Chronique de 1831 à 1862, Tome 4 (de 4)
Berlin, 9 janvier 1857.—L'assassinat de l'archevêque de Paris [206] m'a fort émue par le fait en lui-même, comme par tout ce qui réveille en moi le souvenir de son avant-dernier prédécesseur, qui n'a pas été tué d'un seul coup, mais qui a succombé à une série de persécutions d'autant plus pénibles pour lui qu'il sentait l'Église attaquée dans sa personne.
Je lis maintenant, après avoir achevé les lettres édifiantes, et toutes admirables, de Mme de Maintenon, les Mémoires de l'abbé Ledieu sur Bossuet. Décidément, je ne me sens à l'aise que dans la compagnie du grand siècle [207].
Berlin, 15 janvier 1857.—On savait que M. de Morny courtisait une jeune Américaine qu'il devait épouser; elle devait venir ici à sa rencontre, et il la plante là pour épouser une Russe [208]. Mme Le Hon n'est pas moins consternée que l'Américaine; une lettre formelle (qu'elle montre) lui a signifié son arrêt. Cette lettre dit qu'en se mariant il cédait au désir de l'Empereur et de la France! Puis il finit: «Ne me répondez pas de lettre; seulement, par le télégraphe, le seul mot: J'approuve.» Les quolibets, épigrammes, bons mots pleuvent à Paris sur les différents acteurs de cette étrange et vulgaire comédie.
Berlin, 20 janvier 1857.—Louis-Napoléon est fort à la mode ici en ce moment. On reconnaît bien ce qu'il y a d'humiliant à être son protégé, mais on est bien aise de l'efficacité de cette protection; on s'en targue à l'égard de l'Autriche, qu'on déteste, et de l'Angleterre, dont on est mécontent. Quant aux aboyeurs imbéciles, ils vous disent tout simplement qu'il a suffi de mobiliser l'armée pour faire céder les Suisses. Mais maintenant que les Neuchâtelois sont mis en liberté, fera-t-on de nouvelles conditions [209]? Ira-t-on, en ce sens, au delà de ce qu'on a fait savoir verbalement au grand protecteur. Il y a des personnes qui le craignent, car un certain parti y pousse à force. D'un autre côté, Hatzfeldt mande de Paris que si on ne tient pas implicitement ce qu'il a eu la simplicité de rapporter, sans avoir rien d'écrit, le protecteur pourrait bien s'en irriter grandement. Hübner et Cowley, dit-on, guettent ce joint. Ainsi, on ne peut pas dire qu'on soit hors de la crise; seulement, elle est dans une nouvelle phase moins guerrière, mais non moins déplaisante.
Berlin, 30 janvier 1857.—La voilà donc morte cette femme dont le salon sera regretté. Ici, on est curieux des détails de sa fin, mais on n'est que curieux. Mme de Hatzfeldt, dont le mari est malade, a mandé télégraphiquement, au ministre Manteuffel, la mort de Mme de Lieven, et celui-ci l'a annoncé au Roi et à la Famille Royale; cela a paru un peu ridicule. Malgré les dix ans que Mme de Lieven avait de plus que moi, je la regardais comme une contemporaine; je l'ai tant pratiquée, son souvenir se mêlait à des années qui ont été si riches et si remplies pour moi que j'ai été émue de sa fin. Ce grand gouffre du passé se remplit si vite qu'il n'y a presque plus place que pour moi; et même, je ne tarderai guère à la prendre.
Berlin, 1er février 1857.—On me mande de Paris que Mme de Lieven a eu peu d'agonie, qu'elle a reçu la communion l'avant-veille de sa mort, qu'elle connaissait et envisageait son état avec calme. On assure qu'elle a écrit, la veille de sa mort, une lettre à M. Guizot pour lui être remise après sa fin. M. Guizot l'avait quittée, ainsi que Paul de Lieven, à dix heures du soir, pour revenir le lendemain matin; mais elle a expiré à minuit et demi. Elle a laissé un testament par lequel elle demande à être enterrée en Russie. Dès le lendemain de sa mort, M. Guizot était à une séance à l'Académie, y lisant un morceau sur M. Biot.
