Hélène veut faire jouer la comédie dans la villa qu'elle habite à Nice; mais les éléments manquent. Beaucoup de personnes de la société niçoise s'abstiennent de forcer la consigne impériale qui a blessé. Le Corps consulaire n'a pas été reçu comme tel et ne veut pas arriver sous un caractère privé. En tout, on dit Nice, cette année, triste et ennuyeux à force de grandeurs. L'Impératrice se plaint surtout... de quoi?... de la laideur de la population, à commencer par celle du Roi de Sardaigne qu'elle trouve si laid qu'elle dit ne pouvoir l'envisager!
La Reine Marie-Amélie est ravie du mariage de sa petite-fille de Belgique. Il est certain qu'on se marie mieux en s'appelant Cobourg qu'en s'appelant Orléans [202]. La Princesse Charlotte avait refusé le Roi de Portugal, le Prince héréditaire de Toscane et le Prince Georges de Saxe. Je lui sais gré d'avoir été sensible à l'élégante distinction du jeune Archiduc qui, malgré la lèvre de sa famille, me rappelle le Duc d'Orléans. Il est aimable, instruit, ayant le goût des arts et un tour d'esprit poétique, animé, chevaleresque qui m'a toujours infiniment plu; il a, d'ailleurs, le don de cette conversation facile, abondante, diversifiée qui rend Madame sa mère si parfaitement agréable.
Le discours royal d'ouverture des Chambres à Berlin annonce un surcroît d'impôts qui provoquera de grands éclats aux Chambres, et de nouvelles causes de malaise, de mécontentement dans le pays, s'il est adopté; on y a déjà pas mal d'humeur [203].
Sagan, 16 décembre 1856.—Mon pauvre ami Salvandy va de mal en pis, souffrant affreusement, objet de dégoût pour lui-même comme pour les autres; il ne permet plus qu'on vienne à lui, il ne reçoit que l'évêque d'Évreux, M. de Bonnechose, qui d'Évreux vient à Graveron pour le consoler. Il paraît que tout se passe à la satisfaction réciproque entre ces deux âmes.
Il me revient que les affaires politiques, qui avaient un moment assombri les Tuileries, s'améliorent; que le Congrès a été inventé pour cimenter de nouveau l'alliance anglo-française [204].
On croit que la France cédera sur Belgrade et les Principautés danubiennes, en ayant l'air de suivre la majorité, et que l'Angleterre cédera, sur la forme, en acceptant une nouvelle réunion du Congrès, que d'abord elle ne voulait pas. La situation des personnes reste excentrique.
M. Walewski, brouillé avec lord Cowley et avec M. de Persigny, est tenu éloigné des relations avec ces deux personnages, qui traitent directement avec l'Empereur. On accuse Walewski d'avoir été trop russe. Les Russes ont l'oreille basse pour le quart d'heure à Paris, se voyant abandonnés par les uns et battus par les autres.
Sagan, 22 décembre 1856.—M. de Salvandy est délivré de la fatigue de vivre! Il a fini chrétiennement, ne le plaignons pas; réservons notre pitié pour ceux qui portent le fardeau écrasant des peines journalières. Quand on voit disparaître les êtres qui se trouvaient mêlés aux souvenirs de notre existence, tout un monde de choses se réveille et se dresse devant nous; c'est un anneau de la chaîne du passé qui se brise, et combien d'anneaux sont déjà rompus de la mienne! En voyant nos contemporains, les témoins de notre jeunesse disparaître, on se rappelle telle circonstance, telle soirée, pleines d'émotions vives, où ils étaient spectateurs; puis tout s'engloutit dans un tombeau ouvert avant le nôtre. Avoir creusé le fond des choses humaines et rester de force lié au monde est souvent une bien lourde épreuve! J'ai des jours d'épuisement si profond, d'angoisse si vraie que le train monotone de la vie me trouve sans force pour y faire face. La faculté de souffrir est inépuisable, tandis que celle de jouir s'émousse de plus en plus. Quand le serrement de cœur est arrivé à un certain point, il faut renoncer à le voir s'épanouir jamais plus, et on s'étonne d'avoir encore des larmes ou des soupirs pour autre chose!
Sagan, 29 décembre 1856.—J'ai une lettre de Paris dans laquelle on me parle d'une correspondance entre lord Palmerston et M. Walewski, au sujet du violent langage du Morning Post contre ce dernier. Lord Palmerston a écrit à Walewski, dit-on, qu'il était surpris que celui-ci s'étonnât de ce langage, qu'il paraissait avoir oublié que ce même journal était sous son influence et sous son inspiration pendant son ambassade à Londres et qu'alors M. Walewski l'avait employé à perdre M. Drouyn de L'Huys, ce à quoi il avait réussi; que maintenant, ce même journal, inspiré par M. de Persigny, suivait les mêmes traditions pour perdre M. Walewski et qu'il n'y avait rien là qui puisse surprendre celui-ci.
Le jeune lord Shrewsbury, récemment mort, a laissé, dans l'intérêt catholique, la plus grande partie de sa fortune au second fils du Duc de Norfolk actuel. The Earl Talbot, héritier du titre de Shrewsbury, soutenu par tout le parti protestant, conteste ce testament: de là, procès qui sera jugé au prochain Parlement [205].
Il y a eu dernièrement à Paris une soirée chez lady Holland, toute de pièces de rapport. La maréchale Serrano y brillait de tout l'éclat d'une charmante beauté, Mme Barrington de l'éclat de sa touchante pâleur; Villemain y dissimulait sa laideur sous la vivacité de ses propos malins; Guizot y haussait la tête plus que jamais; Thiers roulait son pétulant embonpoint; Mme de Lottum, belle encore comme un beau soir, y parlait de son départ pour Berlin; Mme Delmar, qui vend son bel hôtel, s'informait si on pouvait décemment habiter rue de l'Université; la duchesse d'Istrie, dans ses habits de deuil, semblait dire: Je suis veuve. Lord Holland souriait à la beauté des femmes et lady Holland circulait dans sa bonbonnière avec bonne grâce et belle humeur, au milieu de cinquante crinolines. Voilà un petit tableau de genre que je mets sur le chevalet.