Berlin, 8 février 1857.—J'ai vu ici les Meyendorff accablés par la mort de leur fils. Ils racontent que Mme de Lieven, après avoir imploré les médecins de la tirer d'affaire, est devenue toute calme, résignée, simple et courageuse, lorsqu'elle a vu que les secours humains étaient inutiles. Elle a nommé le duc de Noailles et le duc de Montebello exécuteurs testamentaires. Le premier m'a écrit qu'elle ne laissait pas précisément des mémoires, mais beaucoup de morceaux détachés et force correspondances. Elle a laissé huit mille livres de rente viagère à M. Guizot, cent mille francs comptant à son neveu Benkendorff, vingt-cinq mille francs à chacune des petites Ellice, un bijou et de l'argent à sa demoiselle de compagnie. M. Guizot écrit des lettres sur du papier à larges bords noirs, papier de veuf. Il y a des personnes qui croient au mariage. Il a paru très affecté auprès du lit mortuaire, ce qui ne l'a pas empêché d'aller le lendemain à une séance préparatoire de l'Académie; c'est lui qui a écrit dans les Débats l'article nécrologique.
Les journaux anglais placés sous l'inspiration de lord Palmerston disent du mal de Mme de Lieven, ceux de l'influence opposée en disent du bien; les uns trop de bien, les autres trop de mal: cela se passe toujours ainsi.
Berlin, 21 février 1857.—J'ai reçu le sixième volume du duc de Raguse; je le lis et je trouve, à part la partie militaire que je ne sais pas apprécier, ces mémoires curieux, non pas par le sens politique, dont ils ne portent pas le caractère, mais par l'appréciation du caractère de Napoléon; on y voit très bien comment a grandi l'Empire et comment il s'est écroulé. Quant au duc de Raguse lui-même, il est si content de lui qu'on ne prend aucun intérêt à ce qui lui arrive d'heureux ou de malheureux; comment plaindre celui qui a vécu dans la béatitude de l'orgueil?
On admire beaucoup le dernier discours de l'Empereur Napoléon III. Je suppose que M. Thiers doit en admirer surtout la dernière phrase [210]. Au fait, il est l'homme qui, sans s'en douter, a le plus servi au réveil du bonapartisme en France: le retour des cendres de Sainte-Hélène et son ouvrage sur le Consulat et l'Empire ont frappé les imaginations populaires. Il ne s'est guère embarrassé de son amour de la liberté pour louer l'esprit le plus despotique des temps modernes.
Quelqu'un qui arrive de Paris disait ici, il y a quelques jours, que les amis libéraux de Thiers sont aigris contre lui, qu'ils le tiennent en suspicion, tandis que lui-même déborde de satisfaction personnelle. Quel singulier temps! Quelle confusion!
Sagan, 28 février 1857.—M. de Humboldt a eu une petite attaque d'apoplexie, la veille de mon départ de Berlin; la tête restait libre, mais ses jambes avaient peine à retrouver quelque mouvement. Le médecin Schœnlein ne voyait aucun danger immédiat; mais il a dit que l'adieu suprême ne pouvait guère tarder.
J'ai trouvé ici plusieurs lettres qui m'y attendaient. Il y en a une partant du camp doctrinaire ou, au moins, d'une affiliée, qui me dit: «De l'aveu de tous nos amis, les torts, dans les malheureuses dissidences qui ont de nouveau éclaté entre les deux branches de la Maison de Bourbon, les torts sont, dit-on, du côté des Princes d'Orléans. Ils semblent retomber sous le joug de leur belle-sœur. M. le Comte de Chambord vient de répondre au duc de Nemours, et cette réponse a complètement satisfait nos amis [211]. La rupture n'éclatera pas publiquement encore, mais je crains bien qu'elle ne devienne inévitable.»
D'autre part, on me dit que l'aigreur augmente entre les légitimistes pur sang et les orléanistes violents, et cela par l'imbroglio nouveau résultant de la mission de M. de Jarnac envoyé à Venise par le duc de Nemours. La réponse du Comte de Chambord a été portée à Claremont par M. de La Ferté. Le Comte de Chambord avait reçu la lettre de son cousin sans l'ouvrir devant M. de Jarnac, lui disant qu'il y répondrait plus tard. M. de Jarnac s'était rendu de Venise à Gênes près de Mme la Duchesse d'Orléans; en route, il a reçu une dépêche télégraphique du duc de Nemours lui enjoignant de ne pas communiquer à la Duchesse d'Orléans une copie de la lettre adressée par lui au Comte de Chambord, quoiqu'il se rendît à Gênes dans ce but. La réponse portée par le marquis de La Ferté dit que l'on ne peut rien faire, rien discuter, loin de la France et sans elle. Cette réponse me plaît assez, je l'avoue. Elle est, ce me semble, la seule raisonnable à la pression exercée par les Princes d'Orléans qui veulent que le Comte de Chambord s'engage, dès aujourd'hui, à prendre le drapeau tricolore, à promettre le gouvernement représentatif (bien tentant, en effet, d'après ses beaux résultats pour les deux branches) et le suffrage universel. Voilà ce que les d'Orléans appellent le baptême de la légitimité. En attendant, le Comte de Paris, actuellement à Gênes, se pâme d'aise en contemplant la garde nationale piémontaise. Quel avenir cela promet à la France, si ce jeune homme y rentre en souverain! Nous y reverrions un second roi-citoyen. Le Comte de Chambord a donné l'ordre à son monde de ne publier sa réponse au duc de Nemours que si celui-ci faisait publier sa lettre à lui.
Il y a eu dernièrement dîner chez le ministre d'Autriche à Paris, M. de Hübner, auquel assistaient le duc et la duchesse de Galliera, M. de Flavigny et autres fusionnistes, et auquel se rendirent, par méprise du jour indiqué, en outre, le général Fleury et sa femme. On peut imaginer la figure que firent le maître de la maison, plus aplati que jamais dans sa maigreur, d'une part, et les violents fusionnistes, de l'autre. La grimace de la duchesse de Galliera l'enlaidissait fort. Le général Fleury disait de son côté: «Passe pour les autres, mais pour M. de Flavigny dont j'ai lu une lettre sollicitant une place de sénateur, c'est trop fort!»
En vérité, quand je me représente ce que deviendrait le monde si tourmenté par ses instincts socialistes et par ses associations secrètes et sanguinaires, sous le règne du Comte de Paris, élevé par Madame sa mère qui est pire encore que Mme de Genlis... quand je songe au peu que pourrait M. le Comte de Chambord, seul, sans postérité, contre la masse d'intrigues, de perfidies, de trahisons qui neutraliseraient, dès le début, l'union si peu franche des deux branches, je me prends à désirer que l'homme taciturne ne quitte pas de longtemps le terrain difficile, dangereux sur lequel il a su se maintenir jusqu'à présent. M. de Talleyrand disait: «Ce ne sont pas les dupes qui manquent, ce sont les charlatans.» Eh bien, il y a des moments où ils sont les seuls héros possibles, comme il y a des maladies que les empiriques seuls guérissent ou, du moins, s'ils ne guérissent pas, ils empêchent de mourir trop tôt.
Sagan, 2 mars 1857.—On me mande de Vienne que l'on jette la pierre à Marmont sur le portrait plus juste que flatteur de M. de Metternich qu'il a mis dans ses Mémoires. On dit, avec raison, que ce n'était pas à lui, Marmont, comblé par le vieux prince, de livrer au public un portrait aussi peu flatté. En effet, ce n'est pas la reconnaissance qui paraît avoir été la tendance principale de Marmont. Il y a un passage, entre autres, dans le sixième volume, où Marmont énumère ses motifs pour ne pas se croire des obligations envers l'Empereur Napoléon 1er, qui m'a semblé assez vilain dans ses vulgaires détails. Du reste, voilà une preuve de plus de l'inconvénient de publier trop vite. Quand on écrit pour des contemporains, il faut peindre avec des nuances adoucies qui nuisent à la vérité, et quand on veut parler selon le fond de sa pensée, il ne faut s'adresser au public qu'après avoir mis le dernier contemporain sous terre.
Sagan, 14 mars 1857.—La faveur de M. de Morny auprès de l'Empereur Napoléon pâlit de plus en plus; on le tiendra à Saint-Pétersbourg assez longtemps, puis on l'engagera à continuer son honey-moon [212] en Auvergne. Il n'aura pas de sitôt une situation officielle, pas même celle de président du Corps législatif.
J'ai reçu, hier, une lettre datée de Paris de M. de Falloux. J'ai confiance dans les impressions de cette nature si finement et si délicatement organisée. Voici un passage de cette lettre: «J'aurais dû trouver ici bien des changements, et je ne vois, au contraire, que des sentiments et des partis pris qui se tiennent imperturbablement à la même place, aussi bien dans le sens favorable que dans le sens opposé à mes propres vœux. Les hommes qui ont vu les derniers événements de famille [213] tourner contre eux, n'aiment pas à s'avouer battus; ceux qui sont parvenus à leurs fins, ou à peu près, sont effrayés de la partie qui leur reste à jouer, et n'en semblent que plus préoccupés de chanter victoire. En attendant, tous les résultats immédiats profitent au possesseur actuel; mais, à mesure que ses ennemis le servent mieux, ses amis le servent plus mal, cela rétablit l'équilibre.»
Sagan, 24 mars 1857.—L'Empereur Napoléon a donné tout dernièrement à Mme de Castiglione une émeraude de cent mille francs, la plus belle qui existe. On dit que jamais belle n'a été aussi intéressée. Ce qui fait tourner, non pas une tête couronnée, mais toutes les têtes couronnées ou non, à Paris, c'est un Américain nommé Hume qui produit gratis des effets étranges. Il tient son principal domicile chez la princesse de Beauveau. On assure qu'il a mis la comtesse Delphine Potocka en communication avec Paul Delaroche, mort il y a quelques semaines. J'ai plus d'une raison pour ne rien nier, rien contester; mais si je crois que Dieu, dans sa miséricorde ou dans son courroux, permet de certaines exceptions aux règles communes, dont sa sagesse nous a environnés, je trouve qu'il y a profanation, péché à chercher spontanément, curieusement à soulever le voile. Cela ne peut être que contraire au salut. Ce que Dieu envoie sans notre recherche, ah! c'est différent; il y a des grâces spéciales à ce qu'il permet, à ce qu'il autorise; mais quand c'est nous qui prévoyons, ce n'est plus que l'amour du démon qui nous pousse. Voilà, je le sais, une doctrine toute hypothétique, fort contestable, mais non pas fausse; du moins, elle n'a rien dont la foi puisse s'offenser. J'ose dire qu'elle contient du vrai plus qu'on ne pense.
On me dit que Guizot court le monde, les salons, qu'il se mêle aux foules, comme si de rien n'était; vraiment la sécheresse de son cœur n'a d'égale que celle du cœur auquel il était uni.
Ce qui est plus fâcheux pour le public, c'est que M. Cousin est assez malade pour interrompre forcément ses études sur les femmes du dix-septième siècle. J'en suis désolée, car je n'aime en fait de peintres de portraits que ceux qui embellissent haut la main; s'il est évident que M. Cousin peint trop favorablement nos grandes et belles devancières qui nous laissent, pauvres pygmées que nous sommes, si loin derrière elles, il nous repose, du moins, de l'esprit libellique qui est un miroir plus infidèle encore.
Mignet vieillit; on le dit fini. La perte de ce qui lui semblait la liberté a brisé un esprit qu'aucune chaleur d'âme ne nourrissait. Il avait une conviction qui lui échappe; des sentiments, non. Il paraît que Thiers surnage mieux; on dit qu'il vit en assez bonne harmonie avec un pouvoir qu'il ne veut pas servir, mais qu'il est bien aise de conseiller dans l'occasion. Pour passer le temps, il court les ventes, les marchands de curiosités, et il jouit des succès de son livre [214].
Sagan, 27 mars 1857.—On m'écrit de Paris de nouveaux faits encore étranges du fameux M. Hume. Il vient d'aller chercher en Amérique sa sœur qui possède, dit-il, à un plus haut degré que lui une puissance électro-magnétique formidable. La duchesse de Vicence, une des plus incrédules en toute chose, esprit fort, a eu son mouchoir arraché de ses mains, quelque insistance qu'elle y mît, et cela par deux mains dont on n'apercevait pas les bras. On me cite d'autres nouvelles que je ne répéterai pas, parce que les croyants sont, en ce genre de choses, moins croyables que les incrédules. Baissons la tête, ne contestons pas ce que nous ne pouvons expliquer, mais n'augmentons pas le nombre des curieux, de peur de tomber au pouvoir du mauvais esprit, en sortant des limites tracées par une sage Providence.
Sagan, 2 avril 1857.—J'ai lu le discours de M. de Falloux à l'Académie; il faut lui savoir gré d'avoir, par prudence et modération, renoncé à l'éclat, et de s'être borné à l'élégance du style, à la délicatesse d'expression, à la finesse d'aperçus et, en général, au plus exquis bon goût ajouté encore à une charmante modestie [215].
Sagan, 8 avril 1857.—Il paraît qu'on s'attend, à Paris, à ce que le Pape oblige l'évêque de Moulins [216] à donner sa démission. Il est, hélas! à ce qu'il semble, atteint de la maladie qui a déjà frappé plusieurs personnes de sa famille, entre autres un frère aîné, jadis charmant homme, et mort avec la camisole de force. Mgr de Moulins mériterait presque qu'on la lui mît, quand il fait défendre en chaire la lecture de Bossuet comme schismatique et protestant.
M. de Morny ne tardera pas à quitter la Russie; il ne fera que traverser Paris pour aller en Écosse chez M. de Flahaut. Mme de Castiglione, dont le règne finit, retourne en Piémont, munie de la colossale émeraude.
A l'occasion de l'élection de M. Émile Augier à l'Académie, il s'est manifesté une aigreur inaccoutumée parmi les quarante immortels. Les voltairiens ont été attaquants, les catholiques véhéments, les ralliés au gouvernement actuel exigeants, les opposants intolérants. Ce que M. de Fontanes appelait la liberté de la république des Lettres en est aussi à la licence, au fractionnement infini. On y voit, comme ailleurs, des dissidents, des schismatiques, des hérétiques s'excommuniant les uns les autres, ce qui achèvera de perdre le peu de sagesse, de bon goût, de courtoisie qui s'était réfugié à l'Académie comme son dernier asile.
Sagan, 17 avril 1857.—Dans l'audience académique que M. de Falloux a eue aux Tuileries, et qui s'est passée très gracieusement, l'Empereur lui a dit: «Le désordre nous avait rapprochés, je regrette que l'ordre ne nous ait pas réunis!» Un instant après, il a ajouté: «J'espère que le temps de votre Ministère [217] est entré pour quelque chose dans le choix de l'Académie; j'aurai ainsi un peu contribué à votre élection, et j'en suis charmé.» Le reste n'a été qu'un échange bienveillant de propos sur le théâtre de l'Empire entre M. Brifaut et l'Empereur.
Sagan, 22 avril 1857.—La comtesse Colloredo m'écrit de Rome, en date du 14: «Il arrive deux fois par jour des dépêches télégraphiques qui se contredisent sur l'arrivée de la Czarine ici. Il paraît que c'est décidément demain qu'elle apparaîtra. La Grande-Duchesse Olga n'a voulu recevoir jusqu'à présent que les Russes, les Ambassadeurs et les Ambassadrices; le reste du Corps diplomatique et les dames italiennes sont ajournées. Nous avons été reçus en particulier; elle a été fort aimable pour mon mari qu'elle a connu à Saint-Pétersbourg, et très polie pour moi; mais je lui ai trouvé les manières et le langage cassants; il paraît que c'est le ton des Princesses Impériales russes. Son visage, son regard sont très froids; elle me paraît ressembler beaucoup à feu son père; cependant, de temps à autre, il se répand sur ce visage régulier un ravissant, mais triste sourire. La Grande-Duchesse Olga a été chez le Saint-Père; elle lui a baisé, non pas la mule, mais la main. Le jour de Pâques, sous le prétexte de quelques nuages peu effrayants, on a contremandé l'illumination de Saint-Pierre, et, le lendemain, le feu d'artifice du Pincio. Le dessous des cartes, c'est qu'on a voulu garder ces deux admirables coups d'œil pour la Czarine; et cela, à la grande fureur des dévots et des convertis. L'illumination de Saint-Pierre aura donc lieu le jour de Pâques grecques, et cela pour une souveraine schismatique! Tout ceci produit des commérages gigantesques. Grégoire XVI, le dernier Pape, n'aurait pas remis l'illumination.»
Sagan, 5 mai 1857.—On dit qu'il y a eu, à la suite d'un dîner chez la maréchale d'Albuféra, un assaut entre la duchesse de Galliera et M. Thiers qui doit avoir été piquant, la Duchesse soutenant la discussion contre le grand jouteur avec une fermeté remarquable. C'était à propos d'un article de M. de Montalembert qui a valu un avertissement au journal qui l'a publié. Thiers soutenait qu'il n'était pas vrai que tous les hommes politiques en France eussent changé d'opinions, que chacun avait commis des erreurs, à commencer par Napoléon Ier et Louis-Philippe; mais que pour les hommes sérieux, il en connaissait plus d'un qui était resté fidèle à ses doctrines, que souvent, en France, on se distrayait en changeant de goûts et d'occupations, mais non pas d'opinions. Puis, il a ajouté: «Quant à moi, je n'ai plus envie de rien dire au public; aussi je ne me plains nullement de la loi qui régit la presse; après tous ses excès, elle n'a eu que ce qu'elle méritait; personne dans le pays ne s'y intéresse, ne s'en soucie; parfois on regrette la liberté de la tribune pour ce qui regarde les finances, mais à ce point de vue uniquement; et on a maintenant une bien autre liberté que sous le premier Empire.»
Que dire de ce langage de la part de quelqu'un qui prône la fixité des opinions. Ne se donne-t-il pas un démenti à lui-même?
On m'écrit ceci sur l'arrivée du Grand-Duc Constantin à Paris: «Le Grand-Duc Constantin est arrivé hier pour notre gloire plus que pour la sienne. S'il vient pour sonder les secrets de notre civilisation, son séjour sera bien court, et s'il compte enlever notre alliance, je crois qu'il se trompe [218].»
Il paraît qu'il y a une lettre singulière de feu la duchesse de Broglie à Schlegel, publiée dans les œuvres complètes de celui-ci. Elle lui écrit au sujet des difficultés de Schlegel sur la religion. Cette lettre est curieuse pour ceux qui ont connu la duchesse de Broglie, à cause des révélations sur elle-même, bien plus que par la force des raisonnement. Elle dit par exemple: «Je sais, et par expérience, que l'âme peut souffrir plus que tous les tourments du corps, si elle se trouve vide, dépouillée, privée des objets qui lui plaisent et ne pouvant rien aimer de ce qui l'entoure.»
Quel aveu! Le plus étrange, c'est que c'est son mari et sa famille qui viennent de faire imprimer séparément cette lettre, et qu'ils la distribuent de tous côtés; tant les caractères imprimés portent à la tête des doctrinaires, qu'ils ne s'embarrassent pas qu'une des leurs dise qu'elle ne pouvait les souffrir. Les drôles de gens! La Duchesse a évidemment souffert du manque d'affection, mais son organisation ne l'a pas entraînée, et l'extrême froideur qui règne dans tout ce qu'elle a écrit prouve que l'abstraction a pu lui suffire. Dieu lui a fait là une grande grâce! L'aridité, ou du moins la sécheresse, vient quelquefois en aide à la vertu.
Un mot encore de Rome. L'Impératrice, et les quatre-vingts chevaux qu'elle a réclamés, ont fait leur entrée à Rome, au milieu d'une foule morne, effrayée de la maigreur de squelette de la Czarine. Cette robuste mourante a été, dès le lendemain, à Saint-Pierre et y a marché d'un pas très ferme; puis de là, elle s'est rendue à la villa Borghèse par un temps désagréablement refroidi à la suite d'un gros orage; cela n'a pas empêché l'Impératrice de descendre de voiture, de s'asseoir dans une allée, de demander le nom des promeneurs et d'en faire appeler (qu'elle ne connaissait pas) pour leur parler. Le lendemain, elle devait aller chez le Saint-Père, le jour après à son église grecque et recevoir tous les Russes. On ne pense pas qu'elle s'amuse à Rome pendant les trois semaines qu'elle compte y rester; elle doit retourner par mer à Gênes, puis par Turin et la Suisse à Wildbad. La société romaine, qui affiche depuis quelque temps une grande insouciance pour tout ce qui est princes et rois, ne fait rien pour la divertir. On ne parle que d'un déjeuner offert à la Czarine par les Doria dans leur belle villa Pamphili.
Sagan, 8 mai 1857.—On m'écrit encore de Rome que l'Impératrice de Russie, en se rendant chez le Saint-Père, a demandé à celui-ci de lui montrer tout son appartement, y compris la chambre à coucher où jamais femme ne peut entrer. Le Saint-Père y a cependant consenti, et a mené cette importune personne partout. Il me semble qu'il a eu grand tort, et qu'il aurait dû tout simplement lui dire que jamais aucune personne du sexe féminin n'y pénétrait.
Le ciel romain est moins complaisant; car, après un hiver d'une sécheresse remarquable, il ne cesse de pleuvoir à verse depuis que la Czarine est présente.
Sagan, 12 mai 1857.—A la fête donnée à Villeneuve-l'Étang, près Paris, par l'Empereur Napoléon au Grand-Duc Constantin de Russie, malgré les brodequins en gros-de-naples et les plus magnifiques dentelles, il y a eu des parties de barre jusqu'à huit heures du soir, des courses sur les collines où on simulait l'assaut d'un château fort; puis des promenades sur l'eau, l'Impératrice ramant et conduisant une petite barque! l'Empereur courant de vrais dangers sur une planche qu'on appelle patin, sur laquelle il faut une adresse infinie pour se tenir en équilibre, et qu'il conduit avec une dextérité remarquable. N'est-ce pas comme un apologue! La Grande-Duchesse Stéphanie était au milieu de toute cette joie, malgré son âge et un changement qui a frappé tout le monde. Elle est revenue à huit heures du soir à Paris en calèche découverte.
Lord Cowley a engagé le Grand-Duc Constantin à aller en Angleterre; il se bornera à une course à l'île de Wight.
Sagan, 24 juin 1857.—Quelqu'un, de l'entourage de la Reine de Prusse, me mande de Téplitz que le Roi comptait aller, de Marienbad, faire une courte visite à Vienne, avant de venir prendre la Reine, à Marienbad, pour se rendre avec elle à Sans-Souci, où on attend la Czarine veuve, le 18 juillet [219].
Sagan, 31 juillet 1857.—J'entends dire de tristes choses sur la santé du roi de Prusse. L'état moral se ressent de la dernière secousse, par une extrême agitation. Il dit lui-même: «Je suis à bout.» On lui épargne les affaires; mais cela ne saurait durer ainsi, car il y a des choses qu'il est urgent de décider; bref, c'est un état de santé qui se remettra sans doute, mais le coup de tocsin a sonné.
Günthersdorf, 17 août 1857.—On m'écrit que le jour où le feld-maréchal Radetzky a quitté Vérone pour se rendre à Milan, où il va finir les quelques jours qu'il lui reste à passer sur cette terre, il a été entouré d'ovations par les indigènes; on avait tapissé les rues, toute la population de Vérone était au débarcadère; il y a eu des vivats, sans fin. C'est le seul Autrichien qui trouve franchement grâce auprès des Italiens. Je suis bien aise qu'il ait eu ces acclamations pour dernière joie humaine. Son successeur, l'Archiduc Maximilien, et sa jeune épouse doivent être arrivés hier à Venise; s'ils y sont bien reçus, ils y resteront plusieurs semaines; sinon, ils iront sans délai à Milan.
On mande de Toscane que l'arrivée du Pape y a causé de grandes discussions à cause du cérémonial. Le Nonce voulait que le Grand-Duc précédât à cheval la voiture du Saint-Père à son entrée à Florence, comme l'a fait le Duc de Modène. Après force parlementage, il a été décrété que le Grand-Duc héréditaire et son frère iraient au-devant du Pape, jusqu'à la frontière, et toute la famille Grand-Ducale à la station delle tre Maschere, à trois heures de Florence, auberge dont Boccace fait mention dans son Décaméron [220].
Le général de Goyon prépare un grand bal superbe à Rome pour la Saint-Napoléon; mais, hors deux vieilles centenaires et trois jeunes femmes en couches, il n'y a pas une seule femme mobile de la société à Rome. Qui est-ce qui dansera [221]?
Günthersdorf, 26 août 1857.—Le Saint-Père a été reçu par la cour de Toscane avec la plus antique magnificence. La population a été convenable à l'entrée et profondément émue et touchée, à la bénédiction donnée sur le balcon du palais Pitti. Tout le monde ou presque tout le monde des quarante mille personnes présentes s'est mis à genoux. On dit que c'est admirable.
Sagan, 23 septembre 1857.—Je me suis rendue hier à Sorau pour me trouver à la descente du wagon royal, afin de donner une preuve de respectueux attachement au Roi qui se rendait à Muskau. La Reine m'a semblé fatiguée; ses yeux ne quittaient guère le Roi que j'ai trouvé fort affaissé, rouge, pesant dans sa marche; en cherchant à m'expliquer son itinéraire, il embrouillait les dates que la Reine redressait. J'ai reçu de cet abattement inaccoutumé une impression très pénible. Les entours répétaient avec affectation que le Roi se portait à merveille. Je voudrais le pouvoir penser.
Sagan, 12 octobre 1857.—On peut imaginer quelle est la confusion des esprits, l'agitation des uns, l'embarras des autres depuis cette nouvelle attaque survenue au Roi de Prusse. Je verrai tout cela de plus près demain à Berlin. D'après ce que j'entends, le mieux se soutient et je crois à un nouveau sursis; mais à quelles conditions? Permettra-t-on au Roi de s'occuper du gouvernement? ou bien songera-t-on à une abdication ou à un état intermédiaire, et aux mains de qui? avec quelle latitude? avec quelles entraves? L'air me semble bien chargé d'électricité [222].
Le Prince Frédéric-Guillaume [223] est venu déjeuner ici; il a reçu de graves nouvelles; il a causé sérieusement avec moi; toujours plein de bons et honorables sentiments; mais il ne saurait bien naviguer que sur une mer pacifique.
Berlin, 16 octobre 1857.—Le Roi n'est plus en danger de mort pour le moment. La Reine est très contente de l'extrême délicatesse du Prince de Prusse à son égard. Elle-même est digne au possible. Je pars le cœur oppressé et l'esprit bien inquiet pour Nice.
Nice, 13 novembre 1857.—Il y a quinze jours que je suis arrivée. J'ai repris mes leçons d'italien dans la prévision d'une semaine sainte passée à Rome, projet bien vague encore, soumis à tout ce que l'imprévu peut apporter d'obstacle. Je me complais dans cette chance, et je la repousse d'autant moins que je me sens un vrai besoin de reporter mes yeux et mes pensées sur un horizon plus large que celui dans lequel mes derniers mois ont été renfermés.
Nice, 16 novembre 1867.—Dans les lettres que je reçois de Sans-Souci, il n'est question que des rapides progrès du Roi vers le bien moral et physique, ainsi que des précautions extrêmes dont il est entouré. Jusqu'à quand ces précautions s'étendront-elles? Quelle en sera la durée? De tout ce que la Providence pouvait préparer de plus difficile pour le Prince de Prusse, de moins heureux, de moins satisfaisant pour le pays, pour son bien-être intérieur, pour le repos des esprits et pour le rôle à jouer à l'extérieur, c'est ce qui, d'en haut, a été décrété à la Prusse!
Le dubitatif, qui s'étend nécessairement sur toute chose, est une situation malsaine et malséante pour chacun.
Nice, 7 décembre 1857.—J'ai eu hier des lettres de Charlottenbourg. Le Roi va très bien de santé et irait bien au moral sans une certaine incertitude de mémoire dont il s'aperçoit, ce qui le peine et l'impatiente; il fait de grandes promenades à pied et en voiture. Il mange avec la Reine et sa sœur de Mecklembourg-Schwerin, qui est revenue s'établir pour l'hiver à Charlottenbourg. Il voit quelquefois, pour un quart d'heure, quelque habitué; mais, à tout prendre, il est assez muré encore. Les médecins redoutent toute excitation. Le Prince de Prusse se remet de sa grippe dont plus de quatre-vingt mille personnes ont été atteintes à Berlin.
Nice, 31 décembre 1857.—Je termine cette année en meilleure santé que je ne l'ai traversée. Cependant les nouvelles, moins satisfaisantes, de ma fille gâtent le sommeil qui m'était revenu; les nerfs qui se calmaient et la tête qui s'était dégagée, tout cela reprend et je suis moins bien, en raison des moins bonnes lettres que ces derniers jours m'ont apportées...
On m'écrit de Berlin: «Le Roi ne pourra pas de longtemps reprendre le gouvernement; cependant, il y a espoir qu'il finira par se remettre; mais, pour le moment, sa tête est bien faible encore. Il a lui-même la conviction que son état lui interdira, pour un temps indéfini, tout travail sérieux. Il se trouve très bien remplacé par son frère, dont on est généralement fort content. Cet intérim prolongé a des inconvénients bien graves pour la marche des affaires.»